La Femme pauvre/Partie 1/22

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G. Crès (p. 146-156).
Première partie


XXII



À dater de ce jour, une grande douceur tomba sur Clotilde. Sa vie coula comme une jolie rivière sans cascatelles ni tourbillons. Elle accepta la paix, du même cœur qu’elle avait accepté les tourments, avec la volonté tranquille et forte de ne pas se laisser ravir son trésor. Ce bonheur ne dût-il être qu’une simple trêve, elle voulut en jouir pleinement et s’approvisionner au moins de courage en vue des tribulations ultérieures.

Elle passait, chaque jour, quelques heures à l’atelier de Gacougnol qu’elle émerveillait de plus en plus et qui avait entrepris, avec un zèle incroyable, son éducation. La pose de la Sainte Philomène n’avait pu se prolonger au delà de quelques séances, mais il déploya du génie pour donner à cette compagne charmante l’illusion d’être indispensable.

Il eut l’originalité de l’utiliser en qualité de lectrice, pendant qu’il travaillait à son chevalet, sous le prétexte linéamentaire que les vers de Victor Hugo ou la prose de Barbey d’Aurevilly soutenaient son inspiration, comme s’il avait entendu les plus suggestives mélodies de Chopin ou de Beethoven.

Étant, ainsi que la plupart des méridionaux cultivés, un assez bon virtuose de lecture, il en profitait pour lui apprendre cet art difficile, si profondément méprisé par les gazouillards de la Comédie-Française et les liquidateurs de diphtongues du Conservatoire, — lui révélant de la sorte les plus hautes créations littéraires, en même temps qu’il lui donnait le secret d’en exprimer la substance : — Le sublime et la manière de s’en servir ! disait-il.

Un jour qu’il lui avait fait lire entièrement Britannicus, édulcorant, par de fréquentes interruptions, l’effrayant ennui de ce chef-d’œuvre, il la conduisit au Théâtre Français, où l’on jouait précisément la tragédie dont elle bourdonnait encore.

À l’extrême stupéfaction de son écolière, il lui fit remarquer que pas un seul vers du poète, pas un seul mot n’est prononcé, mais que les comédiens fameux, nourris dans les gueuloirs de la tradition, juxtaposent au texte une espèce de contre-point déclamatoire, absolument étranger, qui ne laisse pas transparaître un atome du poème vivant qu’ils ont la prétention d’interpréter.

Il lui montra de quelle manière le public, enlevé au troisième ciel de la Rengaine et hypnotisé par les mots de « diction », de « syntaxe phonétique », d’ « intonations émotionnelles », etc., comme par des bouchons de carafe, croit sincèrement entendre du Racine que les acteurs, encore plus sincères, croient lui débiter.

Ce peintre singulier découvrit alors en lui-même de miraculeuses facultés pédagogiques auparavant insoupçonnées. Il savait à peu près un assez grand nombre de choses, mais lorsque sa clergie était en défaut, les lucides explications qu’il offrait de son ignorance paraissaient plus profitables que l’objet même dont il s’avouait indigent.

Il disait, par exemple, n’avoir jamais rien compris à ce qu’on est convenu d’appeler la philosophie, n’ayant pu arriver à la préalable conception du toupet des cuistres qui osent tenter la mise en équilibre des conjectures sur les hypothèses et des inductions sur les postulats. À ce propos, il se répandait en malédictions contre l’Allemagne, qu’il accusait avec justice d’avoir, de son lourd esprit domestique, attenté au bon sens des races latines éternellement désignées, malgré tout, pour la domination sur cette racaille.

— Laissez-moi donc tranquille ! criait-il à Clotilde qui ne le tourmentait guère pourtant, il n’y a que deux philosophies, si on tient absolument à ce mot ignoble : la spéculative chrétienne, c’est-à-dire la théologie du Pape, et la torcheculative. L’une pour le midi, l’autre pour le nord. Voulez-vous que je vous fasse en deux mots cette histoire de dégoûtation ? Avant votre Luther, on n’était pas déjà trop brillant dans le monde germanique. Quand je dis votre, j’entends le Luther de cette nation crapuleuse. C’était une ingouvernable pétaudière de cinq ou six cents États dont chacun représentait un grouillis de caboches obscures, imperméables à la lumière, dont les descendant ne peuvent être orientés ou disciplinés qu’à coups de trique. L’autorité spirituelle était là-dessus comme l’abeille sur le fumier. Luther eut cet avantage suprême d’être le Salaud attendu par les patriarches de la gueuserie septentrionale. Il incarnait à ravir la bestialité, l’inintelligence des choses profondes et le croupissant orgueil de tous les buveurs de pissat de vache. Il fut adoré, naturellement, et tout le nord de l’Europe s’empressa d’oublier la Mère Église pour aller dans les fientes de ce marcassin. Le mouvement continue depuis bientôt quatre siècles et la philosophie allemande, exactement qualifiée par moi tout à l’heure, est la plus copieuse ordure tombée du protestantisme. Ça se nomme l’esprit d’examen, ça s’attrape avant de naître, aussi bien que la syphilis, et il se trouve de petits français assez engendrés au-dessous des dépotoirs pour écrire que c’est tout à fait supérieur à l’intuition de notre génie national.

Cette méthode abréviative convenait admirablement à la droite et rapide intelligence de la jeune femme qui s’assimilait sur-le-champ, et de la manière la plus heureuse, toutes les notions essentielles, qu’elles fussent transcendantes ou élémentaires. En somme, le touchant Pélopidas lui donnait de véritables aliments, malgré le désordre parfois héroïque des aperçus.

La science conférée par ce maître était pour elle comme du pain boulangé par quelque mitron somnambule, dans lequel il y aurait eu des pierres, des clous, du papier, des rognures de pantalon, des bouts de ficelle, des tuyaux de pipe, des arêtes de poisson et de pattes de scarabée, — mais, tout de même, du vrai pain de froment qui la fortifiait.

— Qu’est-ce que le Moyen Âge ? lui demanda-t-elle une fois, après la lecture d’un fameux sonnet de Paul Verlaine.

Ce jour-là, Gacougnol sortit de lui-même et fut magnifique. Il se leva de son tabouret, déposa sa palette, ses pinceaux, son brûle-gueule, tout ce qui peut empêcher un homme de se mettre au diapason du sublime et, debout au milieu de l’atelier, prononça ces paroles dignes du grand marquis de Valdegamas :

— Le Moyen Âge, mon enfant, c’était une immense église comme on n’en verra plus jusqu’à ce que Dieu revienne sur terre, — un lieu de prières aussi vaste que tout l’Occident et bâti sur dix siècles d’extase qui font penser aux Dix Commandements du Sabaoth ! C’était l’agenouillement universel dans l’adoration ou dans la terreur. Les blasphémateurs eux-mêmes et les sanguinaires étaient à genoux, parce qu’il n’y avait pas d’autre attitude en la présence du Crucifié redoutable qui devait juger tous les hommes… Au dehors, il n’y avait que les ténèbres pleines de dragons et de cérémonies infernales. On était toujours à la Mort du Christ et le soleil ne se montrait pas. Les pauvres gens des campagnes labouraient le sol en tremblant, comme s’ils avaient craint d’éveiller les trépassés avant l’heure. Les chevaliers et leurs serviteurs de guerre chevauchaient silencieusement au loin, sur les horizons, dans le crépuscule. Tout le monde pleurait en demandant grâce. Quelquefois une rafale subite ouvrait les portes, poussant les sombres figures de l’extérieur jusqu’au fond du sanctuaire, dont tous les flambeaux s’éteignaient, et on n’entendait plus qu’un très long cri d’épouvante répercuté dans les deux mondes angéliques, en attendant que le Vicaire du Rédempteur eût élevé ses terribles Mains conjuratrices. Les mille ans du Moyen Âge ont été la durée du grand deuil chrétien, de votre patronne sainte Clotilde à Christophe Colomb, qui emporta l’enthousiasme de la charité dans son cercueil, — car il n’y a que les Saints ou les antagonistes des Saints capables de délimiter l’histoire.

Un jour, il y a beaucoup d’années, je fus le spectateur d’une des grandes inondations de la Loire. J’étais très jeune, par conséquent imbécile et aussi peu croyant qu’on peut l’être, quand on est mordu par tous les scorpions de la fantaisie. J’avais voyagé vingt-quatre heures dans ces joyeuses campagnes tourangelles, remplies alors des vibrations du tocsin. Aussi loin que mes regards pouvaient aller, sur tous les chemins et tous les sentiers, à travers les vignobles et les bois, j’avais été le contemplateur de la panique d’une population au désespoir fuyant devant la grande folle meurtrière qui avalait les villages, arrachait les ponts, charriait des pans de forêts, des montagnes de débris, des granges pleines de moissons, des troupeaux avec leurs étables, et tordait tous les obstacles en mugissant comme une armée d’hippopotames. Cela sous un ciel jaune et sanguinolent qui avait l’air d’un autre fleuve en colère et paraissait annoncer un supplément d’extermination. J’arrivai enfin à une petite ville éperdue et je suivis une foule pâle qui se ruait dans une église des temps anciens, dont toutes les cloches sautaient à la fois.

Je n’oublierai jamais ce spectacle. Au milieu de la nef obscure, une vieille châsse en ruines, tirée de quelques dessous d’autel, avait été déposée par terre et huit brasiers rouges, allumés dans des grilles ou des réchauds, l’éclairaient en guise de cierges au niveau du sol. Tout autour, des hommes, des femmes, des enfants, un peuple entier prosterné, vautré sur les dalles et les mains jointes au-dessus des têtes, suppliaient le Saint dont les ossements étaient là de les délivrer du fléau. La houle des gémissements était énorme et se renouvelait à chaque instant comme la respiration de la mer. