La Femme et son secret/07

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Ernest Flammarion (p. 219-247).


vii

LE CHEMIN DE LA SAGESSE


Quarante ans.

Elles passent vite, quand la trentième est passée, elles coulent comme l’eau rapide sur une pente de rocher, les belles années d’après trente ans, les plus belles années de la vie. Un jour, on regarde une date sur le calendrier et l’on se dit : « Quoi ? est-ce possible !… Quarante ans ! Demain j’aurai quarante ans. »

Et le cœur se serre un peu. Puis on réfléchit. On se félicite d’exister dans un temps où les femmes ont perdu le préjugé de l’âge et l’ont fait perdre aux hommes, ce qui est bien plus important. Quarante ans, c’était presque la vieillesse, sous Louis-Philippe. Les dames de cette époque se croyaient obligées de se harnacher de bonnets et de châles, comme si leurs cheveux et leur taille avaient offensé, par leur laideur, les yeux sans pitié de la jeunesse. Et elles s’habillaient de ternes couleurs : le gris de fer, le grenat, le brun. Majestueuses, dans leurs vastes jupes à volants, le buste enveloppé d’un camail ou d’un cachemire, le profil caché sous l’auvent d’une capote à bavolet où fleurissait la violette, où pendait en grappe le raisin noir, elles allaient à petits pas, les mains croisées sur leur ceinture, et pareilles à de lourdes frégates.

Adieu la danse, les soupers après la danse, les fêtes au jardin, le patinage et le cheval, sports élégants les seuls connus en cette époque de divans capitonnés et de langueurs intéressantes. Adieu l’amour ! La « lionne » d’hier devenait une bête à bon Dieu. La dévotion remplaçait le roman vécu ou rêvé. Et l’on s’occupait de marier sa fille.

Les femmes d’aujourd’hui sont moins pressées de marier leur fille, et elles ne croient pas que leur quarantième anniversaire sonne comme un glas. Cependant, il n’a pas un son très joyeux. On a, malgré soi, dans la mémoire, toutes sortes de réminiscences littéraires fâcheuses, et dont on ne peut pas se délivrer tout à fait. On se souvient de cette dame, dans le Bel-Ami de Maupassant, qui enroule aux boutons du gilet de son amant quelques-uns de ses cheveux, afin qu’il lui fasse mal en s’éloignant d’elle. Un de ces cheveux est gris. « Bel-Ami » le découvre et il se met à jurer de fureur contre la « vieille ». Mme Walter a trente-huit ans !

Elle a trente-huit ans, elle aussi, la Dominique du Passé. Elle se regarde au miroir, et songe que l’année prochaine, elle regrettera « ce visage-là ! » Sa jeune rivale féroce lui attribue généreusement quarante années. L’ancien amant de Dominique rectifie :

« Elle n’a pas quarante ans. Elle en a trente-huit. »

La jeune femme insiste sur le chiffre. Et l’homme, pour tout concilier, répond :

« Trente-huit, quarante : c’est la même chose. »

Ce qui lui attire cette admirable répartie :

« Pardon. Quarante, c’est de l’autre côté. »

La femme de quarante ans qui a de la lecture et qui a vu jouer le Passé croit sentir, dans ces inventions des écrivains, une injure personnelle.

La vie, heureusement, est plus clémente que la littérature aux jolies femmes mûrissantes. En province, dans la petite province, le chiffre de quarante ans garde encore sa vertu maléfique. Il annonce la retraite. À Paris, une femme de quarante ans n’est pas même dans la territoriale, et elle a, comme les officiers de réserve, des périodes d’activité, où la question de l’âge ne se pose plus. Il lui serait impossible de jouer la scène antique et classique du « premier cheveu blanc », scène bien chère aux romanciers du XIXe siècle, et dont ils ont tiré toutes sortes d’effets, moraux ou immoraux. La découverte de cet indésirable cheveu n’est plus tragique. D’abord, on n’a pas « un premier cheveu blanc » parce que les coiffeurs y veillent. On a tout à coup « des cheveux blancs » parce qu’on est privé de coiffeur, ou parce qu’on a décidé de les porter. C’est une coquetterie, ou une habile prudence. Il faut blanchir très tard, ou très tôt, afin que cette blancheur paraisse, dans l’un ou l’autre cas, une faveur de la nature.

