La Femme affranchie/Deuxième partie/Chapitre III

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CHAPITRE III.




DEVANT LES MŒURS ET LA LÉGISLATION.


DIALOGUE ENTRE UNE JEUNE FEMME ET L’AUTEUR

I


L’auteur. Que concluez-vous, Madame, des principes et des faits que nous avons établis dans les deux précédents chapitres ?

La jeune femme. Que la femme étant, comme l’homme, un être humain, un élément de destinée collective, un membre du corps social, la logique exige qu’elle soit considérée comme son égale devant le droit. Qu’en conséquence, elle doit trouver dans la loi et la pratique sociales le respect de son autonomie, les mêmes ressources que l’homme pour son développement intellectuel, l’emploi de son activité, la même protection pour sa dignité, sa moralité.

L’auteur. Fort bien. Voyons donc comment se comportent, à l'égard de la femme, notre société et notre législation.

Nous avons de nombreux lycées, des écoles spéciales, des académies. Ce sont des institutions nationales : la femme y a donc droit, Or, vous savez qu’elle ne peut s’y présenter ; que le Collège de France même lui est interdit.

Je sais que, pour justifier ce déni de justice, on dit que la femme n’a pas besoin de haut enseignement pour remplir les fonctions qui lui sont dévolues par la nature ; que n’ayant ni la vocation, ni le temps, il est inutile que les portes des écoles spéciales s’ouvrent devant elle, etc.

La jeune femme. Nous, jeune génération de femmes, nous protestons contre ces allégations au nom de la justice, du sens commun et des faits.

Si la femme est évincée des établissements soutenus par le budget de l’État, qu’on l’exempte aussi de l’impôt. Je ne vois pas pourquoi nous contribuerions à payer les frais d’institutions dont nous ne profitons pas.

Si la femme n’a pas vocation, il est inutile de lui fermer les écoles, elle ne les fréquentera pas plus que les hommes qui n’y vont pas. Si la femme n’a pas le temps de les fréquenter, il est évident que l’interdiction est ridicule : on ne fait pas ce qu’on n’a pas le temps de faire.

Mais ces allégations sont-elles de bonne foi ? Non certes ; car dire que la femme, pour remplir ses modestes fonctions, n’a nul besoin d’être aussi instruite que l’homme, c’est supposer qu’elle se borne à celles-là ; et l’on sait bien que cela n’est pas vrai. C’est oublier ensuite que, destinée à exercer sur l’homme époux et fils une influence qui les dirige et les transforme, il faut mettre la femme en état de rendre cette influence bonne et élevée.

En définitive, d’ailleurs, comme les hommes ne fondent pas leur droit de participer aux bienfaits de l’éducation nationale sur leur vocation et sur leur temps, je ne vois pas que notre temps et notre vocation puissent être pour nous la base du même droit.

L’auteur. Et cependant, Madame, la société prend son parti de ce déni de justice, et la masse des femmes se déclarent contre celles qui, d’une trempe vigoureuse, protestent contre cet état de choses.

La jeune femme. Notre jeune génération est trop impatiente du joug, pour ne pas se ranger avec vous. Il n’y en a plus guère parmi nous qui s’imaginent, comme nos grand’-mères, que la femme est plus créée pour l’homme que lui pour elle ;

Que la femme est inférieure à l’homme et doit lui obéir ;

Que la femme ne doit pas recevoir la même éducation que l’homme ;

Qu’une femme ne peut avoir de vocations identiques à celles de l’homme.

Nous commençons à trouver fort surprenant qu’un prosateur barbu, dont les œuvres n’ont pas franchi la frontière, un faiseur de tartines quotidiennes, puissent attacher la rosette à leur habit, tandis que G. Sand, dont le nom est universel, ne saurait être décorée ;

Qu’un paysagiste puisse être récompensé de la croix qu’on ne songerait pas à donner à cette admirable femme, Rosa Bonheur, qui nous fait communier avec les animaux, et, par les yeux, nous rend meilleurs pour tout ce qui vit.

Si une femme obtient une distinction, c’est en qualité de garde-malade… parce que les hommes n’envient pas la fonction de sœur de charité.

II


EMPLOI DE L’ACTIVITÉ.


L’auteur. Non seulement la femme ne trouve point accès dans les établissements d’instruction nationale, mais une foule de fonctions privées lui sont interdites ; les hommes s’emparent de celles qui lui conviendraient le mieux, et souvent lui laissent celles qui conviendraient mieux aux hommes : c’est ainsi que des femmes portent des fardeaux, tandis que, selon la plaisante expression de Fourier, des hommes voiturent une tasse de café avec des bras velus.

