La Femme au collier de velours/Chapitre XV

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Michel Lévy (p. 190-201).


XV

LE NUMÉRO 113


Le Palais-Royal, qu’on appelait à cette époque le Palais-Égalité, et qu’on a nommé aussi le Palais-National, car, chez nous, la première chose que font les révolutionnaires, c’est de changer les noms des rues et des places, quitte à leur rendre aux restaurations ; le Palais-Royal, disons-nous, c’est sous ce nom qu’il nous est le plus familier, n’était pas à cette époque ce qu’il est aujourd’hui ; mais, comme pittoresque, comme étrangeté même, il n’y perdait rien, surtout le soir, surtout à l’heure où Hoffmann y arrivait.

Sa disposition différait peu de celle que nous voyons maintenant, à cette exception que ce qui s’appelle aujourd’hui la galerie d’Orléans était occupé par une double galerie de charpente, galerie qui devait faire place plus tard à un promenoir de six rangs de colonnes doriques ; qu’au lieu de tilleuls, il y avait des marronniers dans le jardin, et que là où est le bassin se trouvait un cirque, vaste édifice tapissé de treillages, bordé de carreaux, et dont le comble était couronné d’arbustes et de fleurs.

N’allez pas croire que ce cirque fût ce qu’est le spectacle auquel nous avons donné ce nom. Non, les acrobates et les faiseurs de tours qui s’escrimaient dans celui du Palais-Égalité, étaient d’un autre genre que cet acrobate anglais, monsieur Price, qui, quelques années auparavant, avait tant émerveillé la France, et qui a enfanté les Mazurier et les Auriol.

Le cirque était occupé dans ce temps-là par les Amis de la vérité, qui y donnaient des représentations, et que l’on pouvait voir fonctionner pourvu qu’on fût abonné au journal la Bouche de fer. Avec son numéro du matin, on était admis le soir dans ce lieu de délices, et l’on entendait les discours de tous les fédérés, réunis, disaient-ils, dans le louable but de protéger les gouvernans et les gouvernés, d’impartialiser les lois, et d’aller chercher dans tous les coins du monde un ami de la vérité, de quelque pays, de quelque couleur, de quelque opinion qu’il fût, puis, la vérité découverte, on l’enseignait aux hommes.

Comme vous le voyez, il y a toujours eu en France des gens convaincus que c’était à eux qu’il appartenait d’éclairer les masses, et que le reste de l’humanité n’était qu’une peuplade absurde.

Qu’a fait le vent, qui a passé, du nom, des idées et des vanités de ces gens-là ?

Cependant le Cirque faisait son bruit dans le Palais-Égalité, au milieu du bruit général, et mêlait sa partie criarde au grand concert qui s’éveillait chaque soir dans ce jardin.

Car, il faut le dire, en ces temps de misère, d’exil, de terreurs et de proscriptions, le Palais-Royal était devenu le centre où la vie, comprimée tout le jour dans les passions et dans les luttes, venait, la nuit, chercher le rêve et s’efforcer d’oublier cette vérité à la recherche de laquelle s’étaient mis les membres du Cercle Social et les actionnaires du Cirque. Tandis que tous les quartiers de Paris étaient sombres et déserts, tandis que les sinistres patrouilles, faites des geôliers du jour et des bourreaux du lendemain, rôdaient comme des bêtes fauves cherchant une proie quelconque, tandis qu’autour du foyer privé d’un ami ou d’un parent mort ou émigré, ceux qui étaient restés chuchotaient tristement leurs craintes ou leurs douleurs, le Palais-Royal rayonnait, lui, comme le dieu du mal ; il allumait ses cent quatre-vingts arcades, il étalait ses bijoux aux vitraux des joailliers, il jetait enfin au milieu des carmagnoles populaires et à travers la misère générale ses filles perdues, ruisselantes de diamans, couvertes de blanc et de rouge, vêtues juste ce qu’il fallait pour l’être, de velours ou de soie, et promenant sous les arbres et dans les galeries leur splendide impudeur. Il y avait dans ce luxe de la prostitution une dernière ironie contre le passé, une dernière insulte faite à la monarchie.

Exhiber ces créatures avec ces costumes royaux, c’était jeter la boue après le sang au visage de cette charmante cour de femmes si luxueuses, dont Marie-Antoinette avait été la reine et que l’ouragan révolutionnaire avait emportées de Trianon à la place de la guillotine, comme un homme ivre qui s’en irait traînant dans la boue la robe blanche de sa fiancée.

Le luxe était abandonné aux filles les plus viles ; la vertu devait marcher couverte de haillons.

