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La Femme ouvrière

La bibliothèque libre.
La Revue blancheTome XXVII (p. 241-272).

La Femme ouvrière

L’ouvrière ! Mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer, et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès !
Michelet.
L’ouvrière, mot glorieux que tous les peuples connurent, dès qu’ils eurent supprimé l’esclavage et la servitude.
Paul Leroy-Beaulieu.


ACCROISSEMENT DE LA MAIN-D’ŒUVRE FÉMININE

L’utilisation croissante de la main-d’œuvre féminine et infantile et sa substitution progressive à la main-d’œuvre masculine est un fait caractéristique de l’évolution du travail aux xixe et xxe siècles.

Une confrontation des enquêtes ouvrières de 1891-93 à celles de 1840-45 est éloquente. — Voici des exemples tirés du département de la Seine :

  ENQUÊTE 1840-45
Femmes et enfants
ENQUÊTE 1891-93
Femmes et enfants
Fabrication des vins de champagne 
17 p. 100 20 p. 100
Confiserie, chocolaterie 
8 50
Conserves alimentaires 
37 77
Produits chimiques 
7 8
Savonnerie, stéarinerie 
22 35
Industrie du livre 
20 38
Filature du coton 
26 50
Tissage du coton 
52 65
Bonneterie 
48 70
Carrosserie, charronnerie 
0 3
Industrie de la soie 
33 80
Faïencerie, porcelainerie 
33 35
Verrerie, glacerie, cristallerie 
17 30
Marbrerie 
0 24

L’emploi de la main-d’œuvre féminine réalise une économie dans les frais de production. Les machines-outils, en bien des cas, ont facilité cette substitution. Voici ce que dit l’enquêteur du Ministère du commerce et de l’industrie : La machine est disposée pour exécuter toujours les mêmes opérations : ce sont alors [les ouvriers] de purs manœuvres qui n’ont à acquérir que l’attention dans la surveillance des opérations et la promptitude des mouvements. On arrive alors à substituer à ces manœuvres les femmes et les enfants pour des travaux qui semblent peu leur convenir a priori.

Leur proportion ne dépasse pas toutefois 5 p. 100 en moyenne dans le travail du fer et de l’acier (elle atteint parfois 20 p. 100 dans la tôlerie). Dans le travail des autres métaux, elle arrive à 24 p. 100 en moyenne ; elle dépasse 50 p. 100 dans la ferblanterie, la fabrication des boutons, la batterie d’or [1].

Karl Marx, que nos économistes classiques ont pillé sans rendre justice à sa haute clairvoyance et à sa profondeur, écrivait au milieu du siècle dernier :

Quand le capital s’empara de la machine, son cri fut : Du travail de femmes, du travail d’enfants ! Ce moyen puissant de diminuer les labeurs de l’homme se changea aussitôt en moyen d’augmenter le nombre des salariés ; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d’âge et de sexe, sous le bâton du capital [2].

L’utilisation croissante de la main-d’œuvre féminine est un fait général, partout où il y a un mouvement industriel accentué.

En Allemagne, l’enquête du 14 juin 1895 a constaté que, dans les professions industrielles (y compris les mines et forges), le nombre des ouvriers employés était de 3 022 554 en 1882 et de 4 626 714 en 1895 ; celui des ouvrières, de 583 850 et de 1 044 962 ; l’augmentation est donc de 1 603 160, soit 53,1 p. 100, pour les hommes, et de 46 112, soit 79 p. 100, pour les femmes [3].

On ne voit malheureusement pas pourquoi le remplacement des hommes par les femmes, qui s’accentue grâce à la coopération des machines supprimant la nécessité de la force physique et l’application de l’intelligence à l’exercice du métier, subirait un arrêt dans son développement. C’est une invasion dont la gravité frappe depuis longtemps tous les esprits et que le libre jeu des intérêts privés peut difficilement arrêter [4].

Rien n’est plus curieux que l’embarras des économistes orthodoxes lorsqu’ils ont à examiner ce phénomène si grave au point de vue familial. M. E. Levasseur, qui fait autorité dans les questions économiques, écrit d’abord :

Ceux qui trouvent qu’en France il serait désirable que les femmes fréquentassent moins dans les grandes manufactures gagneront à étudier de près les faits ; ils comprendront que, la grande industrie et la mécanique gagnant du terrain, il se produit un entraînement presque fatal des femmes vers ces manufactures, que cet entraînement amène une conséquence heureuse… [5].

Il écrit dans un autre ouvrage :

Le nombre des femmes employées dans l’industrie a diminué proportionnellement ; celui des enfants parait avoir diminué davantage [6].

Et, assez bizarrement, il conclut :

Donc il est vrai que la machine facilité l’introduction de la femme et de l’enfant dans certaines industries.

Ces contradictions trahissent l’embarras du théoricien. La Belgique, en 1880, a trouvé-, dans ses dénombrements industriels, 374 476 ouvriers et 54 279 ouvrières, soit 12,6 ouvrières p. 100. La Suisse, en 1893, a trouvé 119 204 ouvriers et 80 995 ouvrières, soit 40,5 p. 100. La Hongrie, en 1890, a trouvé 676 889 ouvriers et 42 114 ouvrières, soit 5,8 p. 100. La Suède, en 1897, a trouvé 177 964 ouvriers et 42 238 ouvrières, soit 19,2 p. 100.

D’une enquête officielle sur le travail des femmes en Autriche (1896), je détache ces lignes :

Bien des choses qui, il y a quinze ou vingt ans, étaient faites par des hommes, le sont aujourd’hui par des femmes, soit comme conséquence de l’emploi des machines, qui en rendent la confection plus facile, soit, plus souvent encore, sans qu’il existe aucun motif de ce genre… Bien des motifs se réunissent pour favoriser cette transformation et la rendre générale, en dehors même du taux moins élevé des salaires, qui joue cependant le rôle déterminant… Les nécessités de la concurrence rendent, d’ailleurs, bien difficile un mouvement en sens contraire que pourrait vouloir tenter, dans des vues philanthropiques, tel ou tel patron ou commerçant pris isolément [7].

Ce sont les États-Unis surtout qui nous donnent la preuve irrécusable de l’accroissement de la main-d’œuvre féminine et infantile au détriment de la main-d’œuvre masculine et surtout au détriment du budget des familles.

D’après le Bulletin of the Department of Labor, où on peut relever les recensements professionnels de trois époques, on constate que la proportion des ouvrières, qui était (dans l’industrie) de 19,28 p. 100 en 1870, passe à 23,83 p. 100 en 1880 et s’élève à 2 624 p. 100 en 1890. Tandis que la proportion des hommes, qui était de 1 966 p. 100 en 1870. n’atteignait que 21,59 p. 100 en 1890 par rapport à l’ensemble des travailleurs).

Voici maintenant un tableau où l’accroissement est encore plus visible :


POURCENTAGE DE L’UN ET L’AUTRE SEXES
DANS LES GRANDS GROUPES PROFESSIONNELS
AUX TROIS RECENSEMENTS DE 1870, 1880, 1890 (ÉTATS-UNIS)


GROUPES PROFESSIONNELS ET SEXES 1870 1880 1890
Agriculture, Pêcheries et Mines :
Sexe masculin 
93,53 92,57 92,46
Sexe féminin 
6,47 7,43 7,54
Professions libérales :
Sexe masculin 
75,14 70,61 66,99
Sexe féminin 
24,86 29,39 33,01
Services domestiques et personnels :
Sexe masculin 
57,90 66,28 61,76
Sexe féminin 
42,09 33,72 38,24
Commerce et Transports :
Sexe masculin 
98,39 96,63 93,13
Sexe féminin 
1,60 3,37 6,87
Manufactures et Industries mécaniques :
Sexe masculin 
85,56 81,52 72,82
Sexe féminin 
14,44 18,48 20,18
Toutes les professions réunies :
Sexe masculin 
85,32 84,78 82,78
Sexe féminin 
14,68 15,22 17,22


En jetant un coup d’œil sur ce tableau si topique eu voit que depuis 1870, dans les manufactures et les industries mécaniques, l’emploi des ouvriers est allé diminuant, tandis que celui des ouvrières est allé augmentant ; de même dans le commerce et les transports ; même remarque pour les professions libérales ; même remarque pour les services domestiques et personnels le mouvement s’est dessiné vers 1880 ; et ce mouvement existe, quoique très modérés dans l’agriculture, pêcheries et mines. Dans ce dernier cas, le pourcentage est très défectueux, car on a réuni trois branches trop distinctes.

Dans tous les pays où le processus industriel atteint un développement suffisant, la femme et l’enfant sont préférés à l’homme par le capital ; en d’autres termes, le machinisme perfectionné, la recherche de la main-d’œuvre à bon marché, la concurrence ont favorisé la substitution progressive de la femme à l’homme au détriment des deux. Seuls, quelques économistes le nient ; sans doute par respect pour les dogmes infaillibles de l’école de Manchester.

PROFITS RÉALISES PAR LA SUBSTITUTION DE L’OUVRIÈRE À L’OUVRIER

Examinant la variation des salaires, tant des ouvriers que des ouvrières, l’enquêteur officiel du Ministre du Commerce écrit :

Dans l’ensemble, le salaire moyen par jour des ouvriers atteints par chaque enquête est passé de 2 fr. 07, en 1840, à 2 fr. 76, en 1860, et 4 fr., en 1891 ; celui des ouvrières, de 1 fr. 02, en 1840, à 1 fr. 30, en 1860, et 2 fr. 20, en 1891. En représentant par 100 la valeur de la moyenne des salaires en 1891-1893, leurs valeurs aux trois enquêtes sont représentées par les coefficients suivants :

  Ouvriers   Ouvrières
Enquête 1840-45 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 52 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 47
1860-65 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 69 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 59
1891-93 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 100 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 100

Le salaire des ouvriers aurait donc presque doublé, de 1840 à 1891 ; celui des ouvrières aurait plus que doublé.

Un esprit superficiel ou un théoricien de mauvaise foi s’empressera de conclure que la situation des salariés s’est considérablement améliorée. On sait, du reste, le parti que les économistes conservateurs ont su tirer de cette constatation : « Les ouvriers se plaignent de plus en plus ; or, depuis un demi-siècle, leur salaire a plus que doublé ». La presse bien pensante a repris en chœur ce refrain. Nous allons remettre les choses au point, et montrer que, non seulement la situation du salarié ne s’est pas améliorée, mais qu’elle a empiré.

Remarquons d’abord que le salaire moyen est une fiction : l’emploi de ce terme habitue les esprits à se figurer que la généralité des salariés reçoit un taux de salaire particulier en apparence convenable. Évitons cette équivoque et individualisons, en multipliant les cas, — méthode plus scientifique et plus convaincante.

L’utilisation de la main-d’œuvre féminine et infantile constitue un bénéfice nouveau réalisé par le fabricant dans chaque famille ouvrière. Considérons, par exemple, l’industrie des conserves alimentaires. En 1845, le salaire nominal de l’ouvrier était, dans cette industrie, 1 fr. 95 ; il s’est élevé à 3 fr. 95 : l’accroissement est donc de 2 fr. : le salaire de l’ouvrière était 1 fr., il est devenu 1 fr. 45 : l’accroissement est donc de 0 fr. 45. Si donc, dans une famille donnée, c’est la femme au lieu de l’homme qui accomplit ce travail, il y aura diminution de ressources dans la famille. C’est ce qui est arrivé. En effet, l’enquête nous montre que la proportion des femmes et des enfants dans l’industrie précitée, qui était de 37 p. 100 au milieu du siècle, s’est élevée à 77 p. 100. Le profit est considérable.