Il y a plus : si des hommes et des femmes sont en concurrence de fonction, l’homme est mieux rétribué que la femme pour le même travail ; et la société trouve cela tout simple et fort juste.

Fort juste de payer l’accoucheuse moins que l’accoucheur.

L’institutrice que l’instituteur,

La femme professeur que son concurrent mâle,

La comptable que le comptable.

La commise que le commis.

La cuisinière que le cuisinier, etc., etc.

Cette dépréciation du travail de la femme fait que, dans les professions qu’elle exerce, elle ne gagne, le plus souvent en s’exténuant, que de quoi mourir lentement de faim.

Pourquoi, je vous le demande, à égalité de fonction et de travail, rétribuer moins la femme que l’homme ? Pourquoi la rétribuer, comme on le fait, contre toute équité, dans les travaux qu’elle exécute seule ?

La jeune femme. Vous savez, Madame, que, pour justifier cela, on prétend que nous avons moins de besoins que l’homme ; puis que l’équilibre se rétablit dans le ménage par le gain supérieur de ce dernier.

L’auteur. Je connais ces prétextes inventés pour endormir la conscience ; mais vous, femme de la génération nouvelle, les acceptez-vous ?

La jeune femme. Non : car la femme, devant être l’égale de l’homme en tout, doit l’être dans le droit industriel comme dans les autres.

Il n’est pas vrai d’abord que nous ayons moins de besoins que l’homme : nous nous résignons mieux aux privations, voilà tout.

Il n’est pas vrai davantage que, d’une maniére générale, l’équilibre dans le ménage se rétablisse : il faudrait pour cela que toute femme fut mariée : or, on se marie de moins en moins, il y a donc beaucoup de filles, beaucoup de veuves chargées d’enfants ; une foule innombrable de femmes mariées à des hommes qui divisent leur gain entre deux ménages ou le dissipent au cabaret, au jeu, etc.

D’où il résulte qu’on rétribue moins une fille, une veuve, une femme abandonnée de son mari, parce que, dans le ménage, qui n’existe pas alors, l’équilibre se rétablit. Oh ! suprême bon sens !

L’auteur. Et comme la médiocrité de nos besoins et le magnifique équilibre dont on parie, n’existent que dans l’imagination, la femme réelle, trouvant que la faim et les privations sont des hôtes incommodes, se vend à l’homme et se hâte de vivre, parce qu’elle sait que, vieille, elle n’aurait pas de quoi manger. Et l’équilibre se rétablit par la démoralisation des deux sexes, la désolation des familles, la mine des fortunes, l’étiolement de la génération présente et future.

La jeune femme. En vérité. Madame, quoique le moyen âge fut bien travaillé par des doctrines contraires à la dignité de la femme, les barons féodaux lui étaient moins opposés que les fils de leurs serfs émancipés : Si j’ai bonne mémoire, plusieurs femmes ont porté le bonnet de docteur dans ces temps anciens, et ont occupé, surtout en Italie, des chaires de Philosophie, de Droit, de Mathématique, et ont excité l’admiration et l’enthousiasme. Si j’ai bonne mémoire encore, plusieurs femmes ont été reçues docteur en médecine, et c’étaient la plupart du temps les châtelaines qui exerçaient autour d’elles l’art de guérir ; beaucoup d’entre elles savaient préparer des baumes. Aujourd’hui l’une des fonctions, surtout, qu’on ne confie pas à notre sexe est l’exercice de la médecine. Il me semble cependant qu’une société faisant quelque cas de la pudeur, ne devrait pas hésiter à en confier l’exercice aux femmes qui ont aptitude. Que les hommes soient traités par les hommes, cela se conçoit ; mais qu’une femme confie les secrets de son tempérament à un homme, que cet homme, cet étranger, pose ses yeux et sa main sur son corps, c’est une impudeur, c’est une honte !

L’auteur. N’est-ce pas la faute des hommes qui persuadent aux femmes que leur sexe, n’ayant pas aptitude à la science, il n’y aurait pas sécurité pour elles à se mettre entre les mains d’un médecin de leur sexe ? N’est-ce pas la faute des hommes qui exigent de leurs femmes qu’elles se fassent assister par un accoucheur au lieu d’une accoucheuse ?