C’était là une des vérités trouvées par le Cercle Social.

Et cependant ce peuple, qui venait de donner au monde une impulsion si violente, ce peuple parisien, chez lequel, malheureusement, le raisonnement ne vient qu’après l’enthousiasme, ce qui fait qu’il n’a jamais assez de sang-froid que pour se souvenir des sottises qu’il a faites, le peuple, disons-nous, pauvre, dévêtu, ne se rendait pas parfaitement compte de la philosophie de cette antithèse, et ce n’était pas avec mépris, mais avec envie, qu’il coudoyait ces reines de bouges, ces hideuses majestés du vice. Puis quand, les sens animés par ce qu’il voyait, quand, l’œil en feu, il voulait porter la main sur ces corps qui appartenaient à tout le monde, on lui demandait de l’or, et, s’il n’en avait pas, on le repoussait ignominieusement. Ainsi se heurtait partout ce grand principe d’égalité proclamé par la hache, écrit avec le sang, et sur lequel avaient le droit de cracher en riant ces prostituées du Palais-Royal.

Dans des jours comme ceux-là, la surexcitation morale était arrivée à un tel degré, qu’il fallait à la réalité ces étranges oppositions. Ce n’était plus sur le volcan, c’était dans le volcan même que l’on dansait, et les poumons, habitués à un air de soufre et de lave, ne se fussent plus contentés des tièdes parfums d’autrefois.

Ainsi le Palais-Royal se dressait tous les soirs, éclairant tout avec sa couronne de feu. Entremetteur de pierre, il hurlait au-dessus de la grande cité morne :

— Voici la nuit, venez ! J’ai tout en moi, la fortune et l’amour, le jeu et les femmes ! Je vends de tout, même le suicide et l’assassinat. Vous qui n’avez pas mangé depuis hier, vous qui souffrez, vous qui pleurez, venez chez moi ; vous verrez comme nous sommes riches, vous verrez comme nous rions. Avez-vous une conscience ou une fille à vendre ? venez ! vous aurez de l’or plein les yeux, des obscénités plein les oreilles ; vous marcherez à pleins pieds dans le vice, dans la corruption et dans l’oubli. Venez ici ce soir, vous serez peut-être morts demain.

C’était là la grande raison. Il fallait vivre comme on mourait, vite.

Et l’on venait.

Au milieu de tout cela, le lieu le plus fréquenté était naturellement celui où se tenait le jeu. C’était là qu’on trouvait de quoi avoir le reste.

De tous ces ardens soupiraux, c’était donc le n° 113 qui jetait le plus de lumière avec sa lanterne rouge, œil immense de ce cyclope ivre qu’on appelait le Palais-Égalité.

Si l’enfer a un numéro, ce doit être le n° 113.

Oh ! tout y était prévu.

Au rez-de-chaussée, il y avait un restaurant ; au premier étage, il y avait le jeu : la poitrine du bâtiment renfermait le cœur, c’était tout naturel ; au second, il y avait de quoi dépenser la force que le corps avait prise au rez-de-chaussée, l’argent que la poche avait gagné au-dessus.

Tout était prévu, nous le répétons, pour que l’argent ne sortît pas de la maison.

Et c’était vers cette maison que courait Hoffmann, le poétique amant d’Antonia.

Le 113 était où il est aujourd’hui, à quelques boutiques de la maison Corcelet.

À peine Hoffmann eut-il sauté à bas de sa voiture et mis le pied dans la galerie du palais, qu’il fut accosté par les divinités du lieu, grâce à son costume d’étranger, qui, en ce temps comme de nos jours, inspirait plus de confiance que le costume national.

Un pays n’est jamais tant méprisé que par lui-même.

— Où est le n° 113 ? demanda Hoffmann à la fille qui lui avait pris le bras.

— Ah ! c’est là que tu vas, fit l’Aspasie avec dédain. Eh bien ! mon petit, c’est là où est cette lanterne rouge. Mais tâche de garder deux louis, et souviens-toi du 115.

Hoffmann se plongea dans l’allée indiquée comme Curtius dans le gouffre, et, une minute après, il était dans le salon de jeu.

Il s’y faisait le même bruit que dans une vente publique.

Il est vrai qu’on y vendait beaucoup de choses.

Les salons rayonnaient de dorures, de lustres, de fleurs et de femmes plus belles, plus somptueuses, plus décolletées que celles d’en bas.

Le bruit qui dominait tous les autres était le bruit de l’or. C’était là le battement de ce cœur immonde.

Hoffmann laissa à sa droite la salle où l’on taillait le trente et quarante, et passa dans le salon de la roulette.

