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La Femme du capitaine Aubepin/22

La bibliothèque libre.
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 207-241).


XII

Le 15 août, un soleil radieux rayonna sur le camp en fête.

L’activité la plus vive y régnait, prélude indispensable de l’animation bruyante de cette journée de chauvinisme et de plaisir.

Les baraques étaient couvertes de feuillage ; des guirlandes de mousse, piquées de fleurs éclatantes, s’enlaçaient autour des drapeaux habilement disposés.

Les tentes se pavoisaient ; des inscriptions militaires, des trophées, des transparents préparés pour l’illumination du soir, donnaient à chaque rue de la ville de toile un aspect bizarre et joyeux.

Dès midi, les soldats vont et viennent, affairés, satisfaits.

La plaine se remplit d’équipages de toutes sortes. Le chemin de fer déverse sur les deux Mourmelons des flots de curieux.

Les Anglais sont en majorité ; ils ont en perspective une journée bien remplie.

Une société parisienne, débarquée du matin, s’était placée au premier rang de la foule, et contemplait ces scènes militaires avec curiosité.

Elle se composait de deux jeunes gandins d’une précoce décrépitude, tout à fait dans le mouvement ; d’un homme d’âge incertain et de prétentions positives, enfin de deux femmes : mademoiselle Z…, l’excellente artiste dont la voix fait fureur à l’Opéra, et madame de B…, une déclassée du grand monde, qu’une aventure éclatante avait jetée dans la vie interlope.

L’homme d’âge incertain conservait des vestiges d’ancienne beauté soigneusement entretenus.

Sa taille était encore souple, sa jambe élégante, sa démarche ferme, son œil vif, son teint bien fait, ses cheveux ébénisés et ses dents neuves.

Il se montrait d’une exquise amabilité pour mademoiselle Z…, dont il paraissait être le familier.

Lorsque l’empereur décora les officiers qui lui furent présentés par le maréchal, le monsieur d’âge incertain équilibra un monocle dans son œil gauche, et toisa les heureux élus d’un air impertinent.

– Votre fils est-il de la petite fête ? demanda mademoiselle Z…

– Mon fils est trop jeune pour être de ceux-là, répondit-il.

– C’est dommage.

– Oui, j’aurais trouvé piquant de voir ce garçon, qui est militaire contre mon gré, se faire étoiler par un Napoléon.

– Mon cher comte, si vous êtes si légitimiste que cela, que venez vous donc faire ici ?

– Je viens vous accompagner, madame, puisque vous avez bien voulu m’admettre à l’honneur d’être votre patito.

— Alors, que parliez-vous de votre fils ?

— C’est qu’il est ici.

– Ici ?

– Mon Dieu, oui ! quelque part par là, dans ces bataillons qui s’agitent.

– Montrez-le-moi.

– Je ne demande pas mieux…, quand je l’aurai découvert.

– Comment ! comment ! exclama la voix moqueuse de madame de B…, M. le comte de Curnil est donc marié ?

— Je le suis extrêmement peu, répondit le comte avec aisance ; mais assez toutefois pour posséder à mon actif un grand et beau chasseur à pied.

– Ah ! c’est un chasseur à pied ?… Eh bien, les voici qui ouvrent le défilé.

– Ils ont, ma foi, bon air !

– Désignez-nous votre héros.

Le comte de Curnil se mit en devoir de passer à son tour sa petite revue paternelle, et, quand la 4e compagnie du bataillon de chasseurs passa devant lui :

— Vicomte ! cria-t-il en agitant le bras.

À ce titre, qu’il ne portait guère au corps, mais qu’il était habitué à entendre dans la bouche de son père, Antonin tourna la tête, reconnut le comte, salua et passa avec un geste qui signifiait :

— À bientôt.

Quand le défilé eut cessé, quand les troupes se furent dispersées, que l’empereur et le jeune prince furent rentrés au quartier impérial, Antonin, revenant sur ses pas, rejoignit la société parisienne.

Il ne fallait rien moins que le respect qu’il avait toujours montré envers son père pour le décider à l’aborder avec un front calme.

Il était dans la plus mauvaise disposition du monde pour témoigner une affectueuse déférence à cet homme, peu soucieux de sa dignité, qui se compromettait ouvertement en compagnie douteuse.

En outre, le récit de Berthe avait ouvert dans son cœur mille sensations chaudes et vivaces.

