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La Femme et le Féminisme avant la Révolution/I

La bibliothèque libre.
Éditions Ernest Leroux (p. 1-3).

PREMIÈRE PARTIE

La Femme de France au xviiie siècle


Quelle est au xviiie siècle, et particulièrement à la veille de la Révolution française, la situation de la femme en France ? Une étude générale est difficile, la disparité, la complication de l’édifice social et administratif de l’ancien régime se retrouvant naturellement en pareille matière, la situation de la femme variant comme celle de l’homme, d’ordre à ordre, de province à province, de métier à métier. Et seule une série de monographies encore à faire où l’on étudierait la femme à la Cour et à la ville, à l’atelier et aux champs, dans l’église ou le monde permettrait de se faire une idée exacte de la contribution féminine au développement de la civilisation. Il importe d’ailleurs, pour ne pas faire fausse route et ne pas donner des faits une interprétation inexacte, de bien distinguer la condition de la femme et son rôle, la place que lui assignent les lois et celle que lui laissent prendre les mœurs, qui varient souvent en raison inverse, en tous cas ne suivent jamais une courbe analogue. Quel rapport établir en apparence, quelle commune mesure entre une Mme de Pompadour, une Mme du Barry, une Marie-Antoinette, reines ou plus que reines, et les humbles bourgeoises dont le pinceau de Chardin nous retrace la calme vie familiale, entre la paysanne vendéenne ou bretonne, âme médiévale courbée sous le joug des prêtres et des hobereaux, croyant le ciel et l’enfer à leur service, et la femme de la halle, hardie et frondeuse, prête déjà pour les mouvements populaires, qui hue l’archevêque et chansonne le roi ? Leur rôle social est évidemment très différent.

Entre les provinces, il faut distinguer celles où règne le droit féodal — droit coutumier, de celles où règne le droit romain — droit écrit. Une étude d’ensemble de la situation juridique de la femme dans les diverses régions de la France n’a pas encore été faite. Cette étude exigerait de très longues et minutieuses recherches et devrait comporter tout d’abord une série de monographies. Et c’est seulement lorsque ces monographies auront été écrites que nous connaîtrons avec une précision suffisamment scientifique la condition des femmes au triple point de vue juridique, familial et social…

Faute de ces monographies, cependant nous pouvons du moins essayer de tracer une esquisse de la condition de la femme à travers les différentes coutumes et dans les diverses classes de la société. Nous disposons pour cela de sources assez nombreuses et, pour la plupart, au point de vue qui nous occupe, encore peu exploitées.

Les lois et décrets relatifs aux femmes (ils sont assez nombreux depuis le xive siècle) complétés par les manuels de droit et les dictionnaires de jurisprudence qui, sur chaque point important établissent le droit le plus généralement en vigueur, confrontent les différentes coutumes, citent les arrêts des cours et parlements, nous permettent d’apercevoir dans sa complexité et sa variété la condition juridique de la femme, sa place dans la législation, de préciser quels droits elle possède, quelles restrictions la loi apporte à sa liberté. Mais l’étude des lois et de leur application ne saurait nous donner de la femme du xviiie siècle qu’une image incomplète et souvent déformée. Aurions-nous une idée juste du rôle des femmes françaises ou anglaises au xixe et au xxe siècle si l’on s’en tenait à l’étude de la législation ? Il suffit de poser la question.

Toujours la loi retarde sur les mœurs. Il en est ainsi aujourd’hui, t à bien plus forte raison au xviiie siècle où la loi civile comme le gouvernement contenait tant de vestiges, vénérables mais ruinés des époques disparues. Les mœurs donnent aux femmes bien plus que les lois ne semblent leur accorder. Pour avoir une idée vraie du rôle des femmes, il faut les voir vivre. Nous en avons, moins complètement que nous ne voudrions et avec moins de détails, la possibilité. La littérature d’abord est un reflet assez fidèle ; non pas dans les ouvrages didactiques des grands écrivains — bien qu’on y puisse glaner souvent des traits intéressants — préoccupés plutôt de critiquer la société où ils vivent que de la décrire, d’anticiper l’avenir plutôt que de définir le présent. Mais dans ces mémoires émanant de toutes les parties de la société noble ou bourgeoise, où les événements sont notés au jour le jour, où les aspects les plus simples de la vie quotidienne nous apparaissent tels qu’ils apparaissent à ceux qui les notèrent où l’on voit vivre un homme, une société. Avec les pièces d’archives, actes des notaires, débats des tribunaux, rapports de police, qui, eux, sont plus strictement encore objectifs, nous pénétrons plus profondément encore dans la réalité. Là nous apercevons mieux encore que dans les mémoires les conditions matérielles de la vie, particulièrement de la vie de la femme du peuple qui, elle, n’a pas laissé de mémoires, et que les écrivains ne se sont pas préoccupés d’étudier.

Les rapports des autorités provinciales au gouvernement central, les listes des corporations de métiers, nous montrent également et d’une façon objective la place tenue par les femmes dans la vie économique. Des plaidoyers féministes et les grands monuments de l’esprit humain, tels l’Encyclopédie et les diverses encyclopédies juridiques, économiques, politiques, des dictionnaires biographiques et de ceux consacrés aux femmes célèbres en particulier, nous pouvons tirer de forts utiles indications sur la condition et le rôle des femmes.

Le théâtre enfin et le roman, bien souvent image fidèle et à peine embellie de la vie réelle, nous instruisent sur les concordances ou les discordances entre les lois et les mœurs et nous font connaître les opinions moyennes sur un grand nombre de problèmes que soulevait alors, comme aujourd’hui, la question féminine.

En utilisant toutes ces sources et en les éclairant les unes par les autres, nous avons des chances, semble-t-il, de pouvoir approcher assez près de la vérité et de donner une vue sinon complète, du moins assez générale de la condition de la femme au xviiie siècle.