La Femme et son secret/03

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Ernest Flammarion (p. 60-81).


III

L’ÂGE DE L’INGRATITUDE


Quinze ans. Que n’a-t-on pas dit, écrit et chanté, pour glorifier cet âge ?

Elle a quinze ans, l’Agnès de Molière, et toutes les bergerettes des chansons anciennes, filles délurées qui se laissent embrasser « sur la fougère » et « sous la coudrette », filles trompées qui pleurent un galant, fiancées regardant, la veille des noces, la lune attardée au coin du bois, fraîches épousées d’un vieillard malgracieux, petites amazones qui suivent un amant à la guerre, vêtues en soldat, comme des Jeanne d’Arc profanes, princesses assises sous un pommier doux, et toutes les Sylvie, les Philis, et les Amaryllis des romances, ce sont filles de quinze ans.

Mûres pour l’amour et le mariage, est-ce possible ? Voyez leurs sœurs d’aujourd’hui. Bien que la loi permette de marier ces écolières, les mœurs s’y opposent, comme à un abus de pouvoir, qui serait aussi un abus de confiance. Donner à un homme cette enfant qui grandit encore, infliger à cette petite fille le risque d’une maternité, engager tout l’avenir de cette irresponsable, quels parents l’oseraient ?

Faut-il croire que les filles de quinze ans, au temps de nos grand’mères, étaient plus développées et plus précoces que celles d’à présent ? Je regarde les fillettes qui sortent du lycée et s’égaillent comme des étournelles. Elles sont encore anguleuses, gauches et garçonnières. Le printemps est venu, mais c’est le début d’avril, et non pas la blanche floraison de mai. Quinze ans, dans les chansons et les romans de la vieille France, c’était peut-être un symbole, une manière d’exprimer la très jeune beauté de la femme intacte, déjà désirable et désirée.

Pourtant, si nous évoquons nos souvenirs et cette chronique familiale qui se transmet de mère en fille, nous trouvons des aïeules qui furent réellement mariées à quinze ans et il semble bien que ces Agnès, à peine sorties du couvent, ne connaissant rien du monde, et n’ayant jamais parlé tête avec tête avec un homme, étaient plus femmes que nos filles, et d’un cœur plus mûr, dès la seizième année.

On va m’objecter l’« oie blanche ». Est-on bien sûr que les contemporaines d’Agnès et d’Henriette, et celles qui furent nos bisaïeules, méritaient ce nom ? Agnès elle-même, qui est si fâchée d’être « une bête », aura peut-être de l’esprit quand elle aura connu l’amour. Molière la présente comme un monstre charmant, façonné par la tyrannie d’un jaloux, mais les autres filles qui paraissent dans son théâtre, sages ou hardies, ne sont pas tellement ignorantes. Elles savent ce qu’aimer veut dire. Ce xviie siècle dévot n’est pas aussi prude qu’on le croit. Mme de Maintenon se moquera des demoiselles de Saint-Cyr qui n’osent dire qu’une femme est grosse. La confusion entre l’ignorance et l’innocence, la peur des mots, l’hypocrisie nous sont venues bien après la fin de l’Ancien Régime, avec les manières anglaises, le thé, le spleen, la pâleur intéressante, et les pantalons serrés à la cheville.

La jeune personne de quinze ans avait fini son éducation. Elle savait ce qu’elle devait savoir de grammaire, de calcul, d’histoire sacrée, de musique et d’italien. Petit bagage qu’il dépendait d’elle d’accroître. Au couvent, — surtout dans les couvents de province — elle avait pris des habitudes propres à former le caractère sinon l’esprit. Se lever tôt, se laver à l’eau froide, ne jamais se chauffer, ne jamais s’appuyer le dos, manger frugalement, n’être ni flattée, ni dorlotée, ni parée ; coudre, tricoter, aider au balayage et à la lessive, comme faisaient les demoiselles des grandes familles à Penthémont et à l’Abbaye au Bois.

Ce dressage dur, presque inhumain, façonnait des femmes solides, sérieuses, résignées à ne pas demander un très grand bonheur à la vie qui dépend de Dieu, et au mariage qui dépend de l’homme. Elles trouvaient, par comparaison avec le couvent, la maison paternelle confortable. On les mariait presque immédiatement. C’était dans l’ordre.

