La Femme et les mœurs/6

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Au journal Le Droit des Femmes (p. 157-174).


VI

ÉTAT
ACTUEL DE LA QUESTION

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ÉTAT ACTUEL DE LA QUESTION


Il y a des époques d’éclosion pour l’humanité comme pour la terre. Voici, partout à la fois, la question du droit de la femme posée au premier rang des questions sociales. Aux État-Unis plus qu’ailleurs, les femmes ont avancé leur conquête. Elles réclament avec une vigueur et une résolution rares. The Revolution, leur organe, qui se distingue entre tous les journaux américains par le mérite de sa rédaction, arbore comme devise ces fières paroles :

« Pas de politique, les principes ; pas de faveur, la justice ; aux hommes leurs droits, et rien de plus ; aux femmes leurs droits, et rien de moins. »

Aux États-Unis, quoiqu’en disent leurs panégyristes, la question est la même qu’en France. Là, comme ailleurs, la femme est subordonnée ; là, comme ailleurs, sa position sociale dépend du mariage, ce qui rend le mariage immoral ; là, comme ailleurs, l’insuffisance du salaire la livre forcément à la débauche. Là, comme ailleurs, comme par toute l’humanité à cette heure, la femme, objet et non sujet, serve par les lois et les mœurs, est l’occasion et la victime — dans ces temps de transition entre la foi morte et la foi nouvelle — d’une recrudescence d’immoralité.

Tout ceci résulte des affirmations des Américains eux-mêmes dans leurs journaux. Sur tous les points du littoral, ou du centre, où régne ce que nous appelons la civilisation, les mêmes principes moraux et économiques produisent les mêmes effets ; New-York même à cet égard dépasse Paris.

Cependant, toute la part de liberté qui peut exister en dehors de l’égalité, les États-Unis la possèdent, et les femmes Américaines en profitent. Joignant à l’influence de la presse l’influence de la parole, elles vont dans tous les États et dans toutes les villes de l’Union, répandre les principes de l’Association des droits égaux « equal right’s association » et faire appel à l’opinion publique, souveraine maîtresse de tous les progrès.

Le succès appartient à l’énergie. Les femmes des États-Unis ont puissamment avancé leur œuvre. Deux législatures, celle du Kansas et du Wisconsin ont voté le suffrage des femmes ; mais comme tout changement à la constitution doit être ratifié par le peuple, le nombre des votes populaires, quoique considérable, ne s’est pas trouvé suffisant. À Washington, la part la plus notable de la législature fédérale est favorable à l’extension du suffrage aux personnes des deux sexes, et dans tous les États de l’Union la cause des femmes est soutenue par une imposante minorité.

En Angleterre, on sait que soixante-treize membres du Parlement ont voté la proposition de Stuart Mill tendant à reconnaitre aux femmes le droit de suffrage ; on sait que cinq mille femmes ont répondu à la généreuse initiative du philosophe en réclamant leur inscription sur les listes électorales ; que celle cause a pour champion éloquent, entre plusieurs autres, miss Lydia Becker, et que des sociétés se sont formées et des journaux fondés pour soutenir un droit, qui chaque jour gagne du terrain dans l’opinion.

L’Allemagne est en marche par une autre voie, vers le même but. L’éducation morale, intellectuelle et professionnelle des femmes y est l’objet d’un mouvement général, qu’attestent des institutions nombreuses, qu’encouragent deux feuilles spéciales, et des congrès, où se rencontrent les femmes et les hommes les plus distingués de la patrie germanique.

L’Italie, elle aussi, a porté devant son parlement la question des droits méconnus d’une moitié de son peuple ; et possède aussi un journal des femmes, la Donna, rédigé par mesdemoiselles Beccari, Mozzoni et plusieurs autres rédactrices.

En Portugal, une femme distinguée, Fernanda d’Assis, mariée à un Anglais, M. Wood, a fondé : La Voix féminine « Voz féminina »

La Suisse, asile international du congrès de la Paix et de la liberté, a vu dans la session de l’année dernière, à Berne, le droit égal de la femme affirmé par l’élite de la démocratie européenne, unie sur ce point, en dépit des dissentiments qui sur d’autres l’ont divisée. En conséquence de cette décision, une place a été faite dans le comité central à madame Marie Goegg — qui venait de soutenir la cause au congrès dans un discours fort applaudi.

