Aller au contenu

La Femme en lutte pour ses droits/01

La bibliothèque libre.
V. Giard et E. Brière (p. 1-19).

I

Les Facteurs Sociologiques de la
Psychologie féminine


On peut dire, sans paradoxe que l’inégalité du traitement que reçoivent de leurs parents le petit garçon et la petite fille commence avant la naissance. L’enfant qui est désiré, en effet, c’est le garçon, et la naissance d’une fille est considérée sinon comme un malheur, du moins comme un contretemps.

Les raisons de cette préférence n’ont pas besoin d’être expliquées ; elles tiennent aux préjugés séculaires d’après lesquels la femme est un être inférieur et méprisable. Les ethnographes citent parfois à titre d’étrangeté les Chinois qui déclarent n’avoir pas d’enfants lorsqu’ils n’ont que des filles, mais l’opinion des Européens à cet égard n’est guère différente. Comme plusieurs grossesses successives de l’impératrice Alexandra n’avaient donné que des filles, le peuple russe était désappointé. Certes l’empereur ordonnait des réjouissances à chaque naissance ; mais c’était l’heureuse délivrance de la souveraine que lui et sa nation entendaient célébrer et non le résultat de cette délivrance ; ce résultat étant en effet, pour lui comme pour tous, un échec. Enfin un garçon naquit ; une joie sans mélange envahit alors tous les cœurs ; les fêtes furent splendides ; le but était atteint.

Le but c’est donc le mâle ; et, si la valeur des filles n’est pas absolument nulle, cela tient uniquement à ce que leur concours est indispensable à la procréation de ce mâle. L’homme existe pour lui-même, mais l’existence de la femme n’a de raison d’être qu’en vue de l’homme.

Dès que l’enfant est capable de comprendre, il reçoit de ses parents et du milieu social tout entier son sexe psychologique. La mère qui tient dans ses bras le bébé répond sans hésiter : « C’est un garçon » ou bien avec une nuance d’excuse : « Non, c’est une fille ». Dès que la petite fille commence à marcher seule, la mère réprime en elle toute velléité d’expansion en lui donnant pour raison unique son sexe : « Ne saute pas ainsi, garçon manqué. » J’ai connu une enfant de six ans qui, à ce régime, avait acquis déjà les manières compassées d’une demoiselle. Elle marchait d’un air posé, s’asseyait avec précaution pour éviter de froisser sa robe ; de sa sœur, un bébé de dix-huit mois qui, couchée sur un tapis s’amusait à lever les jambes… sans aucune retenue, elle disait : « Germaine, voyez-vous, ce n’est pas une fille, c’est un vrai garçon. »

Lorsque frères et sœurs se querellent, les parents donnent presque toujours raison à l’enfant mâle ; parfois même avec la plus criante injustice. Le frère se montre-t-il autoritaire et dur, la mère fait entendre à sa fille que cela est naturel ; «… les hommes sont tous ainsi » ; mais que la sœur ait seulement la velléité de défendre sa personnalité contre les entreprises de son frère, alors elle encourt blâmes et sévices ; la mère lui prédit une vie entière de malheurs en punition de ce qu’elle appelle son « entêtement » : « Tu ne veux pas céder, tu seras malheureuse plus tard. Qu’arriverait-il, si je ne cédais pas à ton père ? »

Dans la petite bourgeoisie et dans la classe pauvre, la petite fille est la servante du petit garçon. Tandis que ce dernier reste à lire ou à jouer, la fillette sert et dessert la table, aide la mère à faire la cuisine, raccommode le linge ; nettoie le parquet ; souvent même elle doit se faire directement la servante de son frère, cirer ses chaussures, brosser ses habits, etc.

Au cours des conversations familiales, on peut dire que constamment, soit d’une manière directe, soit à propos d’autre chose, il est question des rapports sociaux des deux sexes et de la valeur respective de chacun ; la petite fille entend donc, dès qu’elle commence à s’intéresser aux idées, ravaler la femme au rang d’être inférieur. Dans les classes éclairées, il est vrai, le souci de ne pas humilier fait parfois voiler un peu sous ce rapport les sentiments réels ; mais chez les ouvriers et les paysans la brutalité et l’orgueil mâles ainsi que la servilité féminine se donnent libre carrière : « Tais-toi, tu raisonnes comme une femme », enjoint l’époux à son épouse. « Les paroles sont des femelles, les écrits sont des mâles », dit un proverbe populaire.