Autre exemple : dans la confiserie et la chocolaterie, le salaire de l’ouvrier était de 2 fr. 48 (enquête 1840-45), il s’est élevé à 3 fr. 50 (enquête 1891-93); tandis que le salaire de l’ouvrière, qui était, dans la première période, de 1 fr. 25, s’est élevé à 1 fr. 80 dans la deuxième. Si le personnel n’avait pas varié comme sexe, il aurait pu y avoir amélioration. Mais l’enquête nous apprend que la proportion des femmes et des enfants, c’est-à-dire de la main-d’œuvre à bon marché, est passé de 8 p. 100 en 1845, à 50 p. 100 en 1893. Le profit est colossal.

Nous pourrions multiplier les exemples. En voici un autre. Frappant :

RAFFINERIE DE SUCRE
Salaire des ouvriers (enquête 1860-65) 
3 fr. 50 (à Paris)
                              (enquête 1891-93) 
5   50
Différence 
2 fr. »
Salaire des ouvrières (enquête 1860-65) 
2 fr. » (à Paris)
                                (enquête 1891-93) 
3   25
Différence 
1 fr. 25

Alors, les économistes nous disent : L’ouvrier, ici, gagne 2 francs de plus qu’autrefois, la femme 1 fr. 25, quelle prospérité !

Mais la statistique annonce que la proportion des femmes et des enfants, qui était de 3 p. 100 en 1845, s’élève à 25 p. 100 en 1893. Donc, dans chaque famille où la substitution s’est opérée, les moyens d’existence ont diminué ; mais le profit du fabricant s’est accru.

Comme le salaire de la femme est toujours très inférieur au salaire de l’homme, il s’ensuit que la substitution progressive de la main-d’œuvre féminine à la main-d’œuvre masculine est une cause d’appauvrissement au sein des familles. Dans beaucoup d’industries importantes, la proportion des femmes égale ou dépasse celle des hommes.

Voici quelques exemples pris dans le département de la Seine :

Fabrique de cirage et d’encres à écrire 
54 p. 100 de femmes.
                   papiers laminés, enveloppes et registres 
66
Cartes imprimées [8] 
46
Couperie de poils, pelleterie 
59
Gants de peau 
57
Cotons à coudre 
75
Bonneterie 
75
Broderies 
81
Couvre-pieds 
80
Confection militaire 
52
Entreprise de confection 
69
Corsets 
94
Fleurs et plumes 
59
Blanchisserie de linge 
74
Fabrique de poupées 
45
                   mannequins 
50
Boutons 
61
Batterie d’or 
54
Miroiterie 
44
Couronnes de perles 
91

Nous pourrions citer une longue série relative aux autres départements. On verrait encore que la proportion des femmes dans le travail augmente : ce qui signifie que les salaires diminuent, mais n’empêche pas M. E. Levasseur d’écrire que cet entraînement des femmes dans l’usine amène une conséquence heureuse : celle d’un revenu plus fort pour la famille ».

SALAIRES ET TRAVAUX DANS LES MINES ET CARRIÈRES

Il existe une catégorie d’ouvrières dont on n’a guère parlé jusqu’à présent ; elles appartiennent à une industrie qui rapporte de fort gros bénéfices ; les travaux qu’elles exécutent sont ceux de l’homme solide ou de la bête ; leurs salaires sont dérisoires, comme nous allons le montrer. Il s’agit des mines.

À la date du 31 octobre 1896, on trouvait dans les mines de houille, en Belgique, 989 femmes travaillant au « fond » et 7 992 travaillant à la surface. Parmi 873 ouvrières du « fond » dont on a relevé individuellement le salaire, on en trouve :

1 gagnant moins de 1 franc par jour.
44 gagnant de 1 fr. à 1 fr. 49
312   1 fr. 50 à 1 fr. 99
453   2 fr. à 2 fr. 49
60   2 fr. 50 à 2 fr. 99
1   3 fr. à 3 fr. 49

Pour les travaux réservés aux femmes travaillant dans les galeries souterraines, on distingue surtout deux catégories professionnelles : les chargeuses et les hiercheuses. La chargeuse est l’ouvrière qui charge le charbon dans les wagonnets qui emportent ce charbon, par les galeries de roulage, vers le puits d’extraction (voir le Répertoire technique de l’ingénieur Cuisinier). La hiercheuse est l’ouvrière qui traîne les wagonnets dans les galeries secondaires de roulage, dont les dimensions restreintes s’opposent à la circulation des chevaux (Répertoire technique). À côté de ces ouvrières, on trouve des envoyeuses, chargées de pousser dans la cage d’extraction les wagonnets remplis de charbon, des lampistes, des moulineuses, des manœuvres et des ouvrières diverses. Les chargeuses gagnent en général de 1 fr. 50 à 2 fr. 49 ; les hiercheuses, en majorité, gagnent de 2 francs à 2 fr. 49 : quelques-unes d’entre elles n’arrivent qu’au salaire de 1 fr. 50 à 1 fr. 99. Les moulineuses, les manœuvres, les ouvrières diverses gagnent ce dernier chiffre de salaire, sauf quelques ouvrières de cette dernière catégorie, qui n’atteignent que le taux immédiatement inférieur. Les lampistes ne gagnent que de 1 franc à 1 fr. 49.

Parmi les ouvrières à la surface, on distingue les chargeuses, les lampistes et nettoyeuses de lampes, les ramasseuses de charbon et de pierres, les ouvrières du triage, les manœuvres et journalières.

Fait étrange, malgré la diversité des fonctions, le taux des salaires (taux de famine) est presque uniforme. En effet, sur 4 646 ouvrières de la surface dont on a relevé le salaire individuel, on trouve :

176 gagnant moins de 1 franc par jour.
2 895 gagnant de 1 fr. à 1 fr. 49
1 485   1 fr. 50 à 1 fr. 99
77   2 fr. à 2 fr. 49
13   2 fr. 50 à 3 fr.

Il n’y en tout que 285 femmes payées d’après la quantité de travail, contre 5 847 payées d’après le temps de travail ; sur ce nombre, 5 773 sont payées à la journée.

Il est clair, dit M. Armand Julin, que ce mode de rémunération ne se concilie pas avec l’existence de taux de salaire nombreux, les taux de salaire se multipliant principalement sous l’influence de l’effort plus ou moins énergique de l’ouvrier, lorsque celui-ci est payé à la tâche ou à l’entreprise [9].

Revenons en France. — La Statistique de l’Industrie minérale pour l’année 1891, publiée par le ministère des Travaux publics, donne la composition du personnel, journées de travail et moyenne des salaires par département, dans l’ensemble des établissements miniers.

Dans la Nièvre, où la proportion des femmes ouvrières est de 20 p. 100, le salaire moyen (hommes et femmes) serait de 2 fr. 30. Mais ce chiffre ne signifie rien, le salaire moyen étant ce qu’il y a de plus fictif et de plus arbitraire. Reportons-nous à l’enquête de l’Office du Travail. Nous lisons : femmes manœuvres, salaire minimum, 1 fr. 30 ; salaire maximum, 2 fr. 15.

Dans le Puy-de-Dôme (dans une entreprise de 570 chevaux-vapeur) : salaire minimum des femmes manœuvres, 1 fr. 25 ; salaire maximum, 1 fr. 75.

Dans le Gard (entreprise de 2 900 chevaux) : femmes aux lavages, 1 fr. 50 (maximum, 1 fr. 75) ; femmes aux agglomérés, 1 fr. 25 (maximum, 1 fr. 75) ; femmes au coke, 1 fr. 50 (maximum, 2 fr. 25) ; diverses, 1 fr. 25.

Dans le Gard (entreprise de 890 chevaux), les trieuses gagnant 1 fr. 50 ; les laveuses, 1 fr. 60 ; les manœuvres, 1 fr. 50 ; diverses, 0 fr. 90.

Dans l’Aveyron, où la proportion des femmes est de 33 p. 100, nous relevons, dans une entreprise de 140 chevaux : femmes garde-barrières, de 1 fr. 50 à 2 francs ; dans une entreprise de 110 chevaux : femmes manœuvres, de 1 fr. 20 à 1 fr. 60 ; dans une entreprise de 470 chevaux : trieuses, de 1 franc à 1 fr. 75 ; dans une entreprise de 500 chevaux : femmes manœuvres, de 1 franc à 1 fr. 50.

Comme on pourrait croire que ces salaires invraisemblables soient l’exception, nous citerons encore une série d’exemples :

Pans la Creuse (entreprise de 500 chevaux) ; femmes manœuvres, de 1 fr. 30 à 1 fr. 50.

Dans l’Hérault (entreprise de 1 200 chevaux) : femmes manœuvres, de 1 fr. à 2 fr.

Dans les Bouches-du-Rhône (extraction de lignites, 1 800 chevaux) : les trieuses gagnent de 1 fr. 40 à 1 fr. 60.

Dans l’Ardèche : les femmes manœuvres, 1 fr. 50.

Dans la Loire (entreprise de 1 480 chevaux) : les femmes manœuvres, de 1 fr. 50 à 1 fr. 75 ; (entreprise de 1 260 chevaux) : ouvrières, 1 fr. 75.

Dans Saône-et-Loire (entreprise de 9 280 chevaux) : les trieuses gagnent de 1 fr. 25 à 2 fr. 25.

Dans la Haute-Saône (entreprise de 1 320 chevaux) : les trieuses et les laveuses gagnent de 1 fr. 25 à 2 fr. 25.

Dans le Nord (entreprise de 430 chevaux) : les femmes manœuvres gagnent de 1 fr. 25 à 1 fr. 50.

Dans le Pas-de-Calais (entreprise de 4 900 chevaux), il y a des moulineuses qui gagnent 2 fr., des lampistes, 1 fr. 60, des ramasseuses de pierres, 1 fr. 50.

Même département (entreprise de 2600 chevaux) : il y a des moulineuses à 1 fr. 50, des femmes manœuvres à 1 fr., des ramasseuses de pierres à 1 fr.

Même département (entreprise de 2 800 chevaux), on trouve des femmes manœuvres au jour à 1 fr. 30 et des ouvrières de l’entretien à 0 fr. 70 par jour. (Salaires et durée du travail dans l’industrie française, tome II, page 13.)

Nous n’avons cité que les mines de combustibles. Les salaires ne sont pas moins extraordinairement bas dans les mines métalliques.

Les femmes employées à extraire le minerai de fer dans la Haute-Marne ont des salaires variant de 1 fr. 50 à 2 fr. (10 heures de travail).

Dans l’Isère (entreprise de 250 chevaux), le salaire des femmes manœuvres est de 1 fr. 40 ou 1 fr. 50 par 10 heures de travail.

Dans le Var, les trieuses de minerai de fer gagnent de 1 fr. 40 à 1 fr. 60 par 10 heures de travail.

Dans les Basses-Pyrénées, les ouvrières occupées à la préparation mécanique pour l’extraction du minerai de zinc ont un salaire de 1 fr 50 à 1 fr. 75 par journée de 10 heures.

Dans l’Aveyron, les femmes manœuvres occupées à l’extraction de minerai de plomb argentifère (entreprise de 240 chevaux) gagnent de 1 fr. 60 à 2 fr. par journée de 10 heures.