Ce qu’il y a de curieux, c’est que les honnêtes femmes hésitent moins à se laisser traiter et toucher par un médecin que celles dites non chastes… à moins que celles-ci ne chôment de consolateurs : Vous direz que ce souci n’est pas interdit aux femmes honnêtes… Inclinons-nous donc, Madame, devant l’honorable confiance et le charmant caractère de Messieurs les maris dont les femmes ont de fréquentes vapeurs, et des affections plus ou moins utérines.

La jeune femme. Un sentiment de M. E. Legouvé m’a frappée : c’est la confiance qu’il exprime en notre perspicacité et en notre délicatesse pour le traitement des affections nerveuses, si nous étions appelées à exercer la médecine.

L’auteur. Il a l’intuition de la vérité ; si l’homme, en général comprend mieux le muscle et l’os, nous comprenons mieux le nerf et la vie. La femme médecin a généralement un élément de diagnostic qui manque à l’homme : c’est une disposition à sentir l’état de son malade : voilà pourquoi les névroses ne seront prévenues et réellement guéries, que lorsque les femmes s’en mêleront scientifiquement. Ajoutons que ce sera seulement alors que les enfants seront convenablement traités dans leurs maladies, parce que la femme a l’intuition de l’état de l’enfant ; elle l’aime, se met en communion avec lui ; devant être mère, elle est organisée pour être avec l’enfant dans un rapport bien autrement intime que l’homme.

La jeune femme. À priori, ce que vous dites là me semble vrai.

L’auteur. De même, Madame, que l’on ne peut pratiquer la Justice qu’en sentant les autres en soi, l’on ne peut, croyez-le, pratiquer avec succès la Médecine, qu’en sentant ceux que l’on traite : la science n’est rien sans cette communion : il faut aimer ses semblables pour pouvoir les guérir, parce que les ressources thérapeutiques varient selon l’état individuel des sujets. Donc, de même que l’amour seul ne peut suffire, la science seule ne suffit pas, puisqu’il faut, pour guérir, que, dans sa généralité, elle s’individualise ; ce qui ne peut se faire que par l’intuition, fille de la bienveillance et de la délicatesse nerveuse.

Mais laissons ce sujet qui nous conduirait trop loin, et redisons que la femme cultivée, laissée libre dans la manifestation de son génie, est destinée à transformer la Médecine comme toute chose, en y mettant son propre cachet.

Maintenant résumons-nous. Madame. Nous venons de voir que notre sexe ne peut, qu’exceptionnellement, trouver dans l’emploi de son activité les moyens de suffire à ses besoins, c’est à dire les moyens de rester moral. Que, traité comme serf, on lui interdit non seulement plusieurs carrières, mais encore que, lorsqu’il se rencontre en concurrence avec l’autre, il est généralement moins bien rétribué que ce dernier. De telle sorte que la femme, réputée plus faible, est obligée de travailler plus fort, pour ne pas gagner davantage.

Que pensez-vous de notre raison et de notre équité ?


III


CHASTETÉ DE LA FEMME.


L’auteur. Notre idéal du Droit étant la Liberté dans l’Égalité suppose l’unité de loi Morale et une égale protection pour tous.

La jeune femme. En effet, dans une société, il ne peut pas plus y avoir deux Morales que deux sortes de Droits fondamentaux, quand l’Égalité est à la base.

L’auteur. Nos mœurs et notre législation n’ont pas votre brutale logique, Madame.

Il y a deux Morales : une peu exigeante, facile ; c’est celle de l’homme. L’autre sévère, difficile ; c’est celle de la femme. La Société rationnelle… comme elle l’est toujours, a chargé du lourd fardeau les épaules de l’être réputé faible, inconsistant, et a placé le fardeau léger sur celles du fort, sans doute parce qu’il est réputé le sage, le courageux : n’est-ce pas équitable ?

La jeune femme. Cela me semble au contraire très injuste et fort peu raisonnable.

Si la femme est faible, imparfaite et l’homme fort et raisonnable, on doit moins exiger de la première que du dernier. Prétendre que la femme peut et doit être supérieure à l’homme en moralité, c’est avouer qu’elle possède plus que lui les facultés qui élèvent notre espèce au dessus des autres : c’est donc une contradiction.

Le sens moral donnant la puissance de se gouverner en vue d’un idéal de perfection, si la femme le possède plus que l’homme, que devient l’excellence de celui-ci qui avoue ne pouvoir vaincre ses instincts brutaux ?

