La Femme et les mœurs/4

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Au journal Le Droit des Femmes (p. 97-120).


IV

LA MATERNITÉ



IV

LA MATERNITÉ

Voici le grand argument, le sceau de la chaîne, par laquelle on attacha de tout temps la femme à la case, au gynécée, et maintenant au foyer. On n’en saurait méconnaître l’importance. Il faut voir seulement si on ne l’a point exagérée, si même, d’un point de départ vrai, on n’est pas arrivé à de très-fausses conséquences.

Qu’est-ce que la maternité ?

Le chœur des littérateurs et des poëtes répond par des acclamations enthousiastes ; et même ailleurs, point de tête qui ne s’incline. La maternité, c’est le triomphe de la femme, sa grande et suprême fonction ! sa morale ! son génie ! la source inépuisable et sacrée des inspirations sublimes et fécondes ! l’océan d’amour ! etc…

Bon ! Mais en quoi consiste-t-elle ? Non pas seulement sans doute à concevoir l’enfant, le mettre au monde, l’allaiter ; c’est le fait de toutes les femelles, qui toutes soignent leur fruit avec amour. La mère humaine seule est ainsi divinisée. Pourquoi ? Parcequ’elle y met son âme, parcequ’elle s’élève de l’instinct à l’amour conscient, et que l’amour, en dépit des doutes, des blasphèmes, des sacriléges, et surtout cet amour-là, si fidèle, si grand et si pur, est bien réellement ce qu’il y a de plus doux et de plus haut dans la vie.

La maternité est sublime, parce que sublime est son œuvre : le renouvellement de l’humanité par l’être neuf et naïf, pur de la fange des chemins déjà parcourus, libre de toute haine, de tout souvenir, de toute souillure, et que l’on peut, ainsi qu’une fleur dans un bon terrain, au soleil, soigneusement arrosée, pétrir de lumière, d’amour et de justice. La maternité, c’est la préparation de nos destinées ; c’est la réforme incessante de la création, ou plutôt la création même continuée, et perpétuellement agrandie ; œuvre suprême, où la connaissance et l’enthousiasme du beau dans tous les ordres est nécessaire ; où le génie des grands sculpteurs appelle à son aide celui des grands philosophes, et la foi de ces moralistes, qui parmi les rires et les doutes de l’humanité, à travers les glaives monarchiques et les huées populaires, tracent nos chemins dans l’idéal.

Que doit être donc l’ouvrière de cette grande œuvre, celle qui, plus particulièrement du moins, la fonde et la détermine ?

Le même chœur de littérateurs et de poëtes, et la foule qui les suit, répondent : Une ignorante !

C’est le fond de la doctrine, avec des variantes, du plus au moins. Mais enfin le système, non seulement décrété, mais pratiqué, depuis le commencement du monde, est bien celui-là — parce que la femme est mère, elle doit rester à part de la science et à part de la liberté ; la connaissance et la responsabilité lui sont inutiles, et bien plus, funestes ! — N’est-ce pas, dites, quelque peu bizarre ?

Pensons-y bien ce serait à cause de l’importance de la sainteté, de la fonction maternelle que la femme devrait être privée d’une large culture intellectuelle ? — de cette dignité qui résulte de la possession de soi ? de la responsabilité de ses actes, qui seule constitue la moralité ?

C’est à cause de la maternité que lui seraient interdites les fortes études ? ainsi que les grands bénéfices du travail sérieux ?

La femme serait d’autant plus mère, c’est-à-dire d’autant plus propre à élever ses enfants, à développer leur âme, à préserver leur santé, qu’elle prendrait moins de part et d’intérêt à la vie sociale ! qu’elle serait plus ignorante, plus atténuée comme personne morale et intellectuelle !

La grande fonction du renouvellement de l’humanité, serait le mieux remplie par un être privé de son développement normal, et atrophié dans une part de sa vie, la plus importante ?

Ces choses-là se discutent-elles ? — Non ; il suffit de répéter le mot célèbre : qui trompe-t-on ici ?

— Et pourtant il y a vraiment des naïfs qui sérieusement s’écrient : Que deviendront les enfants, si la femme abandonne le foyer pour les préoccupations de la vie publique ?

