La Femme du capitaine Aubepin/1

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E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 1-15).


I


En 1862, les environs du camp de Châlons n’étaient pas encore aménagés de façon à offrir un abri confortable aux femmes d’officiers que le dévouement conjugal, pour beaucoup d’entre elles, et la curiosité pour beaucoup d’autres, amenaient dans ces parages crayeux,

La spéculation n’avait pas songé à leur préparer des logements, et moins encore à leur créer les villas qu’elle a improvisées depuis lors.

Il fallait chercher un asile à peu près décent dans les fermes des paysans ou dans les rares maisons de campagne disséminées au milieu de la plaine champenoise.

Il fallait s’y établir tant bien que mal, sans aises, sans luxe, souvent même sans le nécessaire.

Il fallait surtout faire abnégation absolue de soi-même pour accepter philosophiquement ces installations sommaires et ce dénûment relatif.

Le Grand-Mourmelon offrait bien quelques ressources, et encore !…

Du reste, comme il se produit toujours en pareil cas, avant l’arrivée des dames des divers régiments, on avait vu s’abattre sur le village un essaim de ces folles et accapareuses personnes qui, n’ayant droit à rien, s’emparent naturellement de tout.

Avec la galanterie qui sied si bien à l’uniforme, les officiers garçons mirent au service des nouvelles venues toute leur bonne volonté, toutes leurs démarches et jusqu’à leurs ordonnances, pour les aider dans cet établissement de hasard.

Quitte à prendre ensuite une mine contrite quand les maris, leurs camarades, déplorèrent devant eux la difficulté qu’ils éprouvaient à caser leurs infortunées moitiés et leurs pauvres petits enfants.

Les villages du Petit-Mourmelon, de Livry, de Louvercy reçurent en masse la visite des maris ; désolés.

Ce fut dans ces chaumières assez proprettes, mais effroyablement incommodes, qu’ils tentèrent des miracles pour contenter leurs compagnes.

Jugez donc :

Tel mari, qui louait assez cher deux misérables chambrettes nues, avait en poche le programme détaillé de ce qu’exigeait sa femme : « un salon assez grand pour y offrir le thé aux officiers de son bataillon, une chambre où le berceau de l’enfant fût bien à l’aise, une salle à manger petite, car elle renonçait à donner à dîner au camp, plus un coin pour la bonne. »

Tel autre, en face du carré de choux, émaillé de mauves sauvages, qui s’ouvrait devant les fenêtres, pensait douloureusement à l’ambition de sa jeune femme, — une nouvelle mariée lettrée et sentimentale, — qui lui avait demandé, avant toute chose, un beau jardin ombreux pour y rêver, le soir, en parlant aux étoiles.

Un troisième se voyait contraint d’entasser ses quatre enfants dans une chambre étroite.

Et certain vieux capitaine, haut de buste et large d’épaules, découvrait avec stupeur qu’il n’entrerait jamais chez sa femme sans se tourner de trois quarts et labourer de son dos le chambranle grossier des portes.

Un matin de mai trois maris quêteurs entrèrent au Petit-Mourmelon, marchant de front, se surveillant mutuellement pour ne laisser aucun d’entre eux, en cas d’heureuse découverte, prendre l’avance sur les autres.

Ils descendaient lentement l’unique rue, qui est la grande route, en jetant des regards lamentables aux écriteaux primitifs qui pendaient aux volets clos.

Certaines vitres crasseuses étaient également garnies d’un carré de papier où l’écrivain public avait calligraphié : Ici on loue des logements.

Ils s’arrêtaient en corps, s’informaient, — ce n’était qu’une unique chambre, — et poursuivaient leur chemin, la tête de plus en plus basse.

Un jeune lieutenant, de mine intelligente et de tournure distinguée, parut prendre le premier son parti de l’inutilité de leurs recherches.

— Après tout, s’écria-t-il tout à coup, nous en serons quittes pour abdiquer nos pouvoirs aux mains de ces dames. Nous n’avons pas la baguette de Moïse pour faire sourdre du sol une belle maison confortable. N’en déplaise à madame de Lestenac, cet objet désiré est absolument inconnu ici.

Un chirurgien-major qui faisait partie du petit groupe ne sembla pas accepter aussi bravement leur déconvenue.

— Vous en parlez bien à votre aise, mon cher Lestenac, dit-il avec un soupir ; on voit bien que vous n’avez pas reçu des recommandations pressantes.

— Mais si, mais si !… ma femme a trouvé charmant de passer une saison au camp et tient positivement à satisfaire sa fantaisie.

— Moi, je connais madame Lémincé, elle ne croira pas à cette impossibilité… elle imaginera je ne sais quelle mauvaise volonté de ma part… Elle m’écrira vertement. Ah !… Aurélie est une femme qui a tant de caractère !

M. de Lestenac eut un sourire discret qui prouvait surabondamment sur quelles bases incontestables la réputation de madame Aurélie Lémincé comme femme énergique était établie au régiment.

