La Femme de Roland/IV

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dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 41-56).
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IV



Le nouvel arrivant, un confrère de Roland et d’Ephrem, avait plutôt l’air d’un officier en tenue civile que d’un artiste. Sa figure martiale et franche, un peu hâlée, était traversée d’une assez forte moustache noire, déjà clairsemée de quelques fils d’argent.

— Vous allez bien, monsieur Stéphane ? dit-il au jeune docteur. Je suis ravi de vous revoir. Vous avez fait un bon voyage ?

— Excellent, mon cher Daniel. J’ai fait la connaissance à Stockholm d’un oculiste célèbre. J’ai appris beaucoup auprès de lui.

— C’est décidément votre spécialité ? Tant mieux, dit Daniel. Peut-être pourrez-vous sauver quelqu’un qui nous est cher.

— Eh quoi, Jacques ? fit Stéphane avec inquiétude. Est-ce que ces éblouissements subits, qui m’alarmaient un peu, je l’avoue, se sont renouvelés ?

— Assez fréquemment. Il travaille trop. Il ne se rend pas compte du danger.

La voix enrouée d’Ephrem sortit tout à coup des profondeurs du fauteuil :

— Bah… bah… Laissez donc, mes enfants… Ce n’est rien ; c’est l’âge, voilà tout. Jacques ne sait pas vieillir. Il est amoureux de sa femme comme un jeune homme. Quand on grisonne, c’est malsain.

— C’est vrai… Vous étiez là, vous ? dit Daniel. Je vous avais oublié.

— Merci… vous êtes encore poli.

— Excusez-moi, père Ephrem, je suis franc, vous savez.

— L’habitude des camps…

— Oui, voilà dix ans que j’ai quitté l’uniforme pour la vareuse. Mais je crois que j’ai beau faire, je suis toujours un peu troupier.

— Vous étiez commandant de chasseurs, n’est-ce pas ? demanda Stéphane.

— Capitaine, simplement.

— Peste ! dit Ephrem, à voir vos tableaux, je ne l’aurais pas cru. Vous peignez… comme un maréchal de France. Très sérieusement, mon cher M. Daniel, vous êtes le premier peintre de l’armée française.

— Faites de l’esprit, dit Daniel, mais croyez-moi, mon vieux, faites-en avec prudence.

— C’est cela ! cria Ephrem, se levant, tuez-moi ! tuez-moi tout de suite ! Buvez mon sang !

Daniel riait.

— Non, merci… je n’ai pas soif.

— Calmez-vous, dit Stéphane à Ephrem, qui se rassit en grommelant.

— Avec ce diable d’homme on ne peut pas causer tranquillement.

— Mais si, dit Daniel, à demi-couché sur le divan, causons tant que vous voulez. Je ne demande pas mieux.

— Soit, dit Ephrem. J’accepte vos excuses.

Daniel fit un mouvement aussitôt réprimé, et se contenta de hausser les épaules.

— Qu’est-ce que vous exposez cette année ? demanda Stéphane au vieux peintre.

Ephrem se redressa avec une majesté olympienne, et répondit, debout devant la haute cheminée :

— Vous devriez savoir, monsieur, que, depuis douze ans, je me suis juré de ne plus toucher un pinceau. Le succès de certaines gens m’a dégoûté.

— C’est pour moi que vous dites cela, ou bien pour Jacques ? demanda Daniel.

— Je ne nomme personne.

— Alors que faites-vous de vos loisirs ? dit Stéphane.

Ephrem retira sa pipe de ses lèvres, et répondit avec dignité :

— Je pense à mes tableaux.

Et, satisfait de cette réplique écrasante, il se rassit.

Daniel riait de tout son cœur.

— Vous ne fumez pas une pipe ? lui demanda Ephrem, sans paraître remarquer son hilarité.

— Non, merci, répondit l’ex-capitaine de chasseurs en allumant un cigare.

— Ah ! c’est vrai… dit le vieux peintre avec un peu d’aigreur… Mille pardons… Vous ne fumez plus que le cigare… le havane du millionnaire. La pipe, c’est canaille, n’est-ce pas ? c’est peuple ; le cigare, c’est plus jeune, c’est plus coquet.

Et il lançait un regard de côté à travers la fumée de sa pipe.

— Coquet ? répéta Daniel.

— Oui, coquet, je maintiens le mot. Regardez-le, docteur : fine redingote bien serrée, bottines de chevreau, des gants… Monsieur met des gants ! Et vous vous imaginez être un artiste ! Allez, je sais bien ce que vous êtes…, ajouta-t-il avec intention.

— Et quoi donc, s’il vous plaît ?

— Parbleu ! vous êtes un amoureux.

— Un amoureux ? Vraiment ?

Daniel avait rougi sous le regard de Stéphane.

— Faut-il vous dire de qui ? demanda Ephrem, regardant Daniel en face avec ses yeux clignotants de vieux matou.

— Taisez-vous…, dit celui-ci.

— Ne rougissez pas, je serai discret. Mais je sais tout, moi. J’ai un œil de lynx, messieurs. On ne met pas dedans le vieil Ephrem.

— C’est bien. Assez, dit Daniel avec brusquerie. Vous causiez quand je suis entré ? Je regrette de vous avoir interrompus.