Autour d’une grande table verte étaient rangés les joueurs, tous gens réunis pour le même but et dont pas un n’avait la même physionomie.

Il y en avait de jeunes, il y en avait de vieux, il y en avait dont les coudes s’étaient usés sur cette table. Parmi ces hommes, il y en avait qui avaient perdu leur père la veille, ou le matin, ou le soir même, et dont toutes les pensées étaient tendues vers la bille qui tournait. Chez le joueur, un seul sentiment continue à vivre, c’est le désir, et ce sentiment se nourrit et s’augmente au détriment de tous les autres. Monsieur de Bassompierre, à qui l’on venait dire, au moment où il commençait à danser avec Marie de Médicis : « Votre mère est morte », et qui répondait : « Ma mère ne sera morte que quand j’aurai dansé, » monsieur de Bassompierre était un fils pieux à côté d’un joueur. Un joueur en état de jeu, à qui l’on viendrait dire pareille chose, ne répondrait même pas le mot du marquis : d’abord parce que ce serait du temps perdu, et ensuite parce qu’un joueur, s’il n’a jamais de cœur, n’a jamais non plus d’esprit quand il joue.

Quand il ne joue pas, c’est la même chose, il pense à jouer.

Le joueur a toutes les vertus de son vice. Il est sobre, il est patient, il est infatigable. Un joueur qui pourrait tout à coup détourner au profit d’une passion honnête, d’un grand sentiment, l’énergie incroyable qu’il met au service du jeu, deviendrait instantanément un des plus grands hommes du monde. Jamais César, Annibal ou Napoléon n’ont eu, au milieu même de l’exécution de leurs plus grandes choses, une force égale à la force du joueur le plus obscur. L’ambition, l’amour, les sens, le cœur, l’esprit, l’ouïe, l’odorat, le toucher, tous les ressorts vitaux de l’homme enfin, se réunissent sur un seul mot et sur un seul but : jouer. Et n’allez pas croire que le joueur joue pour gagner ; il commence par là d’abord, mais il finit par jouer pour jouer, pour voir des cartes, pour manipuler de l’or, pour éprouver ces émotions étranges qui n’ont leur comparaison dans aucune des autres passions de la vie ; qui font que, devant le gain ou la perte, ces deux pôles de l’un à l’autre desquels le joueur va avec la rapidité du vent, dont l’un brûle comme le feu, dont l’autre gèle comme la glace, qui font, disons-nous, que son cœur bondit dans sa poitrine sous le désir ou la réalité, comme un cheval sous l’éperon, absorbe comme une éponge toutes les facultés de l’âme, les comprime, les retient, et, le coup joué, les rejette brusquement autour de lui pour les ressaisir avec plus de force.

Ce qui fait la passion du jeu plus forte que toutes les autres, c’est que, ne pouvant jamais être assouvie, elle ne peut jamais être lassée. C’est une maîtresse qui se promet toujours et qui ne se donne jamais. Elle tue, mais ne fatigue pas.

La passion du jeu c’est l’hystérie de l’homme.

Pour le joueur tout est mort : famille, amis, patrie. Son horizon, c’est la carte et la bille. Sa patrie, c’est la chaise où il s’assied, c’est le tapis vert où il s’appuie. Qu’on le condamne au gril comme saint Laurent, et qu’on l’y laisse jouer, je parie qu’il ne sent pas le feu et qu’il ne se retourne même pas.

Le joueur est silencieux. La parole ne peut lui servir à rien. Il joue, il gagne, il perd ; ce n’est plus un homme : c’est une machine. Pourquoi parlerait-il ?

Le bruit qui se faisait dans les salons ne provenait donc pas des joueurs, mais des croupiers qui ramassaient l’or et qui criaient d’une voix nasillarde :

— Faites vos jeux.

En ce moment, Hoffmann n’était plus un observateur, la passion le dominait trop, sans quoi il eût eu là une série d’études curieuses à faire.

Il se glissa rapidement au milieu des joueurs et arriva à la lisière du tapis. Il se trouva là entre un homme debout, vêtu d’une carmagnole, et un vieillard assis et faisant des calculs avec un crayon sur du papier.

Ce vieillard, qui avait usé sa vie à chercher une martingale, usait ses derniers jours à la mettre en œuvre, et ses dernières pièces à la voir échouer. La martingale est introuvable comme l’âme.

Entre les têtes de tous ces hommes, assis et debout, apparaissaient des têtes de femmes qui s’appuyaient sur leurs épaules, qui pataugeaient dans leur or, et qui, avec une habileté sans pareille et ne jouant pas, trouvaient moyen de gagner sur le gain des uns et sur la perte des autres.