Voyons un peu — Mais d’abord constatons une chose dont on aurait pu s’apercevoir : c’est que la femme n’est pas toujours et perpétuellement occupée par la maternité.

D’abord, depuis sa naissance, jusqu’à son mariage, 18 à 20 ans (ce ne serait pas trop de 25) s’écoulent.

Pendant ce temps, dira-t-on, elle doit se préparer à son rôle de mère.

Mais n’est-il pas par trop sans façon de prétendre que la femme naisse uniquement pour la fonction maternelle, tandis que l’homme naîtrait, lui, tout bonnement pour la vie humaine, c’est-à-dire pour lui-même ?

La femme naît, aussi bien que l’homme, pour la vie, ainsi que ses diverses aptitudes le démontrent ; et, de même que pour tout être conscient, son devoir ne relève que de sa conscience, à elle ; il ne peut être antérieur à sa liberté.

C’est donc pour la vie qu’elle se prépare, et, comme toutes les justices se rencontrent, c’est en se préparant pour la vie qu’elle se prépare pour la maternité. L’a t-elle acceptée, oui, sans doute, elle s’y doit absorber, et rien, ni l’art, ni la science, ni la recherche, ni aucune autre réalisation, n’est plus absorbant, parce que la maternité est la somme et le summum de toutes choses humaines. Là il ne faut semer, sous forme d’impressions, que des idées justes ; reconnaître en germe les déviations probables et tout diriger en haut vers la lumière ; il y faut en un mot la science suprême, celle de l’être, pour laquelle, si intelligente et si préparée qu’elle soit, la femme ne le sera jamais assez, et devra s’aider, avec intelligence et sincérité, des forces du père, de la famille, de la société.

Mais enfin, si grande et si noble que soit cette tâche, elle devient peu à peu moins absorbante, et quelque jour cesse, dans la liberté complète et l’amitié de l’enfant, devenu l’égal. Les soins maternels, dans leur période spéciale, ne demandent guère à chaque femme, en moyenne, qu’une dizaine d’années[1], disons : quinze ans, si l’on veut. La vie normale de chaque être est de soixante à soixante-dix ans. Doit-elle être sacrifiée toute entière à cet espace de dix ou de quinze années ?

C’est dans ce point unique cependant qu’on veut absorber et fondre toute la destinée de la femme. C’est pour cela que dans les récentes discussions populaires à ce sujet, on faisait abstraction de la nécessité même pour soutenir que la femme doit être affranchie de tout travail.

Comprend-on des travailleurs, dont la fonction ne pourrait s’exercer que pendant dix ou quinze années, et qui demanderaient pour ce fait à rester oisifs, et nourris du travail commun, tout le reste de leur vie ?

Mais ce n’est pas la femme qui réclame cette immunité. Et ce n’est pas non plus dans son intérêt qu’on la réclame.

Il faut ajouter que pour un nombre de femmes assez considérable : celles qui ne se marient pas, et celles qui, mariées, n’ont pas d’enfants, ce dévouement forcé aux inconvénients d’un système, dont elles ne récoltent pas les avantages, est par trop injuste. Celles-là, quelles raisons, quels prétextes alléguer pour leur interdire, aussi bien qu’à la mère devenue libre, l’accès de n’importe quelle carrière ou fonction choisie par elles ? Que ce soit la règle, l’exception, qu’importe ? Que ce soit la liberté !

Il n’est que trop accepté, aux deux extrémités des fortunes humaines, que la femme abandonne ses enfants, ici, pour le travail là, pour le plaisir. Pourquoi donc ceux qui s’écrient le plus haut que la maternité est la seule vocation de la femme, combattent-ils ces deux grands fléaux de la famille : la misère et la coquetterie, avec bien moins d’ardeur qu’ils ne combattent l’éducation scientifique pour la femme ? Pourquoi ? si ce n’est qu’au fond ce respect affecté de la maternité n’est que le profond émoi d’une domination ébranlée ?

Pourquoi cette exagération d’égards, de tendresse, qui va jusqu’à refuser à la femme le travail, cette noble et nécessaire gymnastique ?

Parce que travail signifie indépendance.

Pourquoi cette peur insensée, illogique, de la connaissance, de la réflexion, du libre développement de l’être ?

