Aller au contenu

La Femme de Roland/IX

La bibliothèque libre.
dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 97-114).
◄  VIII
X  ►


IX



Depuis un instant, un nouveau personnage était apparu au fond du jardin.

C’était le vieil Ephrem, qui les regardait, les mains dans ses poches, la pipe aux dents :

— Eh ! eh ! ricanait-il, je parie qu’il en tient toujours pour la petite, le peintre de batailles.

Bientôt Jacques et Suzanne arrivèrent.

Suzanne, dans son enfantine impatience de revoir Stéphane, après avoir conduit l’aveugle jusqu’à la berge de la Seine, avait voulu le ramener presque aussitôt. Roland avait obéi.

Soumis aux moindres caprices de sa femme, il avait repris le chemin de la maison, appuyé à son bras. Et c’eût été, pour qui les eût rencontrés, un singulier contraste que cette fière et douce tête sans regard, à demi éclairée par un mélancolique sourire, à côté de la figure ennuyée et mauvaise de sa compagne.

Dès que Suzanne aperçut le vieux raté :

— Voici M. Ephrem qui vient vous voir, dit-elle à son mari. Je vous laisse avec lui.

— Oui ; va, va, ma pauvre Suzon.

Ephrem, quand la jeune femme passa devant lui, s’inclina avec un respect exagéré.

Elle ne parut même pas s’apercevoir de sa présence.

— Mazette ! grogna Ephrem.

Et, allant à Jacques :

— Eh bien, mon vieux, comment cela va-t-il ?

— Tu t’es donc décidé à venir ? dit Jacques avec un peu de reproche. Voilà longtemps que tu m’abandonnes. Mais va, je ne t’en veux pas.

Et il tendit la main avec le geste flottant et inquiet de l’aveugle.

Ephrem, les mains dans ses poches, regardait cette main tremblante qui s’agitait dans le vide :

— Qu’est-ce que tu cherches ? Ma main… Ah ! très bien.

Et il prit la main de Jacques :

— Cré nom ! Cela ne doit pas être drôle de n’y pas voir clair.

— Je ne le souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi, dit Jacques, s’asseyant, gauchement guidé par Ephrem.

— Tu as raison. Tiens, dit le vieux raté, Bouguereau lui-même, l’infâme Bouguereau se serait trouvé là, devant moi, encore en bas âge…, je n’aurais eu qu’un mot à dire pour l’installer sur le pont des Arts avec un caniche et une clarinette…, eh bien ! vrai, j’aurais peut-être hésité.

Et pourtant cela nous eût épargné ces toiles idiotes qui font la gloire de l’Institut et la honte de l’art contemporain.

— Tu es sévère, dit Jacques en souriant.

— Oh ! je sais, tu es l’indulgence même, toi ; tu trouverais du talent à Compte-Calix. Mais moi, vois-tu, je suis un homme de principes. En politique, je suis conservateur ; mais en art, je suis radical. Comme je le disais l’autre jour à Carolus…

— Carolus, murmura Jacques. Encore un qui ne m’a pas donné signe de vie. On ne pense plus à moi, à Paris, n’est-ce pas ? Les amis m’oublient.

— Peste ! dit Ephrem, appuyé au tronc d’un marronnier, je t’engage à te plaindre… On ne s’est occupé que de toi pendant huit jours… « Quoi ! ce pauvre Jacques Roland ? — Mon Dieu, oui ! — Quel dommage ! » Jamais tu n’avais eu autant de talent, autant d’esprit. On citait tes mots, quoique tu n’en fasses guère. On s’attendrissait sur toi et encore plus sur ta petite femme. Le lendemain de ton accident — tu as peut-être su cela — il y avait une première à la Renaissance. Dans les entr’actes, on ne parlait que de toi. Même le directeur était contrarié, parce que cela détournait l’attention de la pièce nouvelle.

— Tu as raison, dit Jacques, je dois me tenir pour satisfait. On a parlé de moi autant que du dernier scandale mondain.