Son père lui apparaissait depuis la veille comme l’ennemi de son bonheur, la cause première de toutes ses tristesses.

Le comte présenta son fils à ces dames, qu’Antonin salua froidement, et à ces messieurs, qu’il voulut bien honorer d’une inclination de téte assez gourmée.

– Je savais bien, vicomte, que vous deviez être au camp, lui dit son père ; mais, du diable si je me souvenais du numéro de votre bataillon ! Ces choses-là n’ont jamais pu m’entrer dans la tête.

– Il est fort heureux que vous m’ayez aperçu, car je passais sans vous voir, et j’allais directement rejoindre ma mère.

– Votre mère !… Quelle plaisanterie !

– Elle a bien voulu me donner quelques jours.

– Au camp ?

– Près du camp.

– La comtesse de Curnil ici… voilà un de ces hasards !… Je cours lui présenter mes devoirs.

Il s’inclina devant ses compagnes.

– Vous voulez bien me le permettre, mesdames ? la chose est assez piquante pour mériter votre indulgence.

– Faites, faites, mon cher comte, dit madame de B… avec un sourire indifférent.

– Nous serions désolés d’entraver une réunion conjugale qu’il faut de telles circonstances pour mener à bien, ajouta mademoiselle Z… en prenant le bras du moins laid des deux gandins.

Le comte se mordit les lèvres.

– Je suis à vous dans un instant, dit-il ; ce n’est point ma faute si ma femme donne à nos rares entrevues toute l’allure d’une bonne fortune.

Il pirouetta et rejoignit Antonin, qui, raide et mécontent, l’attendait à deux pas.

Le père et le fils descendirent au village en parlant de choses indifférentes. Sur le seuil de la maison Nicolle, ils rencontrèrent le chapeau bleu impérial, qui leur apprit que la comtesse, un peu souffrante, venait d’être emmenée, presque entrainée, par M. de Lestenac, dans une promenade circulaire autour du camp, au moyen d’un breack appartenant à l’état-major général, qu’un officier de ses amis avait mis à la disposition de Louise.

M. de Lestenac et un jeune aide de camp du maréchal, dont il venait de faire la connaissance, escortaient ces dames.

Ils venaient de partir ; on pouvait peut-être encore apercevoir à l’horizon le plumet tricolore du bel officier.

Antonin fut assez content de cette diversion apportée aux tristesses de sa mère, et qui l’arrachait lui-même, pour une partie de la journée, aux obsessions et aux larmes qu’il avait bravées la veille.

Le comte ne parut pas trop fâché non plus.

— Vicomte, dit-il, croyez-vous que je puisse avoir l’honneur de me représenter dans la soirée chez la comtesse ?

– Faites mieux, dit Antonin, qui espérait une grande distraction pour sa mère de la présence d’un tiers.

– Quoi donc ?

– Offrez-lui votre bras pour la conduire à la Retraite aux flambeaux.

– Très-volontiers. C’est un joli spectacle ?

– Infiniment curieux.

– Je viendrai me mettre à ses ordres. Je vais, en attendant, rejoindre ma caravane de Parisiens.

Ils se séparèrent. Le comte prit la route du Grand-Mourmelon, et retrouva, non sans peine, dans le cabinet le moins banal de l’hôtel des Trois-Pignons, les deux couples qu’il escortait, et qui témoignèrent une joie modérée de son prompt retour.

Le capitaine Aubépin, décoré de la main de l’empereur, rentra sombre et muet à la maison Nicolle, où Berthe l’avait précédé.

Soumise aux convenances, elle s’était rendue à la revue, seule, souffrante, sans forces, soutenue seulement par son énergique volonté.

Elle s’était réunie à un groupe de femmes dont les maris attendaient la même récompense que M. Aubépin.

Elle avait trouvé le courage d’échanger des félicitations avec elles, de sourire, de regarder, de s’intéresser à cette cérémonie toujours émouvante quand un être cher y prend part.

Quand son mari, sans avoir même cherché son regard, fut rentré dans les rangs, quand la représentation fut finie pour elle, elle se glissa dans la foule, et reprit à travers champs le chemin de sa maison.

Depuis la veille, il s’était fait en elle un grand apaisement. Le poids écrasant de la calomnie ne l’accablait plus d’une manière aussi lourde. Antonin avait cru à sa parole, Antonin avait imploré son pardon.