L’auteur. Vous êtes trop curieuse, Madame ; la Société se contredit, mais ne s’explique pas ; elle n’est pas du tout philosophe. Elle a décidé que l’excellence de l’homme ne l’oblige point à vaincre toutes les passions qui nuisent à autrui, mais seulement celles qui ont pour point de mire la pièce de monnaie. S’il vous dérobe votre montre ou votre mouchoir, c’est un coquin digne de la prison ; mais s’il vous dérobe votre joie, en séduisant votre fille, s’il la jette dans une voie de désordres et de honte, et vous expose à mourir de douleur, c’est un charmant garçon. Est-ce que vous vous seriez mis dans l’esprit que la moralité, l’honneur et l’avenir de votre fille eussent autant de valeur que votre montre ou votre mouchoir ?

Dans une faute contre ce qu’on nomme la chasteté, l’unité de morale et la logique exigent qu’il y ait deux coupables, et l’équité prononce que le provocateur est plus coupable que le provoqué. Notre société modèle prétend qu’il n’y a qu’un coupable, le faible, le crédule, le provoqué ; l’autre est un délicieux conquérant auquel sourient toutes les mères.

Ceci bien entendu, le Code déclare qu’une fille de quinze ans est seule responsable de ce qu’on nomme son honneur.

Il ne punit point le séducteur ; donc il ne le reconnaît point coupable.

Si l’on enlève une mineure, si on la viole, si on la corrompt pour le compte d’autrui, on est puni, à la vérité, mais d’une manière fort insuffisante.

Une pauvre enfant de seize ou dix-sept ans est-elle devenue enceinte, le séducteur, presque toujours, l’abandonne. Que reste-t-il à l’imprudente ? une vie brisée, un veuvage éternel, un enfant à élever. Si, pour apaiser son père furieux, elle lui montre des lettres qui prouvent la paternité du misérable, l’engagement qu’il a pris de reconnaître l’enfant et de pourvoir en partie à ses besoins, une promesse de mariage peut-être, le père répète ces dures paroles de la loi ;

Toute promesse de mariage est nulle.

Tout enfant naturel reste à la charge de la mère,

La recherche de la paternité est interdite.

Ainsi donc, Messieurs, ne vous gênez pas, séduisez les filles en leur promettant le mariage, signez cette promesse de votre plus beau paraphe ; soyez, de fait, pères de plusieurs enfants et laissez aux filles, qui gagnent si peu, la charge de les élever ; vous n’avez rien à craindre. La femme est condamnée par la loi et par ’opinion à porter le fardeau de ses fautes et des vôtres ; car c’est une créature tout à la fois bien faible et bien forte : faible, pour qu’on puisse l’opprimer, forte, plus forte que vous, pour qu’on puisse la condamner : elle a le sort de toutes les victimes.

La jeune femme. À ces critiques, j’ai souvent entendu répondre : Que les mères gardent leurs filles ! Et j’ai dit : garder ses filles est facile aux privilégiées ; mais est-ce que les ouvrières peuvent garder les leurs qui vont en apprentissage à onze ou douze ans ? Est-ce qu’elles peuvent les accompagner dans leurs ateliers, lorsqu’elles vont essayer ou reporter de l’ouvrage ? Si l’on convient que les filles ont besoin d’être gardées, et qu’il n’y ait qu’une imperceptible minorité de mères qui puissent exercer cette surveillance, il est clair que le devoir social est de faire des lois pour les protéger toutes.

L’auteur. Parfaitement raisonné. Madame ; mais pour transformer la loi, il faut travailler à transformer l’opinion. Vous voyez que les femmes acceptent les deux Morales ; qu’elles ne se sentent pas monter la honte au front de ce que leur sexe est sacrifié à la dégoûtante lubricité de l’autre. Loin de là, ces esclaves sans pensée jettent la pierre à la pauvre fille séduite et abandonnée, tout en ouvrant à deux battants leur porte au suborneur. Elles font plus, elles lui confient l’avenir de leur fille sous le couvert de l’écharpe municipale. Elles méprisent la lorette et la pensionnaire du lupanar, mais elles reçoivent ceux dont les vices, l’égoïsme et l’argent entretiennent ces deux plaies. Elles ne sentent pas que recevoir chez soi, le sachant, un homme qui a séduit et délaissé une fille, un homme qui entretient une lorette, ou un homme qui fréquente les lieux infâmes, c’est se rendre complice de leurs actes et de la dégradation, de l’oppression de leur propre sexe.

La jeune femme. Ah ! bon Dieu, si nous suivions vos principes, combien peu d’hommes nous devrions admettre dans notre société !