— Mon Dieu, oui, dit Ephrem. On a parlé de toi, tiens, jusqu’à l’exécution de Francisque, le maraîcher qui a assassiné sa mère et ses deux enfants. Est-ce qu’on ne t’a pas lu les journaux ?

— Non.

— Mais, ma vieille, on a écrit des colonnes entières sur ton compte. Tu sais, pour les gens célèbres, on a toujours des articles tout préparés dans le cas où ils mourraient subitement. Eh bien, on a fait passer tout ça. Rien ne manquait, le lieu et la date de ta naissance, ta vocation contrariée par tes parents, tes débuts, tes premiers succès, tes deux mariages. Les critiques qui avaient visité ton atelier et surtout ceux qui n’y avaient jamais mis les pieds ont décrit ton Songe de bacchante resté inachevé, et désigné d’avance, disaient-ils, pour la grande médaille. Enfin, je te le répète, tu n’as pas le droit de te plaindre.

Et il secouait la cendre de sa pipe sur son ongle.

— Tout ça, c’est la gloire.

— La gloire, soupira Roland… Sottise et vanité ! Je donnerais toute cette gloire-là, Ephrem, pour un rayon de lumière, pour pouvoir une fois encore reposer mes yeux sur cet adorable spectacle.

Et son geste montrait l’horizon.

— Regarde, toi qui peux voir. N’est-ce pas que c’est beau, le printemps, les premières pousses vertes à la pointe des grands arbres, et les pommiers qui neigent, et, là-haut, les grandes nuées qui courent et font des taches d’ombre mouvante sur la plaine et sur la forêt ? Là-bas, au tournant, je suis sûr que l’eau tremble et miroite en filant à travers les roseaux…

— Oui, dit Ephrem, en bourrant une seconde pipe, elle miroite.

— Ne le sens-tu pas comme moi ? disait Jacques. Le vent souffle du midi, et il apporte jusqu’à nous l’odeur mouillée du fleuve.

Ephrem renifla bruyamment.

— Ça sent un peu la vase, en effet, dit-il. Vois-tu, Jacques, la forêt de Fontainebleau, c’est usé. C’est comme la Suisse. Il n’en faut plus. Pour un aveugle, je ne dis pas.

— Ephrem !… dit Jacques doucement.

— Il y en a encore quelques-uns qui ont fait de ces machines-là, cette année, au Salon. Des attardés. C’est tout au plus s’ils pourront vendre cela au rabais à quelque notaire de province, ami des beaux-arts.

— A-t-il été brillant, le Salon ? demanda Jacques.

— Peuh ! peuh !

Et Ephrem poussait avec dédain des bouffées énormes de fumée.

— Il y a longtemps que le grand art est mort. Nous avons bien la peinture officielle, mais elle ressemble au grand art comme un chat empaillé à une panthère de Java. Des Vénus à ressorts, des Vierges en baudruche, il en pleut ! Et tous les bonshommes qui font ces saletés sont ou seront de l’Institut… Ce qui me consolerait à ta place, c’est que je les aurais eus pour collègues.

Et il fredonnait, de sa voix enrouée, la scie d’atelier classique :

Ah ! pour moi que la vie serait belle,

Si j’étais Ca,
Si j’étais ba,

Si j’étais Cabanel !

— Maintenant, continua-t-il, il y a aussi la peinture à la mode, celle qu’achètent les idiots cossus : de petits tableaux grands comme cela ; un petit curé qui mange son petit déjeuner sur une petite table ; ou bien un petit militaire qui monte sa petite garde dans une petite tranchée… Tu vois cela d’ici. Du nanan pour la chromolithographie. Tonnerre ! Mais l’art moderne, dans toute son intensité nerveuse, l’aspect réel des choses, la vie prise sur le fait… je t’en fiche ! Ah ! si j’exposais, moi !

— Tu es toujours amer, Ephrem, dit Jacques. Tu as tort. Depuis l’affreux malheur qui m’a frappé, j’ai compris plus que jamais tout le prix de la résignation.

Ephrem considéra l’aveugle avec une pitié gouailleuse :

— C’est bon… c’est bon, dit-il. Il ne faut pas être trop résigné non plus.