Parceque de la connaissance dérive la volonté, comme de l’ignorance l’incertitude. Qui pense et qui sait veut ; tous les despotes sentent cela.

Et l’analogie est si compléte, qu’il n’est pas un argument fourni par les adversaires de la femme, qui ne soit tiré de l’arsenal des pouvoirs divin et temporel.

— Si la femme, trop adonnée aux choses de l’esprit, néglige ses devoirs maternels ? si la liberté chez elle devient licence ?…

Mais la liberté c’est la force ! et la force est la santé ! C’est la faiblesse qui se livre et qui s’abat. Tristes incroyants, qui estiment que l’intelligence et la liberté conduisent au mal ! Et puis, quoi ? de ce que l’excès est possible, s’en suit-il que l’usage de tout bien doive être interdit ?

Jamais encore affamé n’a réclamé sa place au banquet social, qu’on ne l’ait écarté sous accusation d’insobriété probable. C’est trop de sollicitude. La vie a ses risques et périls, et la liberté les siens. Mais les prévenir par la mort ou par l’esclavage, dépasse les bornes de la prudence.

Tout ce creux système, si favorable à la tirade et à l’amplification, s’écroule dès qu’on y touche, et ne se compose que de phrases. On exalte à l’envi le rôle de la mère et le génie maternel : la littérature a exploité cette veine avec enthousiasme ; le théâtre possède sur ce sujet les clichés les mieux sentis, que répétent volontiers dans les conversations, ou même en certaines occasions de la vie privée, les gens impressionnables. Mais, en réalité, dans la vie intime et de tous les jours, la mère n’en est pas plus respectée. Elle ne l’est pas, parce quelle ne saurait l’être ; parce qu’en dépit de la rhétorique la logique a ses droits, et que lorsque les faits contredisent les mots, les mots ont tort.

On ne respecte que ce qu’on estime. Et selon nos mœurs actuelles, qu’il faut voir telles qu’elles sont, ce qu’on estime le moins ce sont les vertus simples et passives, le désintéressement, la bonté, le devoir rempli, surtout lorsque les soins qu’entraîne ce devoir ont un caractère servile et en apparence futile, et quand à ces vertus s’allient beaucoup d’ignorance et de nombreuses incapacités. Ce qui commande l’estime, c’est la force intellectuelle ; ce qui commande l’estime, plus encore, hélas ! — la déférence du moins — aux temps où nous sommes, c’est le pouvoir.

Or, la mère est dépourvue, de par nos usages et de par la loi, de tout élément d’influence et d’autorité. Elle ne dispose librement de quoi que ce soit ; ni la satisfaction des besoins, ni celle des plaisirs ne dépendent d’elle. Qu’il s’agisse de l’éducation des enfants, de leur carrière, d’incidents graves de leur vie, de leur mariage, la mère ne tient au conseil que l’humble place d’un préopinant sans droits, dont l’avis peut être écarté sans cérémonie. En toute décision importante, la volonté du père importe seule, et les enfants le savent bien. Peut-être l’excès d’une telle injustice exciterait-il leur indignation ? mais quoi ? ne voient-ils pas la profonde incompétence de leur mère à l’égard de tous les sujets sérieux, et cette harmonie entre l’éducation et la loi ne doit-elle pas suffire à convaincre des esprits peu réfléchis que les choses sont comme elles doivent être ? On accorde donc à sa mère l’affection un peu dédaigneuse, dont le père lui-même donne l’exemple ; on accepte ses soins et ses gâteries comme chose due, par bonté pure, car la femme a des besoins de tendresse à satisfaire ; on méprise ses avis ; on raille ses inquiétudes ; la mère entend le nom de femme tomber avec dédain de la bouche de son fils. Qu’à tout cela se joignent des déférences extérieures, ou même des adorations poétiques, cela n’y fait guère. Toujours illogique à l’égard de la femme, l’homme se plaît à se poser en ce qui la touche, des problèmes d’inconséquence, qu’il parvient à résoudre à sa propre satisfaction. On ne se réserve pas impunément la science à soi seul.