L’auteur. Soyez conséquente, Madame ; si vous ne vous croyez pas permis de recevoir une prostituée, vous ne pouvez logiquement vous permettre de recevoir le prostitué qui la paie. Les hommes seraient plus chastes, si les honnêtes femmes étaient plus sévères et élevaient leurs fils dans la chasteté, au lieu de répéter comme de cruelles idiotes : J’ai lâché mon coq, cachez vos poules. Il faut que les jeunes gens jettent la gourme du cœur. Ce qui, traduit en bon français, signifie : mon fils a le droit de prendre vos filles, et de traiter le sexe auquel j’appartiens comme un égout, ou comme un jouet qu’on brise sans scrupule.

La jeune femme. Vous reconnaîtrez, j’espère, que nous, femmes de la jeune génération, nous sommes moins inconséquentes que nos mères, puisque nous n’admettons pas deux Morales, mais une seule.

L’auteur. Oui, vous êtes plus logiques, mais vous manquez d’idéal ; et, au lieu de purifier la Morale et d’y soumettre les deux sexes, comme des esclaves révoltées, vous vous soumettez à la Morale relâchée ou plutôt à l’immoralité de l’autre sexe. Vous oubliez que la liberté doit produire des fruits de salut et non pas la décomposition. Vous comprenez l’égalité comme les Romaines de la décadence, dans le vice.

Pauvres enfants, est-ce bien votre faute ? La loi qui abandonne votre chasteté aux passions de l’homme, a-t-elle pu vous donner une grande estime pour cette vertu ? Ne devez-vous pas croire, au contraire, que ce qui est licite pour l’homme, peccadille pour lui, l’est pour vous ; au lieu de penser que ce qui ne vous est pas permis, ne le lui est pas davantage ? Ah ! vous êtes toujours les esclaves de l’homme, vous qui vous soumettez à sa loi Morale au lieu de l’élever à la vôtre ! Arrêtez-vous donc, en voyant les fruits amers d’une semblable erreur. Regardez : partout l’adultère, la prostitution sous toutes les formes, l’abandon de milliers d’enfants, l’infanticide à tous ses degrés, la corruption s’exerçant au grand jour à la porte de certaines fabriques, l’enregistrement de filles de seize ans dans la grande armée de la prostitution, une foule d’hommes, assez bas descendus pour jouer le rôle d’hommes entretenus, et l’amour fuyant de la terre pour céder la place à la passion bestiale, effrénée, qui dévore les âmes et les corps : voilà ce que vous avez accepté en acceptant l’immoralité masculine !

Oui, il n’y a qu’une Morale, mais ce n’est pas la chose hideuse qui amène ces épouvantables résultats. Ne vous avilissez donc pas en prenant les hommes pour modèles.

La jeune femme. Comment échapper à la dégradation, si les mœurs et la loi donnent à l’homme le droit de seigneur ? Si, d’autre part, nous sommes obligées de vivre des passions de l’homme, parce que nous ne pouvons nous suffire par notre travail ? Si enfin notre activité inquiète ne trouve pas d’emploi, parce que l’homme, s’emparant de tout, nous condamne à la misère et au désœuvrement P

L’auteur. C’est pour sortir de cette situation que vous devez réclamer énergiquement et constamment vos droits ; vous emparer résolûment, quand cela se peut, des situations contestées ; avoir une initiative, au lieu de songer, comme vous le faites, à vous parer et à exploiter l’homme.

Croyez-vous donc que ceux qui ont conquis leurs Droits, l’ont fait par la paresse, la futilité, le vice ? Non certes ; mais par le travail, la constance, le courage ; en comptant sur eux et non sur les autres.


IV


DROIT POLITIQUE.


L’auteur. Nous avons établi que le Droit étant absolument égal pour les deux sexes, le Droit politique appartient en principe à la femme, comme tout autre Droit.

Or vous savez, Madame, que si vous contribuez comme l’homme aux charges publiques ;

Que si vous êtes de moitié dans la reproduction et la conservation des citoyens ; Que si, par votre travail, vous contribuez comme l’homme à la production de la richesse nationale ;

Qu’enfin si, par vos intérêts et vos affections, les questions générales vous importent tout autant qu’à l’homme,

Cependant vous n’avez aucun Droit politique : on semble croire que les affaires générales ne vous regardent pas.

La jeune femme. J’ai entendu dire que, dans les choses d’intérêt général, l’homme a une double représentation.

L’auteur. Il représente la femme comme le monarque ses sujets, le maître ses esclaves.