Elle était relevée à ses yeux, elle attendait patiemment de l’être aux yeux de son mari.

Berthe n’avait pas redouté les indiscrétions de la petite Marie ; elle était prête à dire au capitaine la démarche qu’elle avait faite, et à renouveler pour lui le récit de cette époque fatale.

Elle avait gardé le silence tant qu’elle avait cru pouvoir préserver de toute atteinte le repos de l’homme dont elle portait le nom ! mais, puisque ce repos n’avait pas été respecté, elle entendait le lui rendre elle-même.

Quand le capitaine Aubépin rentra, ses enfants lui sautèrent au cou, avec des cris de joie et des caresses.

Il fallut admirer la croix toute neuve, toucher le brillant joujou, l’épingler, le détacher : le père se prêtait à tout.

Les enfants épuisèrent enfin leur curiosité, et retournèrent à d’autres jeux sous la tonnelle.

Berthe, à son tour, vint prendre la croix d’honneur dans ses mains frémissantes. Elle la regarda longuement, pieusement ; puis, tout à coup, y déposant un baiser :

– Auguste, dit-elle, la porterez-vous demain ?

– Sans doute. Pourquoi ? Que voulez-vous dire ?

— N’est-ce pas demain que vous avez une rencontre ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je l’ai deviné.

— C’est demain.

— Eh bien ! que cette croix vous protége ! car vous allez vous battre pour une honnête femme qui fut toujours, toujours, entendez-vous ? digne du nom que vous lui avez donné.

Le capitaine tressaillit et regarda la jeune femme.

— Puissiez-vous dire vrai ! fit-il avec rudesse.

Et, sans manifester le moindre désir de prolonger cet entretien poignant, il passa dans la seconde pièce.

Ce n’était pas, certes, qu’il fût indifférent aux explications que sa femme, pour la première fois, paraissait disposée à lui donner.

Cette phase nébuleuse de la jeunesse de Berthe excitait toujours sa curiosité passionnée.

Mais, nature rude à lui-même comme aux autres, il ne voulait se laisser influencer ni par l’émotion, ni par la crainte, ni par la conviction, avant d’avoir vengé son honneur compromis dans la personne de madame Aubépin.

— Si je la savais coupable, sûrement, pensa-t-il, demain ma main tremblerait de haine ; si je la croyais innocente à n’en pouvoir douter, mon cœur s’attendrirait peut-être. Je ne veux rien savoir, parce que je ne veux pas faiblir devant M. de Curnil.

Mais après le duel !… oh !… après !… comme il accourrait vers elle et lui demanderait compte, minute par minute, de ce passé pour lequel, sans le connaitre encore, il allait affronter la mort.

La mort !… si elle venait pour lui !.. Eh bien ! que lui importerait alors ? Dans la lumière immense qui se ferait en lui, combien petites seraient ces misères humaines et ces passions qui faisaient encore battre follement son cœur !

Il y avait une certaine grandeur dans la résolution du capitaine ; il ne s’en départit pas. Il écrivit le reste du jour, mit en ordre ses papiers, régla quelques affaires.

Puis il appela ses enfants, se montra pour eux d’une tendresse inépuisable, les couvrit de caresses et évita soigneusement de se trouver un instant seul avec Berthe.

La pauvre femme n’avait plus, dans son cœur partagé, qu’une ardente prière :

« Gardez-les tous deux demain, disait-elle, ô mon Dieu ! mais conservez un père à mes enfants. »

La nuit vint, pleine d’étoiles et de transparences idéales ; vers elle montait le tumulte grandissant du camp.

On y procédait, sur une étendue de plus de deux lieues, aux illuminations variées, brillantes et pittoresques qui lui donnaient, ce soir-là, un aspect merveilleux.

Les foules des jours précédents et de la matinée même ne donnaient qu’une idée incomplète de celle qui se réunissait, la nuit venue, pour assister au spectacle féerique de la Retraite aux flambeaux.

La foule avançait donc, pressée, bruyante, animée par les joyeux diners que les guinguettes du pays avaient offerts aux touristes.

La petite société parisienne, que le comte de Curnil avait abandonnée, n’était pas la dernière en entrain, en bons mots, en hardiesses de toutes sortes.