Aussi, dès qu’il a six ou sept ans, le jeune garçon est-il déjà convaincu de la supériorité de son sexe. « Les femmes, me disait un petit paysan de cet âge, cela ne sert à rien ; ce sont les hommes qui gagnent l’argent. » À la sortie des écoles primaires, le plus grand bonheur des écoliers est d’injurier et de frapper les écolières de l’institution voisine : « sales quilles ! » leur crient-ils, en faisant passer dans cette injure tout le mépris qu’ils ont de ce qui porte jupons ; et ils courent à elles les poings tendus. Les filles en général ne se défendent ni ne répliquent ; elles s’enfuient peureusement, ce sont déjà des femmes.

Dans les classes cultivées, disions-nous, l’inégalité sociale des sexes ne se manifeste pas dans des formes aussi brutales ; néanmoins de très bonne heure la fillette apprend de sa famille et de son entourage qu’elle est, « autre » que le garçonnet. Tandis que dans le costume de ce dernier tout est sacrifié à la liberté des mouvements, l’objectif visé dans les ajustements de la petite fille est avant tout d’en faire une chose belle à voir. Dans l’âme de son fils, le père s’efforce de susciter l’énergie et le ressort moral. Pleure-t-il parce qu’il est tombé ou s’est fait une égratignure, on lui reproche la honte de sa faiblesse : « Tu n’es donc pas un homme ? » — « Tu pleures comme une petite fille. » La fillette, elle, n’est jamais réprimandée pour des choses de cet ordre, la peur et la faiblesse sont, pensent les parents, naturelles à son sexe, et, loin de les réfréner, il les encourageraient plutôt. Aussi comprend-elle très vite que la pusillanimité, qui fait la honte des hommes, fait au contraire le charme des femmes ; loin donc de s’en corriger, elle va jusqu’à la simuler pour se rendre intéressante aux yeux des assistants.

Dans certaines familles, chez les protestants notamment, l’éducation des filles est autre ; mais sous une forme différente c’est toujours le rétrécissement de l’esprit et l’asservissement du cœur. Tous les devoirs que l’on inculque à la petite fille en prenant des airs tragiques sont des devoirs de passivité ; sous toutes les formes on lui fait entendre qu’elle n’est au monde que pour faire abnégation complète de sa personnalité en faveur des hommes. Alors que la bourgeoisie catholique vise à la femme du monde, la bourgeoisie protestante vise à la femme de pasteur procréatrice de nombreux enfants et humble servante du mari. Sur le bien moral, le devoir, la conduite de la vie, on lui inculque des principes généraux d’une rigidité lacédémonienne ; et on les lui fait appliquer à la confection impeccable d’une paire de bas de laine ou au balayage irréprochable d’une chambre à coucher. Nous avons ainsi connu une digne femme qui mettait tout le soin dont elle était capable à disposer les draps et les couvertures du lit conjugal parce que, disait-elle, en s’appliquant à bien faire ce lit, elle augmentait la somme de bien existant dans l’univers.

Arrivons maintenant à l’instruction. Certes, à l’heure actuelle, des progrès ont été réalisés dans l’enseignement des jeunes filles ; mais tel qu’il est, il est encore bien inférieur à l’enseignement des garçons. Les Grecs avaient pour désigner l’instruction, selon qu’elle était destinée aux enfants du sexe masculin ou à ceux du sexe féminin deux mots différents. Pour les enfants mâles on disait δόκεω (j’instruis) et pour les filles φυλαττω (je garde). Ainsi les garçons seuls étaient vraiment les individualités en germe que le pédagogue devait s’efforcer de former et d’orner des connaissances amassées par les générations précédentes ; mais quant aux filles, point n’était besoin de les instruire ; elles ne devaient pas être des personnes, mais des objets, pas des intelligences, mais des sexes ; aussi suffisait-il de les « garder » afin que les entreprises prématurées des mâles ne puissent réussir à leur faire perdre de leur valeur sur le marché matrimonial.

Les Grecs, pensera-t-on, pouvaient envisager la question ainsi, mais depuis eux nous avons fait des progrès. Oh sur ces progrès il n’y a pas à se laisser aller à l’enthousiasme. Que sont les « arts d’agrément » de nos pensionnats ; sinon la mise en application du φυλαττειν des Grecs. Garder et rendre agréable autant que possible le futur instrument de plaisir de l’homme.

Sur le pensionnat et le couvent, le lycée de jeunes filles, de création relativement récente, a été un progrès, mais combien timide. Dans les leçons de pédagogie qu’il professait en Sorbonne aux futures professeurs femmes de ces lycées de filles, M. Marion déclarait que l’idée fondamentale de l’enseignement secondaire féminin, idée directrice que ne devaient jamais perdre de vue les maîtresses, c’était qu’il ne menait à rien. — Je sais, continuait-il, que certaines de nos élèves, à la fin de leurs études, entrent à la faculté. Nous ne les en blâmons pas, certes, mais nous n’avons pas à les y suivre.