Quoi qu’on dise d’ailleurs, le fait est là, dans son écrasante réalité : la femme est subordonnée ; donc, inférieure pour tous ceux qui ne séparent pas le fait du droit, c’est-à-dire pour l’immense majorité des hommes, pour les fils aussi bien que pour les maris. Et puis, nous parlons toujours des classes élevées, c’est-à-dire du petit nombre. Mais qu’on aille visiter les intérieurs populaires. Aux yeux de l’homme du peuple, qui, lui, ne se pique pas de quintessence, le respect d’un être auquel on n’accorde pas le sens commun nécessaire pour se conduire lui-même, et faire ses propres affaires, ce respect là n’est qu’une simagrée des gens comme il faut ; et il ne se mettent nullement en peine de les imiter sur ce point, n’en croyant pas plus mal faire. Au village, le fils devenu chef de famille, c’est le maître ; sa vieille mère, aussi bien que sa femme, le nomment ainsi, et ce n’est pas la vieille mère qui sera le moins durement commandée, le moins grossièrement remontrée. Là, c’est-à-dire chez l’immense majorité — se réalise encore dans toute sa splendeur, la maxime hindoue : la femme doit obéir, fille à son père, femme à son mari, mère à son fils.

Au fond, ce sentiment est partout le même, À part certaines familles, très-exceptionnelles, où le sentiment élevé de ce qui doit être impose aux enfants la sainte ignorance de la loi, il n’est pas un fils qui, dès l’âge où il peut comprendre l’état de choses régnant — dans la plupart des ménages il ne faut, pour cela qu’écouter et voir — ne respecte moins sa mère que son père. Il n’en saurait être autrement ; et tous les cris d’horreur et toutes les périodes de toute une légion de Prudhommes n’y changeront rien. L’influence du fait, bien plus forte que celle du droit, impose ce sentiment au cœur des hommes — disons, si l’on veut, des hommes vulgaires ; mais je prie les autres de se bien sonder.

On peut donc éditer, et rééditer, les plus jolies phrases sur le divin rôle de la mère, de la femme, dans l’humanité. Aussi long-temps que la femme restera intellectuellement et légalement inférieure, elle restera méprisée, Le christianisme aussi a dit de fort belles choses sur l’égalité du pauvre et du riche, de l’esclave et du maître (non de la femme et de l’homme ; il faut lui rendre justice à cet égard). Comme il s’est contenté de les dire, et a renvoyé toute liquidation après cette vie, ses maximes sont restées lettres mortes, et l’on sait de quel air un dévot de haut parage fait l’aumône à son frère en Jésus-Christ, couvert de haillons.

Le premier sentiment de dédain à l’égard de la femme, qui nait du spectacle des choses, se complique admirablement, à l’âge des passions, de la différence des deux morales. Habitué déjà à se considérer comme suzerain, sûr de l’impunité matérielle et morale, comment l’homme n’abuserait-il pas d’un être que lui abandonnent les lois et l’opinion ; que lui livrent une insuffisance d’esprit soigneusement préparée, la coquetterie, l’ignorance et, tantôt l’oisiveté, tantôt la misère ? On invoquera la pitié, la justice… enfantillage ! l’homme encore une fois ne respectera la femme que lorsqu’elle sera son égale en droit et en fait, armée des mêmes droits et des mêmes puissances.

C’est, j’en conviens, une vérité dure, qui prête peu aux beaux sentiments et aux phrases sonores ; mais c’est une vérité humaine, que prouvent à l’envi, et le spectacle du monde actuel et tous les enseignements de l’histoire. Non pas encore du moins — un ordre de choses ne se change par de simples exhortations. Non, pas encore, dans le monde, la générosité n’est de taille à remplacer la justice. — Que penseraient les propriétaires d’un législateur qui abolirait le code pénal, en se bornant à faire appel à la probité des citoyens ?

Enfin, s’il est reconnu en démocratie que droit et devoir s’impliquent et sont les deux faces du même fait moral, qu’on cesse de faire du devoir le plus étendu et le plus sacré, un titre d’esclavage. Qu’on cesse d’élever les devoirs de la femme contre ses droits.


  1. Sans doute, la surveillance maternelle aussi, bien que paternelle, doit s’exercer beaucoup plus longtemps ; mais dans les données ordinaires, dès que l’enfant reçoit l’instruction des écoles, cette surveillance est restreinte à un petit nombre d’heures par jour.