La Femme et les mœurs/1

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Au journal Le Droit des Femmes (p. 1-44).

I


Elle est presque d’hier cette question rejetée d’abord comme chimérique, puis combattue par le ridicule, qui cependant, aujourd’hui, malgré tant de préjugés et de sarcasmes, s’agite dans les deux mondes, et chaque jour grandit.

Elle est née de la Révolution française. qui créa ou renouvela toutes les questions par le principe nouveau qu’elle a proclamé et où l’égalité de la femme, comme toutes les autres, est contenue.

Mais l’humanité saisit rarement d’un coup le sens de ses propres découvertes. Dans cet élan passionné qui fit tomber tant de chaînes, qui reconnut l’homme dans l’esclave et fit du serf un citoyen, la femme, qui le partagea, fut oubliée ; on n’y songea pas. Une seule intelligence, aussi haute que pure, supérieure à son époque, et insuffisamment appréciée encore de la nôtre, ne commit point cet oubli, et le signala vainement. Condorcet écrivit :

« L’habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels au point que parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une injustice. »

» Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux législateurs, lorsqu’ils s’occupaient avec le plus de zèle d’établir les droits communs des individus de l’espèce humaine, et d’en faire le fondement unique des institutions politiques. »

» Par exemple, tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? »

… » Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait : ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer. »

» Or les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées. Ainsi, les femmes ayant les mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes, et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur, ou son sexe, a dès lors abjuré les siens… »

Condorcet n’eut sur ce point ni disciples ni adversaires. Cela parut pure philosophie ; et les révolutionnaires d’alors, s’ils procédaient des philosophes, l’étaient eux-mêmes assez peu. Jamais cependant les femmes ne se mêlèrent plus activement à une révolution. Depuis l’un de ses grands épisodes, le voyage de Versailles, qu’elles firent à elles seules, on les voit dans tous les événements, sur tous les théâtres : fêtes, émeutes, prisons, échafauds. Mais, rejetées par la Révolution, elles en perdirent le sens, comme d’ailleurs, la plupart des révolutionnaires eux-mêmes, et bientôt travaillèrent à l’étouffer. Elles l’avaient faite par haine du despotisme ; elles la défirent par le même motif, à la fin saisies de pitié pour les vaincus et fatiguées de décrets et de proscriptions. On avait, au nom du genre humain, tant violé l’humanité ; au nom de la liberté, on avait poussé si loin la tyrannie, qu’on avait perdu l’élan initial et le sens du but. Les femmes retournèrent au passé par découragement de l’état nouveau. Le catholicisme, qui sait leur puissance, mit tout en œuvre pour les séduire : il renouvela son génie, se fit romantique, s’entoura de poésie et d’encens et ses pénitentes durent abjurer entre ses mains ce libre arbitre qui les avait égarées, et renoncer, non aux pompes de Satan, mais à celles de l’esprit, bien plus dangereuses aux yeux de l’Église.

Malgré tout, l’esprit retrouva sa route. En dépit de l’Église et du préjugé, les femmes revinrent à la littérature et à la philosophie. Tout voyage a ses repos ; mais de halte en halte on avance. Au décret de leur émancipation, que Saint-Simon promulgua, elles tressaillirent, et plusieurs d’entre elles[1], parmi les plus intelligentes et les plus loyales, se firent les disciples du rénovateur.

— Quelque distinction qu’on s’efforce de faire, l’histoire des femmes est celle de l’humanité. Quand leurs sentiments éclatent sur la place publique, c’est que leur émotion est immense ; mais leur influence, en temps ordinaire, quoique difficile à saisir, n’existe pas moins. Toute la question est de savoir si cette influence doit être instinctive ou cultivée ; si elle doit s’exercer par des voies droites, ou par des voies tortueuses, en plein soleil, ou dans l’ombre —

1830 fut un réveil. Partout, dans la littérature, dans le socialisme, dans les complots, dans les insurrections même, la femme déborde.

— On combattit cet élan par la raillerie. C’était bien toujours l’éternelle opposition de ce qui est contre ce qui veut être, de ceux qui possèdent contre ceux qui veulent avoir ; l’émancipé d’hier, devenu maitre, défendait leur règne. Mais ici, la guerre civile était impossible de fait ; elle n’en fut que plus âpre dans l’esprit.