Dans le Var, les femmes manœuvres occupées à l’extraction du minerai de plomb argentifère et de zinc (entreprise de 315 chevaux) gagnent de 1 fr. 40 à 1 fr. 60 par jour.

Dans la Drôme, les femmes serre-freins ont un salaire de 1 fr. 15 par journée de 10 heures (extraction de minerai de zinc).

Dans le Puy-de-Dôme, les ouvrières des laveries, dans les mines de plomb, ont des salaires de 0 fr. 90 par journée de travail.

Dans l’Aude, il y a des trieuses de manganèse à 1 fr. par journée de 10 heures de travail.

Dans l’Ariège, des femmes manœuvres occupées à l’extraction de minerais de plomb et de zinc, à 1 fr. et 1 fr. 20.

Dans l’Ille-et-Vilaine (entreprise de 1 242 chevaux), on trouve des ouvrières occupées à l’extraction et à la préparation des minerais métalliques qui gagnent 1 fr.

Dans l’Hérault, on trouve des trieuses de zinc et de plomb à 0 fr. 75 (maximum 2 fr.).

On voit donc que les salaires de famine ne sont pas rares en France dans les industries les plus pénibles. Comme l’accumulation des exemples est le seul moyen de convaincre, nous citerons encore, dans le Lot, les femmes manœuvres occupées à l’extraction des phosphates, qui gagnent de 1 fr. à 1 fr. 75 par journée de 10 heures.

Dans la Somme, les ouvrières occupées à la manipulation et au chargement des tourbes gagnent 1 fr. par jour.

Dans la Haute-Vienne, les femmes manœuvres occupées à l’extraction du kaolin gagnent de 0 fr. 75 à 1 fr. par jour.

SALAIRES ET BUDGETS DANS LES FILATURES

Nous avons montré que l’accroissement de la main-d’œuvre féminine au détriment de la main-d’œuvre masculine avait accru les profits des fabricants partout où ce changement avait été possible. On va voir le contre-coup de ce phénomène économique dans le budget d’une famille ouvrière.

Considérons, par exemple, la filature de coton. L’enquête de 1840-45 accuse dans cette industrie une proportion de femmes et d’enfants de 26 %. L’enquête de 1891-93 accuse une proportion de 50 %. Le personnel féminin a donc doublé. Quel est le salaire de ces ouvrières ?

Si nous nous reportons à une monographie de l’Office du travail, tome II de l’enquête précitée, nous lisons : filature de coton, Seine-et-Oise, entreprise de 95 chevaux ; ouvrière, salaire minimum, 1 fr. 25 ; salaire maximum, 2 fr. 75 ; salaire moyen, 1 fr. 75 ; salaire moyen par année, 500 francs.

Or si nous consultons, d’autre part, les budgets annuels de dépense de 14 familles dont les membres adultes sont occupés par une filature de coton du département de l’Oise, nous remarquons qu’une famille composée du père, de la mère et de quatre enfants (de moins de dix ans) consomme 608 fr. 40 de pain et 175 fr. 50 de viande (bœuf, lard et graisse) ; un ménage avec cinq enfants, dont l’aîné a 15 ans, consomme 842 fr. 40 de pain et seulement 208 francs de viande ; un autre ménage avec cinq enfants, 196 francs de viande ; une famille avec six enfants, dont l’aîné a 20 ans, les autres 18, 16, 14, 9 et 5 ans, dépense 1 076 francs de pain et 273 francs de viande, ce qui fait environ 0 fr. 60 de viande par semaine à chacun. Les autres familles n’en mangent pas davantage [10].

Or il est évident que l’abaissement des salaires réels (en dépit des sophismes économiques touchant l’augmentation des salaires nominaux) résultant de l’outillage perfectionné et de la substitution de l’ouvrière à l’ouvrier, a contribué puissamment à rendre ces familles végétariennes par nécessité. Ainsi le veut le « bâton du capital ». Chaque fois qu’un fabricant substitue une ouvrière à un ouvrier, c’est un morceau de viande qu’il retire de la bouche d’un enfant ou d’une femme — et tout se passe, apparemment, comme s’il la leur donnait.

Partout où la main-d’œuvre féminine est employée, elle évince régulièrement la main-d’œuvre masculine. Celle-ci, supplantée de la sorte, veut vivre ; elle s’offre moyennant un salaire plus bas. Cette offre influe encore sur le salaire de la femme.

La diminution du salaire devient une sorte de vis sans fin qui fait mouvoir avec d’autant plus de force le mécanisme du progrès industriel, toujours en révolution, que ce mouvement progressiste évince aussi la main-d’œuvre féminine et multiplie l’offre des bras pour le travail. Des découvertes, des procédés industriels nouveaux combattent dans une certaine mesure cet excès de main-d’œuvre, mais pas avec assez d’efficacité pour arriver à de meilleures conditions dans le travail. Car tout accroissement de salaire, au-dessus d’une certaine mesure, détermine le patron à se préoccuper d’améliorer encore son outillage et à remplacer le cerveau et les bras humains par la machine, automatique et sans volonté. Si, à l’origine du système de production capitaliste, le travailleur masculin s’est épuisé à lutter contre le travailleur masculin, aujourd’hui c’est un sexe qui lutte contre l’autre, et par la suite on luttera âge contre âge. La femme supplante l’homme, et elle sera supplantée à son tour par l’enfant. Voilà ce qui constitue « l’ordre moral » dans l’industrie moderne [11].

Dans une réunion de la Société d’Économie sociale, tenue en juin 1901, M. Maurice Vanlaer, étudiant le travail féminin dans l’industrie française, principalement la filature de lin et la filature de coton à Lille, disait :

Sur 50 344 individus employés dans les fabriques de Lille, on compte 13 546 femmes de plus de dix-huit ans et 4 835 filles de moins de dix-huit ans, soit au total 18 481 travailleurs féminins ou près des deux cinquièmes. Le plus grand nombre de ces travailleurs féminins sont employés dans l’industrie textile. La filature de lin a environ les deux tiers des son personnel qui est féminin. La proportion des femmes est de moitié dans les filatures de coton. C’est dans le tissage que l’homme se défend le mieux : il y occupe environ les deux tiers des places…

Et il ajoutait :

Le salaire féminin s’est sensiblement élevé depuis un demi-siècle. L’ouvrière qui gagnait en 1850, 1 fr. 50 par jour dans la filature de lin reçoit aujourd’hui 2 fr. 50. Celle qui recevait 1 franc dans la filature de coton reçoit 2 fr. 50 [12].

On voit que M. Maurice Vanlaer, comme tous ses confrères en économie, s’illusionne encore sur l’élévation du salaire nominal.

Non seulement ces messieurs ne tiennent pas compte de l’accroissement invincible des besoins (fait physiologique), de l’augmentation du coût de l’existence (principalement des loyers), mais encore ils ne disent rien du chômage, ni de la diminution du budget familial par suite de la substitution générale du travail féminin au travail masculin. Tous ces phénomènes — organiques ou économiques — sont assez importants pour réduire le salaire au taux ancien, et même au-dessous.

LES OUVRIÈRES DU VÊTEMENT

C’est dans l’enquête ouverte par l’Office du travail en 1893-94 que nous puiserons les documents qui vont nous permettre d’établir la situation des ouvrières du vêtement [13]. Nous signalerons en passant les indications instructives que nous avons recueillies dans les ouvrages particuliers de MM. d’Haussonville, Charles Benoist, Léon de Seilhac, Bonneray, etc., tout en apportant des notes et des observations personnelles et en corrigeant les erreurs inévitables qui se glissent dans ces sortes d’ouvrages.

La couture. — D’après un relevé des monographies d’ateliers de couture, l’examen des jours de travail de mille ouvrières différentes, on a pu établir cette triple distinction :

1° Ouvrières du noyau ;

2° Ouvrières de la catégorie intermédiaire ;

3° Ouvrières supplémentaires.

MONOGRAPHIES
D’ATELIERS
OUVRIÈRES
formant
le noyau.
Supplémen-
taires.
       
Numéros 30 13 »
31 3 5
32 2 2
33 4 7
34 8 6
35 7 8
36 6 7
37 12 4
38 6 8
39 5 12
40 8 12
41 20 »
42 15 50
43 20 49
44 15 55
45 250 250
46 5 5

Le « noyau » travaille 260, 280, 300 jours au maximum.

La catégorie intermédiaire, congédiée pendant la morte-saison, ne peut compter que sur les 38 semaines environ de la demi-saison et de la saison véritable, soit 230 jours au maximum, en réalité de 200 à 230 jours.

Les ouvrières supplémentaires ne travaillent que pendant les 26 semaines de la saison proprement dite, soit 160 jours. Le régime des extras peut faire varier cette durée approximative.

Le rapporteur fait judicieusement observer que le lecteur doit supposer, en comparant les résultats précédents, que les ouvrières n’ont à subir aucune cause de chômage personnelle. Il s’agit de l’ouvrière ignorant d’un bout de l’année à l’autre la maladie et la fatigue, — en réalité, d’une abstraction.

Le tableau de la page précédente (série de monographies d’ateliers de couture donnant la proportion des ouvrières formant le noyau et des ouvrières supplémentaires, apprenties non comprises) nous montre — et l’on s’étonne que le rapporteur n’ait pas souligné l’importance du fait — que le personnel supplémentaire, la catégorie flottante des couturières, est plus considérable que le noyau. Ce qui signifie que le chômage est la règle, le travail l’exception.

Voici maintenant une série de monographies concernant les heures de travail par jour et le nombre de jours de travail par an.

NUMÉROS
d'ordre des
monographies
OUVRIÈRES NOMBRE
d’heures
par jour.
de jours
par an.
       
19
1 ouvrière 
11 160
1 ouvrière 
11 160
1 ouvrière 
11 160
1 ouvrière 
11 230
1 ouvrière 
11 310
25
1 corsagière 
11 300
1 corsagière 
11 160
1 corsagière 
11 160
1 jupière 
11 300
1 jupière 
11 160
1 ouvrière 
11 160
1 ouvrière 
11 160
27
3 premières 
11 300
3 ouvrières 
11 200
3 ouvrières 
11 230
1 mécanicienne 
11 200
28
1 première 
10 300
1 corsagière 
10 300
1 corsagière 
10 160
1 corsagière 
10 160
1 corsagière 
10 160
1 corsagière 
10 300
1 ouvrière (confection) 
10 160
1 ouvrière (confection) 
10 160
1 jupière 
10 300
1 jupière 
10 160
1 jupière 
10 160
1 jupière 
10 300
       

Nous pourrions multiplier les exemples. Nous voyons (et c’est ce qu’il importe de constater) que les chômages sont très longs et les journées de travail très longues. Pas de travail — ou surmenage.

Dix heures, onze heures de travail, dans l’atmosphère viciée des ateliers, c’est déjà beaucoup. Mais il y a plus. Fréquemment, la journée dépasse onze heures ; elle atteint quelque fois douze, treize et quatorze heures.

Nous avons pu lire quelques cahiers d’heures appartenant à des ouvrières de la couture et de la confection. Les chiffres sont invraisemblables, mais la multiplicité des cas fait qu’ils ne laissent aucun doute. Au surplus, nous reproduirons les cahiers d’heures relevés par M. Pierre du Maroussem, et publiés dans son rapport sur le vêtement à Paris.