Les cheveux blancs parsemés parmi les autres, le « poivre et sel », cela fait sale, cela fait triste. Cela donne l’air pauvre. Aucun chapeau ne sied à cette pauvreté-là. Les femmes de quarante ans s’en méfient comme de l’embonpoint, et elles y mettent bon ordre. Voyez-les : droites, minces, brillantes, à peine un peu déveloutées, désirables, plus désirables même que dans leurs acides vingt ans, elles ont, quand leurs yeux sont beaux, un regard pareil à une flèche lourde, qui va où elle veut aller.

Mais, dans leurs cœurs, quelques-unes entendent, tout bas, l’amour qui s’inquiète, et celles qui ont donné congé à l’amour, celles dont le cœur est vide, commencent à s’alarmer. Sur la grande route du temps, ne vois-tu rien venir ou revenir, Sœur Anne ? — Non. Le soleil flamboie encore, l’herbe n’a pas fini de verdoyer. Attends… Bientôt, dans le poudroiement d’or du soir, tu verras s’avancer un pèlerin… — Ah ! Sœur Anne, ce pèlerin vêtu de cendre, comment se nommera-t-il ? Je le devine. Il dira : « Je suis le dernier venu, le consolateur du crépuscule. Je m’appelle l’Amitié. »

— L’Amitié, ma sœur, c’est quelquefois l’Amour en robe grise.

Le crépuscule est encore loin. Quarante ans, est-ce même l’heure des ombres longues, et du radieux couchant ? Il n’y a pas une chauve-souris tournoyante dans le ciel qui s’apaise. Quarante ans c’est un verger en septembre : des fruits déjà, et des fleurs encore, pourvu qu’on ait planté des rosiers remontants.

Les trois âges de la femme.

Nous l’avons dit et nous le répéterons pour le réconfort des femmes automnales. L’âge est une simple convention. Il n’y a pas deux personnes, nées le même jour, qui aient trente, quarante ou soixante ans le même jour. Ce qui compte, ce n’est pas la quantité des jours vécus : c’est le dégât qu’ils ont fait. La vieillesse, c’est l’usure. Tant qu’on n’est pas usé, l’on n’est pas vieux. Et l’on est vieux à trente ans, si l’on a dépensé trop de son capital physique.

Un des signes de déclin, n’est-ce pas l’obsession du déclin ? Qui pense éperdument à ne pas vieillir est déjà vieille. La sagesse, c’est d’oublier l’état civil et de vivre selon les forces et les goûts qu’on a, en prenant conseil de son miroir — sans complaisance surtout ! — et en acceptant avec bonne humeur les changements inévitables. Meilleure est l’humeur, plus lents, moins cruels, sont ces changements.

À tout prix, il faut éviter l’obsession qui devient très vite une maladie, une psychose.

C’est pourquoi je propose de diviser l’existence des femmes — leur vie de féminité active — en trois périodes.

Dans la première, la petite jeunesse où l’on ne sait rien, où l’on apprend tout, tant bien que mal, on a l’âge qu’on a sur son acte de naissance.

Dans la seconde, on a vingt-neuf ans. Cela ne trompe personne. Est-ce que le rose de vos joues et le rouge de vos lèvres trompent quel qu’un ? Est-ce que vous prétendez qu’ils sont absolument naturels ? Non, sans doute. Les gens font semblant de le croire, et vous, vous faites semblant de croire qu’ils le croient, mais vous savez bien que c’est pure convention et comédie de politesse. De même, vos vingt-neuf ans. Ils ne mentent pas. Ils ne signifient pas trente moins un.

J’ai vingt-neuf ans. Cela veut dire : « Je suis tout à fait une femme. J’ai fini mes classes. Je connais l’art de vivre. Je sais ce que je suis et ce que je vaux… et aussi ce que sont les autres et ce qu’ils valent. Pourtant, je n’ai pas renoncé à apprendre… »

Ce bel âge peut se prolonger. Cela dépendra de votre santé et de votre chance. Lorsqu’il s’achèvera, et que vous vous sentirez un peu différente, nouvelle à vous-même, avec ce léger ou violent trouble des changements de saison, vous serez, (sans marquer d’âge intermédiaire) sur le second palier symbolique : trente-neuf ans.