Alors qu’au lycée de garçons la philosophie comporte l’exposé de ce que les plus grands des hommes ont pensé de nos origines, de nos fins, de nos rapports avec autrui ; la philosophie des lycées de filles se réduit à une morale étroite et dogmatique. Aux hommes les vues larges, les conceptions profondes qui feront que plus tard en nietzschéens, ils pourront au besoin faire bon marché de préceptes moraux devenus des entraves ; la femme, elle, n’a pas à connaître de cet ésotérisme, il serait même nuisible qu’elle en connût, à elle donc la bonne morale primaire bien simplette et bien catégorique qui lui enseignera ce qu’elle doit à son mari.

Quant à la psychologie telle qu’on l’enseigne encore aujourd’hui aux jeunes filles ; elle n’a rien de commun avec la science de ce nom. C’est un simple bavardage de salon. Ce qui est surtout à blâmer dans l’enseignement secondaire des jeunes filles, ce ne sont pas tant les matières enseignées ; car après tout, à mon avis, les matières de tout enseignement quel soit-il, n’ont qu’une importance subordonnée ; ce sur quoi les critiques des gens qui veulent l’égalisation intellectuelle des sexes doivent porter, c’est sur l’esprit de cet enseignement, esprit tout d’asservissement des caractères féminins.

Chaque fois que les maîtresses de mon enfance m’ont commenté les Femmes Savantes de Molière, elles n’ont pas manqué de faire un éloge pompeux de Martine, d’excuser Chrysale et de réserver tous leurs blâmes à Philaminte ; cette femme qui avait le tort de penser à autre chose qu’à l’estomac de son épais mari. Sous son jargon, disaient-elles, Martine montre un grand bon sens. Ce brave Chrysale devait être bien malheureux ; son rôt était toujours brûlé parce que Philaminte, lisant trop Vaugelas, négligeait de surveiller le feu. Heureusement il y avait la bonne Martine, la sage Martine, une vraie femme celle-là qui déclarait que si jamais il lui arrivait de pousser l’aberration jusqu’à tenir tête à son mari elle souhaitait

« Que d’un soufflet il rabaissât son ton. »

Ce que la petite fille apprend surtout au lycée, comme sa mère d’ailleurs l’apprenait au couvent ; c’est qu’elle se mariera un jour. On lui enseigne des rudiments de science, de littérature, de philosophie ; et dans le ton, les manières, la personne tout entière de ses professeurs elle lit que tout cela est inutile et que la seule affaire pour une femme c’est d’être belle afin d’être un jour désirée.

Et cet esprit, détestable, puisqu’il ravale des êtres faits pour penser et agir au niveau de vaines poupées, des cerveaux au niveau de sexes, cet esprit franchissant le lycée gagne l’enseignement supérieur des jeunes filles, dont nos officiels font la gloire de la troisième République. À Sèvres et à Fontenay on travaille, certes ; il le faut bien, car les places de professeurs sont limitées ; pour les acquérir il faut non seulement savoir, mais savoir plus que les concurrentes. Mais dans le cœur de chacune des élèves, le désir primant tous les autres est de n’avoir plus à travailler. Que dit en effet la rigide directrice aux bandeaux corrects, au chapeau à larges brides comme un bonnet de grand’mère ! Avant tout, la femme doit rester femme ; si elle apprend les sciences, ce n’est pas pour être un savant ; si elle sait sa langue, ce n’est pas pour être un littérateur ; les femmes qui se sont fait un nom en écrivant des livres sont sorties de leur sexe ; et, véritables monstruosités, le génie même ne peut leur servir d’excuse. Le seul rôle de la femme c’est d’être épouse et mère et si on orne son esprit de connaissances variées, c’est uniquement pour qu’elle puisse être une compagne plus agréable de celui qui la choisira. Naturellement l’élève renchérit encore, ou plutôt, elle complète la pensée de sa maîtresse. Son rôle est d’être la femme de quelqu’un ; et au lieu de coudre des layettes, elle doit ingérer des livres de physique, de chimie, assister à des cours, faire des dissertations. C’est que, dans sa classe sociale, pour se marier il faut être riche et qu’elle est pauvre.

