La Femme affranchie/Deuxième partie/Chapitre III/VI

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Les hommes conviennent qu’il n’y a qu’un petit nombre d’entre eux qui remplissent les fonctions publiques ; puis, quand il s’agit des femmes il semble aussitôt que toutes prétendent les remplir, et qu’il n’y en a pas une qui n’en soit empêchée par la maternité et le mariage.

On dit que le peuple français est spirituel, que, né malin, il inventa le Vaudeville ; je n’y contredis pas ; mais serais-je indiscrète de m’informer s’il a inventé le sens commun et la logique ?

Ah ! qu’ils se taisent ces malheureux interprètes du Code ; nous n’avons pas besoin de leurs gloses, pour que les auteurs de leurs lois aient le contraire de notre amour.

VI

LA FEMME DANS LE MARIAGE

L’auteur. Voyons comment la société, qui doit veiller à ce que chacun de ses membres n’aliène ni sa personne, ni sa liberté ni sa dignité, remplit ce devoir envers la femme mariée. Nous savons que la fille majeure et la veuve sont capables de tous les actes de propriété ; qu’elles sont libres, et ne doivent obéissance qu’à la loi.

La femme se marie-t-elle ? Tout change : ce n’est plus proprement une femme libre, c’est une serve.

La loi, en déclarant qu’elle suit la condition de son mari, c’est à dire qu’elle est réputée de la même nation que lui, dénationalise la femme française qui se marie avec un étranger.

L’article 213 oblige la femme à l’obéissance.

L’article 214 lui enjoint de suivre son mari partout où il juge à propos de résider.

Plusieurs autres articles statuent que la femme ne peut plaider sans l’autorisation du mari, lors-même qu’elle serait marchande, et quelle que soit la forme de son contrat ;

Que, même séparée de biens et non commune, elle ne peut ni aliéner, ni hypothéquer, ni acquérir à titre gratuit ou onéreux sans le consentement du mari dans l’acte ou par écrit ;

Qu’elle ne peut ni donner, ni recevoir entre vifs, sans le dit consentement.

Dans tous ces cas, si le mari refuse d’autoriser, la femme peut avoir recours au président.

La jeune femme. Et si le mari est interdit, absent, frappé d’une peine afflictive ou infamante, s’il est mineur et sa femme majeure ?

L’auteur. Alors la femme se fait autoriser par le président.

La jeune femme. Mais la femme est donc en tutelle lorsqu’elle est mariée ; elle ne peut donc échapper à la tutelle du mari que pour tomber sous celle du tribunal ? N’est-ce pas pour la femme française le rétablissement restreint de la loi romaine ?

Cesser d’être de son pays, s’absorber corps et biens dans un homme, obéir et suivre comme un chien ! Et cela dans un pays où la femme travaille, gagne, administre, est journellement appelée à défendre ses intérêts et ceux de ses enfants, souvent contre son mari ! Mais cela est révoltant. Madame.

L’auteur. Je ne vous en verrai jamais assez révoltée.

La jeune femme. Supposons que les parents de la jeune fille n’aient consenti à la marier qu’à la condition qu’elle ne quittera pas le pays ; supposons encore qu’il soit établi par les gens de l’art que la contrée où le mari veut la conduire compromettra sa santé, la tuera peut-être, la femme, dans ces cas, ne serait-elle pas dispensée de suivre son mari ?

L’auteur. Non certainement : d’une part on ne peut faire de conventions valables contre la loi ; de l’autre, cette même loi ne met aucune restriction à l’obligation où est la femme de suivre le mari.

La jeune femme. Ainsi un mari serait assez scélérat pour vouloir tuer sa femme quand elle lui aurait donné un enfant, et garder sa dot par la tutelle, il le pourrait sans courir aucun risque en choisissant bien le climat ? Et si elle se réfugiait auprès de la mère qui l’a portée dans son sein, le mari aurait le droit de venir l’arracher de ses bras ?

L’auteur. Il pourrait même s’éviter cette peine, en envoyant la gendarmerie chercher sa femme. Tout le monde condamnerait cet homme, la conscience publique se soulèverait Mais la loi lui a livré la victime, elle ne peut rien contre lui.

La jeune femme. Ah ! je ne m’étonne plus qu’il y ait aujourd’hui tant de jeunes filles qui reculent devant le mariage ! Moi-même, j’aurais connu ces lois, qu’il est certain que je ne me serais pas mariée. Heureusement les hommes valent généralement mieux que les lois.

L’auteur. Pourquoi vous étonner de l’œuvre du législateur. Madame, il n’a fait qu’appliquer dans tous ses détails la doctrine de l’apôtre Paul. Si tous avez reçu la bénédiction d’un pasteur chrétien, à quelque secte qu’il appartienne, il vous a rappelé que la femme doit être soumise à son mari comme l’Église à Jésus-Christ.

La jeune femme. Mais saint Paul ne m’interdit pas de recevoir quelque chose d’une amie, ni de faire une rente à ma vieille gouvernante qui ne peut attendre mon testament.

L’auteur. Eh ! qui peut assurer au législateur que vous ne soyez pas capable de recevoir d’un ami ? La femme, descendante d’Ève, n’est-elle pas, selon la pittoresque expression de saints auteurs, un nid d’esprits immondes, la porte de l’enfer, un être si corrompu que le baiser même d’une mère n’est pas pur ? En conséquence, ne doit-elle pas être tenue en perpétuelle suspicion ?

La jeune femme. Voilà d’infâmes paroles. Ainsi la loi ne ferait que continuer la tradition du Moyen Age, et son article 934 ne serait que l’expression du mépris attaché par les hommes au front de leurs mères !

Ah ! ça Madame, ne pouvons-nous, par un contrat, nous soustraire aux dispositions légales qui abaissent notre dignité ou nous réduisent en servage ?

L’auteur. Vous ne le pouvez pas : la loi frapperait ce contrat de nullité. Vous avez deux ressources : ne point vous marier, ou vous marier sous un régime qui vous laisse le plus indépendantes possible, en attendant que nous ayons fait réformer la loi.

L’union volontaire, non sanctionnée par la société, offre de tels inconvénients pour le bonheur et l’intérêt des enfants et de la femme, que je n’oserais la conseiller à personne. Reste donc à parler du choix du régime sous lequel on doit se marier.