Cet âge-là représente l’état nullement pitoyable d’une femme qui entend rester aimable, et qu’on peut aimer, beaucoup et même passionnément. Mais cette femme-là, ce n’est plus une fleur : c’est un fruit. Les fruits ont du bon. Si vous êtes sage et prudente, vous serez un fruit défendu. Les fruits de trente-neuf ans sont d’autant plus beaux et désirables qu’ils ne s’offrent pas à qui veut les cueillir.

Trente-neuf ans, l’automne doré, une délicate brume bleue sur le jardin défaillant. C’est le temps où la beauté meurtrie prend la grâce émouvante des choses qui finissent, le temps où il faut avoir de la bonté, de l’expérience, de la fierté aussi, pour sauver le trésor lentement épargné. Et cela dure, jusqu’à ce qu’en vertu d’une décision que vous aurez prise librement, vous aurez tout d’un coup… soixante-dix-neuf ans.

Alors, vous prétendrez en avoir quatre-vingts, par coquetterie.

Une dernière fois, ma sœur, laissez-moi vous répéter ce qui est la morale de mon discours. Fuyez la hantise du rajeunissement, qui est la même que la hantise du vieillissement. Soignez votre santé. Soignez votre taille et votre figure. Ne laissez rien s’écrouler. La culture physique et l’hydrothérapie vous aideront à conserver toutes choses à leur place. C’était Jean-Jacques Rousseau qui prétendait qu’« un sein qui tombe est déplaisant chez une personne de vingt ans, mais non plus chez une de trente ». Cet homme-là n’y connaissait rien, ou bien il avait eu beaucoup de guigne…

Et prenez garde aux instituts de beauté, aux produits mirobolants, aux chirurgies miraculeuses. Utiles, bienfaisants pour les infortunées affligées de difformités, ils ont, pour les femmes normales, un inconvénient majeur : ils entretiennent en elles une obsession propre à démolir le plus solide système nerveux. Une dame qui se pèse tous les jours, se mesure, s’examine, se critique, et court, désolée, de réparateur en réparateur, cette dame est… passez-moi le mot : fichue !

Ayez longtemps vingt-neuf ans et toujours trente-neuf, ma sœur ! Pensez-y fort peu. N’en parlez jamais. Vous ferez plaisir ainsi à vous et à ceux qui vous aiment.

Les enfants ont grandi.

La femme mûre, au seuil de l’âge pathétique où la vie va la désarmer, regarde autour d’elle, et fait le compte de ses richesses. De tout ce qu’elle a reçu, que lui reste-t-il ?

Son mari qui l’aime bien, qu’elle aime bien, est pris par le métier ou la profession, occupé, surmené, et blasé sur les joies du mariage. Deux époux se chérissent, mais s’ils ne possèdent pas le talent, la volonté de se renouveler, leur paix conjugale ressemble à un demi-sommeil. Leur esprit, leurs sens, subissent un engourdissement confortable et néfaste. Leur horizon se rétrécit. L’ennui les guette, et aussi le démon qui n’est plus celui de midi : le démon sournois de cinq heures du soir.

Alors la femme a un mouvement instinctif vers ses enfants. Cette richesse-là, qu’elle a créée, cette richesse, accrue par ses soins, personne ne la lui prendra. La maternité, c’est une assurance contre la solitude de la vieillesse, et même avant la vieillesse, il est beau d’être la mère encore jeune de fils et de filles déjà grands. Ils sont sortis de l’âge ingrat. Ils vont sortir de l’âge de l’ingratitude. Ils seront des compagnons, des amis. Certes, ils ont changé, depuis l’adolescence. Leur mère a eu, parfois, le sentiment pénible de ne plus les comprendre très bien. Ils traversaient une crise. C’est fini. Les voilà grands.

Ah ! oui, les voilà grands, si grands qu’ils n’ont plus du tout besoin de leur mère, au moment où elle a besoin d’eux.

Une femme qui a peu ou pas connu l’amour et ne sait pas qu’elle le regrette, reporte sur son fils la passion intacte et concentrée dont elle ignore le nom et l’usage. Passion chaste, où parlent la chair et le sang, puisque la maternité est, d’abord, un instinct animal. Le père le plus tendre ne saurait aimer ainsi la fille la plus chère. Dans cette enfant de sa race, il retrouve bien la grâce essentielle de la femme, et il en jouit purement, mais s’il arrive à la passion paternelle d’un Goriot, cette passion nous étonne, comme une sorte de folie. L’excès de l’amour maternel peut être dangereux et déplorable : il ne contredit pas la nature.

La mère en adoration devant son fils de vingt ans continue d’être ce qu’elle était lorsque ce fils, tout petit enfant, vivait dans la chaleur de son sein et de ses bras. Quand elle caresse cette tête chérie, — ce qui lui est rarement permis, parce que le fils de vingt ans ne se prête guère à ces effusions, — elle retrouve un peu du doux plaisir que lui donnait le contact du nourrisson frais comme une fleur et gavé de lait, sensation diffuse mêlée au sentiment, délicate ivresse dont la femme n’a pas une claire conscience et qui est incompréhensible à l’homme.

Cette possession de l’enfant, la nature l’accorde à la mère pour les premières années. Très vite, l’enfant grandissant y échappe. Les femmes le sentent si bien qu’elles sont tristes et joyeuses, en même temps, lorsque le petit fait ses premiers pas tout seul. Elles pleurent en le conduisant pour la première fois à l’école, en voyant la porte se refermer derrière lui. L’amour maternel, qui ne change jamais de nature, change de ton. C’est l’esprit, c’est l’âme de l’enfant que la mère prétend posséder. Et cela, encore, lui échappe.

Pour une mère qui vit seule avec un fils unique, l’émancipation de l’adolescent est un drame. Sous couleur de religion, de morale, de prudence, la mère tend à retenir l’impatient garçon qui entend l’appel de la femme. Si le fils ne se marie pas très jeune, s’il fait avec sa mère vieillissante un de ces « ménages » où la mère devient une esclave despotique acharnée à servir, acharnée à dominer, le mariage tardif déchaîne des catastrophes.

Le drame de la jalousie maternelle, qui a inspiré l’admirable Genitrix de François Mauriac et les plus beaux romans de Louis de Robert, éclate toujours entre la mère et le fils. Entre la mère et la fille mariée, ce drame n’est pas impossible, mais beaucoup plus rare, et il tourne à la comédie.

Le sentiment maternel est très différent, sans être inégal, selon qu’il s’exerce sur un fils ou sur une fille, et le sentiment filial qui lui répond n’est pas le même.

Une mère, pour un fils qui la chérit, est une femme. Il lui sait gré d’être aimable aux yeux et de prolonger sa jeunesse. Il veut qu’elle soit élégante. Il est fier qu’elle soit admirée.

La fille qui grandit regarde sa mère comme une femme regarde une femme. Si la mère est très jeune, si elle commet l’imprudence de se poser en « camarade » pour sa fille, elle risque d’éveiller, dans cette enfant, le vieil instinct de rivalité.

On a vu des mères jalouses de leur fille, cœurs égarés, que la loi de la vie punit inexorablement. Le contraire existe. Il y a des filles jalouses. À force d’entendre dire que leur mère paraît être leur sœur aînée, elles prennent des sentiments de cadette aigrie. Deux femmes s’opposent : l’une qui a le droit de commander, l’autre qui a le devoir d’obéir. Elles se rencontrent sans cesse sur le même terrain. Elles s’occupent aux mêmes choses, dans la maison. D’où, cent possibilités de conflits. Chacune se plaint de l’autre, l’accusant de despotisme ou d’ingratitude. Dans les cas aigus, lorsqu’il s’agit de cœurs pauvres et de caractères mal équilibrés, le dissentiment habituel tourne à la haine, la terrible haine familiale, bien connue des psychiâtres. Presque toujours l’instinct de rivalité, après de petits chocs, s’apaise. Les habitudes affectueuses persistent. L’orage se dissout. Le mariage de la fille dénoue la crise en supprimant les occasions de heurts, et la magie du souvenir embellit les jours passés qui semblent tous calmes et lumineux.

À moins que la mère ne connaisse un autre genre de rivalité, quand elle devient la belle-mère.

