La Femme pauvre/Partie 1/15

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G. Crès (p. 103-114).
Première partie


XV



Notre conteur vous plaît-il ? demanda Gacougnol à Clotilde.

Pour toute réponse, elle eut le geste universel — qui fit sourire Marchenoir, — de rapprocher vivement les deux mains et de les porter au-dessus du sein gauche, en élevant un peu les épaules.

De fait, la transformée subissait une violence extraordinaire. La rencontre de Marchenoir était pour elle une révélation, une sortie du néant. Ce n’était pas précisément les choses qu’il disait, mais sa grande façon de les dire qui la pénétrait.

Jusqu’alors, elle avait profondément ignoré qu’il y eût de tels hommes. La notion même de ce genre de supériorité lui était inconnue. Et voilà que, n’ayant jamais rien soupçonné de ses propres facultés intellectuelles, du premier coup, elle se voyait sous l’action du maître le plus capable de les dilater instantanément.

Cette action souveraine était si sûre qu’il suffisait à l’excitateur de dire n’importe quoi, pour qu’elle se sentît transportée au-dessus d’elle-même. Elle ne s’étonnait déjà plus d’avoir pu trouver quelque objection plus ou moins valable, quand il lui parlait seul à seule au Jardin des Plantes. Évidemment, ne fût-ce que pour une heure, il devait élever à lui ceux qui l’écoutaient avec attention.

En un mot, la charmante fille avait été tellement préservée par sa nature de la moutarde contagieuse des rues de Paris qu’à trente ans elle avait encore la fleur d’enthousiasme de l’adolescence la plus généreuse.

— N’est-ce pas touchant, disait encore Pélopidas, de la voir écouter ainsi ? Plût à Dieu que mes pauvres œuvres fussent contemplées avec la même affection ! Mais il est exaspérant de penser, mon pauvre Bouche-d’or, que les sales crapauds qui vous envient ce don-là soient précisément consolés par votre mépris. Car il se dit un peu partout que vous ne vous prodiguez pas.

— Laissons cela, je vous prie. Vous savez mes sentiments sur ce point. J’écris le moins sottement que je puis ce que j’estime devoir être notifié à notre génération vomitive. Pour ce qui est de la palabre conférencière ou politique, raca ! En supposant que ma parole fût aussi puissante que certains entrepreneurs de démolitions me l’ont affirmé et qu’elle eût le pouvoir de « changer la forme des montagnes », comme le vent de feu qui souffla contre Sodome, je n’échangerais pas ma rêverie solitaire contre le tréteau d’un flagorneur de la populace. J’aime mieux parler aux bêtes. Ce soir, c’est à vous que je parle, et surtout à Mademoiselle, avec le plus grand plaisir.

Gacougnol se mit à rire, et s’adressant à Clotilde, restée sérieuse :

— Mon enfant, si vous connaissiez le barbare qui nous honore de ce madrigal, vous sauriez qu’il n’y a que lui au monde qui ait le secret de dire à ses amis tout ce qu’il lui plaît de leur dire, sans les offenser.

Clotilde parut surprise de l’observation.

— Et comment Monsieur Marchenoir pourrait-il nous offenser ? Je vois bien qu’il n’est pas à la même place que les autres hommes et quand il parle aux bêtes, je devine bien que c’est à Dieu qu’il parle.

— Mademoiselle, intervint Marchenoir, si j’avais eu quelques doutes, ce dernier mot me prouverait que vous méritez la fin de l’histoire.

Le lendemain du petit drame que je viens de vous raconter, la première personne que j’aperçus près de la fontaine fut mon protégé. Il priait en grand recueillement et je pus l’observer. C’était un homme d’aspect vulgaire, vêtu de façon presque misérable. Il devait avoir dépassé cinquante ans et portait déjà les marques d’une caducité prochaine. On devinait aisément que toutes les giboulées du malheur s’étaient acharnées sur lui. Sa figure timide et souffreteuse eût été complètement insignifiante sans une expression de joie singulière qui paraissait être l’effet d’un colloque intérieur. Je voyais ses lèvres s’agiter faiblement et, parfois, sourire de ce doux et pâle sourire de quelques idiots ou de certains êtres pensants dont l’âme serait immergée dans un gouffre de dilection.

Ses yeux, surtout, m’étonnèrent. Fixés sur la Vierge lamentatrice, ils lui parlaient comme cent bouches auraient parlé, comme tout un peuple de bouches suppliantes ou laudicènes ! J’imaginai, — sur le registre divin où les vibrations des cœurs seront, un jour, transposées en ondulations sonores, — tout un carillon de louanges, de divagations amoureuses, de remerciements et de désirs. Il me sembla même, — et depuis des ans je garde cette impression, — que du milieu des montagnes environnantes, ceinturées alors d’éclatants brouillards, mille fils de lumière, d’une ténuité et d’une douceur infinies, venaient aboutir au visage calamiteux de cet adorant, autour de qui je crus voir flotter un très vague effluve… Le Jeannotin de la veille avait, comme vous voyez, quelque peu grandi.