CAHIER D’HEURES DE TRAVAIL D’UNE OUVRIÈRE
DÉSIGNATION DES QUINZAINES NOMBRE
de
journées.
d’heures
de travail
par journée.
Demi-année 1888-89
Du 18 février au 3 mars 
13 8     
1 10     
Du 4 au 17 mars 
3 »     
1 8     
8 10     
1 12     
1 13     
Du 18 au 31 mars 
3 6 ½
5 10     
1 12     
5 12 ½
Du 1er au 14 avril 
2 »     
12 10     
Du 15 au 28 avril 
3 »     
1 10     
10 12 ½
Du 29 avril au 12 mai 
1 »     
3 10     
5 12 ½
5 13     
1 18     
Du 13 au 26 mai 
2 »     
1 10     
1 11     
2 12 ½
6 13     
1 13 ½
1 20     
CAHIER D’HEURES DE TRAVAIL D’UNE OUVRIÈRE (Suite)
DÉSIGNATION DES QUINZAINES NOMBRE
de
journées.
d’heures
de travail
par journée.
Demi-année 1888-89 (suite)
Du 27 mai au 9 juin 
3 »     
2 12     
6 12 ½
1 13 ½
1 16     
1 24     
Du 10 au 23 juin 
3 »     
1 11     
1 11 ½
1 12     
8 12 ½
Du 24 juin au 7 juillet 
5 7 ½
8 10     
1 12     
Du 8 au 21 juillet 
5 7 ½
1 8     
1 8 ½
6 10     
1 12     
Du 22 au 27 mars 
1 5     
5 10     

Les carnets d’heures de l’année 1901 ne sont pas différents de ceux de 1889, 90, 91 et 92.

Il suffît pour s’en convaincre de pénétrer habilement la nuit dans les grands ateliers de la rue de la Paix, de l’avenue de l’Opéra, et des rues affluentes aux grands boulevards [14].

En présence de pareils faits si fréquents et si persistants, peut-on dire que le mot de bagnes industriels soit hyperbolique ?

Que l’on apprenne, maintenant, les conditions hygiéniques des ouvrières dans les grandes maisons de couture.

Dans une grande maison, dit une déposante, on arrive à 9 heures du matin pour se retirer le soir à 7 heures ½. Une seule demi-heure est accordée pour le déjeuner. Les ouvrières sont divisées à cet effet en deux séries. Presque toutes s’installent dans les salles spécialement affectées à ce service. Les fourneaux à gaz sont si bien aménagés que beaucoup d’ouvrières y font cuire leur diner, qu’elles mangent chez elles le soir en économisant ainsi le restaurant. Parfois, plusieurs ouvrières se réunissent pour améliorer leur ordinaire.

Dans une autre maison, non moins fameuse, reprend une deuxième déposante, l’organisation est défectueuse. La salle de repas se trouve dans le sous-sol. Pas de fourneaux, ni de gaz ; les ouvrières sont contraintes d’apporter une lampe à esprit de vin. Espace insuffisant. Il résulte de ce manque d’espace qu’un certain nombre d’ouvrières déjeunent debout. Quand l’une des plus anciennes doit s’absenter, sa place est sollicitée d’avance. Les dernières arrivées dans la maison restent forcément debout.

En général, dépose une patronne (récemment encore grande première de l’un des couturiers les plus connus), le local affecté au repas est insuffisant pour le personnel entier. Le régime des séries est utilisé et indispensable (une demi heure pour chacune).

Ailleurs, une série sort à 11 heures, l’autre à midi. Ailleurs encore, à midi et demi, les deux séries se partagent, l’une se dirigeant vers la salle basse, l’autre vers les restaurants du dehors.

Dans toutes les maisons en cas de besogne urgente qui ne peut être quittée, certaines ouvrières sont retenues jusqu’à 1 heure et quelquefois 2 heures (exceptionnel).

Le retard du déjeuner, ajoute une autre première, a les plus grands inconvénients pour les ouvrières habituées des restaurants ou des bouillons. À leur arrivée, il ne reste plus que des plats réchauffés ou trop chers. D’ailleurs, dans beaucoup de petites maisons, les essayages commencent à 1 heure…

En cas de veillée, il est accordé, vers 6 heures du soir, 20 minutes pour le goûter. Les apprenties rapportent quelques friandises, des pâtisseries ou des charcuteries du voisinage. On mange à l’atelier. Certaine grande maison a considéré ce temps de repos comme une occasion de trouble et a émis la prétention de le supprimer. Le dîner ne peut cependant avoir lieu que le soir, en cas de veillée, vers 11 heures, si l’ouvrière habite le faubourg [15].

Examinons maintenant le taux des salaires.

Le rapport de M. du Maroussem nous annonce un salaire général de 3 à 4 francs, d’après un examen de 45 ateliers comprenant 500 ouvrières.

Voici à combien est estimé le salaire annuel dans les diverses catégories :

1° Ouvrières du noyau :

260 à 280 jours
de travail :
à 4 fr. de 1 040 à 1 120 fr.
à 3 fr. 780 à 840 fr.

2° Ouvrières de la catégorie intermédiaire :

200 à 230 jours
de travail :
à 4 fr. de 800 à 920 fr.
à 3 fr. 600 à 690 fr.

3° Ouvrières supplémentaires :

160 jours
de travail :
à 4 fr. de 640 fr.
à 3 fr. 480 fr.

Ces différents chiffres, dit le rapporteur, nous permettent de déterminer ce que l’on pourrait rappeler le coefficient de rédaction du salaire journalier apparent qui permet d’arriver au salaire réel. « Nous recevons 4 francs par jour, disent les ouvrières ; cela fait en réalité 3 francs, dimanches, fêtes et chômages déduits. »

Ouvrières du noyau :

Le coefficient est de 24 à 29 p. 100, c’est-à-dire qu’un salaire de 3 fr. et 4 fr, doit être abaissé de 24 à 29 p. 100 pour qu’on obtienne le salaire réel :

Soit : 2 fr. 13 ou 2 fr. 84.

2° Ouvrières « intermédiaires » :

Le coefficient est de 37 à 46 p. 100. Soit 1 fr. 62 ou 2 fr. 16.

3° Ouvrières supplémentaires :

Le coefficient est de 57 p. 100. Soit 1 fr. 29 ou 1 fr. 72.

Le rapporteur a soin de dire que ces salaires ne sont pas l’expression exacte de la réalité. Il a raison. Il y a d’abord une erreur capitale dans son estimation : il a pris pour base dans les trois catégories d’ouvrières le salaire uniforme de 3 à 4 francs. Le noyau, « l’intermédiaire » et la supplémentaire ont des salaires assez différents.

Voici quelques monographies d’ateliers qui montrent que les salaires journaliers au-dessous de 3 francs ne sont pas rares.

Atelier n° 12 1 ouvrière 2 fr. 75
1 ouvrière 2 » 50
 
Atelier n° 15 1 première 3 fr.
1 ouvrière 2 » 50
1 ouvrière 1 » 50
 
Atelier n° 19 1 ouvrière 3 fr.
1 ouvrière 3 »
1 ouvrière 2 »
1 ouvrière 2 »
1 ouvrière 2 »
 
Atelier n° 14 1 première 3 fr.
1 ouvrière 2 »
1 ouvrière 1 » 50
Atelier n° 18 1 ouvrière 4 fr.
1 ouvrière 3 »
1 ouvrière 2 » 75
1 ouvrière 2 »
Atelier n° 20 1 ouvrière 4 fr. 50
1 ouvrière 3 »
1 ouvrière 2 » 50
1 ouvrière 2 » 50
1 pte. main 1 » 50
1 pte. main 1 » 50

Il est vrai que dans d’autres ateliers on voit des garnisseuses à 5 francs, 6 francs et même 7 francs. Mais tout le monde sait qu’il s’agit là d’une infime minorité. Les salaires ci-dessus sont les plus fréquents. Et si l’on cherche alors ce que M. du Maroussem appelle le coefficient de réduction du salaire, on constate généralement des salaires réels de 1 franc et au-dessous [16].

Nous venons de voir la situation de l’ouvrière de la couture. Descendons encore et pénétrons dans un nouveau cercle de cet enfer industriel.

La confection. — Rappelons que la confection est le procédé industriel qui consiste à fabriquer d’avance, par grandes quantités, le vêtement (manteaux, mantelets, pèlerines, jaquettes, jerseys, etc.) tout ce qui recouvre le costume (jupe et corsage-), mais que ce mot désigne aussi, accessoirement, ce qui s’applique au costume.

L’ouvrière travaille ici pour le compte d’un entrepreneur. On distingue les entrepreneurs qui dépendent des maisons de gros et les entrepreneurs qui dépendent des maisons de détail.

L’entrepreneur est tantôt un riche industriel qui agglomère son personnel dans un atelier, tantôt un distributeur d’ouvrage, tantôt une ouvrière en chambre qui « fait travailler ».

Nous allons citer quelques exemples de cette exploitation effrénée, d’après les monographies de l’enquête officielle.

Dans une maison de gros du quartier de la Bourse, où l’on confectionne des pèlerines, des peignoirs, des jaquettes et des jerseys à l’atelier et au dehors, nous relevons :

50 entrepreneuses (peignoirs,
jaquettes et pèlerines)
      aux pièces :
peignoirs : de 0 fr. 25 à 0 fr. 40
jaquette extraforcée : 0 fr. 60
pèlerine astrakan doublée :
        de 0 fr. 15 et 0 fr. 20.

Ces entrepreneuses ou intermédiaires gardent pour elles de 0 fr. 05 à 0 fr. 10 par pièce. Elles donnent l’ouvrage à emporter à des ouvrières qui travaillent chez elles et peuvent gagner de 1 franc à 1 fr. 25 par jour.

Entrepreneuses de jerseys
      aux pièces :
jersey : 0 fr. 60
jersey ourlé : 0 fr. 45.

Les boutonnières sont faites par des ouvrières spéciales qui gagnent de 0 fr. 90 à 1 franc par 100 boutonnières et emportent l’ouvrage chez elles. Leur gain par semaine peut atteindre de 15 à 20 francs environ.

À l’atelier de la même maison, une ouvrière presseuse gagne 2 fr. 50 par jour (elle remplace un ouvrier presseur qui gagnait 7 francs par jour), mais ne travaille que six mois de l’année.

Dans une fabrique collective du quartier de la Santé, où l’on fabrique des jaquettes et collets-dames confection pendant 6 ou 7 mois de l’année, le salaire total de chaque ouvrière est de 12 à 15 francs par semaine, en moyenne ; 6 francs par semaine en petite saison. Augmentation de 2 francs par semaine en cas de veillée. L’ouvrière fournit le fil et les aiguilles (maximum 0 fr. 35 par jour, surtout lorsqu’il s’agit d’acheter des fils et cordonnets de couleur pour jaquette fantaisie).

Dans une fabrique collective du quartier des Gobelins, 3 à 4 ouvrières aux pièces (par pièce, 0 fr. 50, 0 fr. 75, 1 franc et 1 fr. 50 ; six mois de chômage) travaillent de 7 heures du matin à 7 heures du soir, quelquefois jusqu’à 1 heure du matin.

Dans le quartier Popincourt, une entrepreneuse de jaquettes pour dames occupe 12 à 13 ouvrières aux pièces (1 fr. 25 jaquette-dame, 0 fr. 50 jaquette-enfant). Une ouvrière produit environ 3 jaquettes-dames en deux jours ou 3 jaquettes-fillettes par jour. Six mois de chômage ; travail de 7 heures du matin à 7 heures du soir.