Mais le couvent préparait aussi des Cécile de Volange, faibles têtes prêtes à tourner, proies sans défense des Valmont.

L’ange, la sotte, la folle, la sérieuse, toutes ces filles se savent mariables. L’atmosphère où elles vivent, le « climat » de leur cœur et leur esprit, est tout autre que pour une lycéenne actuelle.

Elles savent peu de chose de l’amour, et elles devinent ce qu’elles ignorent parce qu’elles y pensent comme à un bonheur ou à un malheur imminent.

Leur vie de jeune fille n’est pas divertissante, dans la bourgeoisie surtout. Elles se résignent à être surveillées, enfermées, protégées contre l’homme et contre elles-mêmes, à ne jamais sortir qu’avec un chaperon, à ne jamais recevoir une lettre sans que leur mère n’ait lu cette lettre, avant elles, à ne jamais ouvrir un livre sans que ce livre n’ait été censuré. Quel ennui ! Quelle contrainte ! Les impatientes, les rebelles, s’irritent de cet esclavage imposé par les convenances. Les sentimentales collent des myosotis dans des albums en souvenir d’un petit cousin, chantent des romances qui trompent leur désir de tendresse, se plaisent à une dévotion exaltée. Les autres, qui sont de beaucoup les plus nombreuses, acceptent la discipline familiale, s’amusent d’un rien, montrent à leur premier bal leur gaîté de pensionnaires, et attendent le mari qui peut venir demain, agréable attente qui les flatte, les intrigue, les émeut, et doucement les mûrit. Leurs pensées ne sont que d’amour, et de mariage, leur petit cœur bat très fort sous leur guimpe, quand un jeune homme, au bal, leur prend la main ; leur vie intérieure est traversée d’aventures innocentes, — presque toujours innocentes. Et c’est l’apprentissage de l’amour qu’elles font, comme une écolière fait des gammes.

Aussi, quand ces écolières rencontrent un homme qu’elles peuvent aimer, elles lui apportent le trésor de leur cœur puéril et grave, de leur corps voilé, de leur ignorance pathétique. Mystérieuses à l’homme et à elles-mêmes, blanches figures inachevées, musique sans paroles, livres fermés, qu’elles sont femmes déjà, ces adolescentes, pour leur bonheur ou pour leur malheur !

Les temps sont changés. Notre fille de quinze ans, si elle pense au mariage, voit cet événement de l’autre côté de ses vingt ans, après la date qui fera d’elle une personne majeure. Ses études, le baccalauréat qu’elle prépare, occupent ses journées. Ses vacances se passent à grimper les montagnes, à nager, à courir, à faire du tennis ou du golf, en équipe avec les garçons. Elle ne brode guère et elle rêve encore moins. Beaucoup moins ignorante que son aïeule au même âge, instruite par les livres et le cinéma, par le spectacle des plages, par la conversation des aînés, elle est cependant plus enfant que l’ingénue d’autrefois. Sa vie sentimentale n’est pas commencée.

Faut-il le regretter ou s’en réjouir ? Chaque époque façonne des êtres selon ses nécessités. Les tendres ingénues trouveraient, aujourd’hui, peu de partenaires masculins parmi les jeunes hommes de leur âge. Quand on voit jouer ensemble, à la campagne, ces adolescents en liberté, on est surpris par leur puérilité, leur gaucherie, leur brusquerie. Ils ressemblent, ces fils de Gaulois, à de jeunes Anglo-Saxons… Et quand ils ont fini de jouer, ils n’ont rien à dire.

Beaucoup de jeunes filles les trouvent ennuyeux, car le sport ne fait pas des garçons spirituels et tendres. Il fait des garçons simples et sains, beaucoup plus beaux que Riquet à la Houppe, et beaucoup moins aimables.

Qui s’en plaindra ? Si le conte de Perrault nous montre un prince difforme et séduisant par son esprit, aimé d’une belle princesse, il ne nous parle pas des enfants que ce bossu et cette beauté firent ensemble. L’esprit est un bel héritage, mais on hérite aussi de la bosse.