Ce fut alors qu’on appela bas-bleus les femmes écrivains, appellation bizarre qui contient pourtant un sens vrai : c’est que la femme s’éloigne d’autant plus de la coquetterie qu’elle cultive davantage son intelligence. Ainsi, la société d’alors, faite de compromis, superficielle et roturièrement aristocratique, raillant tout, parce qu’elle ne croyait à rien, vivant au jour le jour, sans lien avec le passé comme sans souci pour l’avenir, brillante, mais sans profondeur, flètrissait chez la femme les tendances sérieuses et encourageait chez elle la frivolité comme une vertu. Ces railleries eurent une grande influence sur le peu de développement de l’éducation des filles, que la royauté constitutionnelle négligea entièrement. Elles ont fait de beaucoup d’hommes des Chrysale, et ont resserré sur les yeux des femmes le bandeau du catholicisme et du préjugé.

Aujourd’hui plus que jamais, cette profonde et magnifique doctrine que la femme doit être nécessairement ignorante et frivole, s’épanouit en deux grands résultats : par les femmes honnêtes, gardiens convaincus du pot-au-feu, le progrès est enrayé dans le monde, et tout mouvement généreux éteint ; par la femme de luxe et la courtisane, l’honnêteté privée elle-même est entreprise… et vaincue. Il faut de l’or à tout prix. Les scandales qui grossissent et se multiplient, épuisent la source de l’indignation publique. Ce que l’affaissement des mœurs peut produire… on l’a su ; on le sait. Reste à savoir si l’on comprendra ce qui à l’époque où nous sommes peut les relever.

En dépit de la Révolution, on avait cru jusqu’en 1830, que la politique était en elle-même une science, à part des sciences morales. Cette question de la femme et de la famille, parce qu’elle est la plus profonde, vient nécessairement en dernier lieu. Cependant, le socialisme, aussi vrai dans son principe de revendication qu’il peut être contestable dans ses diverses théories, s’empara, aux deux extrémités du monde de l’esprit, des penseurs et des misérables ; et tout à coup le roman et l’utopie devinrent l’expression la plus accusée du mouvement intellectuel ; les romanciers furent les historiens de cette société trouble, mal à l’aise dans sa forme ancienne. Ils en exposèrent les plaies, et furent mieux compris que les philosophes ; parce qu’au lieu de spéculations, ils montraient des faits : la femme trompée, l’enfant sacrifié, la misère, en bas, poussant au vol, au meurtre, et à la débauche ; la soif des richesses, en haut, poussant au vol, au meurtre et à la débauche, également. Aux grands cris des conservateurs, on attaqua la famille et la propriété, non pour les détruire, comme ils prétendent, parce que la forme est tout à leurs yeux ; mais comme on avait précédemment attaqué l’État, pour le transformer. Georges Sand, Balzac, Eugène Sue, firent leur œuvre — à côté de Saint-Simon, de Cabet, de Fourier. Partout, les vices du mariage étaient dénoncés en même temps que ceux du prolétariat. On reprenait ainsi l’œuvre de la Révolution où elle s’était arrêtée, où elle avait dû s’arrêter, la politique seule ne pouvant aller plus loin.

Les socialistes seuls avant 48 avaient posé la question du droit de la femme. Il y eut en 48 un mouvement féminin ; mais peu sensible, un club dont on se moqua, bien qu’il ne fût pas plus ridicule, probablement, que les autres. Les socialistes eux-mêmes étaient si peu préparés à l’invasion de la femme dans le domaine politique, que la candidature de Jeanne Deroin ne trouva dans son propre parti que de rares champions ; que Pierre Leroux, maire de Boussac, accueillit presque aussi peu favorablement que l’eût fait un autre maire, la protestation de Pauline Roland réclamant l’inscription de son nom sur la liste des électeurs.

Puis, le coup d’État fit le silence sur toutes les questions vitales.

En 1853 cependant, parut l’histoire morale des femmes, de Legouvé. C’était un cri généreux d’indignation contre les excès produits par la brutalité des lois et des mœurs. Il en appelait à la pitié bien plus qu’au droit ; mais alors, cette modération dût servir la cause, si peu comprise encore.