Dans le quartier de Vaugirard, une entreprise de jerseys pour une maison de gros fait travailler ses boutonniéristes à 0 fr. 20 par 18 boutonnières, ce qui fait de 9 à 10 francs par semaine.

Dans le quartier du Jardin des Plantes, une entreprise de jaquettes-dames occupe 12 ouvrières gagnant de 1 franc à 1 fr. 50 par jour. Six mois de chômage ; travail de 8 heures du matin à 8 heures du soir.

On trouvera d’autres témoignages dans l’enquête officielle.

Ce qui est incontestable, c’est que le salaire de plus de cinquante mille ouvrières parisiennes est au-dessous des nécessités d’existence. Ce point est capital, d’abord au point de vue humain, ensuite au point de vue des fameuses lois économiques chères à M, Yves Guyot et à M. Leroy-Beaulieu.

D’après le témoignage des intermédiaires (entrepreneurs), le prix de façon qui leur est payé par les grandes maisons a diminué. Dans une enquête officielle (l’Enquête des 44), MM. Worth et Dreyfus soutiennent le contraire (ils font partie de la catégorie qui paie la façon aux entrepreneurs). On comprend l’intérêt de cette question : les grands couturiers rognant le prix de façon fait aux entrepreneurs, ceux-ci se rattrapent sur l’ouvrière en diminuant son prix de façon. De là, ces salaires effrayants qui ont avili l’ouvrière moderne.

Interrogez n’importe quelle ouvrière âgée, elle vous répondra que le prix de façon des jaquettes, des collets, des jerseys, a diminué considérablement [17].

Un indice de l’appauvrissement du salaire des ouvrières est donné, du reste, par ce fait que les entrepreneurs distributeurs d’ouvrage quittent le centre de la ville. « Un tiers des ouvrières de la spécialité habite déjà la banlieue… Le moindre prix va toujours à la recherche des moindres dépenses et de la vie rustique, aux exigences diminuées. »

Le gai rapporteur ! L’ouvrière chassée, par le salaire de famine, s’installe dans les quartiers pauvres pour rechercher « la vie rustique »…

L’examen des monographies d’ateliers dont nous avons parlé a conduit aux résultats suivants :

35 femmes à 1 fr. 50
50 à 2 francs
52 à 2 fr. 25 et 2 fr. 50
75 à 3 francs
11 à 3 fr. 25 et 3 fr. 50
28 à 4 francs, 4 fr. 25 et 4 fr. 50.
7 à 6 francs.
1 au mois.

294 femmes payées à la tâche : 0 fr. 80, 1 fr. 50, 2 francs, 2 fr. 50, et 4 francs par jour.

En se plaçant au point de vue du salaire annuel, le calcul de 160 jours de travail par an (catégorie la plus nombreuse, dit l’Enquête), on arrive à des salaires annuels de 240 francs à 960 francs,

Les ouvrières payées aux pièces atteignent 15, 16, 17, 18 et 20 francs parfois pour la semaine ; soit, pour un total de 26 semaines : 390, 416, 442, 494, 520 francs.

Ce qui signifie que les ouvrières de la confection, comme les ouvrières de la couture (et une foule d’autres que nous passons sous silence), n’ont qu’un salaire d’appoint, en supposant qu’elles aient un complément d’autre part.

Il y a une doctrine économique, soutenue principalement par les organisateurs des Cercles catholiques d’ouvriers, qui attribue la situation des ouvrières de l’aiguille — et en général celle de tous les ouvriers — à… la Révolution française, coupable, dit-on, d’avoir anéanti les organisations professionnelles ou corporations [18].

Nous allons montrer que dans un pays où n’a pas sévi « la griserie de destruction » de 1789, la situation des ouvrières de l’aiguille n’est pas différente de celle qu’on peut voir à Paris et en province.

Voici des renseignements pris en Allemagne par Johannes Timm [19].

Un ouvrier entrepreneur pour la confection des manteaux, habitant au Wedding (quartier pauvre situé au nord de Berlin), emploie pendant la saison quinze ouvrières, travaillant à domicile, qui gagnent 40 pfennigs (0 fr. 50) pour deux façons de jaquettes. Quinze autres ouvrières sont employées pour la garniture et l’achèvement de chaque jaquette. Celles-là gagnent 50 pfennigs (0 fr. 62 ½} par pièce. L’entrepreneur a reçu du patron qui lui a fait la commande 1 mark 60 (2 francs) pour chaque pièce terminée. Il en résulte que, en six jours de travail (une semaine), quinze ouvrières à façon livrent 180 pièces à 40 pfennigs = 72 marks, soit 90 francs.

Quinze ouvrières garnissent et terminent ces façons ; elles gagnent par pièce 50 pfennigs (6 fr. 25) = 90 marks, soit 112 fr. 50.

Le rabatteur gagne par semaine 21 marks, soit 26 fr. 25.

Ainsi l’entrepreneur paie par semaine :

.

Il reçoit du patron, pour ces 180 pièces, à 1 mark 60 (2 francs) par pièce, 288 marks, soit 360 francs, son profit s’élève donc à 360 — 228,75 = 131,26 par semaine.

D’après le calcul le plus exact, il reste généralement aux entrepreneurs un bénéfice de 21 % [20].

Les ouvriers qui travaillent dans l’atelier de l’entrepreneur, pour la confection d’habits et de paletots, y sont souvent logés et nourris et payés à la semaine.

Un procès parfois révèle des choses sinistres. Le 3 mars 1894, une couturière intentait une action devant le conseil des prud’hommes, contre un entrepreneur qui lui avait retenu injustement le salaire dû pour la confection de cinq costumes de garçons. L’objet du litige s’élevait à 1 mark 25 (1 fr. 25) au total.

Un entrepreneur gagnant de 25 à 40 pfennigs (0 fr. 3125 à 0 fr. 50) pour un costume de garçon donne de 15 à 20 pfennigs (0 fr. 18 à 0 fr. 25) aux ouvrières travaillant à l’atelier, et de 20 à 25 pfennigs (0 fr. 25 à 0 fr. 3125) à celles qui travaillent à domicile ; et s’il gagne 70 à 90 pfennigs (0 fr. 875 à 1 fr. 125) pour la confection de pantalons, il donne à ses ouvrières de l’atelier de 30 à 35 pfennigs (0 fr. 375 à 0 fr. 4375), et de 35 à 40 pfennigs (0 fr. 4375 à 0 fr. 50) à celles qui travaillent à domicile.

Une ouvrière habile fait, dans une journée de 15 heures, 5 pantalons à 20 pfennigs (0 fr. 25). Sur ce salaire, l’ouvrière à l’atelier est obligée d’acheter le fil à coudre (pour un pantalon, 0 fr. 03125 à 0 fr. 0375) et l’ouvrière à domicile a encore à payer, en sus, le fil de la machine.

La situation la plus misérable est celle des ouvriers et ouvrières qui travaillent dans la confection des manteaux, si florissante à Berlin. Le salaire normal d’une ouvrière habile varie de 8 à 10 marks (10 à 12 fr. 50) par semaine : il faut compter de 5 à 6 marks (6 fr. 25 à 7 fr. 50) pour une ouvrière ordinaire et, pour une débutante, de 2 à 3 marks (2 fr. 50 à 3 fr. 75 par semaine.

Ici, il faut distinguer deux espèces d’ouvriers : l’apiéceur (repasseur) et la piqueuse. Le maniement du fer à repasser est fatigant et nécessite une constitution robuste ; la santé de l’apiéceur souffre beaucoup de la dépense de force musculaire qu’occasionne le maniement d’un carreau du poids de 20 à 24 livres : l’atelier est rempli d’air chaud et de vapeur malsaine. Le salaire de l’apiéceur s’élève de 18 à 24 marks (22 fr. 50 à 30 francs) par semaine ; quelquefois son travail est payé à la pièce. Une piqueuse gagne de 7 à 12 marks (8 fr. à 15 francs) par semaine ; pendant la morte-saison, l’entrepreneur réduit proportionnellement ses salaires. La piqueuse payée à la pièce gagne, suivant qualité, de 5 à 25 pfennigs, 0 fr. 0624 à 0 fr. 3125, par pièce.

Quelle est donc la vie d’une ouvrière à Berlin ? Elle est assez semblable à celle d’une Parisienne ou d’une Lyonnaise. Écoutons Mme Oda Olberg :

L’ouvrière se lève à quatre heures du matin, prépare son café et travaille jusqu’à 7 h. ½, puis elle se rend à l’atelier de l’ouvrier-entrepreneur, où elle se met à un travail qui ne cessera même pas à l’heure du repas. Ce repas consistera en beurrées rapidement mangées tout en cousant : à dix heures du soir seulement, elle retourne chez elle, emportant les pièces non terminées, pour y travailler le lendemain et quelquefois même le dimanche. Arrivée à la maison, elle prépare une soupe maigre, mais souvent elle est tellement exténuée, qu’elle va immédiatement se coucher, sans avoir rien pris, dans une misérable chambre dont le loyer est de 9 marks (11 fr. 25), par mois.

Le dimanche même, elle ne peut ni se promener, ni se reposer, car, si elle a terminé sa tâche, il lui faut encore mettre tout en ordre au logis et réparer ses vêtements. En travaillant en moyenne douze heures par jour dans l’atelier, elle gagne par semaine 9 marks 6 pfennigs (12 francs) ; si elle est payée à la pièce pour faire des vêtements sur mesure, elle gagne jusqu’à 16 marks (20 francs). Le salaire des piqueuses est encore plus bas ; elles ne gagnent dans la morte-saison que de 5 à 6 marks (de 6 fr. 25 à 7 fr. 50) par semaine, en travaillant 12 heures par jour, et en ne cessant pas le travail aux repas [21].

LE TRAVAIL À DOMICILE

On connaît tous les lieux communs relatifs aux avantages du travail à domicile : la femme peut travailler chez elle sans que le ménage en souffre, sans que les enfants pâtissent, sans que sa moralité et sa dignité soient offensées. Malheureusement toutes ces belles phrases de philosophes mondains et de philanthropes intéressés sont démenties par les résultats désastreux de ce genre travail.

Nous avons déjà donné des preuves de cette exploitation inouïe, en produisant le salaire des travaux à la tâche dans les « fabriques collectives » de Paris. En voici de nouvelles, relevées dans la ville de Lyon par M. Bonnevay, avocat à la Cour d’appel de Lyon.

L’ouvrière chenilleuse d’habileté moyenne peut faire 500 mouchetages à l’heure. Le mouchetage est payé par l’entrepreneuse à l’ouvrière à raison de 0 fr. 18 à 0 fr. 20 le mille. Pour douze heures de travail, le salaire sera donc de 1 fr. 08 à 1 fr. 20. La mère de famille qui a des enfants à soigner et son ménage à faire, ne travaillant que huit heures par jour, n’arrivera qu’à un salaire de 0 fr. 72 à 0 fr. 80. Deux mois de morte-saison pendant laquelle la production est restreinte de moitié, ce qui ramène le salaire annuel à 200 francs environ. Tel est le prix de l’ornementation des voilettes.

L’ouvrière découpeuse. Le découpage consiste à découper aux ciseaux dans le tulle les bordures sinueuses de la dentelle en en suivant le dessin. Il est payé 0 fr. 01, 0 fr. 02, 0 fr. 03 le mètre, suivant l’article. De l’article qui lui est payé 0 fr. 01, l’ouvrière peut découper 75 mètres par jour ; de l’article payé 0 fr. 02, elle pourra encore découper 65 mètres ; mais elle ne dépassera pas 50 mètres sur les dentelles dont le découpage est payé 0 fr. 03. Ce qui représente des journées respectives de 0 fr. 75, 1 fr. 30, 1 fr. 50.