Laissons donc jouer et se bousculer ces grands gosses de quinze ans. Ils ont légalement l’âge du mariage. Ils n’ont pas l’âge de l’amour. Ils arrivent seulement à l’âge de l’ingratitude.

Les parents s’en aperçoivent avec un étonnement douloureux ou indigné. Leur enfant, qu’ils croyaient si bien connaître, leur fille chérie, âme blanche de leur foyer, devient inégale d’humeur, triste ou violente sans raison, et secrète, détournée d’eux. Un esprit de rébellion est en elle qui se manifeste par une résistance ouverte à l’autorité, ou par une défense passive. L’adolescente qui aimait la maison ne s’y plaît guère. Tout lui est occasion d’en sortir : les parties avec des camarades, les réunions où l’on est « entre jeunes », comme entre citoyens d’un pays particulier, dont on parle la langue, que ne comprennent pas les « étrangers ».

Et les « étrangers » ce sont les parents.

Leur fille ne les recherche plus. Elle les supporte. À peine, si elle a du cœur et si elle est très bien élevée, dissimule-t-elle son ennui. Si elle est égoïste, son égoïsme s’exaspère contre la « tyrannie » familiale et il n’est pas de frein léger qui ne lui soit pesant.


« Ma fille est une brave fille, m’a dit un père qui est, relativement, un jeune père. Elle a passé un vague bachot. Elle a une teinture de toutes les sciences, et a parcouru, en grande vitesse, un immense programme. Elle est très contente d’elle, et elle pense que le monde commence aujourd’hui. Croyant tout savoir, elle ne sait rien, — rien de ce qui forme vraiment un esprit, et le nourrit solidement. Tête trop pleine n’est pas tête bien faite. C’est la tendance encyclopédique de l’enseignement qu’il faut accuser. Les meilleurs maîtres en connaissent le vice, le déplorent, et sont impuissants à le corriger.

« Ma fille est, comme toutes ses contemporaines, très libre. Elle va au bal, sans sa mère, et c’est bien agréable pour la mère à qui l’effroyable corvée de la tapisserie est épargnée. Cependant, Nicole a la prétention de rentrer seule, à quatre heures du matin, accompagnée d’un danseur qui est, pour nous, le danseur inconnu. Là, les choses se gâtent. Je dis « non », ce qui provoque des scènes de famille. Nicole oppose à mes vieilles idées, la « loyale camaraderie » qui distingue les jeunes gens actuels des jeunes gens de mon temps…

« Eh bien, j’ai fait une petite enquête, sur le caractère et les résultats de cette « loyale camaraderie », et je suis édifié.

« Avez-vous lu le Pari, de Ramon Fernandey, et Midi rue Soufflot, de Pierre Audibert, et quelques autres romans, parus depuis deux ans, où l’on voit la triste aventure de jeunes étudiantes, lâchées en liberté dans l’ex-quartier latin ? Ce sont de braves filles, comme la mienne, mais ce ne sont pas des anges insexués. Elles ont un cœur et des sens, et elles vivent, parmi des garçons, dans une familiarité presque sans réserves. Ces garçons, très jeunes, sans situation, ne sont pas épousables. Que peuvent-ils offrir à une fille qui leur plaît ? Ce qu’ils lui demandent, à elle, ni plus ni moins. Et ce qu’ils lui demandent, ce n’est pas sa main, ce n’est pas son cœur ; c’est son corps, tout neuf, pour quelques jours ou quelques nuits. La « petite femme du quartier », que ma jeunesse a connue, disparaît. L’étudiante la remplace. On ne dit plus à une jeune fille : « Je vous aime. » Ce serait ridicule. On lui dit : « Je vous désire. » On ne lui dit plus qu’elle a du charme. On lui dit qu’elle a du « sex-appeal». On ne lui dit plus : « Voulez-vous m’aimer ? » Mais, tout crûment : « Voulez-vous coucher avec moi ? » (sic).