En 1858, sur l’initiative d’un ancien Saint-Simonien, M. Arlès Dufour, esprit toujours ouvert aux idées généreuses, l’Académie de Lyon mit à l’étude « les moyens d’élever le salaire des femmes à l’égal de celui des hommes, lorsqu’il y a égalité de salaire ou de travail, et d’ouvrir aux femmes de nouvelles carrières. »

C’était attaquer la question par le côté économique, si important. Car la revendication pour la femme de la liberté et de l’égalité se complique d’une question matérielle immense. Le salaire de la femme suit sa condition ; il est avili comme elle l’est elle-même. Rejetée de la plupart des métiers, écartée de presque toutes les carrières, partout écrasée, obligée pour vivre de recourir à d’autres moyens que le travail, la femme tombe et la société descend avec elle.

Il sortit de ce concours un mémoire remarquable par l’étude des faits et le sentiment du droit, et publié depuis sous ce titre : La Femme pauvre au xixe siècle.

Il était écrit par une jeune personne pauvre et studieuse : mademoiselle Daubié. Elle ne se contenta pas de réclamer ; elle voulut aussi prouver, et deux ans plus tard, la Faculté des lettres de Lyon lui décernait le diplôme de bachelier ès-lettres.

D’autres suivirent cet exemple : mademoiselle Emma Chenu entr’autres, qui a reçu les grades de bachelier et de licencié ès-sciences. De tels faits, sans être communs, sont maintenant assez fréquents, et deux Françaises, une Russe et une Américaine suivent les cours de l’école de médecine de Paris — non sans avoir vaincu à force de courage bien des obstacles, bien des dégoûts.

La lice s’ouvrit en 1867 par le livre de la Justice dans la Révolution, où Proudhon insultait grossièrement la femme, et par l’Amour et la femme, où Michelet, plus doucereusement, ne l’insultait guère moins.

Ces livres, et d’autres qui les répétèrent, écrits par des publicistes fantasques, ou par des poëtes trop tendres, n’étaient que des pamphlets brutaux, ou des fantaisies érotiques. Ils confessèrent l’homme bien plus qu’ils ne dévoilèrent la femme. Deux réponses entr’autres, fort énergiques, leur furent adressées, l’une intitulée : Idées anti-proudhonniennes, signée Juliette Lambert ; l’autre : La Femme affranchie, par madame J. d’Héricourt, œuvre de haute polémique, où le bon sens, la logique et la raison s’expriment avec une verve pleine d’ironie. Ces deux ouvrages, qui avaient beau jeu contre les contradictions proudhonniennes, affaiblirent fortement déjà, dans le monde des penseurs, le prestige de l’athlète franc-comtois ; mais furent peu lus du public vulgaire. Le beau livre de madame d’Héricourt, tout en réfutant principalement Proudhon, frappait aussi d’estoc et de taille sur Michelet, Auguste Comte et autres détracteurs de la femme. Mais trop sérieux et trop élevé pour avoir un succès de curiosité et de scandale, il n’arrêta pas l’effet populaire de ces doctrines signées de noms connus.

En France, où l’on éprouve le besoin de briller dans la conversation sur tous les sujets, et où l’on n’a pas plus de temps qu’ailleurs pour approfondir toutes choses, où l’esprit est prompt comme la parole, l’opinion est d’une impressionnabilité extrême ; elle a, comme l’atmosphère, des courants impétueux et changeants. La femme devint pour beaucoup une malade ; pour tous en général, une inférieure. Il n’y avait d’ailleurs qu’à se laisser aller sur ce point à la tradition.

On a voulu attribuer à l’influence de Michelet un adoucissement marqué des mœurs du mariage. Cela est douteux ; parce qu’on n’a d’égards vrais et constants que vis-à-vis de ceux qu’on respecte, et qu’il n’est d’ailleurs de vraie barrière contre l’égoïsme du pouvoir, que le droit acquis, réalisé, debout dans sa force. De telles influences, arbitraires et superficielles, ne peuvent produire que des effets analogues[2].

En somme, la femme n’a gagné à la Révolution, jusqu’ici, que la loi sur les héritages et une protection insuffisante contre des sévices publics. Est-elle plus respectée qu’auparavant ? Non. Depuis quelques années on sent, de par la force des choses, qu’il faut compter avec elle. Son droit, dont s’irrite le pouvoir de l’homme, est en question ; l’inquiétude et la défiance éveillées mettent de côté l’ancienne courtoisie, et, sans vouloir la traiter en égale, déjà on la traîte en adversaire.