La pointonneuse. Le pointonnage consiste à coudre un pointon (petite résille fine) tout le tour de la dentelle. Voici les salaires obtenus par quatre ouvrières :

Pour la 1re ouvrière, le salaire de trois mois était de 38 fr. 51 ; pour douze mois il s’élèverait donc à 154 fr. 04.

Pour la 2e ouvrière, en trois mois, il était de 68 fr. 32, ce qui, en douze mois, représentait 273 fr. 28.

Pour la 3e, en cinq mois, il était de 108 fr. ; en douze mois, de 259 fr. 20.

Pour la 4e ouvrière, le salaire de six mois est de 170 fr. 68 ; son salaire annuel sera donc de 341 fr. 39.

Le salaire moyen annuel des ouvrières travaillant sur les dentelles, en 1895 (il a plutôt diminué depuis), a donc oscillé entre 150 et 350 francs, chiffre maximum.

Culottières et giletières. La façon d’un pantalon en drap est payée 0 fr. 50 ; une bonne ouvrière en fait trois dans sa journée. Le salaire moyen de la culottière et de la giletière oscille entre 1 fr. 50 et 1 fr. 85.

La machine nécessaire pour le montage du gilet ou du pantalon vaut 260 francs (10 à 15 francs de réparations par an).

Enfin, la culottière qui fait le pantalon treillis pour fournisseurs militaires n’est payée qu’à raison de 0 fr. 15 le pantalon. Elle en fait environ 6 en 12 heures, — soit 0 fr. 90 par journée de 12 heures. La patrie a des exigences.

L’ouvrière en résilles. Ce travail consiste à retirer des mailles, de distance en distance, certains fils, et à les remplacer par des fils élastiques. Ce travail est payé à raison de 0 fr. 40 les douze douzaines.

L’ouvrière habile qui achève trois douzaines en une heure gagne donc 0 fr. 10 l’heure.

Les ouvrières sont concurrencées par des enfants de 8 à 12 ans…

Lingères. La monteuse de chemises fines gagne de 1 fr. 25 à 1 fr. 75 par jour. La finisseuse reçoit 0 fr. 50 ou 0 fr. 60 par chemise ; il lui faut travailler 12 heures pour en achever deux. Salaire moyen, 0 fr. 90 à 1 fr. par jour. Sa machine lui coûte plus de 200 francs.

La boutonniériste est payée à raison de 0 fr. 40 les 36 boutonnières. Elle en fait 10 à l’heure en travaillant bien ; salaire : 1 fr., 1 fr. 20 par jour.

La brodeuse très habile gagne 50 francs par mois, si elle a du travail autant qu’elle en peut faire.

L’ouvrière cravatière. Autrefois l’ouvrière cravatière gagnait 7 et 8 francs. La petite cravate noire large d’un centimètre est payée 0 fr. 25 la douzaine ; l’ouvrière en fais trois douzaines en un jour, soit 0 fr. 75 en dix heures. Certaines ouvrières, réduites à faire des pans de cravate « régate », sont payées 0 fr. 25 les 24 pans. Travaillant dix heures, elles font tout juste 60 pans par jour ; salaire de journée, 0 fr. 62. Les plastrons de luxe payés 7 et 8 francs pièce par l’acheteur sont payés 2 fr. 50 la douzaine à l’ouvrière. Toutes les cravatières ont besoin d’une machine qui leur coûte 200 fr. (10 à 15 fr. de réparations par an).

L’empailleuse de chaises. Une empailleuse fait une chaise en 4 ou 5 heures ; la façon lui en est payée 1 fr. 40. Mais elle doit, à ses frais, fournir la paille nécessaire. Pour une chaise il en faut une livre, et comme la paille lui coûte 1 fr. 40 le kg. en paille blanche, 2 fr. en paille de couleur, elle n’a pour salaire réel que : 1 fr. 40 — 0 fr. 70 = 0 fr. 70, si elle fait une chaise avec paille blanche ; 1 fr. 40 — 1 = 0 fr. 40, si elle a dû employer de la paille de couleur. 6 mois de chômage.

M. Bonnevay a dressé un tableau des salaires de 45 professions à domicile. Le salaire moyen net (en tenant compte de l’amortissement des machines, de leurs réparations et de la morte-saison dans chaque profession) atteindrait 390 francs par an.

Quelle est la cause principale de ces salaires scandaleux ? la surabondance des bras inoccupés. C’est parce qu’il y a une population ouvrière disponible considérable que l’employeur ou l’entrepreneur peut acheter la main-d’œuvre au rabais. Tous ceux qui font travailler moyennant ces salaires infimes profitent — sciemment ou à leur insu, peu importe — de la misère des sans-travail.

LES FEMMES NON-CLASSÉES

C’est le nom donné par M. d’Haussonville aux « femmes, ou plutôt aux jeunes filles, qui, nées dans un milieu populaire, ont fait effort pour s’élever au-dessus sans y avoir encore réussi, et qui oscillent, incertaines de leur avenir, entre la condition qu’elles ont quittée et celle qu’elles n’ont pu encore atteindre. » [22]

Étant données les conditions du travail manuel (salaires et chômage) que nous avons brièvement analysées pour quelques professions importantes, on ne s’étonnera pas de voir augmenter la catégorie des femmes non-classées.

À la fin de l’année 1898, le chiffre des demandes d’emploi dans une école du département de la Seine était si énorme (dit une note administrative communiquée à M. d’Haussonville) qu’il a été nécessaire d’opérer une sélection. Le résultat a été de ramener le chiffre des postulantes à 1 014. Du 1er janvier 1899 au 1er octobre il fut pourvu à 193 emplois. Ces privilégiées auront donc en moyenne cinq ans à attendre pour être pourvues d’un emploi. Quant aux autres, celles qui ont été éliminées définitivement, leur nombre dépassait sept mille.

Naguère un concours avait été ouvert par l’administration des Postes et des Télégraphes. Le chiffre des admissions était par avance limité à deux cents. Il y eut cinq mille demandes.

On sait que les grands établissements financiers recrutent de préférence, aujourd’hui, un personnel féminin. Ainsi font le Crédit Lyonnais, le Comptoir National d’Escompte, la Société Générale, la Banque de France, qui réalisent ainsi des économies sur les salaires.

Les Compagnies de chemins de fer suivent, autant que possible, la marche progressive de la substitution de l’employée à l’employé. Les postulantes se présentent par milliers. Les nominations se font par séries de 8 ou 10 afin de ne pas brusquer la transition.

LE TRAVAIL DE NUIT

Vous savez que le travail de nuit, dans les ateliers de couture à Paris et dans les grandes villes, c’est ce qu’on appelle la veillée, c’est-à-dire un travail qui commence après sept heures et demie du soir et se continue jusqu’à onze heures, minuit, une heure du matin… À sept heures ou sept heures et demie, au moment où les ouvrières vont quitter l’atelier, on annonce qu’il y aura veillée ; on n’a pas été prévenu auparavant ; très souvent on a déjà le chapeau sur la tête. On a un quart d’heure pour prendre un petit repas, ce qu’on appelle le goûter, et pour le prendre à l’atelier !

Une des ouvrières descend, va acheter du chocolat, du pain ou de la charcuterie, et hâtivement, quelquefois tout en travaillant, on mange ce goûter qu’on a payé de sa poche, puis on travaille jusqu’à onze heures, onze heures et demie, minuit. Alors il faut s’en aller… S’en aller, comment ? pour aller où ? Les ouvrières demeurent à trois quarts d’heure, une heure de chemin, quelquefois plus… Il y en a qui préfèrent ne pas s’en aller du tout. Alors elles passent la nuit là. Y a-t-il des dortoirs, des matelas par terre ? Non, elles sont libres de passer la nuit sur une chaise. Le lendemain, le travail recommence à la même heure. Quand on arrive en retard — on a cinq minutes de grâce, quelquefois un peu plus — la porte est fermée et la demi-journée est perdue jusqu’à midi…

Pour celles qui partent, comment s’en vont-elles ? L’omnibus ne passe plus ; il faut prendre une voiture et la payer, car il est fort rare que la maison la paye. Quand on n’en trouve plus, il faut s’en aller à pied, faire une heure de chemin. Ce sont souvent des jeunes filles de dix-huit, dix-sept, de seize ans même.

Savez-vous ce qu’elles nous ont dit ? — Nous ne pouvons pas invoquer la protection des gardiens de la paix. Ils nous répondent que les filles honnêtes ne courent pas les rues à cette heure-là.

Pendant qu’on travaille, il a fallu se soutenir un peu ; on l’a fait avec du café noir, qui est sur la table, et dont on puise des cuillerées afin de se maintenir éveillé. Quand on rentre à la maison, le feu n’est pas allumé, ou il est éteint ; le dîner est froid ; la plupart du temps, il est arrivé ce que vous savez bien : la fatigue de l’estomac a fait passer l’appétit ; on aime mieux ne pas dîner.

Et pendant ce temps-là, pour celles qui sont mariées, que fait le mari ? Il s’est lassé d’attendre, il est allé au cabaret ; il y reste un peu d’abord, davantage ensuite ; peu à peu il en a pris l’habitude, il a déserté le foyer désert [23].

À ces paroles émouvantes et clairvoyantes, ajoutons des faits.

Jetons un coup d’œil chez nos voisins, et voyons si ces formes diverses d’exploitation, nuits, veillées, etc., sont particulières à la France.

En Autriche, la loi du 8 mars 1885 incorporée au règlement industriel de 1859 marque l’origine dans ce pays des lois de protection ouvrière.

Par rapport à l’occupation des ouvriers mineurs (le § 93 appelle ainsi les ouvriers au-dessous de 16 ans), le § 95 dit :

Il est défendu d’employer régulièrement, à des occupations industrielles, les ouvriers mineurs pendant la nuit, c’est-à-dire entre 8 heures du soir et 5 heures du matin.

Cependant le ministre du commerce, de concert avec le ministre de l’intérieur, est autorisé à accorder des permissions exceptionnelles à certaines catégories d’industries ; pour des raisons de climat ou autres circonstances importantes, il peut changer, par la voie administrative, les limites fixées plus haut pour le travail de nuit, et même autoriser, d’une façon générale, le travail de nuit des ouvriers mineurs.

Or, veut-on savoir dans combien de cas cette autorisation peut être accordée aux industriels ?

Parmi les industries réclamant le travail de nuit pour des raisons techniques, dit le docteur Nicolas Kuzmany, de Gratz, il faudrait compter les suivantes ; hauts-fourneaux, fabrication d’acier Bessemer et Martin, fours à puddler et laminoirs, fabriques de chaux, de ciment et de plâtre, de magnésie en tant qu’il s’agit de la calcination et du tirage des matières brutes, le service des fourneaux dans les tuileries, l’industrie de la poterie et la production des pointes de charbon pour l’éclairage électrique ; les forges, les hauts-fourneaux des cuivreries, des fabriques de laiton blanc et d’émail ; les fabriques de fibres de bois, de papier et de cellulose ; les moulins à blé, les malteries et les brasseries, les fabriques de sucre, de raisin et de mélasse, les sécheries de chicorée, de betteraves, de fruits, les fabriques de conserves, les fabriques de levain ; les fabriques de glace artificielle, les fromageries, et, en été, aussi quelques boucheries ; les fabriques de produits chimiques, les fabriques d’engrais artificiels et les raffineries d’huiles minérales ; les entreprises de construction surtout lorsqu’il y a lieu de redouter des inondations ; les centres de force motrice d’éclairage et de chauffage…

C’est dans l’industrie de la confection et des articles de modes, dans l’industrie du livre, dans la fabrication des cartonnages, dans la fabrication des sucreries et dans les industries du commerce, que le travail de nuit de saison joue un rôle très considérable… [24].