Quand il eut fini sa prière, ses yeux rencontrèrent les miens. Il vint à moi et se découvrant :

— Monsieur, dit-il, je serais heureux de vous entretenir un moment, voulez-vous me faire l’honneur de m’accompagner quelques pas ?

— Très volontiers, répondis-je.

Nous allâmes nous asseoir derrière l’église, au bord du plateau, en face de l’Obiou, dont le soleil, encore invisible sous les vapeurs, éclaboussait, en ce moment, la cime neigeuse.

— Vous m’avez fait beaucoup de peine, hier soir, commença-t-il. Je n’ai pu vous arrêter, malheureusement, et j’en suis très affligé. Vous ne me connaissez pas. Je ne suis pas un individu à défendre. Autrefois, quand je ne me connaissais pas encore moi-même, je me défendais tout seul. J’étais un héros. J’ai tué un ami en duel pour une plaisanterie. Oui, Monsieur, j’ai tué un être formé à la ressemblance de Dieu qui ne m’avait pas même offensé. On appelle ça une affaire d’honneur. Je l’ai frappé en pleine poitrine et il est mort en me regardant, sans dire un mot. Ce regard ne m’a pas quitté depuis vingt-cinq ans et, au moment où je vous parle, il est là-haut, juste devant moi, sur cette vieille colonne du firmament !… Quand je me représente cette minute, je suis capable de tout endurer. Ma seule consolation et mon seul espoir, c’est qu’on se moque de moi, qu’on m’insulte, qu’on me traîne le visage dans les ordures. Ceux qui font ainsi, je les aime et je les bénis « de toutes les bénédictions d’en bas », parce que, voyez-vous, c’est la justice, la vraie Justice. Vous vous êtes mis en colère et vous avez abusé de votre force contre un pauvre homme dont je ne mérite pas certainement de décrotter la chaussure. Vous m’avez forcé à prier pour lui toute la nuit, étendu devant sa porte ainsi qu’un cadavre et, ce matin, je l’ai supplié, par les Cinq Plaies de notre Sauveur, de me marcher sur la figure. Vous m’avez vu pleurer et c’est cela qui vous a ému, parce que vous êtes généreux. J’ai eu tort, mais je ne peux pas m’en empêcher, quand c’est un prêtre qui me parle, parce qu’alors je vois en lui un juge qui me rappelle que je suis un assassin et la dernière de toutes les canailles…

Oh ! Monsieur, n’essayez pas de me justifier, je vous en conjure ! Ne me dites rien d’humain, je vous le demande pour l’Amour de Dieu qui s’est promené sur cette montagne ! Tout ce qui peut colorer une infamie, croyez-vous que je ne me le sois pas dit à moi-même et que d’autres encore ne me l’aient pas dit, jusqu’au jour où il me fut donné de comprendre que j’étais un abominable ?… Cet homme que j’ai assassiné avait une femme et deux enfants. La femme est morte de chagrin, entendez-vous ? Moi, j’ai donné un million pour les orphelins. Si je n’ai pas tout donné, c’est que des raisons de famille s’y opposaient. Mais j’ai promis à la douce Vierge de vivre, jusqu’à ma dernière heure, à la façon d’un mendiant. J’espérais ainsi que la paix reviendrait en moi, comme si la vie d’un membre de Jésus-Christ pouvait être payée avec des écus ! C’est l’argent des princes des prêtres que j’ai donné à ces pauvres enfants, traités en petits Judas par le meurtrier de leur père. Ah ! bien oui, elle n’est jamais revenue, la paix divine, et je suis crucifié tous les jours !

Je vous dis cela, Monsieur, parce que vous avez eu de la pitié et que vous pourriez concevoir de l’estime. Je suis encore trop lâche pour raconter ma vie à tout le monde, ainsi que je le devrais peut-être et comme faisaient les grands pénitents du Moyen Âge. J’ai voulu me faire trappiste, puis chartreux. On. m’a déclaré partout que je n’avais pas la vocation. Alors je me suis marié pour souffrir tout mon soûl. J’ai pris une vieille prostituée de bas étage dont les matelots ne voulaient plus. Elle me roue de coups et m’abreuve de ridicule et d’ignominie… Je ne la laisse manquer de rien, mais j’ai mis en lieu sûr les débris de ma fortune qui fut assez considérable. C’est le bien des pauvres, sur lequel je prélève de faibles sommes pour mes voyages. L’année dernière, j’étais en Terre Sainte. Aujourd’hui je suis à la Salette, pour la trentième fois. On doit me connaître. C’est ici que j’ai reçu les plus grands secours et j’engage tous les malheureux à faire ce pèlerinage. C’est le Sinaï de la Pénitence, le Paradis de la Douleur, et ceux qui ne le comprennent pas sont bien à plaindre. Moi, je commence à comprendre et, quelquefois, j’obtiens d’être délié pendant une heure…