« Le droit des femmes ! s’écrie-t-on. Encore cette ridicule thèse ! Et selon le degré de réflexion de celui qui parle, il s’en tire, soit par un haussement d’épaules, soit par quelques paroles profondes sur la somme exacte de liberté et d’avantages qu’on peut accorder aux femmes, en rapport avec leurs devoirs et les besoins de la société. Quant au droit commun, ceux qui s’y rattachent, on les compte. Pour tout dire, la chose est mal vue, et portée plus mal encore. On n’en saurait parler, même les plus bienveillants, qu’avec une sorte de pudeur, et un demi-sourire.

Peut-être cependant le rire — qui réussit autrefois si bien — n’y fera désormais grand chose. Tout s’use, la raillerie surtout ; mais jusqu’à ce qu’elles soient résolues, les questions restent. Les superficiels ont beau dédaigner, les gens d’esprit ont beau lancer des traits malicieux ou grossiers (la passion quelquefois emporte), le vulgaire a beau suivre ses chefs de file ; la littérature a beau mettre la situation en musique et prouver à force de points d’orgue, de vocalises et de fantaisies que la femme est une houri, une péri, une fée, un ange, auquel tout ce qui est terrestre doit — sauf quelques points — rester étranger, il y a la force des choses qui, malgré tout, agit, nous oblige en ces temps à de terribles inventaires, et nous révèle une situation qui n’est ni superficielle, ni spirituelle, ni gracieuse, mais, si l’on veut en effet, ridicule… amèrement.

On l’a prouvé depuis longtemps par des chiffres : le salaire de la femme est insuffisant. Pour l’ouvrière des villes, il est en moyenne de 1 franc 20 centimes par jour. Mais les moyennes sont chose abstraite, et, pour compter plus humainement avec la faim, il faudrait retirer de ce chiffre l’influence de quelques gains élevés, tout exceptionnels, et réservés à un très-petit nombre. Si donc la majorité des ouvrières gagne à peu près 1 franc 20 centimes, c’est aux dépens d’une minorité qui gagne encore moins, et dont le salaire s’abaisse parfois jusqu’au chiffre dérisoire de 60 centimes. Il est inutile de démontrer que, soit dans nos villes, soit dans nos campagnes, mais dans les villes surtout, l’existence à ce prix est impossible.

Comment vivent-elles donc ? La réponse, tout le monde la fait ; elle est devenue banale : par l’inconduite, par la prostitution ; quelques-unes s’en tirent par le suicide. Les partisans des bons principes objecteront : et le mariage ?

Il y aurait beaucoup à dire, au point de vue moral, sur le mariage imposé comme expédient économique ; mais, pour ne parler en ce moment que du fait, il est reconnu que de moins en moins, l’homme, l’ouvrier surtout, se marie. La femme et les enfants sont une charge, une obligation, et l’on préfère, sous l’égide d’une loi complaisante, exploiter la femme et perdre l’enfant. On l’a dit, on l’a répété, on le crie : les mœurs sont en décadence. Le concubinage dans les villes est devenu la règle, le mariage l’exception. On en demeurera convaincu si l’on réfléchit que le concubinage se renouvelle un nombre de fois indéterminé, tandis que le mariage ne compte généralement que pour une fois dans la vie.

Il a été question souvent de la lutte entre l’honneur et la faim imposée à l’ouvrière. Cette lutte existe sans doute, hélas ; mais dans la plupart des villes manufacturières, elle est prévenue par l’excès de la corruption.

« Dans nos différentes villes manufacturières, on voit des petites filles de douze ans s’offrir chaque soir dans la rue, et la ville de Reims compte plus de cent enfants de cet âge, qui n’ont pas de moyens de subsistance en dehors de la prostitution. » (Villermé, cité par mademoiselle Daubié).

La dégénérescence physique, naturellement, suit la dégénérescence morale ; (il faut le dire pour ceux qui tiendront compte surtout de celle-là), l’une et l’autre s’engendrent et se perpétuent. La population s’abaisse et s’abâtardit. Nous sommes en route pour Lilliput. Et comment n’en serait-il pas ainsi ? la femme trompée, c’est l’enfant abandonné ; la débauche, c’est la vie gangrenée dans son germe.