À voir ces gobelets pleins d’or et ces pyramides d’argent, on eût eu bien de la peine à croire que la misère publique était si grande, et que l’or coûtait si cher.

L’homme en carmagnole jeta un paquet de papiers sur un numéro.

— Cinquante livres, dit-il pour annoncer son jeu.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda le croupier en amenant ces papiers avec son râteau et en les prenant avec le bout des doigts.

— Ce sont des assignats, répondit l’homme.

— Vous n’avez pas d’autre argent que celui-là ? fit le croupier.

— Non, citoyen.

— Alors vous pouvez faire place à un autre.

— Pourquoi ?

— Parce que nous ne prenons pas ça.

— C’est la monnaie du gouvernement.

— Tant mieux pour le gouvernement s’il s’en sert ! Nous, nous n’en voulons pas.

— Ah ! bien ! dit l’homme en reprenant ses assignats, en voilà un drôle d’argent, on ne peut même pas le perdre.

Et il s’éloigna en tortillant ses assignats dans ses mains.

— Faites vos jeux ! cria le croupier.

Hoffmann était joueur, nous le savons ; mais cette fois ce n’était pas pour le jeu, c’était pour l’argent qu’il venait.

La fièvre qui le brûlait faisait bouillir son âme dans son corps comme de l’eau dans un vase.

— Cent thalers au 26 ! cria-t-il.

Le croupier examina la monnaie allemande comme il avait examiné les assignats.

— Allez changer, dit-il à Hoffmann ; nous ne prenons que l’argent français.

Hoffmann descendit comme un fou, entra chez un changeur qui se trouvait justement être un Allemand, et changea ses trois cents thalers contre de l’or, c’est-à-dire contre quarante louis environ.

La roulette avait tourné trois fois pendant ce temps.

— Quinze louis au 26 ! cria-t-il en se précipitant vers la table, et en s’en tenant, avec cette incroyable superstition des joueurs, au numéro qu’il avait d’abord choisi par hasard, et parce que c’était celui sur lequel l’homme aux assignats avait voulu jouer.

— Rien ne va plus ! cria le croupier.

La boule tourna.

Le voisin d’Hoffmann ramassa deux poignées d’or et les jeta dans son chapeau qu’il tenait entre ses jambes, mais le croupier râtissa les quinze louis d’Hoffmann et bien d’autres.

C’était le numéro 16 qui avait passé.

Hoffmann sentit une sueur froide lui couvrir le front comme un filet aux mailles d’acier.

— Quinze louis au 26 ! répéta-t-il.

D’autres voix dirent d’autres numéros, et la bille tourna encore une fois.

Cette fois, tout était à la banque. La bille avait roulé dans le zéro.

— Dix louis au 26 ! murmura Hoffmann d’une voix étranglée ; puis, se reprenant, il dit :

— Non, neuf seulement ; et il ressaisit une pièce d’or pour se laisser un dernier coup à jouer, une dernière espérance à avoir.

Ce fut le 30 qui sortit.

L’or se retira du tapis, comme la marée sauvage pendant le reflux.

Hoffmann, dont le cœur haletait, et qui, à travers les battemens de son cerveau, entrevoyait la tête railleuse d’Arsène et le visage triste d’Antonia ; Hoffmann, disons-nous, posa d’une main crispée son dernier louis sur le 26.

Le jeu fut fait en une minute.

— Rien ne va plus ! cria le croupier.

Hoffmann suivit d’un œil ardent la bille qui tournait, comme si c’eût été sa propre vie qui eût tourné devant lui.

Tout à coup il se rejeta en arrière, cachant sa tête dans ses deux mains.

Non-seulement il avait perdu, mais il n’avait plus un denier, ni sur lui, ni chez lui.

Une femme qui était là, et qu’on eût pu avoir pour vingt francs une minute auparavant, poussa un cri de joie sauvage et ramassa une poignée d’or qu’elle venait de gagner.

Hoffmann eût donné dix ans de sa vie pour un des louis de cette femme.

Par un mouvement plus rapide que la réflexion, il tâta et fouilla ses poches, comme pour n’avoir aucun doute sur la réalité.

Les poches étaient bien vides, mais il sentit quelque chose de rond comme un écu sur sa poitrine, et le saisit brusquement.

C’était le médaillon d’Antonia qu’il avait oublié.

— Je suis sauvé ! cria-t-il ; et il jeta le médaillon d’or comme enjeu sur le numéro 26.