Il s’arrêta et je me gardai bien de rompre ses pensées. J’eusse été, d’ailleurs, assez peu capable de proférer un seul mot qui ne m’aurait pas semblé ridicule en présence de ce forçat volontaire, de ce Stylite colossal de l’Expiation.

Quand il se remit à parler, au bout d’un instant, j’eus la surprise d’une transformation inouïe. Au lieu de ce pathétique formidable qui venait de me serrer toutes les fibres autour du cœur, à la place de cette houle de remords, de ce volcan de plaintes qui lançait partout ses laves d’angoisse, la voix humble et mystérieusement placide que j’avais entendue la veille.

— On me raille souvent, disait cette voix, à propos des bêtes. Vous en avez été le témoin. Je crois deviner en vous un homme d’imagination. Vous pourriez soupçonner, par conséquent, — me supposant un zèle admirable, peut-être, mais indiscret, — que je me suis donné ce ridicule à plaisir. Il n’en est rien. Je suis véritablement fait comme cela. J’aime les animaux, quels qu’ils soient, presque autant qu’il est possible ou permis d’aimer les hommes, quoique je sache très bien leur infériorité. J’ai quelquefois désiré, je l’avoue, d’être tout à fait imbécile, afin d’échapper complètement aux sophismes de l’orgueil, mais, ce désir ne s’étant pas réalisé jusqu’ici, je n’ignore nullement ce qui peut être l’occasion du mépris dans cette manière de sentir qui va chez moi jusqu’à la passion et que des personnes très sages ont réprouvée. N’est-ce point un malentendu ? Serait-ce que la plupart des hommes ont oublié qu’étant eux-mêmes des créatures ils n’ont pas le droit de mépriser l’autre côté de la Création ? Saint François d’Assise, que les plus impies ne peuvent se défendre d’admirer, se disait le très proche parent, non seulement des animaux, mais des pierres et de l’eau des sources, et le juste Job ne fut pas blâmé pour avoir dit à la pourriture « Vous êtes ma famille ! »

J’aime les bêtes parce que j’aime Dieu et que je l’adore profondément dans ce qu’il a fait. Quand je parle affectueusement à une bête misérable, soyez persuadé que je tâche de me coller ainsi plus étroitement à la Croix du Rédempteur dont le Sang, n’est-il pas vrai ? coula sur la terre, avant même de couler dans le cœur des hommes. Elle était bien maudite pourtant, cette mère commune de toute l’animalité. Je sais aussi que Dieu nous a livré les bêtes en pâture, mais il ne nous a pas fait un commandement de les dévorer au sens matériel, et les expériences de la vie ascétique, depuis quelques dizaines de siècles, ont prouvé que la force du genre humain ne réside pas dans cet aliment. On ne connaît pas l’Amour, parce qu’on ne voit pas la réalité sous les figures. Comment est-il possible de tuer un agneau, par exemple, ou un bœuf, sans se rappeler immédiatement que ces pauvres êtres ont eu l’honneur de prophétiser, en leur nature, le Sacrifice universel de Notre Seigneur Jésus-Christ ?…

Il me parla ainsi très longtemps, avec une grande foi, un grand amour et, je vous prie de le croire, avec une science ou plutôt une divination merveilleuse du symbolisme chrétien que j’étais infiniment éloigné d’attendre de lui. Plût à Dieu qu’il me fût possible de vous redire exactement toutes ses paroles !…

Je dois beaucoup à cet homme simple qui me donna, en quelques entretiens, la clef lumineuse d’un monde inconnu… Vous le savez, Mademoiselle, toute cette histoire est venue à propos des bêtes. Eh bien ! je vous assure qu’il était prodigieux quand il en parlait. Plus rien des grands éclats déchirants de sa première confidence, plus de tempête, plus de météore douloureux. Un calme divin et quelle candeur ! Paisiblement, il s’allumait comme une toute petite lampe d’accouchée dans une demeure gardée par les anges. En l’écoutant, je me souvenais de ces Bienheureux qui furent les premiers compagnons du Séraphique, dont les mains pleines de fleurs ont parfumé l’Occident ; et je revoyais aussi tous ces autres Saints de jadis dont les pitoyables pieds nous ont laissé quelques grains du sable des cieux.

Le peu que je vous ai rapporté de ses discours a dû vous faire entrevoir qu’il ne s’agissait pas de ces transports imbéciles qui sont, peut-être, le mode le plus dégoûtant de l’idolâtrie. Les animaux étaient pour lui les signes alphabétiques de l’Extase. Il lisait en eux, — comme les élus dont j’ai parlé, — la seule histoire qui l’intéressât, l’histoire sempiternelle de la Trinité qu’il me faisait épeler dans les caractères symboliques de la Nature… Mon ravissement fut inexprimable. À ses yeux, l’empire du monde perdu par le premier Désobéissant ne pouvait être reconquis que par la restitution plénière de tout l’ancien Ordre saccagé.

Les animaux, me disait-il, sont, dans nos mains, les otages de la Beauté céleste vaincue

Parole étrange dont je n’ai pas encore mesuré toute la profondeur ! Précisément, parce que les bêtes sont ce que l’homme a le plus méconnu et le plus opprimé, il pensait qu’un jour Dieu ferait par elles quelque chose d’inimaginable, quand serait venu le moment de manifester sa Gloire. C’est pourquoi sa tendresse pour ces créatures était accompagnée d’une sorte de révérence mystique assez difficile à caractériser par des mots. Il voyait en eux les détenteurs inconscients d’un Secret sublime que l’humanité aurait perdu sous les frondaisons de l’Éden et que leurs tristes yeux couverts de ténèbres ne peuvent plus divulguer depuis l’effrayante Prévarication…

Marchenoir ne disait plus rien. Accoudé sur la table et se pressant les tempes du bout des doigts, dans une de ses attitudes familières, il regardait vaguement devant lui ayant l’air de chercher au loin quelque grand oiseau de proie désespéré d’être sans capture, qui reflétât sa mélancolie.

Timidement, Clotilde lui présenta la question qu’on voyait errer sur les lèvres de Pélopidas.

— Qu’est devenu ce monsieur ?

— Ah ! oui… mon histoire ne serait pas complète. Je ne l’ai jamais revu et j’ai appris sa mort, un an plus tard, par un de mes compatriotes établi dans la petite ville qu’il habitait en Bretagne, au bord de la mer. Il est mort de la façon la plus terrible et, par conséquent, la plus désirée par lui, c’est-à-dire, dans sa maison, sous l’œil de l’abominable Xantippe qu’il avait choisie tout exprès pour le torturer. Frappé de paralysie peu de temps après notre rencontre, il ne voulut pas qu’on le transportât dans quelque maison de santé où il eût pu être exposé à s’éteindre en paix. Ayant vécu en pénitent, il lui plut de râler et de mourir en pénitent. Il paraît que sa femme le faisait coucher dans les ordures. Les détails sont affreux. On crut même, un instant, qu’elle l’avait empoisonné. Il est certain qu’elle devait être impatiente de sa mort, espérant hériter de lui. Mais les précautions étaient prises depuis longtemps, ainsi qu’il me l’avait dit, et le reste de son patrimoine est allé dans les mains des pauvres. Le bail de cette cuisinière de son agonie expirait naturellement avec lui.

Maintenant, mon histoire est tout à fait finie. Vous voyez qu’elle n’était pas très compliquée. Je voulais simplement vous faire voir, tel que je l’ai vu moi-même, incomplètement, hélas ! un être humain tout à fait unique, dont je suis persuadé qu’il n’existe pas d’autre exemplaire dans le monde entier. Sans la lettre trop précise de mon correspondant de Bretagne, je serais, parfois, tenté de me demander si tout cela fut bien réel, si cette rencontre fut vraiment autre chose qu’un mirage de mon cerveau, une espèce de réfraction intérieure du Miracle de la Salette qui se serait ainsi modifié en passant à travers mon âme. Le pauvre homme est resté là comme une similitude parabolique de ce christianisme gigantesque d’autrefois dont ne veulent plus nos générations avortées. Il représente pour moi la combinaison surnaturelle d’enfantillage dans l’amour et de profondeur dans le sacrifice qui fut tout l’esprit des premiers chrétiens, autour desquels avait mugi l’ouragan des douleurs d’un Dieu. Bafoué par les imbéciles et les hypocrites, indigent volontaire et triste jusqu’à la mort quand il se regarde lui-même, fiancé à tous les tourments et compagnon satisfait de tous les opprobres, ce brûlant de la Croix est, à mes yeux, l’image et le raccourci très fidèle de ces temps défunts où la terre était comme un grand vaisseau dans les golfes du Paradis !