Les infanticides comptent pour un chiffre élevé dans la statistique judiciaire des dix dernières années. Mais il n’y a que des maladroites, à leur coup d’essai, qui arrivent à ce sujet sur les bancs des cours d’assises ; une industrie sociale, qui prend un développement de plus en plus considérable, celle des avortements, organise plus décemment les choses car toute situation sérieusement accusée crée des institutions en rapport avec ses besoins.

Malgré tout, la France nourrit annuellement environ 50,000 enfants-trouvés, dont elle enterre, il est vrai, les trois quarts avant douze ans ; le reste est appelé, comme on sait, à peupler les prisons, les bagnes et à figurer sur l’échafaud.

« Les huit dixièmes des mineurs qui se permettent d’occuper les moments de nos tribunaux, appartiennent à la tribu (des enfants naturels). Elle fournit à la prostitution un bon quart de ses recrues. L’armée des voleurs, escrocs, bandits de toute sorte, qui campe au milieu de nous, lui doit la plupart de ses soldats ; et il faut ajouter ses soldats d’élite. » (Paul Lacombe. Le Mariage libre).

D’où vient cette démoralisation ? On la cherche dans les causes politiques, mais les causes politiques ne sont que des effets. Qui les produit ? qui produit l’abaissement des esprits ? L’indifférence pour le bien, l’insouciance du mal, cette lâche mollesse qui s’endort dans la jouissance, l’énervement où l’âme n’a que des impressions fugitives, des idées, plus de sentiments, partant plus d’action ? Qui donc a éteint l’enthousiasme et substitué dans l’œil de la jeunesse, à la flamme riante des grands espoirs, l’atonie de l’ivresse, ou le visqueux éclat des honteux désirs ?

C’est la débauche. Mais la débauche d’où vient-elle ? en quoi se différencie-t-elle de l’amour ?

En ce qu’elle s’applique uniquement aux sens, tandis que l’amour saisit à la fois, pour les exalter, toutes les facultés de l’être. Dans l’amour, l’être aimé devient l’idéal même ; dans la débauche, l’être n’est qu’un objet.

Cela étant, qu’a-t-on fait de la femme ?

Par la dépendance matérielle où elle est tenue, écartée de presque toutes les fonctions sociales autres que serviles, et réduite à un salaire insuffisant, on la force, ou de se vendre le mariage en échange d’une protection souvent illusoire, ou de se louer dans des unions temporaires : — On en a fait un objet.

Par la servitude morale qu’on lui impose en la déclarant faite pour l’homme, et non pour elle-même, née pour le dévouement, annexe, accessoire, de l’être principal, en lui ordonnant la soumission, en la privant par conséquent d’initiative et de responsabilité, on l’a frappée d’incapacité morale — on en a fait un objet.

En abaissant pour elle, systématiquement, le niveau de l’instruction, en lui interdisant, et par l’empire du préjugé, et par le refus des moyens, les hautes études, on l’a contrainte de rester, en général, intellectuellement inférieure — de descendre du rôle de sujet à celui d’objet.

En somme, tandis qu’on a fait à l’homme un étrange point d’honneur de l’exaltation de ses facultés brutales, on a, du côté de la femme, abattu tous les obstacles, énervé toutes les forces qui pouvaient réagir contre cette brutalité.

Celle qui plus particulièrement est gardienne des mœurs, on a voulu qu’elle ne s’appartînt pas à elle-même. On lui a donné pour dogme la soumission et l’impersonnalité ; on a sanctionné ce dogme par toutes les lois civiles, politiques, économiques — et puis l’on s’étonne de l’abaissement des mœurs !

La soumission ! il y a des applications de mots qui sont des syllogismes inconscients : Fille soumise !… En effet, c’est le dernier mot du système. D’abdications en abdications, de chute en chute, il aboutit là.

Il n’est pas nouveau, ce système. Mais à l’heure où nous sommes, il arrive à produire ses plus violents effets, par suite de l’alliance bâtarde du vieil ordre de choses et du nouveau. La femme se trouve tout à la fois responsable et irresponsable ; en dehors de la loi commune quant au droit, elle y rentre quant au devoir. Déclarée faible et subordonnée, et comme telle exclue de la participation des avantages sociaux, cependant, elle n’en reste pas moins chargée d’elle-même, sans aucune protection réelle. Une nouvelle force sociale, l’industrie, l’accepte, seulement pour la broyer ; les lois civiles et économiques la condamnent à la misère ; et la misère l’oblige à la honte.

« La misère des prostituées est telle que dans un dépouillement de liste des filles inscrites à Paris, parmi plus de 6, 000 prostituées, on n’en trouva que deux qui eussent pu vivre de leur travail ou de leurs revenus… l’une d’elles lutta trois jours contre les tortures de la faim avant de se faire inscrire… Des ouvrières, des servantes sans ressources et sans asile sont obligées d’errer dans les rues de nos villes, où la police les ramasse ; cette police est faite par des sergents, anciens soldats pour la plupart, qui ont déjà traîné des filles vierges au Bureau des mœurs sous l’inculpation d’avoir provoqué à la débauche sans autorisation et sans patente… ces erreurs cruelles se renouvellent tous les jours pour la fille du peuple sans que son cri de protestation soit entendu… Sur 4,000 filles inscrites natives de Paris, on en trouvait, il y a quelques années, à peine 100 en état de signer leur nom… les filles naturelles forment le quart de l’effectif des maisons de tolérance, complété en partie par les victimes de la séduction, » (Mlle Daubié la Femme pauvre au xixe siècle).

« La prostitution légale ne nous donne donc qu’une faible idée des progrès de la démoralisation dans notre siècle ; car le nombre des jeunes filles vouées à la prostitution clandestine est triple à Paris de celui des filles inscrites ; on y trouve les premières dans une foule de cafés, de théâtres, de guinguettes, de tavernes et de garnis. » (id.)

Si le nombre des prostituées est considérable, le nombre des prostitués l’est bien plus. Ceux-ci, n’étant soumis à aucune règle de voirie, infectent tranquillement nos rues de leur corruption, sont un danger permanent pour la sécurité publique, propagent la débauche, et souillent jusqu’aux imaginations honnêtes, obligées de tenir compte de leur existence, et d’appréhender leur rencontre.

Mais l’homme sur ce point est irresponsable. Par une étrange anomalie, il est irresponsable, lui, déclaré majeur ; elle est responsable, elle, déclarée mineure. Agent d’immoralité, reconnu par l’opinion, il promène impunément ses excitations, affiche ses exemples. Il peut séduire sans crainte des jeunes filles, des enfants de 16 et de 14 ans[3]. Il est entièrement libre de transformer le lien le plus fort et le plus sacré de la nature, en un crime et une abjection. Si la fille qu’il a abandonnée, poussée par la honte, ou par la misère, se défait de l’enfant qu’il a créé, il figurera dans le procès comme témoin à charge, et sortira de là sain et sauf pour aller joindre sa voix, en quelque autre occasion moins scabreuse, au verdict de l’opinion, contre des malheureuses si dignes de mépris. Cependant, on ne manquerait pas d’arguments pour soutenir que la suppression de l’enfant est moins cruelle que son abandon. On sait l’effrayante mortalité qui sévit sur ces malheureuses petites créatures ; quels mépris, quels durs traitements étiolent et dépravent ceux qui résistent à l’effet des mauvais soins dans le premier âge ! Et qu’ils sont destinés d’avance à être les recrues du crime et de la débauche !

Cependant leur nombre augmente chaque jour. Il en naît annuellement à Paris de 16 à 17 milliers.

« L’augmentation presque continue du nombre des enfants naturels est un fait admis par tous les statisticiens.[4] »

Heureusement, nous avons pris l’habitude, noble et désintéressée, de laisser aller à leur gré les choses sociales et de nous mêler surtout de nos affaires personnelles ; ces choses-là ne nous empêchent point de dormir. On est idéaliste, ou on ne l’est pas. Il est beau de vivre les pieds dans la boue, les yeux aux nuages. — Parfois, cependant, quand on nous vole, ou quand on nous assassine (la débauche et la cruauté, selon les phrénologistes, sont unies par des liens étroits) ; quand on nous fait banqueroute ; quand notre fille épouse un mauvais sujet ; quand notre fils se perd d’âme, de corps et de biens ; quand l’énervement social se traduit à la face du monde en platitudes incommensurables ; quand l’hypocrisie, arrivée à la limite qui la sépare du cynisme, nous rit au nez ; quand, çà et là sous la main du juge, s’ouvre quelque soupirail, d’où sortent des vapeurs méphitiques et suffocantes ; quand le crime nous côtoie, nous frôle, éclate ici, là, en bas, en haut, de toutes parts ; quand les faits enfin, de plus en plus, deviennent d’une inqualifiable insolence, alors nous trouvons pourtant que cela va mal et l’inquiétude nous saisit.