En Russie, sur le sol mouvant de l’arbitraire le plus complet, il est difficile de fonder. Toutefois, un groupe nombreux de dames de Saint-Pétersbourg vient d’établir une université, où les femmes pourront s’adonner aux hautes études. Dans ce pays, du moins, l’énergie des caractères et des convictions correspond à l’excès du despotisme et répond de l’avenir. Le démocrate russe est conséquent ; l’égalité de la femme se confond à ses yeux avec celle de l’homme.

La Suède enfin s’agite aussi pour la même cause, et les Suédoises, dit-on, réclament le droit de vote.

La France — il faut bien l’avouer — sur cette-question comme sur d’autres, la France qui donna l’élan, sommeille. Tandis que partout ailleurs (sauf en Allemagne) les femmes qui sentent le besoin de se relever elles-mêmes d’un trop long abaissement, réclament le droit de vote, comme l’instrument d’action le plus naturel et le plus simple, et qui, du premier coup, remet leur cause en leurs propres mains, la France conserve sur ce point un préjugé d’autant plus obstiné qu’il est moins justifiable. Dans tous les rangs, parmi toutes les classes, l’idée du droit politique reconnu à la femme, choque presque unanimement tous les esprits. Pourquoi ? — On vous répondra que ce serait une inconvenance et certes il n’y a rien de plus fort. Un argument serait moins concluant, étant discutable ; mais une convenance ! Cela reste cantonné au fond de l’appréciation intime, dans une tranquille et irresponsable majesté. On peut insinuer à son adversaire qu’il n’a pas le sens commun. Lui déclarer qu’il n’a pas le sentiment des convenances, qui l’oserait ?

Il est certain qu’entre tous les arguments émis contre le droit des femmes, aucun n’a jamais eu si triomphant effet que celui qui les représente en robe d’avocat ou de juge. Devant ce polichinelle, j’ai vu les plus braves défenses s’évanouir. Aucun véritable ridicule pourtant ne peut s’attacher pour la femme plus que pour l’homme à l’exercice d’une profession utile, et ce ne sera sans doute pas le moindre bienfait de la participation des femmes à la vie sociale que d’aider à distinguer les professions parasites, ou immorales, que la société doit élaguer.

À des préjugés de ce genre, qui sont l’habitude des esprits irréfléchis, il n’y a d’autre remède que la production d’actes contraires. Le fait seul, aux yeux du vulgaire, corrige le fait. C’est une homéopathie. En effet, contre l’habitude qui n’admet pas le raisonnement, que faire ? Attaquer cette habitude, l’émousser, l’ébranler, la rompre, et finalement la remplacer par une autre. Mais pour l’attaque, deux choses sont nécessaires : être en nombre, et vouloir.

Il existe actuellement, hommes ou femmes, beaucoup de personnes d’esprit réfléchi, ou de sens droit, qui reconnaissent l’égalité des sexes et croient fermement à sa réalisation dans un avenir plus ou moins proche ; mais qui n’en continuent pas moins à se conformer à l’ordre de choses, bâclé sur les ruines de la Révolution par le soldat qui restaura l’ordre ancien. Ainsi, non-seulement, ils se marient sous la loi de protection et d’obéissance ; mais ils observent soigneusement les usages qui limitent de toutes parts les pas et l’action de la femme ; toutes leurs réserves ne sont que mentales. Ils suivent avec intérêt les progrès de l’émancipation féminine dans les pays étrangers ; ils en épanchent hautement à huis-clos leur contentement et leur enthousiasme. Mais si mouvement se rapproche, si, près d’eux, des amis de la même cause essaient de lui faire franchir le pas immense, nécessaire, de la. pensée à l’action, alors, de virtuoses, voilà nos gens devenus simples amateurs où critiques : le moment n’est pas venu ; une autre marche serait préférable, etc… Ce sont bien pourtant leurs convictions qui s’affirment ; ils n’ont sur le fond des choses rien à objecter ; ils vous encouragent même… de leurs vœux. Et voilà tout. Car ils sont enlacés de ces liens lilliputiens qui anéantissent tant de forces et que seul brise, sans les sentir même, un sentiment élevé du devoir.