Ces dames pénétraient dans les gazons réservés, riaient au nez des sentinelles, et venaient coller leurs museaux roses aux grilles du quartier impérial, derrière lesquelles les officiers généraux se groupaient autour de l’empereur.

Les jeunes gandins, que cette journée de villégiature martiale avait achevé d’émanciper, renchérissaient encore sur les gentillesses de leurs compagnes.

Le comte de Curnil, fidèle à sa parole, avait pris après dîner la route de la maison Nicolle, et s’était présenté dans l’étroite chambrette de sa femme avec autant de désinvolture que dans un salon parisien.

Après une heure de conversation légère et spirituelle, il regarda sa montre, rappela que la Retraite aux flambeaux avait lieu à neuf heures et pria la comtesse de vouloir bien lui faire l’honneur d’accepter son bras pour y assister.

La comtesse, brisée moralement, fit quelques difficultés et, pressée par son fils, consentit enfin à jouir de ce coup d’œil.

M. et madame de Lestenac les rejoignirent, et comme la voiture de l'état-major était encore galamment à la disposition de Louise, ils y montèrent tous pour parcourir sans fatigue le front de bandière illuminé.

Un peu auparavant, M. Aubépin, Berthe et la petite Marie avaient pris la même direction.

M. Lémincé, sa femme et un couple militaire de leurs relations ne tardèrent pas à les suivre.

Il ne resta plus à la maison Nicolle que le chapeau bleu-impérial lisant la Bible, et Lambert qui veillait près de Bébé en fumant une pipe splendidement culottée.

En face du quartier impérial, un millier de soldats, portant chacun une torche allumée, encadraient cinq cents clairons, cinq cents tambours et toutes les musiques régimentaires, prêts à attaquer au premier signal, dans un ensemble formidable, la Retraite de Crimée.

Neuf heures sonnèrent.

Un coup de canon retentit.

Cette brillante armée de musiciens, avec un admirable accord, exécuta de pied ferme les premières mesures de cette Retraite si connue, si entrainante et si martiale.

Puis elle s’ébranla, — masse lumineuse, harmonique et sonore, — et vint en droite ligne au quartier impérial, qu’elle semblait vouloir prendre d’assaut.

Les torches jetaient des lueurs fulgurantes ; une transparente fumée jouait autour des visages mâles ; les notes éclataient comme des fanfares infernales ; la marée d’hommes et d’instruments montait toujours.

Enfin elle toucha les grilles ; un pas de plus, elle les brisait. Il y eut un arrêt instantané parmi les marcheurs, non parmi les joueurs.

La première reprise de la Retraite de Crimée fut répétée avec un entrain nouveau ; puis le flot mouvant s’ouvrit, se sépara en tronçons enflammés, et se dispersa dans la plaine ; la musique de chaque régiment allait rejoindre son corps.

La Retraite aux flambeaux était finie, comme ensemble, et s’en allait mourante à travers les rues éclairées.

La foule jeta des hourras frénétiques et se répandit dans tous les sens pour admirer de plus près les illuminations.

M. et madame Aubépin parcouraient le front de bandière, montrant complaisamment à Marie les peintures patriotiques environnées de lampions, les feuillages suspendus et les arcs de triomphe naïfs.

L’enfant ouvrait des yeux ravis, frappait ses petites mains, et voulait tout voir.

Le père la suivait volontiers ; qu’importait à la mère ?

Ils avaient déjà parcouru un espace assez considérable, et se trouvaient en face d’une série de tentes moins éclairées, dont un coup de vent intempestif venait d’éteindre en partie les feux.

Berthe voulut retourner sur ses pas. Marie, qui voyait d’autres lumières à l’horizon, résista suivant sa coutume, et ils marchèrent encore en avant dans une obscurité relative.

Tout à coup, le capitaine dressa la tête avec étonnement.

Un bruit sourd, répété, croissant, se faisait entendre, quoiqu’il fût difficile de préjuger d’où il partait.

C’était comme un galop furieux de cheval emporté, ou plutôt de chevaux emportés, comme une charge de cavalerie à travers le camp.

Cela paraissait si extraordinaire, que le capitaine, soupçonnant vaguement un danger, rappela sa fille qui courait en avant, et la tint pressée contre lui.

Qu’était-ce donc en réalité ?

Une vingtaine de chevaux de lanciers, effrayés par le tapage indescriptible de la retraite et la vive clarté des illuminations, avaient rompu leurs liens, entrainé leurs piquets, et parcouraient à fond de train, comme une trombe vivante, le front de bandière dont ils occupaient toute la largeur.

