La Femme pauvre/Partie 1/19

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G. Crès (p. 128-136).
Première partie


XIX



Le réveil de Clotilde fut délicieux comme l’avait été son sommeil. La pauvre fille naissait au bien-être, à la confortable vie qu’elle n’osait même plus rêver depuis bien longtemps.

Elle comprit d’abord qu’il lui faudrait beaucoup plus d’un jour pour s’habituer à son bonheur, pour le réaliser en esprit. Quelle inconcevable différence entre la veille et ce lendemain ! Oh ! la douceur d’avoir bien dormi, d’avoir chaud, de trouver autour de soi des objets propres, de ne plus sentir cet horrible voisinage, de ne plus commencer la sainte journée par un long sanglot silencieux !

Elle se baignait dans cette pensée, elle s’y plongeait comme dans une source lustrale capable de purifier jusqu’à sa mémoire. À peine sortie, — par quel miracle ! — de la forêt des soupirs où l’avait menée perdre son cruel destin, combien lui paraissait évidente cette vérité si élémentaire, si parfaitement ignorée du Riche, que le cœur des pauvres est un donjon noir qu’il faut emporter à l’arme blanche et qui ne peut être forcé que par une balistique d’argent !

Et cela ne signifie pas du tout que la pauvreté soit avilissante. Elle ne peut pas l’être, puisqu’elle fut le manteau de Jésus-Christ. Mais plus sûrement que n’importe quel supplice, elle a le pouvoir de faire sentir aux êtres humains la pesanteur de la chair et la servitude lamentable de l’esprit. C’est une atrocité de pharisiens d’exiger des esclaves le désintéressement spirituel qui n’est possible qu’aux affranchis.

Clotilde, certes ! aurait pu dire ce que l’argent d’un brave homme avait fait en elle, l’argent seul, hélas ! le mystérieux, exécrable et divin Argent qui avait transformé sa vie et son âme en un clin d’œil.

Un attendrissement presque amoureux lui naissait, déjà, pour ce peintre qui l’avait sauvée du dragon et dont les plus miséricordieuses paroles n’auraient pu produire un tel résultat, si l’étrange force représentée par ce métal n’avait pas été dans ses mains.

Sans doute, elle ne croyait pas du tout que sa reconnaissance exaltée pour Gacougnol pût jamais devenir l’amour et il suffisait de les voir ensemble pour que cela parût, en effet, assez peu probable. En supposant que le carillon passionnel menaçât d’ébranler sa tour, le grandiloque Marchenoir eût été assurément beaucoup plus capable de le susciter.

Tout de même, son libérateur pouvait compter sur une amitié fameuse et cela, encore une fois, c’était l’œuvre de cet effrayant Argent, plus formidable que la Prière et plus conquérant que l’Incendie, puisqu’il en a fallu si peu pour acheter la Seconde Personne divine et qu’il en faudra moins encore, peut-être, pour surprendre le grand Amour, quand il descendra sur la terre !

Elle s’étonna de ne sentir aucun trouble en se souvenant de Grenelle. Elle savait exactement que son découcher serait expliqué de la façon la plus insultante et que sa nouvelle existence ne manquerait pas d’être imputée par sa mère au dévergondage le plus fangeux. Mais sachant aussi que la sainte vieille chercherait à l’instant même le moyen de tirer profit de ses dérèglements prétendus, elle s’avoua, sans pâlir, que cela ne lui faisait absolument rien.

Depuis la veille, il s’opérait, tout au fond de cette endormie, une révolution si totale, tant d’idées confuses, tant de désirs d’âme très anciens, qui ressemblaient à la soif qu’on a dans les songes, s’étaient éveillés en elle qu’elle ne pouvait plus retrouver le faux équilibre de ses désespoirs antérieurs.

Froidement, elle résolut d’en finir. De quelle manière ? Elle l’ignorait. Mais il le fallait, et très sûre, désormais, qu’elle avait le devoir de considérer comme un don du ciel ce changement si soudain, elle se sentit comblée de vigueur pour défendre son indépendance.