« Cela vous étonne », continua mon ami qui vit, à mon air, que je ne le croyais pas. « Vous pensez que je cite des cas exceptionnels. Non. Je suis bien informé, et je n’incrimine pas les pauvres filles qui reçoivent ces propositions. Elles aimeraient mieux autre chose, j’en suis sûr. Elles voudraient être aimées et chéries, à la manière qui n’est pas d’hier ni de demain, mais de toujours. Et elles voudraient aussi être épousées. Les copains qui proposent à une copine de coucher avec elle, ne l’aiment pas et ne l’épousent jamais. Ils se marient plus tard, avec une autre, qui n’a pas été leur copine. C’est pourquoi, dans les cliniques discrètes et les asiles maternels, on trouve des ex-jeunes filles qui paient bien cher la camaraderie trop intime d’un jeune mufle. Demandez aux médecins ce qu’ils pensent de ces effets de la liberté non surveillée…

« Je ne veux pas de ça chez moi. Je ne surveillerai pas ma fille, mais je veillerai sur elle. Les parents ne font plus leur métier de parents, par lâcheté, par aveuglement, ou parce que ça leur est commode de dire à leurs enfants : « Débrouillez-vous. Apprenez la vie, c’est votre affaire… » On n’apprend pas la vie comme on apprend l’anglais. Une fille, surtout, sait ce qu’il en coûte d’avoir de mauvais professeurs. Moi, je suis père et je tiens mon rôle de père, sans avoir peur de passer pour une ganache ou pour un tyran.

« Si un jeune homme propose à ma fille ce que vous savez, et que je le sache, je donnerai à ce monsieur une leçon qu’il n’oubliera pas ; et si d’autres pères ou frères aînés luisaient comme moi, tous les honnêtes gens de France applaudiraient. Nos filles mêmes nous respecteraient davantage. Nicole a, devant moi, traité de « nouilles » et de « serins » les parents faiblards, idolâtres, crédules, et trompés — trompés comme des maris. Elle se dit peut-être que son père, à elle, est assommant, mais qu’il n’est pas une nouille. Et je sens bien qu’elle a pour moi, tout au fond d’elle et malgré elle, l’espèce de considération consternée et de respect grognon que les femmes ont toujours pour l’homme qui parle en homme… »

J’ai rapporté, aussi fidèlement que possible, cette confidence d’un homme qui a le sens de ses responsabilités paternelles.

La promiscuité des sexes, telle qu’on la pratique aujourd’hui, a peut-être des avantages. Elle a de très grands dangers, et le père de famille, dont j’ai rapporté les confidences, en était bien averti. Les romanciers qu’il cite, comme témoins et références, vont plus loin que lui. Ils conviennent que, dans un certain monde tout au moins, on semble n’attacher plus qu’une faible importance à la virginité des filles, ce qui est une manière de révolution.

Gardons-nous de généraliser. Je pense à la province française, plus lente à changer d’âme que de figure, et où des milliers de familles conservent la même idée essentielle, profonde et permanente, de « l’honnêteté », qu’avaient les parents et les grands-parents. Dans ces milieux méconnus des Parisiens, complètement ignorés des étrangers, il est très rare qu’une jeune fille ait un amant. Si l’accident arrive, la « coupable » n’a qu’un désir : rentrer dans le rang, dans l’ordre, au bras d’un mari légitime. Combien peu de vraies rebelles parmi ces tremblantes révoltées !

Dans leur cas, presque toujours, la vigilance des parents a fléchi, ou elle s’est faite intolérable par dureté et stupidité. Un homme sans scrupules a profité des facilités nouvelles que les mœurs permettent, pour éveiller les sens d’une fille ardente, pour émouvoir le cœur d’une fille tendre, pour séduire l’imagination d’une fille mal contente de son destin et secrètement ambitieuse. Ces aventures finissent par le mariage, car les familles, averties, tiennent à la « réparation », ou, s’il n’y a pas de « réparation » possible, elles finissent par le drame caché du désespoir. Mais, dans aucun cas, les familles et les jeunes filles « compromises » ne disent et ne pensent que « ça n’a pas d’importance » et les jeunes gens qui se marient tiennent encore à épouser une vierge.

Il faut savoir ce que l’on veut et oser le dire. Le contact perpétuel des filles et des garçons n’est pas sans conséquences chez les peuples nordiques. Sera-t-il donc sans conséquences chez les peuples où le sang parle plus fort et dont la tradition sentimentale a produit Don Juan, Chérubin, Desgrieux, Fortunio ? L’existence de ces types littéraires a un sens. Ils expriment un des désirs de notre race ; ils sont une des voix de notre instinct, tout comme Chrysale en est une autre.