À la lueur de l’illumination, M. Aubépin les vit apparaitre, crinière au vent, semblables à des bêtes apocalyptiques, faisant résonner le sol sous leurs sabots affolés.

Berthe, terrifiée, restait immobile.

Marie fit un cri. Son père l’enleva dans ses bras, appela Berthe, et se jeta désespérément du côté des tentes.

Ils avançaient comme le vent.

Berthe essaya de fuir. Trop d’émotions l’avaient brisée. Cette dernière secousse la trouva sans forces. Ses pieds faiblirent… elle fit des efforts stériles pours’élancer assez vite… et le galop infernal croissait toujours !

— Maman ! maman ! criait Marie.

Berthe sentit un souffle haletant brûler son visage ; un hennissement sonore l’assourdit ; des animaux, ivres de peur, bondirent autour d’elle, et elle tomba enroulée dans les cordes flottantes qui les retenaient attachés l’un à l’autre. Détail terrible de cette panique (historique), les piquets avaient cédé sous l’effort collectif des chevaux, mais sans leur rendre une entière liberté.

Rivés ensemble dans cette course folle, comme à l’écurie, ils balayaient tout sur leur passage, et les bois trainants, qui rebondissaient derrière eux, augmentaient encore leur terreur.

Berthe jeta un cri horrible en se sentant emportée par ce tourbillon vertigineux.

Frappée à la tête par un piquet, déchirée dans tout son corps, ses yeux ne voyaient plus, mais son oreille percevait encore là-bas, déjà bien loin, la voix de Marie, qui criait :

— Maman ! maman !

Elle essaya de répondre : un râle déchirant vint seul à ses lèvres.

Dans son cerveau, secoué par des cahots insensés, une pensée se dessinait avec une netteté étrange : puisqu’elle serait morte, ils ne se bat- traient pas.

Les cordes se resserraient de plus en plus autour d’elle, le brouillard envahissait son esprit.

— Auguste !… Antonin ! balbutia-t-elle dans un souffle d’agonie.

Et elle ne sentit plus les souffrances de son corps déchiré.

Le capitaine Aubépin, les cheveux hérissés d’horreur, jeta sa fille au seuil d’une tente, et s’élança derrière les chevaux avec des appels désespérés.

Autant chercher à atteindre le vent.

La bande sinistre dévorait l’espace, semant la terreur sur la route. La foule fuyait éperdue, les soldats couraient, la confusion était au comble, et les plus grands malheurs devenaient imminents.

Le tambour-major d’un régiment de ligne, qui rentrait avec la musique à son campement, eut une subite inspiration.

Il fit un signe : ses hommes, tournant sur eux-mêmes, se présentèrent, torches en mains, aux chevaux échappés.

Cette ligne de feu, qui leur coupait brusquement le passage en les éblouissant, les arrêta net.

Frémissants et couverts de sueur, ils se laissèrent approcher par les soldats accourus.

Ce fut alors qu’avec une horreur indicible les assistants découvrirent une femme enlacée dans les cordes, dont elle n’avait pu se dégager.

Elle semblait morte.

Sa tête, préservée par ses mains sanglantes, retombait, blanche, sur le sol, au milieu des cheveux épars. Ses vêtements étaient en lambeaux ; ses pieds, pleins de sang et de terre.

Il n’y eut dans cette foule qu’un cri de suprême pitié.

Les chevaux s’étaient arrêtés non loin d’une petite construction placée sur le front de bandière, ancienne poudrière, qui servait alors à déposer les cibles et autres objets nécessaires au tir.

Contre ces murailles, les promeneurs effarés· s’étaient réfugiés, et ce fut là que des soldats transportèrent avec mille précautions le corps inerte.

Un médecin militaire, averti par la voix publique, si prompte à colporter les mauvaises nouvelles, arrivait en même temps que M. Aubépin.

Le malheureux capitaine, qui venait de fournir une course épuisante, se laissa tomber près de Berthe sans pouvoir prononcer un mot.

— Grand Dieu ! c’est madame Aubépin ! s’écria la voix altérée du docteur Lémincé, qui accourait rejoindre son confrère au premier bruit d’un accident.