Si l’homme peut représenter sa femme et lui, il ne peut représenter les filles majeures et les veuves ; pourquoi celles-ci ne se représentent-elles pas elles-mêmes comme les hommes non mariés ?

La jeune femme. Souvent l’on a prétendu devant moi que la femme est renfermée dans un cercle d’idées trop étroites, par suite de ses occupations habituelles, pour être capable de fournir un vote intelligent.

L’auteur. N’aviez vous pas à répondre à cela que les ouvriers, renfermés dans les minimes détails de leur métier, ne sauraient s’élever mieux que les femmes à la compréhension des questions générales ?

Que tous les votants ne sont pas des philosophes ?

Que, par la grâce de la barbe, nos paysans, nos mineurs, nos tisseurs, nos casseurs de pierres, nos balayeurs, nos chiffonniers, n’ont pas, à jour fixe, l’intuition des besoins du pays ?

Que les femmes, à l’heure qu’il est, ne s’occupent pas moins ni plus mal de politique que les hommes, qu’elles en discutent avec eux, et ont souvent une grande influence sur le vote de leurs maris ?

Qu’enfin, puisqu’on reconnaît le Droit politique à l’homme, indépendamment de son degré d’intelligence et d’instruction, de la nature de ses occupations et de l’état de sa santé, vous ne comprenez pas pourquoi l’on tiendrait compte de ses choses quand il s’agit du Droit politique de la femme ?

N’auriez vous pu ajouter : il est assez singulier que tant d’imbéciles aillent voter, tandis que des femmes intelligentes, célèbres même, sont repoussées de l’urne électorale.

Il est assez outrecuidant de la part des hommes de supposer que des femmes artistes, des négociantes, des institutrices, sont moins capables, au point de vue politique, que des cureurs d’égoût, des porteurs d’eau, des charbonniers et des balayeurs.

Toute française majeure a le Droit de réclamer sa 36 millionième part du vote général : elle est serve politique, tant qu’elle en est dépouillée, parce qu’elle subit des lois qu’elle n’a pas concouru à faire, et paie des impôts qu’elle n’a pas concouru à fixer.

La jeune femme. Je n’ai rien à dire à cela, sinon que je ne me sens pas portée à réclamer mon Droit politique. Cette revendication me laisserait froide, tandis que celle du Droit civil me trouve prête à la soutenir chaudement.

L’auteur. Vous ne me surprenez pas, Madame ; la route de l’humanité se divise par étapes ; vous sentez, sans vous en rendre compte, qu’elle n’en peut fournir deux à la fois. Vous êtes prête pour le droit civil, dont la jouissance et la pratique vous mûriront pour le Droit politique. Il est dans la pratique de l’Humanité, que les majeurs de l’espèce ne reconnaissent de Droits aux mineurs, en dehors des plus simples droits naturels, que lorsque ceux-ci les revendiquent jusqu’à la révolte : les majeurs en ceci n’ont qu’un tort, c’est de trop attendre, et de ne pas travailler à faire mûrir leurs cadets pour la pratique du Droit. — Mais en principe toutes les fois que l’exercice d’un droit compromettrait gravement des intérêts plus au moins généraux, il est bon de ne l’accorder qu’à ceux qui le réclament, car quand ils ne le font pas, c’est qu’il n’en sentent pas l’importance, et il y aurait à craindre qu’ils n’en fissent un mauvais usage.

Mais quand ce Droit est revendiqué, que sa privation entraîne des douleurs et des désordres, il faut le reconnaître, sous peine d’oppression, de déni de Justice.

Or la privation du Droit civil est pour les femmes une source de douleurs, de malheurs, de corruption, d’humiliation ; la revendication de ce Droit se pose, elles sont mûres pour l’obtenir : ce serait donc un déni de Justice que de refuser de le reconnaître.

Il n’en est pas de même pour le Droit politique : elles ne le désirent ni ne le réclament.

Rappelez-vous, Madame, que dans tout sujet il y a la théorie et la pratique. L’une est l’absolu, l’idéal qu’on se propose de réaliser, l’autre est la mesure dans laquelle il est sage et prudent d’introduire l’idéal dans un milieu donné.

Ainsi, de Droit absolu, nous sommes en tout les égales des hommes ; mais si nous prétendions réaliser cet absolu dans notre milieu actuel, bien loin de marcher en avant, il y aurait recul et anarchie : le Droit dévorerait le Droit. Le bon sens exige qu’une réforme ne soit appliquée qu’à des éléments préparés à s’y soumettre.