On appelle « belle-mère » une dame qui n’est ni « belle » ni « mère », car sa jeunesse est passée et sa maternité ne peut être que d’adoption. Ce nom est devenu le synonyme d’épouvantail. La belle-mère, monstre féminin tapi au seuil du paradis conjugal, est un personnage de vaudeville, une figure de guignol, une poupée pour jeu de massacre, laide, grotesque, acariâtre, et odieuse jusque dans ses élans de sentimentalité. On craint ses fureurs, mais on sourit de son désespoir, car on la sait jalouse, et plus jalouse encore de son fils que de sa fille. Contre elle, le gendre se défend quelquefois, mais la bru est dévorée.

Tel est le portrait classique de la belle-mère, tracé par les humoristes du xixe siècle.

Avant ce temps-là, et la prééminence de l’esprit bourgeois qui date de la révolution de Juillet, la belle-mère a, dans la vie, un rôle respecté, et, dans la littérature, une figure humaine. Il y a bien Mme Pernelle, mais cette personne qui a le verbe haut, dit son fait à chacun, et n’est pas moins « assotie » de Tartufe que son fils Orgon n’est pas du tout une méchante femme. C’est une cousine, dans un monde plus élégant, de Mme Jourdain. Et Mme Jourdain elle-même, l’excellente créature, bon bec de Paris, tendre mère et sage épouse, comment regarde-t-elle son futur état de belle-mère ? Elle ne veut pas donner sa fille à un gentilhomme qui la mépriserait, elle, Mme Jourdain, sortie d’une famille de marchands. Ce qu’il lui faut, c’est un honnête bourgeois, avec du cœur et des écus, un homme de son rang, à qui elle puisse dire sans cérémonie :

« Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi. »

Telle est la belle-mère dans l’ancienne France. D’où vient que le type ait changé ?

Cela tient au fléchissement de l’autorité parentale qui a commencé avec le xixe siècle, et n’a cessé de se marquer dans les mœurs et dans la littérature. Le gendre et la bru n’ont plus reconnu les droits des beaux-parents à diriger, fût-ce de loin, leur ménage, en quoi ils ont eu parfaitement raison. Mais les beaux-parents, la mère surtout, se cramponnèrent à une royauté aussi croulante que celle des Bourbons. Les avis pleuvaient, qu’on ne demandait pas, et les remontrances qu’on ne supportait plus.

C’était le temps des conseils et des comparaisons qui horripilent la jeunesse.

« Tu devrais faire ceci… Tu devrais faire cela… Quand j’étais à ton âge, je ne me serais pas permis telle ou telle chose… Cela plaît à ton mari ? Parbleu ! Il n’y entend rien ! Mais, après tout, il est le maître ! Tu verras plus tard, ma pauvre fille, etc… »

Les enfants venus au monde, la mère en disponibilité se transformait en grand’mère frénétique. Nouveaux conseils, nouveaux conflits. Scènes, drames, malédictions, rupture. Ce n’était pas toujours bien grave, ce n’était pas irrévocable, mais les débuts des nouveaux époux étaient assombris par ces orages. Et, très souvent, l’autre belle-mère s’en mêlait. Imaginez la guerre entre ces matrones, égales en droit, et l’agréable situation de leurs enfants !

Dans un mariage, les deux belles-mères ne considèrent pas l’événement de la même façon. La mère du jeune homme a la certitude, justifiée ou non, que son fils, étant l’homme, pouvait choisir, et qu’on doit lui savoir gré d’avoir choisi. La mère de la fille avoue, d’abord, une joie qui se mêle bientôt de mélancolie et quelquefois d’irritation secrète.

On lui prend sa fille. C’est entendu. Elle la donne, mais n’a-t-elle pas l’arrière-pensée de la reprendre, et le gendre par surcroît ? Il est tant d’exemples de ces mariages où l’épouse, ayant suivi l’époux, le ramène, et l’introduit dans sa famille à elle, jusqu’à l’y incorporer. Les enfants d’une fille ne sont-ils pas des petits-enfants plus proches encore que les enfants d’un fils, conçus et portés par une étrangère ? La rivalité féminine qui fit se heurter quelquefois la mère et la fille, avant le mariage, n’est-elle pas remplacée par une espèce de complicité — d’innocente complicité — contre le cher adversaire naturel : l’homme ?