— Madame Aubépin ! répéta madame Aurélie en élevant les bras au ciel, morte !… Son secret va t-il donc m’échapper ?

Le docteur s’agenouilla, souleva la téte de Berthe, et interrogea avidement son pouls.

Un bien faible battement s’y faisait encore sentir. Vite, un moyen de transport, dit-il en se relevant, et nous la sauverons… peut-être.

Cette parole parut rendre un peu d’énergie au capitaine accablé.

On s’agita aussitôt pour se procurer un brancard. Pendant qu’on courait à cette recherche, une voiture s’approchait curieusement de la petite poudrière, pour se rendre compte du motif d’un tel rassemblement.

Le docteur envisagea les nouveaux venus, et fit un geste de satisfaction en courant à la voiture.

— Madame de Lestenac, dit-il, et vous aussi, madame la comtesse, veuillez nous céder cette voiture pour transporter notre blessée.

— Un accident ?

— Hélas !

Sans autre explication, les deux dames descendirent avec empressement, et les trois hommes disposèrent commodément les coussins.

Les dernières torches de la Retraite de Crimée éclairèrent lugubrement le docteur, son collègue et le capitaine soutenant le corps de Berthe, qui fut déposé dans la voiture.

Antonin la reconnut alors et devint livide.

— Qui donc l’a tuée ? murmura-t-il en jetant un regard farouche au capitaine Aubépin.

Celui-ci l’entendit, redressa la tête, et ses lèvres frémirent ; mais il tenait encore la main de Berthe, et se tut.

Le docteur sauta près de la blessée, et le sinistre cortége se mit en marche, au pas, suivi des amis, des ennemis et des curieux.

Le comte de Curnil n’avait fait qu’entrevoir, à la clarté rouge des torches, le visage mourant de Berthe, et pourtant un souvenir l’inquiétait.

Il est certaines figures qui ne peuvent étre oubliées, et les circonstances dans lesquelles il avait autrefois vu celle de Berthe avaient été de nature à l’impressionner.

Il marchait pensif derrière la voiture. Près de lui marchaient Antonin et le capitaine, si absorbés tous deux, qu’ils ne s’apercevaient même plus de leur mutuel voisinage.

— Vicomte, dit tout à coup à voix basse le comte de Curnil, c’est bien elle, n’est-ce pas ?

— C’est elle ! répondit brièvement Antonin, dont la jeunesse, qu’il avait crue morte, saignait par les mille plaies de Berthe.

On arrivait à la maison Nicolle.

Le docteur et ses aides reprirent leur fardeau, qu’ils montèrent péniblement, et le déposèrent enfin sur un lit dans la chambre du capitaine.

Louise de Lestenac, larmoyante, et madame Aurélie, consternée, restèrent près de la mourante, que les médecins entouraient.

Les curieux s’étaient arrêtés à la porte extérieure.

La famille de Curnil se retira dans la chambre de la comtesse.

Une consternation morne régnait dans cette petite colonie. Les événements passés, la catastrophe présente, les événements du lendemain, pesaient sur tous les cœurs et sur quelques consciences.

Le père, la mère et le fils, serrés les uns contre les autres, dans cette chambre étroite, étaient tristes, troublés, et se regardaient avec méfiance, semblant se demander mutuellement compte de leur part de responsabilité dans cette série de malheurs.

Antonin, le premier, obéit au sentiment de justice qui le portait à élucider une question obscure.

— Monsieur le comte, dit-il, je dois me battre demain avec le mari de cette infortunée jeune femme.

— S’agit-il du présent ou du passé ? interrogea le comte.

— Il s’agit du passé… et ce duel aura lieu par ma faute ! sanglota la comtesse.

— Par votre faute, comtesse !… que dites-vous donc là ?

Antonin raconta succinctement ce qui s’était passé entre sa mère, madame de Lestenac et madame Aubépin d’abord, puis entre lui, sa mère et le capitaine.

Le comte, très-attentif, blâma, en termes mesurés, la précipitation de langage de la comtesse et approuva son fils d’avoir soutenu sa mère.

— Tout cela est d’autant plus triste, continua douloureusement Antonin, que j’ai eu l’honneur de voir madame Berthe Aubépin et qu’elle m’a convaincu d’une innocence que vous connaissez mieux que personne, mon père.