Veut-on savoir maintenant les industries dans lesquelles on emploie la femme ? On va voir que la plupart sont les mêmes que les précédentes, c’est-à-dire celles où le travail de nuit apparaît comme une nécessité économique.

Dans la métallurgie, on trouve actuellement des ouvrières et des manœuvres : pointières (fabrication de la fonte et du fer), tréfileuses (aciérie), tailleuses de limes (souvent à domicile, comme dans le Tarn, où une aciérie de 700 chevaux-vapeur fait travailler 43 tailleuses de limes à domicile) ; des ouvrières employées à l’étamage, à la galvanisation, au plombage (fabrication de tôles et fers-blancs) ; des ouvrières travaillant à la transformation du plomb et de l’étain (comme dans une usine de l’Yonne où on compte 125 de ces ouvrières, 23 garçons et 15 fillettes sur un personnel de 266 salariés) ; des laveuses de cendres (fonderie de minerais de plomb argentifère) ; les étameuses, les boulonneuses, les botteleuses, les emballeuses et les refrappeuses des forges ; les ouvrières de la visserie ; les conductrices de machines-outils (celles, par exemple, d’une fabrique de scies d’acier laminé du Doubs au nombre de 130), les taraudeuses de la boulonnerie ; les gratteuses des fabriques de faux ; les ouvrières de la clouterie mécanique : chaînetières, cloutières, démêleuses ; les ouvrières des fabriques d’épingles et d’aiguilles ; celles de l’acier poli ; les ouvrières de la serrurerie : moireuses, fendeuses, polisseuses, découpeuses, emballeuses ; les ouvrières des fabriques de bouclerie et de cuivrerie ; celles de la quincaillerie (une usine du Haut-Rhin en comptait 112 sur un personnel de 203 salariés) ; les conductrices de machines-outils dans la grosse quincaillerie ; les ouvrières des fabriques de coutellerie (monteuses, émouleuses, mancheuses, viroleuses, etc.) ; les lingères des constructions navales ; les ouvrières et les manœuvres des grandes fonderies de fer (mouleuses, râpeuses, fileuses de foin, emballeuses, etc.) ; les femmes manœuvres des grandes constructions de machines-outils (une seule usine de la Côte-d’Or en compte 48) ; les ouvrières de la sellerie et de la peinture appartenant aux constructions du matériel de chemins de fer ; les femmes manœuvres des fabriques de roues et fraises pour horlogerie (88 sur un personnel de 115 dans une usine de la Haute-Savoie) ; les ouvrières des fonderies de cuivre ; les ouvrières de la quincaillerie en cuivre et du laminage en laiton ; les récureuses et les polisseuses de la chaudronnerie ; les tourneuses, les guillocheuses, les enchaîneuses et les enfileuses des fabriques d’objets religieux ; les ouvrières des fabriques de jouets en métal ; les ouvrières des fabriques d’instruments d’optique, les lunetières ; les conductrices de machines-outils des fabriques d’horlogerie ; les ouvrières de la tréfilerie d’or, de la bijouterie ; les brunisseuses d’or et d’argent.

Ajoutons à cette énumération concernant la métallurgie, les ouvrières des pierres précieuses (les polisseuses et tailleuses de diamants) et les polisseuses de la marbrerie.

On voit donc l’importance de la main-d’œuvre féminine dans la seule métallurgie et combien le travail de nuit peut les atteindre.

Nous interrompons cette énumération, bien qu’elle présente un haut intérêt social. Ajoutons néanmoins quelques industries importantes où la femme concurrence l’homme : les fabriques de bouteilles et, en général, la verrerie, la cristallerie, la glacerie, la gobeletterie (guillocheuses, biseauteuses, polisseuses, tailleuses, graveuses sur verre fin, etc.) ; les fabriques d’émaux sur cuivre ; la verrerie d’art (coupeuses, fletteuses, rebrûleuses, brunisseuses, graveuses) ; la minoterie, la confiserie, etc., etc. Or, un grand nombre de ces industries sont signalées comme faisant du travail de nuit [25].

Dans les filatures de laine peignée, l’interdiction d’introduire des filles et femmes mineures dans les équipes de nuit a provoqué des plaintes assez vives de la part des fabricants.

Le rapport de l’Inspection centrale du travail de 1895 (en Autriche) caractérisait de la manière suivante les difficultés rencontrées par les industriels dans l’application de cette mesure :

C’est particulièrement aux opérations préparatoires de la filature que sont employées les femmes protégées, dont une faible proportion seulement ont atteint l’âge de 18 ans.

Lorsque des commandes importantes, à exécuter en vue de l’exportation, nécessitent une activité plus grande dans l’usine, on est forcé d’abord de mettre en marche, le jour seulement, des machines dites de préparation, tenues en réserve ; mais quand les offres sont plus considérables et les acheteurs plus pressés, il faut parfois continuer le travail, la nuit, avec le personnel féminin attaché à ces machines. Or, dans la situation actuelle, le nombre des ouvrières âgées de plus de 21 ans est absolument insuffisant pour les périodes de forte production. Il en résulte donc qu’à certains moments pour permettre à la production de suivre les commandes, il faudrait pouvoir employer la nuit quelques filles ou femmes de 18 à 51 ans. Cet emploi peut, il est vrai, être autorisé temporairement par le gouverneur, mais les autorisations sont obtenues difficilement.

La conséquence de cette sévérité a été que, pour permettre à des filles ou femmes de 18 à 21 ans de travailler toujours pendant le jour, des femmes mariées travaillent constamment pendant la nuit, au lieu de travailler alternativement une semaine le jour, l’autre semaine la nuit.

Et l’Inspection concluait en appuyant une pétition des industriels de la région tendant à ce que l’âge d’admission des femmes au travail de nuit fut abaissé à 18 ans.

Au surplus l’application des dispositions légales relatives au travail de nuit, ne peut guère inquiéter les industriels et les fabricants. Ils ont intérêt à payer des contraventions plutôt que de se passer du travail nocturne.

L’enquête autrichienne de 1896, sur le travail de nuit, rapporte que des brodeuses, des couseuses de chapeaux, des plumassières, etc., travaillent jusqu’à 2 et 3 heures du matin. Les femmes travaillant dans la fourrure, les passementières, les blanchisseuses, les ouvrières en parapluies et ombrelles, les gantières, les cravatières, les chemisières subissent le même sort. Toutes ont affirmé qu’en conséquence de la fatigue, le travail de nuit ne leur rapporte que les trois quarts ou les quatre cinquièmes du salaire qu’elles obtiennent le jour. Les fleuristes, les monteuses de guirlandes de fleurs et les cartonnières souffrent aussi d’un travail de nuit très étendu pendant la saison.

Tous ces]exemples, pris intentionnellement à l’étranger, prouvent que, dans leur ensemble, les conditions du travail ne sont pas moins meurtrières au delà des Alpes qu’en deçà. La forme du gouvernement ne change pas les conditions d’exploitation. L’empire d’Autriche et celui d’Allemagne, le royaume d’Angleterre et la république française sont identiques au point de vue de l’exploitation de la femme par l’homme et de l’homme par l’homme.

En France, la loi du 2 novembre 1892 interdit, en principe, le travail de nuit aux enfants et aux femmes, mais cette mesure est si difficilement applicable que l’article 4 de la même loi fait une restriction qui équivaut à l’autorisation : elle a exceptionnellement autorisé le travail de nuit entre 4 heures du matin et 10 heures du soir, quand il est réparti entre deux postes d’ouvriers ne travaillant pas chacun plus de neuf heures coupées par une heure de repos [26].

L’article 4, § 4, permet d’occuper les femmes et les filles âgées de plus de 18 ans jusqu’à 11 heures du soir, pendant soixante jours par an, à condition que la durée de la journée ne dépasse pas douze heures.

Certains établissements sont autorisés à déroger d’une façon permanente à l’interdiction du travail de nuit.

Les femmes et les enfants sont occupés dans les usines à feu continu et par conséquent y travaillent la nuit.

Les industries où les contraventions ont été le plus nombreuses sont, par ordre de fréquence : modes, confections, couture, lingerie, fabriques de fécules, tissages de coton, moulinages de soie, confiseries, fabriques de chocolat, imprimeries, verreries et cristalleries, blanchisseries.

Le droit d’octroyer diverses tolérances et de lever certaines interdictions concernant le travail de nuit, la durée du travail et le repos hebdomadaire, a été concédé à l’inspecteur divisionnaire du travail. Les industries où les autorisations ont été les plus nombreuses sont : les confections, la couture, la lingerie pour femmes et enfants, la blanchisserie de linge fin, les fabriques de conserves, les imprimeries, c’est-à-dire des industries où les femmes sont nombreuses ou en majorité.

Dans le département de la Seine, l’enquête de l’Office du travail a révélé 16 établissements où la production est continue (jour et nuit). Ces établissements appartiennent à la catégorie des produits alimentaires, des industries chimiques, du travail des pierres et terres à feu, où la proportion des femmes est considérable.

L’enquête a révélé 19 établissements où se pratique le travail de nuit sans que la production soit continue, et 70 établissements où le travail de nuit est occasionné par des heures supplémentaires. Ces derniers se répartissent ainsi ;

Produits alimentaires 
 10
Industries du livre 
 8
Tissus et étoffes 
 9
Chaudronnerie, fonderie enfer, construction mécanique 
 16
Métaux divers 
 4
Métaux nobles 
 6
Travail des pierres et terres au feu 
 3
Ferronnerie, etc. 
 2
Cuirs et peaux 
 2
Caoutchouc, papier 
 1
Gros ouvrages en bois 
 3
Ébénisterie, tabletterie 
 4
Canalisation, construction en pierre 
 5
Manutention et transports 
 1

On remarquera que la plupart de ces industries comprennent encore une proportion considérable de femmes, sauf les quatre dernières.

Ces heures supplémentaires se prolongent au-delà de neuf heures du soir, ou sont faites avant cinq heures du matin. On l’a observé pour 15 % des établissements, dont l’effectif moyen est de 150 ouvriers pour l’ensemble des établissements visités.

Il est à remarquer que, dans la plupart des cas, le travail de nuit n’est pas mieux payé que le travail de jour.

Sur l’ensemble des établissements, dit l’enquêteur, où est pratiqué le système des heures supplémentaires, 67, c’est-à-dire 18 % seulement, en payent tout ou partie à un taux supérieur à celui des heures ordinaires.

Voilà pour le département de la Seine.

En province, les usines à marche continue sont proportionnellement plus nombreuses.

Elles se rencontrent surtout dans les groupes suivants : mines, produits alimentaires, industries chimiques, métallurgie et verrerie, où la proportion des femmes est considérable.

