La Femme et la démocratie de nos temps/13

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CHAPITRE XIII.


Si la nature a mis une égalité générale entre les hommes, égalité que la société en France a voulu établir, la nature a pourtant consacré avec non moins de force l’inégalité. Si le commun des hommes est soumis à des idées, des besoins pareils ; s’ils semblent une famille de frères, quelques uns d’entre eux, pourtant, se détachent, comme les lis des champs, pour dépasser les autres.

La nature a créé cet homme aux facultés bornées, qui se plaît aux travaux des mains, à la lutte, à la rivalité des parures, qui voit sans observer, aime sans passion, ne s’inquiète pas de la mort, vit de la vie des brutes, auxquelles il ressemble. La nature a doué cet autre homme de ses faveurs puissantes et délicates : sensible à la beauté du séjour qu’il habite, il contemple aussi ses semblables ; son ame agitée, son esprit étendu, s’exercent sur tous les objets. La nature a créé de même la femme belle et ambitieuse, qui mêlera les idées à l’amour, et la femme douce et timide, qui ne connait rien que la tendresse. Celui-ci s’enflamme pour son but, pour une injure ; il veut avec ardeur, avec emportement : sa voix est menaçante ; il saisit ce qui est sous sa main pour frapper ; il attend Clitus et le tue. Celui-là marche lentement, modère ses actions, confond l’injure par son raisonnement. Au fond des déserts, au sommet des montagnes, au sein des ondes, les animaux suivent la même diversité : leur roi toujours s’élancera superbe du fond de ses cavernes ; les habitans des airs se plairont sous l’ombrage frais des bois ou sur le pic ensanglanté par leur proie, et les flots amers de l’océan sans bornes feront périr les débiles habitans des eaux douces.

Les hommes diffèrent comme individus, comme races, comme nations : le génie a suivi le soleil depuis l’origine de l’histoire, et les nations du nord ont dominé les autres, plus encore par des qualités négatives que par l’habileté.

Le printemps commence sous des climats différens : le soleil va reparaître, dégagé, vers les tropiques, de cette ligne de vapeurs qui le couvrent depuis les pôles ; déjà au midi et au nord un doux frémissement annonce sa présence ; chaque homme la ressent : mais quelle différence dans le moment et la force des émotions ! Il faut avril ici pour le premier soleil, quand le midi déjà luit de tous ses feux. Ici le dieu du jour impuissant perce à peine des brouillards qui se disperseront pour peu de jours ; les campagnes s’élargissent ; un horizon, qui ne paraît que durant quelques heures, montre des formes inconnues, rentrées bientôt dans la nuit ; la couleur des airs, ce bleu où se joue la lumière, semble une couleur nouvelle ; le peuple, réveillé d’un long sommeil, commence à s’animer ; il sort dans les campagnes et dans les rues ; les enfans, les femmes, avec une parure d’hiver, quittent ces sombres masures que le nord appelle des maisons ; les chevaux, les livrées se pressent aux portes ; les promenades publiques se couvrent de voitures ; ici le soleil éveille la vanité ; quelques femmes à cheval essaient le seul courage qu’on leur permette, et leurs blonds cheveux volent au doux air naissant.

Et déjà Naples, brillante de lumière et retentissante des cris du peuple, se plaît à la fraîcheur des flots ; les mille ruisseaux de Terni coulent plus rians au bas de la cascade vaporeuse et bruyante. Tivoli se rit dans la verdure de ses eaux vives et de ses coteaux ; les campagnes de Rome sont pressées du soleil ; le midi étincelle ; les orages se jouent au haut des airs ; la chaleur, la foudre, les filles du soleil, cherchant un équilibre, lancent l’éclair au sein des nues, font retentir les échos des montagnes, grossissent d’une pluie furieuse les torrens épuisés. Tout est violent au ciel et sur la terre ; les émotions de l’amour se réveillent terribles, irrésistibles ; la femme italienne, au teint brun, au front fait pour le diadème, baisse ses yeux noirs pleins de douceur et de flamme ; l’homme la suit, la supplie ; l’amour enivre la nature qui s’abandonne sans crainte et sans combat. Au nord, le printemps est l’oubli passager de l’existence ; au midi, c’est une émotion profonde, le signal de la vie qui commence. Comble des voluptés que sa nature prodigue, le midi oublie délicieusement les soins du monde : aimer, rêver, écouter les secrètes harmonies de la nature, chercher dans les sons des émotions au dessus de la parole, sentir chaque moment comme un bienfait, exister enfin tandis que le nord travaille, c’est son partage.

La nature a créé peu de chefs et un peuple immense, ceux qui pensent et ceux qui suivent ; nous serions humiliés tous si nous savions combien peu de nos idées sont à nous. D’après la création, il y a sans doute un peuple et des seigneurs. Le mot de peuple a été entendu différemment, parce qu’il a signifié deux choses différentes : les uns ont entendu par peuple cette source féconde d’où tant de talens sont sortis, la masse des hommes, riche d’avenir, d’émotions, entre lesquels subsistent des hommes d’élite ; les autres ont entendu par peuple ce qui doit à jamais rester peuple, une sorte de gens bornés, vulgaires, qu’on retrouve dans toutes les classes, qui, rendant l’aristocratie frivole, l’église ridicule, impriment la borne de leurs sentimens dans les lois morales, et altèrent le caractère et les passions des autres ; c’est là le peuple voué à une éternelle roture.

Sans doute rien ne fut précis : la fusion des qualités humaines ne semble soumise à nulle loi ; un caractère timide s’unit souvent avec un esprit hardi ; le poète ne saurait toujours, comme Camoëns, combattre et chanter ; et les plus grandes erreurs sont venues souvent des esprits les plus justes.