Le comte se mordit la moustache, et regardant son fils de côté :

— Vicomte, dit-il, êtes-vous bien guéri mais là… totalement guéri de cette passion folle, qui a fait tant de mal à vous et à d’autres ?

— Oui, répondit Antonin en essayant de raffermir sa voix dont le timbre ému semblait dire « non ».

— Hum !… alors, je vois moins d’inconvénients à vous avouer qu’en effet cette petite personne… mademoiselle Lenoble, je crois, fière comme une infante et délicate comme une hermine, me joua le mauvais tour de s’indigner, après m’avoir laissé tomber sottement à ses pieds comme un Céladon vulgaire.

— Ah ! vous le reconnaissez ! interrompit la comtesse.

— Je n’en fus que plus ridicule, quand elle sortit, la tête haute, sur vos pas, comtesse, qui étiez arrivée si mal en point pour mon amour-propre.

— Monsieur, dit la comtesse, il ne faut pas jouer avec l’honneur d’une femme… fût-elle une simple institutrice.

— Une institutrice ainsi faite, comtesse, excu- sait beaucoup de folies.

— Que n’avez-vous avoué tout cela plus tôt à votre fils !

— Vous êtes charmante, en vérité ! avec cela que c’est agréable de conter à un fils de vingt-deux ans qu’on a voulu connaitre sa fiancée, qu’on l’a trouvée belle, qu’on s’est laissé emporter par la situation, par le printemps, que sais-je ?… qu’on lui a manqué de respect et qu’on a été vertement remis sur ses pieds…

— Vous dites, mon père ?…

— Je dis, je dis… que la trahison possible de mademoiselle Lenoble flattait ma vanité et guérissait votre folie… Voilà pourquoi je vous y ai laissé croire.

— Ah ! monsieur le comte, que votre franchise nous eût été bonne à tous !

— Pas à mon orgueil, mon cher ami, et pas à votre amour non plus.

— Eh bien ! je serais heureux aujourd’hui.

— Le beau mariage !… Vous ?… vous seriez coulé… militairement parlant ; tandis que j’ai des promesses excellentes à votre égard, en bon lieu, et que vous pouvez épouser, quand vous le voudrez, la riche et jolie Zoé de Blévillard.

— Monsieur le comte, et vous aussi, ma mère, dit Antonin avec fermeté, veuillez, je vous en prie, à partir d’aujourd’hui, ne plus me parler de mademoiselle de Blévillard, que je n’épouserai jamais… jamais… ni aucune autre.

— Vous êtes entêté, vicomte… Mais je n’en persiste pas moins dans mon opinion ; il vaut mieux que les choses se soient passées de la sorte.

— Eh bien ! non, s’écria la comtesse, non, votre légèreté a froissé votre femme, désolé votre fils et déshonoré madame Aubépin.

— Déshonoré !… Le croyez-vous, vraiment ?

— Il n’est que trop sûr que les suites de cette déplorable histoire, où vous n’avez pas le beau rôle, mon cher comte, ont troublé un bon ménage et vont mettre demain, face à face, votre fils et le mari de cette infortunée.

— Permettez… je crois bien que si vous aviez mieux pratiqué la charité évangélique, ma chère amie, les choses ne seraient pas allées si loin. Je veux cependant bien reconnaitre que c’est moi qui, jadis… Enfin, je vais tâcher de réparer cela.

— Le duel importe peu, mon père… ce qui est urgent, c’est de rendre la paix au ménage de la pauvre Berthe.

— Je ne tarderai pas une minute alors.

Le comte se leva.

— Mais elle se meurt, hasarda la comtesse.

— Mais son mari vit… et m’entendra.

— Je vous remercie, mon père, dit Antonin.

Le comte sortit vivement et se trouva face à face, sur la porte de la seconde chambre du capitaine, avec celai-ci, un médecin et M. de Lestenac.

Ils prenaient des mesures pour faire venir promptement de l’hôpital les objets nécessaires au pansement.

La figure du médecin était significativement soucieuse.

— Monsieur, dit le comte avec noblesse, en abordant le capitaine Aubépin qui fit aussitôt avec lui quelques pas dans la chambre, je suis le comte de Curnil et je réclame instamment de vous une minute d’attention.

Le capitaine le regarda durement.

— Si vous êtes le comte de Curnil, dit-il, vous devez savoir que ce nom seul m’est pénible à entendre.