Le troisième interlocuteur, qui portait une tête brune et caractérisée sur des épaulettes de capitaine, fit un geste légèrement dédaigneux.

— Je vous trouve bien bons de vous inquiéter ainsi, dit-il ; puisque nous, ne trouvons rien, ces dames viendront, verront et se résigneront.

— Comment ! se récria le docteur, vous voulez faire venir madame Aubépin, sans savoir…

— Madame Aubépin sera ici ce soir même.

— Sans logement ?

— Elle aidera à en découvrir un.

— Mais comment voulez-vous qu’une femme…

— Une femme de militaire doit être au-dessus de toutes ces misères-là, dit sèchement le capitaine Aubépin.

À ce moment, et malgré la jalouse surveillance de ses camarades, M. de Lestenac, doué d’une vue excellente et de jambes de cerf, se jeta brusquement dans un petit chemin mal entretenu qui conduisait à un moulin.

Au bord du chemin, à gauche, se dressait une maisonnette blanche avec un écriteau.

— Je suis un maladroit, grommela le capitaine.

Le chirurgien-major serra les poings avec dépit.

— Eurêka ! cria la voix joyeuse du lieutenant de Lestenac.

Ses compagnons enfilèrent le petit chemin et lurent distinctement sur l’écriteau ce bienheureux renseignement : Appartements à louer.

— Ce Lestenac a une chance ! soupira M. Lémincé.

— Permettez, major, observa le capitaine Aubépin, il y a un s à appartements.

Ce disant, en homme prudent, il allongea le pas et rejoignit M. de Lestenac sur le seuil de la maisonnette.

— Hé !… quelqu’un ! cria celui-ci.

Une bonne femme, encore jeune et avenante, accourut les mains pleines de savon, un enfant pendu à sa jupe, un autre pleurant derrière elle.

— Pouvons-nous voir les logements à louer ? demanda le capitaine, prompt à dominer la situation.

— Certainement, mes bons messieurs, et même qu’ils ne sont finis que de ce matin, et que c’est mon mari qui a tout fait, et qu’il vient seulement de mettre l’écriteau.

Ou grimpait déjà un petit escalier tournant, juste assez large pour laisser passer une personne mince.

On trouva un palier, et sur ce palier cinq portes, que les trois officiers parurent disposés à emporter d’assaut.

Celle de gauche donnait accès dans deux petites pièce ? propres et gaies, éclairées largement sur la route.

— Je les prends, dit vivement M. de Lestenac.

Celle de droite ouvrait sur une grande chambre située au nord, mais d’où la vue s’étendait sur des champs verts et de petits bouquets de bois.

Un corridor la séparait d’une autre pièce moins vaste et d’un cabinet de débarras complètement obscur.

— Voici mon logement, déclara le capitaine Aubépin.

Le chirurgien-major, très-inquiet, ouvrit la cinquième porte et ne vit qu’une chambrette étroite, sans air, complètement insuffisante.

— Ah ! mon Dieu ! que va dire Aurélie ? s’écria-t-il d’un ton si piteux que la bonne femme émue s’empressa de le consoler.

— Monsieur, dit-elle, il y a là-bas deux chambres, que Nicolle, notre homme, pensait garder pour faire un bel atelier, car il est charron de son état, mais je pense, moi, qu’elles feront joliment votre affaire et je vas vous les louer.

Plein d’espoir, le docteur dégringola l’escalier, se précipita dans l’atelier carrelé, vide, froid…, et l’on entendit bientôt sa voix triomphante ;

— Messieurs, madame Lémincé est logée.

Une petite question d’intérêt promptement résolue, entre la mère Nicolle et les trois officiers, termina cette importante conférence dont ils sortirent justement fiers.

Ils allèrent dîner au mess du régiment, le 204e de ligne, arrivé l’avant-veille d’Orléans, et rentrèrent ensuite chacun dans leur lente pour y procéder à une correspondance, qui, si nous lisons par-dessus leur épaule, nous donnera quelque idée des caractères et des goûts de nos personnages.

« Ma chère Louise, écrivait le lieutenant de Lestenac, imaginez-vous que loger votre charmante petite personne au camp de Châlons est un tour de force que j’ai le mérite d’avoir accompli non sans peine !…

« Vous aurez deux chambres, ma mignonne, deux chambres pour étaler vos jolis colifichets… Comment allez-vous faire ? l’une sans cheminée, l’autre sans tapisserie.

« Votre horizon sera un petit chemin pierreux, fréquenté par les soldats, et vos voisines seront madame Aurélie Lémincé, l’énergique épouse du docteur, et madame Berthe Aubépin… vous savez, la jolie, la triste, la mystérieuse madame Aubépin.

« Tout cela pour quatre grands mois !… Je ne veux rien vous dissimuler, même si cette peinture réaliste devait nuire à mes espérances.