— Oh ! dit Ephrem, je ne disais rien de bien intéressant. Je rappelais à M. Stéphane le temps où j’ai connu la petite Suzon, trottant par les rues en galoches, dans son vieux tartan fané. Elle me doit une fière chandelle, car c’est moi qui l’ai amenée chez Jacques. Jacques s’en est toqué. Il a fait sa Suzanne au bain

— Qui lui a valu la croix, interrompit Stéphane.

— Oui, dit Ephrem avec amertume. Je suis trop l’ami de Roland pour lui cacher mon sentiment sur sa peinture. Ce qui est certain, c’est que c’est très malin, ce qu’il a fait. Il a su prendre les bourgeois. Le succès justifie tout. Tandis que moi, son vieux camarade, son copain, je végète ignoré — car je suis profondément ignoré ; c’est à peine si quelques délicats savent mon nom — lui est arrivé aux honneurs et à la fortune ; il a des flottes de médailles ; il a la croix ; il sera membre de l’Institut l’année prochaine… Soit, j’admire son bonheur, mais je ne l’envie pas. Quant à lui, il m’aime et il me respecte ; il respecte mon indépendance et mon obscurité.

— Allons, mon cher Ephrem, dit Stéphane, personne ne conteste votre talent.

— Si, on le conteste, monsieur, on le conteste… On fait plus, on le nie. Je ne produis plus. On dit que c’est par impuissance. C’est par orgueil ! Que d’autres soient les courtisans des caprices ou de la mode ; moi, j’ai tout sacrifié à mes convictions, à mon art, et je suis fier du dédain des imbéciles !… Quant à Jacques, je l’aime tant, que je lui pardonne tout.

— Vous lui pardonnez ? dit Daniel.

— Oui. Pauvre ami ! Moi, du moins, je ne suis pas marié ; je ne suis pas remarié, surtout. Quand je le vois près de sa petite femme, c’est plus fort que moi, cela m’attendrit.

— Vraiment ? dit Daniel, qui examinait le vieux raté comme un animal curieux.

— Ce n’est pas tout, continuait Ephrem avec émotion. Ce qui m’inquiète, c’est que, chez Jacques, l’amoureux nuit à l’artiste. Depuis qu’il connaît Suzanne, il ne sait faire qu’elle. Déjà, quand elle était sa maîtresse — car elle a d’abord été sa maîtresse…

— Nous le savons, interrompit Daniel.

— Parbleu ! Tout le monde le sait. Quand elle était sa maîtresse, il la peignait toute nue. Maintenant il y a toujours un bout de draperie. C’est une nuance délicate. Mais vêtue ou habillée, de profil, de dos, de face, ou de trois quarts, c’est toujours la même femme. À force d’adorer Suzanne, il finira un jour… par l’ennuyer. Ah ! mon bon Jacques, que le ciel te garde de tout accident !

— Vieille vipère ! s’écria tout à coup Daniel.

— Vous dites ?

— Je dis qu’il y a certaines gens, monsieur Ephrem, pour qui j’éprouve une répugnance particulière. Je dis que nos pires ennemis sont ceux qui couvrent leur méchanceté vile et leur basse envie du nom sacré de l’amitié ; je dis qu’il y a des plantes vénéneuses qu’il faut arracher de son jardin !

— Monsieur, dit Ephrem, mes cheveux gris…

— Eh ! ce sont vos cheveux gris qui vous rendent méprisable. Ce qu’on peut excuser chez un jeune écervelé est odieux chez un vieillard. Et je vous jure qu’à la place de Jacques il y a longtemps que j’aurais chassé de mon foyer un faux ami, un parasite dangereux… Je ne sais vraiment ce qui me retient…

Et déjà il levait la main sur la joue d’Ephrem, mais il la laissa retomber avec mépris.

— Ah ! non… au fait, c’est inutile ; vous tendriez l’autre.

Ephrem était pâle de colère et de peur.

— Vous êtes témoin, monsieur Stéphane, balbutia-t-il, des violences…

— Calmez-vous, Daniel, je vous en conjure, dit le jeune homme. C’est aujourd’hui la fête de Jacques ; ne gâtons pas sa joie.

— Ah ! je suis calme, répondit Daniel, qui avait repris tout son sang-froid. Mais, sacrebleu ! Il y avait longtemps que j’avais cela sur le cœur. Je suis soulagé maintenant. Cela va mieux.

Blanche venait d’entrer, portant un petit panier de fraises, qu’elle déposa sur une table :

— Qu’y a-t-il donc, messieurs ? dit la jeune fille. Que se passe-t-il, monsieur Daniel ?

— Mademoiselle, dit Ephrem, vous pouvez dire à votre père qu’on insulte chez lui son vieux camarade, son seul ami !

— Bon, dit Blanche doucement à Daniel, vous vous êtes fâché encore. Un jour comme celui-ci ! Ce n’est pas gentil.

Puis, allant à Ephrem :

— Je vous en prie, ne parlez pas de cela à mon père. Emmenez-le, monsieur Stéphane.

— Oui, emmenez-moi, emmenez-moi ! criait Ephrem, car je ne réponds pas de ce que je pourrais faire !

— Cela ne sera rien, dit à mi-voix le jeune médecin à Blanche. Je vais lui faire faire un tour de jardin.

— Vipère ! Il a dit vipère, n’est-ce pas ? grommelait Ephrem, entraîné dehors par Stéphane.