Ainsi l’éducation des jeunes filles est telle dans les écoles dites supérieures, qu’au lieu de leur faire aimer les connaissances enseignées, on les leur fait haïr. On aurait pu former des individualités intéressantes qui se seraient données à une science, à un art, aux lettres, à l’enseignement même de toute leur intelligence et de toute leur énergie et qui auraient pu par suite rendre des services à la société. Mais on leur a dit que faire ainsi convenait aux hommes seuls, et elles vont aux grandes écoles comme leurs aînées entraient en religion ; en manière de pis-aller, faute de trouver un homme qui veuille d’elles. Persuadées que la vie de la femme n’est pas ailleurs que dans le mariage, en ayant manqué le mariage elles pensent avoir manqué leur vie et elles deviennent les vieilles filles aux prétentions niaises, à l’esprit chagrin et dont le caractère détestable trahit l’éternel malheur de l’existence.

Pour le jeune homme de la bourgeoisie, la dix-huitième année est une des belles époques de la vie. C’est le temps des espoirs sans limites. Bachelier, il entre à la Faculté et caresse l’ambition d’y devenir un maître ; il sera savant illustre, littérateur de génie et, sous l’impulsion de ces dynamogènes, il se met avec ardeur au travail. C’est l’âge aussi de la liberté sexuelle comme de la liberté en général ; dans son grenier, Jacques Vingtras se sent avec volupté pour la première fois « chez lui ». Pour la jeune fille, rien de pareil ; la dix-huitième année n’est que la suite des années précédentes et, jusqu’au mariage, c’est la vie morne chez les parents. Parfois, tant que duraient les études, l’existence lui offrait de l’intérêt, il y avait les prix à conquérir, les places à gagner et malgré elle la poursuite de ces buts prochains lui donnait l’illusion d’un but plus éloigné en même temps que plus important ; lorsqu’on travaille, on en arrive toujours à croire travailler pour quelque chose. Mais les classes achevées, tout s’écroule ; c’est l’instruction des garçons qui a un but, l’enseignement des filles n’en a pas. Continuer d’apprendre, à quoi bon ! elle en sait assez, elle n’a plus rien à faire qu’à attendre… le mari ; et elle le trouve déjà bien long à venir.

Aussi avec quelle joie accueille-t-elle le frère « bon garçon » qui veut bien lui apporter un peu de cette vie extérieure dont on la sèvre. Elle boit ses paroles, accorde une créance absolue aux plus grossières vantardises. Avec dévotion elle conserve précieusement dans sa mémoire les mots d’argot, les expressions triviales et elle s’en sert ensuite pour se donner aux yeux des amies les airs d’une émancipation toute factice. Consent-il à la « sortir », elle en est toute joyeuse, comme une petite fille qu’emmène promener son papa. C’est que près de lui, en effet, elle se sent comme une enfant ; les connaissances du frère lui apparaissent immenses, et elle est fermement convaincue que, au regard des hommes, les femmes sont profondément inférieures. Des raisons toutes sociales de cette infériorité, elle ne se doute pas ; elle croit que le savoir dont son frère fait étalage lui est naturel ; anatomiste, elle eût fait sans hésiter de ce savoir un caractère sexuel secondaire.

Dans les classes pauvres, la jeune fille sort seule, il le faut bien, car dès treize ans elle doit apprendre un métier et gagner même une partie de son entretien. Mais si la famille n’est plus là pour la claustrer, la société suffit bien à la maintenir en servitude. D’abord, dès l’entrée à l’atelier, l’esprit de la jeune apprentie est déjà formé, et, sur la valeur et la situation sociales de chacun des deux sexes, elle a reçu l’opinion qui a cours dans son milieu. L’homme, seul, pense-t-elle est quelqu’un. Dans la famille il est le maître ; c’est lui qui, on peut le dire, apporte l’argent ; car le salaire de la femme, simple appoint, ne peut à beaucoup près suffire à entretenir le ménage. C’est l’homme aussi qui a la force physique, et au besoin il sait le prouver à sa femme lorsqu’elle ose lui résister. À l’homme tout est permis, rentrer ivre n’est pour lui qu’à peine une peccadille ; pour la femme, c’est une honte. A-t-il des habits salis et déchirés, c’est la femme qu’on accuse et lui est au contraire plaint ; mais qu’une femme se néglige dans sa toilette, oh ! alors point de pitié pour elle, car elle a manqué au devoir primordial de son sexe auquel il est permis d’être stupide, mais non d’avoir des trous à ses bas.