« Voyez, chère amie, si la perspective de cette installation, on ne peut plus rustique, ne révolte pas trop vos délicats instincts de Parisienne, et répondez bien vite à votre très-empressé et très-malheureux

« Flavien. »

— Hum ! murmura M. de Lestenac en cachetant soigneusement à ses armes cette missive encourageante, si Louise a ses vapeurs en recevant le tableau du confort qui l’attend, sa décision est claire : elle ne viendra pas.

Il alluma un cigare, et, fredonnant un air du Barbier, il retourna au mess du 204e qui brillait dans l’obscurité du camp.

De son côté, le docteur Lémincé, penché sur son buvard de campagne, griffonnait avec ardeur :

« Tu seras satisfaite, ma bonne Aurélie, j’ai découvert un petit nid qui n’est certainement pas celui que j’avais rêvé pour toi, mais qui réunit les meilleures conditions possibles dans ce pays arriéré.

« Dans une maison neuve, au rez-de-chaussée, — c’est moins fatigant, — tu vas occuper un petit salon-salle à manger.

« Je vais y faire placer des meubles ; ce ne sera pas élégant, à mon extrême regret ; tu l’embelliras.

« La chambre à coucher sera vraiment bien, j’y tiens beaucoup ; devant les yeux une Cour, un champ de blé, quelque chose d’agreste et de frais que tu aimeras.

« Du reste, si quelque chose te déplaît, nous le changerons. Si, par hasard même, la maison ne te convenait pas, nous en chercherons une qui rentre mieux dans les goûts.

« Les autres appartements sont retenus pour madame Aubépin, dont le voisinage te sera agréable, et pour madame de Lestenac, la jeune mariée parisienne.

« Tu ne t’ennuieras donc pas, tu ne resteras pas seule. Et puis j’obtiendrai de n’avoir pas de tente, ou du moins de ne pas y habiter, et je demeurerai près de toi.

« Mille tendresses, et viens vite, ma chère Aurélie.

« A. L. »

— Ah ! fit le docteur en repoussant sa plume avec un soupir involontaire, elle viendra certainement.

Le capitaine Aubépin, lui, n’avait écrit qu’une note, celle des meubles qu’il louait à un entrepreneur de Châlons : un lit, un fauteuil, quelques chaises, une toilette, une table.

Il regarda Sa montre, mit son caban, et, courant à travers champs, il arpenta le terrain d’un pas élastique jusqu’à la gare du Petit-Mourmelon, où le train de Châlons arrivait au moment même.

Il attendit la sortie des voyageurs en regardant impatiemment ceux qui paraissaient aux portes.

Une femme s’avançait hésitante, indécise, serrant contre elle deux petits enfants de trois à quatre ans.

Il alla vers elle aussitôt, en disant de ce ton sec, qui semblait en si parfait accord avec sa physionomie sévère :

— Bonjour, Berthe. Les enfants ont-ils fait un bon voyage ?

La jeune femme poussa les enfants vers leur père, et, sans répondre, releva son voile.

Elle avait vingt-cinq ans environ, une tête fine, expressive et pâle ; rien de correct, mais rien de banal dans les traits ; des yeux très-grands, dont les cils allongés semblaient s’ouvrir sur du velours brun ; des joues assez pleines pour laisser à deux adorables fossettes le loisir de s’y creuser un nid ; une bouche sérieuse, plus sérieuse certes que celle des femmes de cet âge ; et c’était à cette bouche, dont les coins découragés disaient une amertume contenue, que la physionomie tout entière empruntait un caractère vaguement douloureux.

Les enfants, une fillette délicate et un bébé, joufflu, sautèrent au cou du capitaine, qui leur rendit leurs caresses avec une sorte de passion ; puis revenant à sa femme et lui offrant le bras :

— As-tu terminé tes emballages en temps utile ?

— Tout a été prêt,

— Tu apportes mes cannes à pêche ?

— Certainement.

— Tous les comptes sont réglés à Orléans ?

— Tous.

— C’est bien.

— Où allons-nous, Auguste ?

— À l’hôtel des Trois-Pignons, au Grand-Mourmelon. Demain, je vous installerai dans le logement que j’ai retenu.

— Êtes-vous content ?

— Hum !… Tu n’y seras pas très-bien, mais les enfants auront de l’air et de l’espace.

— C’est tout ce qu’il faut, dit-elle simplement.

Il était tard, la nuit était noire ; les enfants se serraient peureusement contre eux, tandis qu’ils franchissaient en silence la distance, assez considérable, qui sépare les deux Mourmelon.

Ils ne s’étaient point vus depuis quinze jours, et pourtant pas une question affectueuse ne vint aux lèvres de la femme, pas un mot tendre à celles du mari.

Une fois seulement, madame Aubépin, passant distraitement sa main sur la tête bouclée du petit garçon, dit avec effusion :

— Il vous a bien souvent demandé.

Le père eut un sourire satisfait.

Et la mère, retombant dans sa réserve, laissa ses grands yeux mélancoliques errer sur le paysage sombre que des silhouettes de tentes découpaient bizarrement çà et là.