Pauvres mères d’autrefois, réformées à quarante ans, en pleine force, qui ne saviez plus où vous prendre, et comment employer une activité désormais sans but, puisque vos filles étaient mariées, vous aviez bonne volonté d’aimer votre gendre. Seulement l’épreuve faite, vous sentiez que cette excellente intention était purement cérébrale, un acte de raison, contradictoire à tout votre cœur. Non, ce n’est pas naturel d’aimer un gendre.

Ce monsieur que votre fille a épousé, il entre chez vous, dans le Saint des Saints de la famille, et il apporte ses traditions qui ne sont pas les vôtres, ses idées qui heurtent les vôtres, son humeur qui vous exaspère. Vous n’en auriez pas fait votre mari, pas même votre ami, et vous en faites — presque — votre fils ! Il connaît vos secrètes dissensions, vos rancunes, vos chagrins, le « linge sale » qu’on n’aurait pas lavé, devant lui, avant le mariage. Il a un avis sur tout ce qui vous concerne, et il le donne. Enfin, il exerce sur votre fille une influence que vous découvrez dans les opinions, les goûts et les dégoûts, de la jeune épouse amoureuse.

Et puis, il y a l’autre belle-mère, que votre fils appelle « maman », ce qui vous horripile !

Il est vrai que le gendre aussi vous appelle « maman », et que sa mère en pâlit de rage concentrée. Elle aussi pense que le mariage a bien transformé son fils, qu’il a pris les opinions, les goûts et les dégoûts de sa jeune femme. L’esprit de rivalité féminine, abandonnant la mère et la fille, vient animer la belle-mère et la bru. Que de petits drames et de grosses peines en perspective ! Marier ses enfants ! On croit que la série des soins maternels est achevée. Hélas ! elle recommence.

Mais il y a un remède souverain à ces misères, et les jeunes belles-mères modernes l’ont employé.

La belle-mère moderne ne confond pas vieillesse et maturité, et ne se croit pas « finie » parce que sa fille commence. Chacun a tant à faire, de son côté, qu’elles n’ont pas le loisir de s’empoisonner l’existence en détail. La mère a ses idées à elle. Elle n’approuve pas toutes les nouveautés, mais elle comprend que d’autres s’en accommodent. Elle consent à aider sa fille, elle ne la dirige plus. Quant au gendre… Ah ! qu’il est donc inélégant et démodé d’être mal avec un gendre !

On ne l’aurait peut-être pas choisi, pour soi, mais c’est une autre affaire. Tel que la fille l’a voulu, la mère l’accepte. Elle ne lui demande pas ces sentiments filiaux qui seraient une comédie. Des deux parts, on tâche de ne point se heurter et le temps arrive où l’on s’aime bien.

La belle-mère dragon n’est plus, mais les belles-mères de l’ancien modèle n’étaient pas toutes des dragons. La bonne femme vouée au service des enfants et des petits-enfants, la berceuse, la gardienne, la remplaçante gratuite de la jeune mère, ne devient-elle pas plus rare ? Peut-être les deux aspects du même type étaient-ils secrètement liés par des conditions de vie qui les façonnaient. Peut-être l’ange à cheveux gris était-il la compensation de la mégère. Peut-être aussi, en dépit des changements de notre vie morale et familiale, l’éternel instinct féminin, masqué, non détruit, produira-t-il toujours des belles-mères terribles et des belles-mères délicieuses.

Mères qui mariez vos filles, dites-vous bien que leur fête nuptiale ne marque pas la fin de votre vie de femme. Continuez-la donc, avec plus de liberté, en augmentant les occasions de la rendre intéressante, au lieu de vous mettre, comme une épave et un fardeau, à la remorque des jeunes.

Vivez pour vous, sans égoïsme, vivez pour vous perfectionner et vous développer jusqu’à la vieillesse. Vivez par le cœur, mais aussi par l’esprit. Que l’expérience vous soit une richesse et non pas une amertume. Restez jeunes. Tâchez d’être gaies. Respectez la liberté de vos enfants et défendez la vôtre. Que les relations de famille soient un secours et une douceur, et non un devoir assommant.

Et, si vous le pouvez, aimez votre gendre et votre bru, maternellement quelquefois, amicalement toujours, afin qu’ils disent, en toute sincérité : « Ma belle-mère, c’est une amie… »

Quel éloge, et quelle récompense !

Les feux du soir.

Si tardive qu’elle vienne, la vieillesse arrive et il faut la recevoir, comme on a reçu la jeunesse et la maternité, avec grâce. Vieillir avec grâce, c’est le dernier chef-d’œuvre de la femme. Il est, comme tous les chefs-d’œuvre, difficile et rare, et on ne l’improvise pas.

Préparer la vieillesse, ce n’est pas méditer quotidiennement sur la vieillesse. Les gens qui répètent sans cesse qu’ils ne craignent pas la mort, sont des gens qui ont peur de la mort. Les femmes que la vieillesse épouvante en parlent tout le temps. J’en sais une qui n’avait pas d’entretien plus ordinaire. Elle revenait perpétuellement à cette question à propos de tout : son âge et l’âge des autres. C’est bien la seule personne à qui j’aie entendu dire qu’elle avait cinquante ans lorsqu’elle en avait quarante-huit.

« Je suis, expliquait-elle, dans ma quarante-neuvième année, donc je vais sur cinquante ans. »

Elle y allait, avec une fureur mal cachée, et elle y croyait être, elle y voulait cire, par un singulier sentiment fait, pour les trois quarts, d’orgueil exaspéré, et pour le quatrième quart, d’une intolérable angoisse. Une autre, du même type moral, autrefois très belle, ne se consolait pas d’être une admirable statue mutilée et dégradée. Tant de femmes auraient été fières de ces restes de beauté qu’elle semblait haïr ! Quand elle le pouvait, avec quelle bizarre jouissance elle décrivait à des femmes de trente ans, les effets de la décrépitude, dans le style de la Heaulmière de Villon ! Les jeunes accueillaient sans plaisir ces prophéties. Quelques-unes se révoltaient : « Nous n’avons pas besoin de savoir ce que le temps fera de nous. Nous le verrons bien ! Et qui donc est sûr de vivre assez pour vieillir ? » La vieille dame ne se décourageait pas. À la première occasion, elle recommençait la description affreuse, et dominée par sa manie, elle exagérait.

Beautés ruinées, quelle rage rougit vos yeux lorsque passe devant vous cette ennemie : la jeunesse des autres ! Reines déchues des salons, vous vous cramponnez à vos sceptres dédorés, en proférant des imprécations polies contre les souveraines de royaumes nouveaux. Dames vertueuses, qui avez passé la saison où la vertu peut être sollicitée de pécher, un regret inavouable, parfois, vous dévore. Tristes vaincues, insupportables à tous et à vous-mêmes, comme je vous plains ! Votre souffrance sans noblesse irrite ou divertit des témoins sans pitié, car il n’y a pas de pitié dans le cœur des hommes et dans le cœur des jeunes femmes, pour les Jézabels désespérées sous leurs cheveux faussement blonds. « Aux chiens, les vieilles ! » crie le monde. Et la neuve beauté, de rire, elle qui sera, un jour, jetée aux chiens.

Et misérable entre les misérables, la vieille libertine, la sorcière à gigolos, traînant comme un pékinois de luxe le beau garçon qui pourrait être son petit-fils ! Devenir cela ! Mieux vaut une pierre au cou et le fond de la Seine. Ô vieillesse, ô saison blanche ! L’amour n’y reste l’amour que dans une tendre chasteté !

Amie aux cheveux grisonnants qui lis ce livre véridique, à toi aussi, comme à toutes les femmes, l’approche de l’hiver glace le cœur, mais ce n’est qu’un frisson, par instants, et ton cœur se remet à battre, presque aussi chaudement, n’est-ce pas, que dans l’ardente saison de la vie ?

Tu passes, sous les arbres nus de ton jardin, et tu écoutes le bruit sec et léger des feuilles que le vent disperse. La pluie a noyé les pelouses. Les dernières roses sont des boules chiffonnées et pourrissantes. Le ciel violet s’assombrit. Tu te souviens du jardin de mai et du jardin d’octobre, où, par les soirs dorés, t’attendait l’amour.

Rentre à la maison. Ferme bien tes volets. Allume ton feu et ta lampe. Le feu et la lampe sont aussi beaux que les rosiers en fleur. Ta chambre, où le moindre objet, à force d’avoir duré, devient une chose vivante, est un jardin sentimental, parfumé de souvenirs. Des livres parleront, si tu veux, à ton cœur, pour le rassurer, à ton esprit pour l’enchanter. Des portraits sont autour de toi, comme des âmes. Tu pleurerais, je le sais bien, si tu étais seule. Ne pleure pas. Tu n’es pas seule.

Tu me dis que l’amour n’entrera plus chez toi. Regarde : voici l’amitié qui a deviné ta peine. Elle vient, à cette heure qu’elle a choisie, s’asseoir en face de toi, devant ton feu qu’elle ranime. Douce amitié, parée des couleurs de l’arrière-saison, elle ressemble à l’amour ; elle est peut-être la suprême figure de l’amour, qui te sourit en silence avant de s’effacer dans la nuit.

Ce n’est plus le temps d’être belle : c’est le temps d’être bonne, et toujours meilleure. Ce n’est plus le temps d’être désirée : c’est le temps d’être chérie. La femme qui vieillit n’est pas obligatoirement laide et difforme. Elle doit sauver la grâce, quand elle perd la beauté.

Et, résolument, qu’elle accepte de n’être pas à la mode, de représenter une figure originale, l’expression d’une époque révolue, au lieu de parodier la jeunesse. J’aime ces octogénaires intelligentes, curieuses encore de tout, nobles vieilles fées, protectrices des jeunes talents, et qui laissent, après elles, leur légende. J’aime ces aïeules provinciales, assises au sommet d’une famille, personnages importants dans leur ville, dispensatrices de leçons, de conseils et de bienfaits, pleines de solide bon sens, et que n’intimideraient ni le roi — s’il y avait un roi — ni le Pape.

La vieillesse est horrible, lorsqu’elle est la fin de tout : fin de la beauté, de l’amour, de la santé, de l’espérance, et même de la sagesse, lorsque de la féminité morte, il reste un être desséché, coquillage vide, friable et dur, dont les arêtes vives blessent ceux qui les touchent. Dans cet être où les caractères physiques du sexe s’effacent, l’égoïsme est le dernier ressort vital. Égoïsme bien particulier, car la vieille femme qui n’aime plus rien ne s’aime pas davantage elle-même. Elle prend en haine son corps ravagé, mauvais serviteur usé trop tôt et qui l’a trahie. Elle ne pardonne pas à ses yeux et à son ouïe de s’affaiblir, à ses pieds de chanceler, à ses mains de trembler. La sensation d’être ainsi diminuée lui est odieuse, et elle essaie de l’oublier dans un sentiment qui est sa dernière revanche sur la vie : la domination.

Ainsi une femme dont l’intelligence survit au cœur, peut devenir un de ces tyrans domestiques qui martyrisent une famille, tyrans dont l’inutile autorité s’exerce sans raison, pour le seul plaisir de s’exercer, toujours inquiète, toujours instable, et jamais lasse. Ce sont les perpétuels changements de domicile et de domestiques, les critiques sans fin, les stériles discussions, les plaintes et les reproches, les résolutions contradictoires, un besoin de primer et de brimer, et de peser, à tout moment, sur la vie des autres, de leur faire sentir qu’on est là.

Bourreaux inconscients, victimes d’un secret déséquilibre, la tyrannie de ces pauvres femmes est un effort pour oublier, dans une vaine agitation, la mort qu’elles redoutent et qui leur rendra la paix.

Il est une autre façon de vieillir, que j’ai vue et dont j’aime à citer l’exemple, à la dernière page de ce livre. Une longue vie d’amour conjugal, la maternité reçue comme une bénédiction, le partage des peines, des travaux et des fatigues devenant une joie profonde et grave, commune à deux êtres qui ne formaient réellement qu’un seul être et que la mort de l’époux sépare sans les désunir ; un deuil où la douleur accepte de ne pas se révolter, où la survivance n’est que l’attente de la réunion définitive et une marche vers le rendez-vous mystérieux des âmes, de l’autre côté du tombeau. Il y a, dans cette vieillesse sainte, tant de douceur et de majesté qu’on ne peut l’approcher avec indifférence. Un rayonnement spirituel l’enveloppe, qui vient d’elle, et qui éclaire la vie autour d’elle. Ainsi, dans un paysage crépusculaire, un sommet brille, comme touché par les feux de l’aurore… et ce sont les feux du soir.

FIN