Les Français aiment l’amour. Ils aiment la femme de leur pays, reine au foyer, reine au salon, mineure devant la loi, et, par les mœurs, égale de l’homme. Ils lui ont reconnu moins de droits que de privilèges jusqu’au jour où elle a dû renoncer aux privilèges et revendiquer les droits.

L’aiment-ils encore comme leurs pères l’ont aimée ? Ces adolescents d’aujourd’hui, de qui la littérature moderne nous donne une image si trouble quand ce n’est pas une image brutalement simplifiée, voient-ils, dans la camarade toute proche, l’éternel féminin, avec son prestige et son mystère ? Ou bien, voient-ils seulement la concurrente, dont le baiser trop facile n’engage pas le cœur, qu’on épouse avec la pensée du divorce, et qu’on a mesurée, pesée, jugée, découronnée ?

Quel est, sur ces nouvelles mœurs, le sentiment des jeunes filles, celui qu’elles cachent, par crainte d’être incomprises, et de paraître surannées ? Là, j’ai un renseignement précis. Toutes celles que j’ai fait parler, dans la liberté d’une causerie affectueuse, et qui sentaient mon désir de les comprendre, toutes, même les plus hardies et les plus cyniques en apparence, m’ont dit, en termes différents, ce que disaient leurs aïeules et ce que diront leurs petites-filles. Aimer, être aimées. s’appuyer sur le bras d’un bon compagnon, travailler puisqu’il faut travailler, mais ensemble, et l’un pour l’autre, trouver la fixité et la sécurité dans le vieil abri du mariage, tout en gardant plus de droits et de liberté que n’avaient les femmes d’autrefois.

C’est leur désir, à presque toutes. Après un temps d’amusement et de griserie, la fille intacte, qui est pure sans être naïve, éprouve une déception mêlée d’angoisse. On lui parle de facilité sensuelle, de camaraderie physique, sans lendemain. Mais l’amour ? Qui songe à l’amour, qui lui donne son sens et sa valeur, qui devine le trésor d’émotions fraîches que contient ce mot éternel ?

Cela fait des jeunesses sans printemps, où la floraison du cœur avorte, comme un jardin saisi par la gelée. Et cependant, les fleurs étaient prêtes à s’épanouir…

À cet âge qui était naguère l’âge d’aimer, la jeune fille moderne doit penser à gagner sa vie. L’amour et le métier ne s’excluent pas. Combien plus allègrement une fille travaillerait si elle était soutenue par une fervente et forte tendresse ! C’est la tendresse de l’homme qui manque à ces enfants de vingt ans. L’affection des parents, la camaraderie, l’activité intellectuelle, l’ambition permise ne comblent pas un cœur de jeune fille, et le désir masculin qui s’offre lui fait pressentir, plus amèrement, à certaines minutes de clairvoyance, ce que pourrait être le bonheur, si le désir était l’amour. C’est le drame de la jeunesse d’aujourd’hui, ce besoin de l’amour qui existe, dans le cœur des filles, même dans le cœur de celles qui ont donné ou laissé prendre leur corps. Elles ne veulent pas l’avouer. Elles croient qu’en reniant l’amour comme l’homme le renie, elles retiendront leur compagnon de flirt ou de volupté, mais l’amour seul fixe le désir, et forme les couples qui feront jusqu’au bout le voyage de la vie.

L’insécurité sentimentale est intolérable à la jeune fille, dès que la légère ivresse de la liberté se dissipe. Les airs d’Amazone, le prétendu cynisme, sont un masque posé par l’orgueil sur un visage inquiet. Telle qui rit trop fort, en buvant des cocktails et en fumant des cigarettes, pleure en secret.

Vieilles filles.

Les filles qui ne se marieront pas, que deviendront-elles ? Autrefois, elles étaient aussi nombreuses qu’aujourd’hui, mais un grand nombre allaient au couvent, et les autres, tantes, sœurs et cousines, vivaient au foyer familial. Aucune, tant qu’elle avait des parents, n’était abandonnée. L’homme, bon gré, mal gré, supportait ces charges, car il y allait de son honneur que nulle femme de sa famille, ne fît, pour autrui, hors de la maison, un travail rétribué.