V

FONCTIONS PUBLIQUES

L’auteur. Le principe posé par l’idéal nouveau est que tous les membres du corps social sont aptes à briguer les fonctions publiques. Comparons ce principe aux décisions de la loi française.

La femme est déclarée incapable de remplir aucune fonction publique.

Il lui est interdit d’être témoin dans les actes de l’État civil, dans les testaments, et tout autre acte reçu par officier public.

À l’exception de la mère et des ascendantes, elle est exclue de la tutelle et du conseil de famille.

Par une magnifique inconséquence, ces lois gouvernent le pays où la plus haute des fonctions, la Régence, peut échoir à une femme.

Remarquez, Madame, que si nous sommes incapables à tant de points de vue, nous devenons tout à coup très capables, quand il s’agit de répondre de nos actes au criminel et au correctionnel ; très croyables quand il s’agit d’envoyer, par notre témoignage, un homme aux galères ou à la mort ; très capables y très responsables dans les transactions que nous fesons et signons comme filles majeures ou veuves.

6

Des gens qui se sont donné la difficile tâche de nous dorer cette amère pilule qu’on nomme le Code Civil, nous disent : mais, Mesdames, le législateur savait, qu’étant mères et ménagères, vous ne pouviez remplir des fonctions publiques : Vous conviendrez vous-mêmes qu’une femme enceinte ou nourrice, une femme retenue par les soins de l’intérieur, ne peut être ni ministre, ni juré, ni député, ni… etc.

La jeune femme. Mais, Messieurs leur répondrons-nous, les femmes ne sont pas constamment enceintes, perpétuellement nourrices, puisque beaucoup n’ont pas d’enfants, restent filles, et ne s’occupent pas plus que vous des soins de l’intérieur.

L’âge où vous entrez dans les fonctions publiques, est celui où, nos fonctions maternelles étant remplies, nous n’avons plus qu’à nous ennuyer prodigieusement, si notre fortune nous en laisse le loisir.

L’auteur. Ces Messieurs prétendent que la maternité nous a pris trop de temps pour que nous ayons pu cultiver les facultés nécessaires aux fonctions publiques : ils prétendent aussi que cette maternité arrête l’essor de nos hautes facultés.

La jeune femme. À ceci nous leur répondrons que l’amour et le libertinage leur font perdre bien plus de temps qu’à nous la maternité et arrêtent bien autrement l’essor de leurs hautes facultés.

Quoi ! il faut que les filles, les veuves, les femmes de quarante ans ne puissent remplir aucune fonction publique, parce que la majorité des femmes est occupée de vingt à trente cinq ans, à renouveler la population ! En vérité, c’est plaisant !

Les hommes conviennent qu’il n’y a qu’un petit nombre d’entre eux qui remplissent les fonctions publiques ; puis, quand il s’agit des femmes il semble aussitôt que toutes prétendent les remplir, et qu’il n’y en a pas une qui n’en soit empêchée par la maternité et le mariage.

On dit que le peuple français est spirituel, que, né malin, il inventa le Vaudeville ; je n’y contredis pas ; mais serais-je indiscrète de m’informer s’il a inventé le sens commun et la logique ?

Ah ! qu’ils se taisent ces malheureux interprètes du Code ; nous n’avons pas besoin de leurs gloses, pour que les auteurs de leurs lois aient le contraire de notre amour.

VI

LA FEMME DANS LE MARIAGE

L’auteur. Voyons comment la société, qui doit veiller à ce que chacun de ses membres n’aliène ni sa personne, ni sa liberté ni sa dignité, remplit ce devoir envers la femme mariée. Nous savons que la fille majeure et la veuve sont capables de tous les actes de propriété ; qu’elles sont libres, et ne doivent obéissance qu’à la loi.

La femme se marie-t-elle ? Tout change : ce n’est plus proprement une femme libre, c’est une serve.

La loi, en déclarant qu’elle suit la condition de son mari, c’est à dire qu’elle est réputée de la même nation que lui, dénationalise la femme française qui se marie avec un étranger.

L’article 213 oblige la femme à l’obéissance.

L’article 214 lui enjoint de suivre son mari partout où il juge à propos de résider.

Plusieurs autres articles statuent que la femme ne peut plaider sans l’autorisation du mari, lors-même qu’elle serait marchande, et quelle que soit la forme de son contrat ;

Que, même séparée de biens et non commune, elle ne peut ni aliéner, ni hypothéquer, ni acquérir à titre gratuit ou onéreux sans le consentement du mari dans l’acte ou par écrit ;

Qu’elle ne peut ni donner, ni recevoir entre vifs, sans le dit consentement.