— Que veux-tu dire ? fit Jacques surpris du ton du vieux peintre.

— Je veux dire…

Il s’arrêta.

— Non. Puisque tu es heureux, cela suffit.

— Heureux ? Oui, dit Roland. Autant que je puis l’être dans l’horrible nuit où je suis plongé. J’ai autour de moi tant d’êtres bons et affectueux !

— Tant que cela ?

— Sans doute… Blanche, Stéphane, Daniel, et surtout Suzanne, ma chère Suzanne…

— Suzanne ? Oui… Elle est très bonne pour toi ?

— Certes ! la pauvre femme ! Ce n’était pas assez pour elle d’épouser un mari qui a le double de son âge ; voilà maintenant qu’il est infirme et faible comme un enfant. On la plaint, disais-tu ? On a bien raison de la plaindre plus que moi, et chaque jour j’ai pour elle plus d’amour et plus de reconnaissance.

— Naturellement, murmura Ephrem entre ses dents.

— Comme tu dis cela… Vous êtes donc toujours brouillés, Suzanne et toi ? Il faudra que je vous raccommode.

— Je te remercie, répondit sèchement Ephrem. Ton amitié me suffit. Je n’ai pas besoin de celle de ta femme.

— Qu’est-ce que t’a donc fait Suzanne ? demanda Roland.

— Ce qu’elle m’a fait ? ah ! mon pauvre vieux Jacques, s’il ne s’agissait que de moi…

Une ombre glissa sur le visage de l’aveugle :

— S’il ne s’agissait que de toi, dis-tu ? Allons, parle : je ne sais pas ce que veulent dire toutes ces réticences. Tu sais que j’aime la franchise.

— Oh ! avec moi, par exemple, s’écria Ephrem, tu tombes bien, mon vieux. La vérité, je ne connais que ça. C’est le premier devoir de l’amitié.

— Eh bien ?

— Eh bien… j’ai un remords.

— Un remords ?

— Oui. J’aurais peut-être dû parler plus tôt. J’aurais dû dire, il y a longtemps déjà : « Jacques, ouvre l’œil, et le bon. »

Et il ajouta ironiquement :

— Aujourd’hui il est un peu tard.

Jacques s’était levé tout à coup, très ému, le corps secoué d’un léger tremblement.

— Ephrem… balbutia-t-il, tournant ses yeux morts vers le vieux raté, qui ne put se défendre d’un peu de frayeur.

— Allons… dit-il, en voilà assez.

— Non ! oh ! non ! Je veux que tu achèves ! dit Jacques, étreignant le poignet d’Ephrem avec une vigueur subite. Qu’allais-tu me dire de Suzanne ? Qu’elle ne m’aime plus, n’est-ce pas ? Ah ! si tu mens, prends garde à toi !

— Voyons… voyons… ne te fâche pas, dit Ephrem, cherchant à se dégager. Ce que j’en fais, tu penses que c’est pour ton bien… Qu’est-ce que tu as ?

L’étau qui le serrait se relâcha subitement.

Jacques retomba en arrière sur le banc.

— Je t’en prie, dit-il, laisse-moi un instant. Ah ! Tu m’as fait bien du mal ! Laisse-moi.

— C’est bon, grommela Ephrem, tu me renvoies. Voilà comme tu me remercies. Oh ! je m’y attendais. Tu es un ingrat, Jacques.

— Ephrem…

— Non. Tu préfères à ton vieux camarade le beau Stéphane, n’est-ce pas ? C’est dans l’ordre des choses. C’est égal : quand tu auras besoin d’un ami sincère, tu m’appelleras.

Et, haussant les épaules, Ephrem s’éloigna. Il sortit par le jardin, et descendit vers les Plâtreries. On entendit sa voix rauque qui fredonnait :

          Alma, t’as des ma
          Alma, t’as des ma
             T’as des manières
       Qui ne me plaisent guère.

          Alma, t’as des ma
          Alma, t’as des ma
             T’as des manières
       Qui ne me plaisent pas.