— Je viens essayer de détruire cette impression bien légitime, monsieur, en m’accusant de tous les malentendus et de tous les malheurs dont j’ai été la cause.

— Vous avez en effet, monsieur, joué jadis un assez triste rôle.

— J’ai joué celui d’un fou d’abord, d’un sot ensuite, je jouerais celui d’un misérable si je n’avouais hautement que, par ma hardiesse et ma vanité, j’ai pu compromettre une honnête fille qui est devenue une honnête femme.

— Monsieur le comte…

— Une honnête fille… dont la réserve et la dignité auraient dû m’imposer le devoir de convenir plus tôt de mes torts.

— Voici une bien tardive explication, dit le capitaine d’un ton incrédule ; puis-je savoir ce qui vous pousse à une confession in extremis ?

— Un sentiment de droiture, monsieur. J’arrive, j’assiste à un malheur affreux, je suis menacé demain dans la personne de mon fils, je comprends que ma légèreté coupable est l’origine d’une grande partie de ces troubles intérieurs, et j’hésiterais ?… Non, monsieur, malgré l’inopportunité apparente de cette démarche, je la fais spontanément.

Le capitaine, ébranlé par le grand air de franchise qui soulignait ces paroles, regarda son interlocuteur comme pour fouiller tout au fond de sa pensée.

— Faites-moi l’honneur de me croire, monsieur, insista le comte ; je vous jure, sur la tête de madame Aubépin, que mademoiselle Lenoble, attirée chez moi par une trompeuse prière de ma part, en est sortie digne de nos respects à tous.

En parlant, les deux causeurs avaient involontairement élevé la voix. Aux auditeurs de cette scène s’étaient joints ceux des chambres voisines, ce qui donnait une solennité imprévue et positive à la loyale déclaration du comte de Curnil.

Le capitaine était trop droit lui-même pour ne pas sentir la droiture chez les autres. Un soulagement immense dégonfla son cœur.

— Monsieur, dit-il pourtant avec hauteur, je n’ai jamais soupçonné l’honorabilité parfaite de madame Aubépin, dans le passé comme dans le présent, mais les personnes de votre famille se sont permis des doutes à ce sujet, et c’est ce que je ne dois pas tolérer.

— Ces personnes ont été induites en erreur et le reconnaissent.

— Vous seul le dites, monsieur le comte.

— Moi seul ?… non pas.

Le comte se retourna à demi.

Ma chère comtesse, et vous aussi, vicomte, n’êtes-vous pas disposés à déplorer votre erreur ?

— Je l’affirme, et de toute mon âme ! dit Antonin en faisant quelques pas vers son père avec une franchise noble et contenue.

Les dispositions violentes des deux adversaires avaient subi depuis la veille de profondes modifications, à la suite de ces divers incidents.

Ils échangèrent un regard apaisé.

— Et vous, comtesse ? insista le comte, qui tenait à mener à bien son œuvre de réparation.

La comtesse était restée, pendant cette scène, debout sur le seuil de sa chambre, luttant avec son intraitable orgueil.

Sa conscience l’emporta cependant.

— Monsieur, dit-elle avec une raideur indisciplinable, en s’approchant à son tour, je reconnais m’être trompée et m’en rapporter absolument aux explications que M. le comte de Curnil a l’honneur de vous fournir.

M. Aubépin salua cette femme hautaine qui consentait à s’humilier, et se dirigea vers la chambre de Berthe, où d’autres préoccupations l’attiraient.

Un homme l’arrêta. C’était un soldat qui montait l’escalier, portant la petite Marie endormie dans ses bras.

C’était à lui que le malheureux père avait jeté son enfant pour s’élancer à la poursuite des chevaux emportés. Depuis, il l’avait oubliée !…

Et ce n’était pas sans quelque peine que le brave garçon avait retrouvé la demeure de la petite abandonnée.

Le docteur Lémincé sortait de chez Berthe en ce moment. À la clarté des flambeaux, on put voir son bon visage décomposé et ses yeux gros de larmes.

Il aperçut Marie, la prit aux bras du soldat et la plaçant dans ceux du capitaine :

— Prenez-la…, dit-il avec une émotion profonde, gardez-la… remplacez-lui sa mère !…

— Berthe ?… interrogea le capitaine.

— Elle est morte ! répondit le docteur.

fin de la femme du capitaine aubepin

paris. — typographie de e. plon et cie, 8, rue garancière.