La Femme de Roland/XI

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dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 125-132).
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XI



Stéphane, dans le jardin, faisait quelques pas comme pour fuir Suzanne.

Celle-ci le rejoignit, et se plaçant en face de lui, les bras croisés sur son sein :

— Ainsi, c’est fini ? dit-elle. C’est déjà fini ?

— Oui, dit Stéphane. C’est fini.

— Prenez garde, dit-elle, se mordant les lèvres jusqu’au sang. On ne se joue pas impunément d’une femme qui vous aime.

— C’est moi qui ai été le jouet de votre fatal caprice. Vous avez voulu me perdre. Grâce à ma lâcheté, vous m’avez perdu. Que vous faut-il de plus ?

— Je veux que vous m’aimiez, dit-elle, que vous soyez bon, Stéphane.

Et comme, câline, elle lui prenait la main, il la lui retira avec violence.

— Madame, dit-il d’une voix sourde, précipitée, vous ne comprenez donc pas toute notre infamie ? Vous ne comprenez donc pas la honte qui me dévore, le remords qui me tue ? Ah ! c’est vrai. Je vous parle là une langue que vous ignorez. Vous suivez au hasard, inconsciente, vos instincts ou vos passions. Vous ne connaissez ni le bien ni le mal.

— Vous avez raison, dit Suzanne. Je ne connais ni le bien ni le mal. On ne m’a pas appris ces choses. Je sais seulement que je suis à vous tout entière.

— Laissez-moi. Toute explication est désormais inutile entre nous.

— C’est bien, dit-elle. Je vois ce que vous voulez, Stéphane. Vous voulez reprendre vos anciens projets. Vous voulez épouser Blanche ?

L’indignation étincela dans les yeux du jeune médecin.

— Pour qui me prenez-vous ? dit-il. J’ai un devoir à remplir ici.

— Un devoir ? interrogea Suzanne.

— Oui. Sauver peut-être, si ce n’est pas impossible, l’homme que j’ai indignement trahi.

Suzanne, ardente de désir, avait pris, malgré lui, les mains de Stéphane :

— Tu veux rendre la vue à Jacques ? dit-elle. C’est donc pour cela que tu t’enfermes toute la journée avec tes livres ? C’est lui qui te prenait à moi ? Mais tu es fou ! tu es fou, Stéphane ! Eh ! que m’importe Jacques ? Je t’aime ; c’est mon seul devoir et ma seule vertu.

— Ah ! malheureuse femme !

Après un silence, Stéphane reprit son sang-froid :

— Ma résolution est prise, dit-il : ma tâche accomplie, ou du moins tentée…

— Vous partirez ?

— Oui.

— Je ne vous crois pas. Vous aimez Blanche… Oui. Tu aimes Blanche. Ose donc le nier.

Stéphane, haussant les épaules, répondit d’un ton dur :

— Soyez certaine que vous ne me reverrez jamais.

Il s’éloignait :

— Stéphane ! cria Suzanne d’une voix impérieuse.

Il se retourna. Il la vit appuyée contre un arbre, pâle, ses lèvres blanches, une flamme de folie aux yeux.

Il eut peur.

Cette femme avait toutes les audaces. Il le savait. Dans un accès de rage, elle était capable d’aller crier elle-même son amour à Jacques. Elle aimait avec toute l’exaltation de sa chair.

— Reste, dit-elle. Reste. Je le veux.

Et elle l’entraîna vers les grands arbres.

— Tu espères donc me fuir, insensé ? lui disait-elle, les lèvres contre son oreille. Tu parles de notre infamie ? Voilà de bien grands mots ! Nous étions attirés l’un vers l’autre depuis longtemps déjà. J’ai voulu en finir. Crois-tu donc l’oublier jamais, ce soir plein d’étoiles, où tu m’as suivie au fond de la charmille ?

Et elle se penchait vers lui. Il sentait le frémissement de son corps souple et nerveux. Il baissait les yeux devant l’attirance perfide des yeux verts de Suzanne. Cette suave odeur de femme blonde, déjà respirée, montait à ses narines et le grisait.

Il la suivait, silencieux, jusque sous les tilleuls, tout blancs de leur floraison nouvelle. Le crépuscule tombait. Une lueur pourprée filtrait à travers les branches.

Un banc de gazon verdoyait devant eux. Stéphane tressaillit. Il reconnaissait ce banc de gazon.

Et toujours la voix haletante de la jeune femme vibrait à son oreille :

— Je t’aime, disait-elle. Et toi, est-ce que tu ne me trouves plus belle ?

Le parfum des fleurs encore chaudes de soleil se dégageait plus intense et plus pénétrant. Des plates-bandes d’héliotropes montait un encens amoureux, vanillé, auquel se mêlait la senteur poivrée des belles-de-nuit déjà entr’ouvertes, qui rappelait au jeune homme éperdu celle des cheveux de Suzanne.

Allait-il être lâche encore ?

Suzanne ne parlait plus. Brusquement, avec un joli sourire pervers, elle jeta ses bras autour de son cou.

Par un effort suprême de sa volonté, Stéphane évoqua la douce et confiante figure de son bienfaiteur. Il lui sembla que cette pâle tête sans regard se dressait tout à coup entre Suzanne et lui.

Il poussa un cri, saisit les poignets délicats de la jeune femme et, la repoussant d’un geste brutal, il s’enfuit vers la maison comme un enfant effrayé.