Ces mœurs, à jamais disparues, produisaient les types et les variétés classiques de la vieille fille — vieille à trente ans, lorsque ses contemporaines mariées étaient encore de jeunes femmes, et elle redevenait jeune si elle devenait femme par la chance tardive d’un mariage heureux. Les années printanières de ces malchanceuses s’étaient passées dans la vaine attente du fiancé, sous l’oranger symbolique dont elles ne devaient jamais cueillir les fleurs et les fruits. Puériles ou dragonnantes, anges ou gendarmes, fées du foyer ou calamités domestiques, saintes âmes ou « grenouilles de bénitier », elles avaient toutes, même les meilleures et les plus charmantes, quelque chose d’anormal et de faussé.

Le célibataire mâle, s’il est privé d’épouse, ne se prive pas de femmes. À défaut de justes noces, il a l’amour et les amours. Bien des célibataires entretiennent un ménage… intermittent, ou quelque liaison pas même secrète. Tout autre est le destin de la fille vertueuse qui ne se marie pas, et qui regarde l’amour comme un péché. Elle n’a pas prononcé des vœux, elle n’a pas reçu les grâces que la vie monacale dispense aux religieuses, et cependant, elle a des sens. S’ils dorment longtemps, engourdis par l’accoutumance, ils s’éveillent quelquefois, ou rêvent dans leur sommeil. Heureuse la fille qui n’entend pas leur sourde sollicitation. Elle peut les ignorer, et triompher d’eux sans le savoir, sans avoir jamais connu par son nom l’ennemi qu’elle porte en sa chair. Elle l’appelle « ennui » ou « neurasthénie ». Elle tâche de s’en distraire ou d’en guérir par des régimes. Elle se passionne pour des chats et des chiens. Elle « milite » dans des œuvres. Et il arrive que l’instinct détourné s’apaise. La vieille fille devient une vieille demoiselle aux yeux d’enfant, au cœur d’enfant.

Pour d’autres, qui n’ont pas cette ingénuité et qui ne se méprennent pas sur les exigences du désir, la jeunesse est un martyre. L’équilibre organique est compromis autant que l’équilibre moral. La femme, consciente du mal dont elle souffre, donc plus tentée que l’ignorante, connaît des crises d’inavouable désespoir. Souffrance sans témoins, sans confident, que l’orgueil et la pudeur couvrent de masques divers. L’âme s’intoxique des poisons de la chair insatisfaite. Celle qui aurait pu être une amante passionnée, une belle fille sensuelle, une femelle féconde, échappe à l’obsession sexuelle par la volupté de commander, de brimer, d’espionner et de détruire. Les envieuses, les méchantes, les hypocrites, celles qui écrivent des lettres anonymes, celles qui dénoncent les bonheurs clandestins, celles qui assassinent par la calomnie et le mensonge, ce sont des filles que leur chasteté ronge comme un corrosif.

Il faut les fuir et les plaindre. Le monde où elles vivent ne les plaint pas. S’il soupçonne leur détresse, il en fait risée. Car on admet que les servantes et les ouvrières aient des enfants sans avoir de maris, et que le peuple, encore, tout près de la nature, cède à la nature. (Le peuple, d’ailleurs, accepte ces accidents avec une philosophie résignée et la fille-mère s’y marie tout comme une autre.) Mais une personne bien élevée, qui ne se marie pas, il semble qu’elle soit faite d’une chair insexuée, pétrie de neige et de lis. On peut comprendre qu’elle regrette le mariage, mais qu’elle regrette le mari, qu’elle regrette l’homme ! cela paraît dégoûtant et un peu comique.

Dans ce monde bourgeois, et surtout en province, la vieille fille est une vraie vieille fille, bon gré, mal gré. À Paris, ce type n’existe plus guère. Il y a beaucoup de personnes non mariées qui sont femmes complètement. On ferme les yeux, ou l’on dit :

« C’est leur affaire. »

Et il y en a même qui n’attendent pas d’être des vieilles filles.