Comme elle achevait de s’habiller, la bonne vint l’avertir que son premier déjeuner l’attendait. Ayant, par ignorance, laissé passer l’heure, elle eut la satisfaction d’être seule à table et de méditer à son aise en savourant ce « juste, subtil et puissant » café des Parisiennes, — trop souvent, hélas ! obscurci par la déloyale chicorée, — qui « bâtit sur le sein des ténèbres, avec les matériaux de leur imagination, des cités plus belles que Babylone ou Hécatompylos ».

Elle jouit de ce breuvage qui lui retendait les fibres. Ses sensations étaient presque celles d’une épousée, en examinant la salle à manger peu princière, mais assez vaste et témoignant d’une certaine pratique de cette ample vie matérielle qu’elle avait toujours ignorée, dont la révélation soudaine produit infailliblement, chez les vrais pauvres, une espèce de trouble nerveux assez analogue au spasme déterminé par une brusque étreinte.

Cette secousse banale, mais si faiblement observée par les analystes les plus forts, la traversa comme l’éclair, et ce fut fini. Elle était trop lucide pour ne pas sentir bientôt le néant de cette mangeoire prétentieuse, évidemment calculée pour l’attraction des pensionnaires exotiques.

Cela tenait du buffet de gare, de la loge de concierge et du salon de lecture d’un établissement de bains. Il y avait au mur les éternels chromos évoquant les délices de la table par l’ostentation des gibiers rares et des fruits de Chanaan, les excitantes photographies de divers transatlantiques naviguant au milieu des vertes vagues, dans la direction des golfes d’azur ; quelques médaillons, quelques plâtres ou mastics destinés à rappeler à tout venant que « l’art est long si la vie est brève » et qu’on aurait eu le plus grand tort de se croire chez des bourgeois. Enfin les vitraux postiches dont s’honore l’archaïsme des limonadiers. C’était à peu près tout et il n’y avait pas de quoi, vraiment, perturber, deux minutes, ne fût-ce qu’une petite princesse de l’hôpital et du crève-cœur.

Elle vit donc là tout juste ce qu’il y avait à voir, c’est-à-dire un endroit quelconque où il lui serait permis de manger et, très humblement, se demanda ce que la Providence allait exiger en retour de cette favorable péripétie.

Vers midi, ce fut Mademoiselle Séchoir elle-même qui vint la chercher dans sa chambre. Mais à la grande surprise de Clotilde, un commissionnaire l’accompagnait, chargé d’une malle et se déclarant envoyé par Gacougnol.

Elle eut la présence d’esprit de ne pas laisser paraître son émotion qui était assez vive et, malgré son impatience d’inventorier, redescendit à la salle commune, répondant machinalement aux politesses mécaniques de l’hôtelière, les oreilles bourdonnantes et la gorge en feu.

Après d’emphatiques présentations qui ne laissèrent dans son esprit la trace d’aucun des noms barbares ; qu’on lui notifiait, elle se vit à table, en compagnie d’une demi-douzaine d’étrangères, de virginité imprécise, perchées sur divers barreaux de l’échelle du temps.

Mademoiselle Séchoir, très digne, culminait à la pointe de sa quarantaine. La plus jeune, une Suédoise érubescente et enchifrenée, placée à la droite de Clotilde, paraissait avoir vingt ans et n’ouvrait la bouche que pour engloutir. Les autres, dispersées à la façon des Curiaces, ramifiaient au petit bonheur, entre vingt-cinq et trente, et se manifestaient plus loquaces. Riches et laides, ainsi qu’il convient aux passagères studieuses de l’allégorique vaisseau parisien, la très pauvre fille des galetas ressemblait, au milieu d’elles, à une œuvre d’art oubliée dans une basse-cour.

Naturellement, avant même de s’asseoir, elle avait déjà déplu. Du premier coup, on avait senti que la nouvelle pensionnaire était marquée du grand anathème, qu’elle n’était pas comme tout le monde, et peut-être l’aimable Séchoir en avait-elle, dès le matin, prévenu tout son poulailler.

L’une de ces dames, petite Anglaise ronde et folâtre, qu’on aurait pu croire farcie par quelque rôtisseur frénétique, tellement on la voyait luire, s’avisa bientôt de l’interpeller.