Autrefois, on forçait les pauvres de se bien conduire ; les fils de famille seuls avaient le privilége de l’orgie. Mais voilà que l’égalité des mauvaises mœurs devient révoltante. L’homme du peuple exploite la femme, comme ont fait les nobles, comme font les bourgeois. Il naît tous les ans 75 000 citoyens sans état civil, et la chose tend à s’accroître. La multitude n’y va pas de main morte : elle débute dans son règne par des mœurs de prince. La famille n’est plus, ou peu s’en faut ; la propriété, légitime ou non, est menacée. Autrefois, on riait de toutes ces choses, et les gens d’esprit en faisaient des plaisanteries pleines de grâce, qui désopilaient notre humanité facile et gaie. Mais du moment où tout le monde s’en mêle, il n’y a vraiment plus moyen.

Il y a aussi la question du luxe. La femme, née pour plaire, a pris cette destinée si fort au sérieux que le budget de la toilette est devenu dans chaque ménage, au point de vue du découvert et de l’emprunt, semblable à celui d’un gouvernement ; et, de même, c’est l’honneur et la conscience qui paient les frais du système, sans préjudice de la ruine finale. Eh mon Dieu, il faut bien vivre ! Seulement, tandis qu’ici, vivre c’est avoir un morceau de pain, là, il s’agit de turbot, de satin, de dentelles. Des deux côtés, on n’en cède pas moins à la dure nécessité. La plupart des femmes comme il faut ne vendent, il est vrai, que leurs maris ; mais s’ils s’y refusent sottement, ne méritent-ils pas bien qu’on cesse de les chérir et qu’on soit touchée d’un dévouement plus ardent ? Car enfin, vous êtes étrange : vous dites, vous soutenez que la femme est née pour plaire, vous ne lui laissez à faire que cela ; vous lui défendez les choses sérieuses, vous lui ordonnez d’être frivole — elle l’est ; et maintenant, si ses jolis doigts jouent avec l’honneur, la délicatesse, la foi politique, si de ses petits pieds, chaussés de satin, elle écrase, en dansant, toutes ces choses qu’elle ne comprend pas, de quoi vous plaignez-vous, quand vous n’avez qu’à vous louer de son obéissance ?

Mais, lorsqu’il s’agit de la femme, l’homme ne veut pas être logique et semble ne le pouvoir. De plus en plus, pourtant, les faits le pressent et l’entament. Devenue dans les mœurs un danger social, dans la famille une cause de démoralisation et de ruine, voici l’inexorable question qui se pose encore sur le terrain politique, ou plutôt, qui, posée depuis longtemps, apparaît enfin à tous les yeux.

On vient de s’apercevoir que cela avait quelque importance que les femmes fussent élevées sur les genoux de l’Église, ou dans les données de la foi moderne. On avait d’abord pensé que pour elles, comme pour les enfants et pour le peuple, la religion avait du bon ; mais il se trouve (par un miracle qu’on n’eût jamais soupçonné) que l’esclavage de la femme s’oppose à la liberté de l’homme ; que si le pape règne encore, c’est de par leur grâce, voire même l’empereur, et que ces infimes créatures, qui n’ont pas le droit de vote, influent pourtant sur les élections. — Oui, la chose est devenue claire, au point qu’il n’y a plus moyen d’en douter, si mortifiante et gênante qu’elle soit. Voici le passé qui défie l’avenir en bataille rangée ; pour tout ce qui date des conquêtes révolutionnaires, il s’agit d’être, ou de n’être pas ; et l’on est bien obligé de reconnaître qu’avoir la moitié de l’humanité pour ou contre soi est chose sérieuse. Aussi, nos démocrates, conservateurs quand même de la monarchie au foyer, qui n’ont été jusqu’ici vis-à-vis des femmes ni plus polis que l’Église, ni moins despotiques, font-ils des concessions : il est sérieusement question parmi eux de rendre les femmes capables d’élever de petits démocrates pour le salut de la société.

— Bonnes gens, prenez garde ! la logique est inflexible. Pour faire des démocrates, il faudra qu’elles en soient elles-mêmes. Il n’y a qu’un pas de l’être émancipé à l’être majeur. Remonter aux Pères de l’Église, représentés, en ce temps de décadence, par Mgr Dupanloup, ou rendre à la femme ses droits d’être humain, il n’y a pas de milieu.

— Ses droits d’être humain ! c’est-à-dire l’égalité ? Halte-là ! s’écrie le bataillon des physiologistes et des psychologues, à qui l’on doit, depuis une dizaine d’années, tant d’observations ingénieuses, menues, délicates et fantastique sur la femme ; et tant de jugements pleins d’une mâle crudité ; avec tant de conclusions scientifiques, et autres. Non ! il s’agit seulement de mieux associer la femme à notre action, d’en faire comme il convient notre aide et coopérateur en ces choses, mais sous notre direction nécessaire, et toujours avec réserve et modération. Car ce n’est pas une question de droit, mais d’utilité. La subordination de la femme est la loi même de nature. La femme n’est pas, ne peut pas être l’égale de l’homme. Elle lui est inférieure physiquement, intellectuellement…

— Et moralement ?

— Ah ! sur ce point, les avis sont divers. Tous les littérateurs sensibles font de la femme le génie du sentiment ; certains logiciens — plus conséquents avec eux-mêmes — la représentent au contraire comme une créature injuste, arbitraire, passionnée, dont le sentiment n’est qu’un instinct, humanisé par l’imagination. Il y a là matière à controverse.

— Controversons.

Mais avant tout, résumons le précédent examen : D’où vient la démoralisation sociale ? De la dépendance matérielle de la femme, autrement dit de l’insuffisance de son salaire, de l’impossibilité où elle se trouve de suffire seule à ses besoins.

D’où viennent la corruption dans l’État, l’assouplissement des consciences aux obligations des gros traitements — et des petits — le besoin général du luxe et ses excès ? les préoccupations matérielles dominant et remplaçant toutes les autres ? en somme, la liberté et la dignité, perdues quant au présent, menacées dans l’avenir ? D’où vient, moins de cent ans après Voltaire, le règne continué de l’ obscurantisme ? Et quatre-vingts ans après la déclaration des droits de l’homme, le despotisme réintronisé ? — De cette dépendance morale et intellectuelle de la femme, qui la rend étrangère à l’idée, au droit, à la justice, à l’honneur, et la livre tout entière, aux occupations serviles, ou aux goûts frivoles, surexcités par la vanité.

Exagération ! dites-vous ; alléguant que c’est attribuer à une seule cause trop d’importance ?

Mais quoi ! sur 40 millions d’âmes, ce serait peu de 20 millions ? Trouve-t-on beaucoup de causes plus générales ? Surtout quand il faut reconnaître que l’autre moitié subit nécessairement le contre-coup du système et prend sa bonne part des vices qu’il produit. Si nos maux sont faits d’ignorance et d’énervement, la moitié de la nation, dressée à l’obéissance et à la superstition, explique suffisamment tous les excès impunis du double servage, politique et religieux, que nous subissons.



  1. Il faut distinguer entre les deux époques du Saint-Simonisme. Je parle ici de la première.
  2. Il y en eut de plaisants : Une jeune femme riche épouse un homme sensible aux idées modernes et courantes. Il congédia la femme de chambre immédiatement. Ne fallait-il pas, suivant les leçons du maître, écarter tout profane et posséder à soi seul la chère sensitive ? La jeune femme obligée de faire son appartement, se plaignait toutefois que ces suprêmes délicatesses lui imposâssent des fatigues, dont elle n’avait pas l’habitude. — Au moins votre mari vous aide ? lui dit-on. — Pas du tout. — Elle avait même de plus le soin des habits de ce mari, qui trouvait assurément, pour imposer ce surcroît de besogne, des motifs empreints du sentiment le plus exquis. Le faux ne peut produire que l’injuste.
  3. L’année dernière, ce procès a été jugé à Paris : Une mère accusait le séducteur de sa fille âgée de 14 ans, de l’avoir entraînée dans un hôtel meublé, où ils avaient passé la nuit. L’homme fut acquitté, parce que la jeune fille l’avait suivi de bonne volonté.
  4. Émile Acollas. L’enfant né hors mariage.