Au moment de l’entrée en apprentissage, la mère a cru bon de mettre sa fille en garde contre les dangers qu’elle allait courir. Les hommes feront des tentatives pour la posséder, cela est tout naturel « car l’homme est pour chercher et la femme pour se défendre » ; mais elle devra se garder de les écouter, parce que la jeune fille qui cède est déshonorée, surtout lorsqu’elle a le malheur d’avoir un enfant, malheur toujours à redouter. J’ai entendu une femme du peuple conter à sa jeune fille pour la préserver de la « faute » l’histoire d’une ouvrière cartonnière qui avait été suivie pendant six mois par un « Monsieur » : — « Jamais elle ne lui a répondu, eh bien, au bout de six mois, il est allé la demander en mariage à ses parents. Vois-tu, ma fille, quand une jeune fille se conduit bien, elle est toujours récompensée. »

Aussi, le soir, lorsqu’un homme s’approchera d’elle, elle devra répondre : « Passez votre chemin. » Toutes les femmes du peuple disent cela à leur fille ; l’expression « passez votre chemin » se transmet ainsi de génération en génération comme l’usage du corset et des bigoudis. Elle aurait pu varier, s’adapter aux circonstances, mais rien n’en a été ; sans doute que « passez votre chemin », dans l’esprit des grand’mères et des mères renferme quelque puissance magique ; ce doit être comme un talisman de vertu. Hélas ! sa forme stéréotypée le montre bien ; elle ne renferme que la misère des mentalités féminines.

Au bout d’un très court espace de temps, cependant, les rigides principes reçus dans la famille commencent à s’effacer de l’esprit de la jeune fille. En elle un parallèle s’établit entre ce qu’on lui a vanté comme vertu et ce qu’on lui a stigmatisé comme vice. La vertu, c’est sa mère à la camisole rapiécée, au tablier de cotonnade bleue sali par la graisse des casseroles ; c’est le logement étroit plein de cris d’enfants ; c’est le mari qui rentre ivre, souille les meubles de son vomissement et assomme sa femme de coups au moindre reproche. Le vice, ce sont les agréables soirées passées au théâtre, les jupons de soie, les bijoux, les robes luxueuses ; toutes choses que le travail honnête d’une femme ne permet jamais. Les hommes sont partout les maîtres, il est vrai, mais entre eux il faut distinguer ; il y a les ouvriers qui, en échange du don de la personne, donnent peu de chose, lorsque encore ils ne donnent pas de mauvais traitements ; et les « Messieurs » qui peuvent donner beaucoup, si la femme sait être habile. Ces hommes-là, la jeune ouvrière le sent bien, sont les seuls dispensateurs du plaisir, du bonheur, de tout ce que peut donner la richesse. Saints Pierres terrestres, ils ont la clef du paradis et peuvent l’ouvrir. Alors que, malgré la criante injustice de la société bourgeoise, un homme peut parfois, s’il se montre intelligent et énergique, sortir du bas rang social où les hasards de la naissance l’ont placé, la femme, elle, n’a qu’une seule manière de s’élever dans la société, c’est de se faire la prostituée des hommes riches.

C’est donc à tort que l’on stigmatise la prostitution. Dans la société actuelle, étant donnée la situation faite au sexe féminin, toute femme du peuple ne jouissant pas de facultés intellectuelles assez élevées pour lui permettre quelque espoir, qui s’adonne à la haute galanterie a raison de le faire. La vie d’une demi-mondaine étant de beaucoup préférable à l’existence de souffre-douleur départie aux femmes d’ouvriers : la fille d’ouvrier qui s’y détermine n’est en aucune façon immorale.

Ainsi à travers la diversité des milieux sociaux, l’asservissement de la femme est partout uniforme. L’homme seul est une personnalité qui compte ; la femme n’est qu’une esclave, une servante à tout faire ; et formée dès l’enfance pour cet emploi, elle en a la mentalité. Inférieure en intelligence, elle ne l’est pas ; les différents ordres d’études dans lesquels elle a réussi le montrent ; mais ce qui lui manque c’est le caractère, la dignité personnelle : le sentiment qu’on est quelqu’un et qu’on vaut quelque chose. Dans la science où à peine on vient de la laisser entrer, dans la politique où à peine en lui entr’ouvre la porte, la femme reste effacée et timide, comme hypnotisée par le prestige masculin. On l’a si bien dressée à faire abnégation de sa personne que, dans les organisations révolutionnaires russes, elle donne sans hésiter sa vie, mais ne songe pas à demander des droits.

L’homme a brisé le trône de ses rois, il a éteint les fallacieuses lumières célestes ; femme, déprends-toi de l’idole homme. En elle, comme en la royauté et en la divinité, il n’y a que mensonge et illusion. Ta raison d’être, elle n’est pas ailleurs qu’en toi-même.