Sur l’ensemble des établissements visités, on a dénombré 441 usines et fabriques où l’on travaille jour et nuit (95 établissements de produits alimentaires, 84 industries chimiques, 53 fabriques de caoutchouc et papier, 61 mines, combustibles, métallurgiques et diverses, 46 usines de terres et pierres au feu, etc.). On a dénombré 57 établissements où l’on travaille la nuit complète, tout ou partie du temps de production, sans que la production soit continue. Enfin on dénombré 93 établissements (7 de l’État) où le travail de nuit est occasionné par des heures supplémentaires.

On devine que ces chiffres sont des approximations par défaut. En réalité les fabriques où l’on travaille la nuit d’une manière intermittente sont beaucoup plus nombreuses. Et il va sans dire que les ouvrières forment une partie très grande de ce personnel nocturne.

Quant aux heures supplémentaires, on a observé 324 établissements (94 de l’État) où l’on en fait à des époques régulières ; l’effectif s’élevait à 86 186 salariés.

On a relevé 624 établissements (51 de l’État) où l’on fait des heures supplémentaires à toute époque, suivant les besoins ; l’effectif s’élevait à 146 864 salariés.

Le nombre d’établissements où la durée maxima du travail journalier, y compris les heures supplémentaires, a dépassé 12 heures, sans excéder 14 heures, s’est élevé à 229 ; le nombre d’établissements où la durée du travail a dépassé 14 heures était de 47.

Au sujet de la veillée, le rapport de la Commission du travail de 1897 dit que cette question vise plus particulièrement la couture et la confection pour dames (317 contraventions en 1898 pour cette industrie seule, sur 687 constatées pour l’ensemble des industries sur tout le territoire).

M. Laporte, inspecteur divisionnaire, déclarait au Congrès pour la protection des travailleurs (1900), que les couturières et les modistes ne sont pas libres de travailler à leur heure. Elles ne peuvent pas choisir leur moment. Elles attendent les commandes que fait la clientèle. Or, cette clientèle est implacable :

Quand une femme commande une robe ou un chapeau, elle veut l’avoir le lendemain ou le surlendemain. Il n’y a qu’une ressource, c’est de passer la nuit. Grâce au subterfuge du travail de nuit toléré jusqu’à 11 heures, on travaille jusqu’au lendemain. À la veille du Grand Prix, le travail se poursuit nuit et jour, sans interruption.

Dans certains cas, le travail de nuit paraît être un avantage pour l’ouvrière :

Ceux qui demandent l’interdiction du travail de nuit des femmes, déclarait Mlle Schirmacher au Congrès précité, sont très souvent des ouvriers qui ne visent qu’un but, supprimer une concurrence qui les gêne.

C’est pour cela sans doute que le Congrès international des Œuvres et Institutions féminines (réuni à Paris du 18 au 23 juin 1900) a demandé la suppression de toute mesure d’exception à l’égard de la femme en matière de travail, c’est-à-dire réclamé pour la femme la liberté du travail la nuit.

Ce n’est pas seulement dans la mode, la couture et la typographie que le travail de nuit des femmes est une loi de la production, c’est, aussi dans l’industrie textile :

Pour la filature, dit M. Motte, député du Nord, on peut supprimer le travail de nuit presque sans exception.

Pour le peignage, j’ai surtout en vue le peignage de la laine, il serait au contraire impossible de faire ainsi.

Le travail de nuit est, pour ainsi dire, une nécessité organique de cette industrie. Elle emploie un matériel d’un prix énorme et ne fait qu’un chiffre d’affaires très petit. De là la nécessité de recourir au travail de nuit. Le peignage de laine ne pourra s’affranchir du travail de nuit que si celui-ci est supprimé en Belgique et en Allemagne. Peu importe à cet égard, en effet, la pratique de l’Angleterre.

On voit donc que le travail de nuit des femmes et des enfants est, dans la plupart des cas, une nécessité du régime capitaliste.

Il est à prévoir que le travail de nuit ira s’intensifiant dans certaines industries par suite de l’application (1er avril 1902) de la loi du 30 mars 1900, réduisant uniformément à dix heures la journée de travail dans les manufactures.

M. D. Chedville a soumis à la chambre de commerce d’Elbeuf un mémoire où il insiste sur les procédés qu’on a imaginés en Allemagne pour permettre aux industriels de regagner le temps perdu à la suite d’événements naturels ou de cas accidentels :

Pendant 40 jours par an, en Allemagne, on obtient aisément l’autorisation de faire travailler les ouvrières au-dessus de 16 ans jusqu’à 10 heures du soir, à la condition que le travail quotidien n’excède pas 13 heure. On peut juger dans quel degré d’infériorité nos industriels se trouvent placés, lorsque, ayant à accepter des commissions avec livraison à courts jours, ils se voient forcés de les laisser portera l’étranger, privant ainsi, de par la loi trop rigoureuse, nos ouvriers de salaires rémunérateurs. Ainsi, pendant que les enfants sont protégés chez nous jusqu’à 18 ans, ailleurs, l’âge est abaissé à 16 ans et même à 14 et 15 ans. Aussi arrive-t-on plus aisément à former des apprentis et à avoir constamment dans les usines un personnel expérimenté et dans la vigueur de l’âge [27].

Tel est l’argument invoqué par certains fabricants.

Il ne s’agit pas de la santé, de l’hygiène et du repos de l’enfant. Il s’agit de former des apprentis avant tout ; de préparer de la chair à travail.

Nous venons de voir que le développement de la machinerie, la division du travail et la spécialisation des fonctions, la moindre éducation professionnelle et la concurrence des fabricants à l’intérieur et a l’extérieur avaient provoqué le travail des femmes dans l’industrie. Et nous savons, en outre, que c’est la surabondance des bras inoccupés qui a fait baisser les salaires aux taux incroyables où nous les voyons dans certaines industries féminines.

Il nous reste à exposer les conséquences de ce phénomène important.
Henri Dagan
  1. Office du travail (Ministère du Commerce et de l’Industrie). Salaires et durée du travail dans l’industrie française, tome Ier.
  2. Le Capital, chap. XV.
  3. Berufs und Geverbezahlung im Deutschen Reich, t. 119 ; Allgemeines Statist. Archiv. P 648.
  4. Office du travail. Salaires et durée du travail dans l’industrie française, tome Ier.
  5. Comparaison du travail à la main et du travail à la machine, p. 91.
  6. L’Ouvrier américain, tome II, p. 419.
  7. D’après les résultats du recensement professionnel de 1896 publiés cette année, on compte en France 1 601 000 salariés du sexe féminin dans l’industrie et les transports. Dans l’agriculture, forêts, pêches, le chiffre des salariés du même sexe est de 1 342 000. Dans le commerce, de 181 000.
  8. 37 p. 100 d’hommes ; le reste, apprentis.
  9. Ces renseignements, recueillît par l’Office du Travail de Belgique, ont été produits par M. Armand Julin dans un rapport très documenté lu au xxe Congrès annuel de la Société d’Économie Sociale.
  10. Ces budgets ont été dressés par un manufacturier du département de l’Oise (filature et tissage de coton) et ils ont été transmis à l’Office du travail par l’ingénieur en chef des Ponts et chaussées du département.
  11. La Femme dan » le passé, le présent et l’avenir, par Auguste Bebel.
  12. Voir compte-rendu de la réunion dans la Réforme sociale du 1er juillet 1901.
  13. Rapport de M. Pierre du Maroussem.
  14. « Parfois même, dit le rapporteur de l’Office du travail, sous l’influence de l’impérieuse fantaisie des clientes, de l’indifférence des patrons et de la partialité des premières, on pouvait signaler 44 heures de travail en 3 Jours (12 heures — 20 heures — 12 heures). »
  15. La Petite industrie, tome II, p. 515.
  16. Si l’on veut avoir une idée des bénéfices réalisés par les maisons de couture, il faut considérer la maison P. Fondée en 1891, la maison P. accusait cette année-là comme profit net, déduction des frais généraux et du prélèvement du patron, 15 803 francs.

    En 1892, elle accuse un bénéfice net de 96 854 francs ; en 1893, de 315 828 francs ; en 1894, de 821 053 francs : en 1895, de 1 170 994 francs ; en 1896, de 1 500 000 francs.

    Aujourd’hui la maison P. est transformée en société anonyme au capital de 12 millions et demi.

    Elle est la propriété de capitalistes anglais ; son siège social est à Londres.

  17. « Si on compare les pris de façon de la jaquette confection soignée à 5 ou 6 francs et des jaquettes à bas prix, à 4 fr., 3 fr., 2 fr., 1 fr. 75, 1 fr. 50 et 1 fr. 25, il sera difficile de ne pas être frappé de la décroissance progressive de cet article, dont l’individualité paraît nette. En effet, la confection soignée représente toujours l’ancien prix. Parfois même abaissé. La jaquette petite mesure atteint 7, 8, 10 fr. ; la jaquette mesure, 12, 15, 20 fr. Comparez les prix de façon suivants, où la baisse s’accentue : collets, 3 fr., 2 fr. 50, 1 fr. 75, 1 fr. 25, 0 fr. 75 ; pèlerines, 2 fr. 25, 1 fr., 0 fr. 90. » (La Petite industrie, Le Vêtement, p. 658).
  18. « La crise du métier artistique de l’aiguille va sévir dans toute son intensité à l’heure de la grande saturnale de sang : 89 avait été la griserie des destructions ; 98 devient celle des hécatombes : 89 ouvre l’abîme ; 98 l’emplit de cadavres. La population laborieuse en fournit le plus gros contingent, 30 000 au moins, en qualité de libérée de la Révolution. La France corporative, particulièrement pourvue de ce bienfait, représente les trois quarts de ces holocaustes. Les femmes en forment le tiers. Les couturières s’y trouvent en nombre imposant. » (G. Levasnier. Le Syndicat de l’aiguille.)
  19. Das Sweating-system in der deutschen Konfektions-Industrie. (Rapport présenté par Jean Timm, sur l’invitation du comité-directeur de la Fédération des tailleurs et tailleuses et des corporations similaires ; Flensburg, 1895, chez Holzhaeusser.)
  20. Drüksachen der Commission für Arbeiterstatistik Verhandlung n° 10. Protokoll über die Verhandlung der Commission für Arbeiterstatistik von 14-17 und 20-21 April 1896, und die Vernehmung von Auskunftspersonen über die Verhandlungen in der Kleider-Konfection ; Berlin, C. Heymann, 1896. — Travaux de la Commission de statistique ouvrière, etc., avec les dépositions de gens du métier sur les conditions de l’industrie de la confection.
  21. Voir Bulletin du Musée social, série A. 10.
  22. Les Ouvrières lyonnaises travaillant à domicile, par L. Bonnevay.
  23. Discours de M. Albert de Mun à la Chambre des Députés, le 2 février 1891.
  24. Le travail de nuit en Autriche, rapport présenté par le Dr Kusmany au Congrès international pour la protection légale des travailleurs (26 au 28 juillet 1900).
  25. La femme est aussi utilisée dans les industries suivantes : la fabrication des jouets, la ganterie, la pelleterie, la chapellerie, l’industrie des produits chimiques, les raffineries d’huile et de matières grasses, la maroquinerie et le cartonnage, les fabriques d’ouate et de paillassons, les fabrique® d’écorce, le découpage sur bois, le nettoyage des duvets, la photographie, la lithographie, les fabriques de colle et de gélatine, etc., etc.
  26. D’après la loi du 30 mars 1900, l’organisation du travail par relais est interdite sauf pour les usines à feu continu et les établissements qui seront déterminés par un règlement d’administration publique.
  27. Cité par la Réforme Économique de M. Domergue (novembre 1901).