Dans tous ces cas, si le mari refuse d’autoriser, la femme peut avoir recours au président.

La jeune femme. Et si le mari est interdit, absent, frappé d’une peine afflictive ou infamante, s’il est mineur et sa femme majeure ?

L’auteur. Alors la femme se fait autoriser par le président.

La jeune femme. Mais la femme est donc en tutelle lorsqu’elle est mariée ; elle ne peut donc échapper à la tutelle du mari que pour tomber sous celle du tribunal ? N’est-ce pas pour la femme française le rétablissement restreint de la loi romaine ?

Cesser d’être de son pays, s’absorber corps et biens dans un homme, obéir et suivre comme un chien ! Et cela dans un pays où la femme travaille, gagne, administre, est journellement appelée à défendre ses intérêts et ceux de ses enfants, souvent contre son mari ! Mais cela est révoltant. Madame.

L’auteur. Je ne vous en verrai jamais assez révoltée.

La jeune femme. Supposons que les parents de la jeune fille n’aient consenti à la marier qu’à la condition qu’elle ne quittera pas le pays ; supposons encore qu’il soit établi par les gens de l’art que la contrée où le mari veut la conduire compromettra sa santé, la tuera peut-être, la femme, dans ces cas, ne serait-elle pas dispensée de suivre son mari ?

L’auteur. Non certainement : d’une part on ne peut faire de conventions valables contre la loi ; de l’autre, cette même loi ne met aucune restriction à l’obligation où est la femme de suivre le mari.

La jeune femme. Ainsi un mari serait assez scélérat pour vouloir tuer sa femme quand elle lui aurait donné un enfant, et garder sa dot par la tutelle, il le pourrait sans courir aucun risque en choisissant bien le climat ? Et si elle se réfugiait auprès de la mère qui l’a portée dans son sein, le mari aurait le droit de venir l’arracher de ses bras ?

L’auteur. Il pourrait même s’éviter cette peine, en envoyant la gendarmerie chercher sa femme. Tout le monde condamnerait cet homme, la conscience publique se soulèverait Mais la loi lui a livré la victime, elle ne peut rien contre lui.

La jeune femme. Ah ! je ne m’étonne plus qu’il y ait aujourd’hui tant de jeunes filles qui reculent devant le mariage ! Moi-même, j’aurais connu ces lois, qu’il est certain que je ne me serais pas mariée. Heureusement les hommes valent généralement mieux que les lois.

L’auteur. Pourquoi vous étonner de l’œuvre du législateur. Madame, il n’a fait qu’appliquer dans tous ses détails la doctrine de l’apôtre Paul. Si tous avez reçu la bénédiction d’un pasteur chrétien, à quelque secte qu’il appartienne, il vous a rappelé que la femme doit être soumise à son mari comme l’Église à Jésus-Christ.

La jeune femme. Mais saint Paul ne m’interdit pas de recevoir quelque chose d’une amie, ni de faire une rente à ma vieille gouvernante qui ne peut attendre mon testament.

L’auteur. Eh ! qui peut assurer au législateur que vous ne soyez pas capable de recevoir d’un ami ? La femme, descendante d’Ève, n’est-elle pas, selon la pittoresque expression de saints auteurs, un nid d’esprits immondes, la porte de l’enfer, un être si corrompu que le baiser même d’une mère n’est pas pur ? En conséquence, ne doit-elle pas être tenue en perpétuelle suspicion ?

La jeune femme. Voilà d’infâmes paroles. Ainsi la loi ne ferait que continuer la tradition du Moyen Age, et son article 934 ne serait que l’expression du mépris attaché par les hommes au front de leurs mères !

Ah ! ça Madame, ne pouvons-nous, par un contrat, nous soustraire aux dispositions légales qui abaissent notre dignité ou nous réduisent en servage ?

L’auteur. Vous ne le pouvez pas : la loi frapperait ce contrat de nullité. Vous avez deux ressources : ne point vous marier, ou vous marier sous un régime qui vous laisse le plus indépendantes possible, en attendant que nous ayons fait réformer la loi.

L’union volontaire, non sanctionnée par la société, offre de tels inconvénients pour le bonheur et l’intérêt des enfants et de la femme, que je n’oserais la conseiller à personne. Reste donc à parler du choix du régime sous lequel on doit se marier.