Parmi les femmes surtout — c’est une loi inévitable que l’esclave n’ait pas les forces de la liberté. Lorsqu’il ne va pas jusqu’à défendre sa chaîne, du moins garde-t-il longtemps pour elle un respect superstitieux. — Parmi les femmes surtout si fortement imprégnées par l’éducation de la crainte du ridicule et du respect des fausses convenances, pendant longtemps le nombre e sera grand de celles qui désirant parler se tairont, dont le premier élan réprimé s’exhalera dans un soupir de regret et d’impuissance, qui appuieront de vœux stériles et de sympathies honteuses d’elles-mêmes, une cause si morale, si grande, si urgente, si peu effectivement soutenue, et qui plus que toute autre sera écartée, jusqu’à ce qu’elle s’impose à la fois par le nombre et par l’énergie de ses partisans.

Mais comment n’en serait-il pas ainsi de la multitude, sous la double pression du pouvoir de l’usage, et du pouvoir domestique, lorsque parmi celles mêmes qui font profession de penser librement, qui ont rompu avec les vieux dogmes et se vantent d’aimer tout progrès, la plupart restent froides, ou du moins silencieuses, à l’appel d’une cause qui est la leur, et qui les oblige d’autant plus que, plus heureuses, elles sont affranchies du joug d’ignorance, dé misère et de honte, sous lequel gémissent et rampent leurs malheureuses sœurs ; quand celles-là aussi s’arrêtent au pas décisif qui sépare la pensée de l’acte, s’estiment trop bien nées pour se compromettre publiquement avec l’idée, et se croient obligées encore à respecter des usages qui, tandis qu’ils imposent aux femmes de se montrer demi-nues dans un salon, leur interdisent d’aventurer leur nom sur le terrain de l’honneur, du droit et de la justice.

— Les Anglaises elles-mêmes, cependant, viennent d’abdiquer au sujet de leur droit, toute pruderie. Sera-ce en faveur des Françaises ?

Le droit est bien bas, le zèle bien abattu, la foi bien confuse ; mais un réveil pourtant se produit, et la lutte enfin recommence entre le fait et le droit, entre les formules de l’ordre ancien et l’esprit de l’ère nouvelle. Il faudrait savoir d’où l’on vient et où l’on va ; car toute confusion est fatale dans la bataille. L’indépendance religieuse, morale et économique de la femme est, qu’on le voie ou non, le nœud d’une situation, dont le mot actuel est liberté. Par cette profonde question des mœurs, le sort de la femme contient la naissance, la vie — souvent la mort — de l’être humain. Jamais la semence donna-t-elle un fruit différent de sa propre espèce ? Jamais non plus le despotisme demeuré dans la famille ne permettra la liberté dans l’État. Jamais, au sein d’une société à base hiérarchique, l’égalité, c’est-à-dire la justice, ne cessera d’être immolée. Quand on a sucé dès sa naissance, le lait appauvri d’un être courbé sous un joug, et dégradé par l’abdication de ses facultés les plus nobles, on peut facilement devenir impatient de toute règle, qu’elle s’appelle devoir ou tyrannie ; on peut être ambitieux, révolté, chef de parti, chef de bande, ou chef d’État ; on arrive difficilement au simple orgueil de l’homme libre, qui sent dans tout commandement une dégradation pour les autres et pour lui-même. On possède malaisément le sens de la justice, et l’on continuera plutôt pour sa part, capitaine ou soldat, la sanglante bataille des compétitions sans frein et sans mesure, qui font de l’histoire de l’ère précédente une histoire de guerres. — La Révolution française est la déclaration du droit humain. C’est donc renier la Révolution et remonter le courant qui nous guide à de nouvelles destinées que de disputer à la femme son indépendance, quand il est reconnu qu’en la liberté seule résident toute force, toute moralité ; quand l’homme lui-même poursuit avec ardeur les droits qui lui sont ravis et qu’il ne doit qu’à, l’esclavage de sa compagne de ne point posséder encore.

FIN