— Mademoiselle, permettez-moi de demander à vous si vous êtes peintre ?

— Non, Mademoiselle, répondit Clotilde, qui, s’avisant à son tour du peu de sympathie que sa présence excitait et se rappelant les recommandations de Gacougnol, résolut de ne pas livrer le plus mince atome d’elle-même.

— Aoh ! bien ennuyant, mais vous étudiez la peinture ?

— Non, Mademoiselle, je n’étudie pas la peinture.

— Miss Pénélope, intervint alors la Séchoir, est passionnée pour les arts, et comme je me suis permis de lui dire que vous connaissiez M. Gacougnol, qui vient quelquefois ici, elle en a conclu que vous étiez une de ses élèves.

Clotilde s’inclina sans dire un mot, désirant, au fond de son cœur, qu’on daignât l’oublier complètement. Mais la volaille anglaise, encouragée sournoisement par un clin d’œil de la maîtresse du lieu, ne se tint pas pour battue et revint à la charge dans son patois, qu’il serait puéril de fac-similer plus longtemps.

— Oh ! oui, Mademoiselle, j’aime beaucoup les arts. Si vous saviez ! Vous êtes bien heureuse d’être en relations avec M. Gacougnol. Je vous envie d’être admise dans son atelier où il est si difficile de pénétrer. C’est pour cela que je voudrais tant devenir votre amie. Je vous supplierais de me présenter.

— Voyons, ma chère miss, dit encore la raisonnable Virginie, vous allez trop vite. Je vous ai dit que Mademoiselle était en fort bons termes avec notre grand artiste, mais je ne vous ai pas dit qu’elle eût la permission de pénétrer dans le sanctuaire, à plus forte raison, d’y faire pénétrer les autres.

Clotilde, pour avoir la paix, déclara qu’ayant des habitudes de vie solitaire elle craignait de ne pouvoir dignement répondre à l’amitié précieuse qu’on voulait bien lui offrir, ajoutant qu’à la vérité l’atelier de Gacougnol lui était ouvert, mais qu’elle n’avait le droit d’y conduire personne.

Les questions directes prirent fin. Seulement le bavardage des pécores évolua autour du peintre-sculpteur et du poète-musicien sur lequel de contradictoires jugements furent exprimés, dans l’espoir vain de surprendre la jeune femme qui s’efforça de penser à autre chose et, ce jour-là, comprit un peu mieux la force inégalable du silence.

Les convives durent s’avouer qu’elles ne « liraient pas plus avant » dans cette âme, et Mademoiselle Séchoir elle-même fut légèrement désarçonnée par la précision coupante et la fermeté singulière d’une personne qu’elle aurait crue si timide !…

Ce repas fut pour Clotilde un second avertissement de se tenir sur ses gardes avec le plus grand soin et de défendre l’inestimable trésor de sa merci contre les entraînements possibles de son imagination vers des étrangers ou des étrangères qui ne seraient pas évidemment, — comme ce peintre qu’on osait juger devant elle, — les ministres plénipotentiaires de son destin.

Elle quitta la table aussitôt que possible et courut à sa chambre pour examiner la caisse envoyée par Gacougnol. Elle contenait toutes les sortes de linge nécessaire à une femme, divers objets de toilette et quelques livres. Le brave homme était sorti de bonne heure, c’était bien clair, et il avait couru les magasins tout exprès pour qu’elle eût cette surprise avant de venir chez lui.

Un tel empressement, une si rare sollicitude pouvaient-ils s’expliquer par la seule charité chrétienne que l’artiste avait invoquée la veille pour justifier sa munificence ? Nul docteur n’eût osé s’en porter garant. Clotilde était une fille simple comme la ligne de l’horizon et, par conséquent, très capable de discerner ou de pressentir la plus lointaine déviation ; mais elle vibrait encore de la veille et le soupçon qui voltigea une seconde, autour de sa jolie tête, repoussé victorieusement par les fluides généreux de l’enthousiasme, ne put l’atteindre. Les âmes droites sont réservées à de rectilignes tourments.

Entendant sonner une heure, elle s’élança enfin dans la direction de l’atelier de son protecteur, où elle arriva quelques minutes après que sa mère venait d’en sortir.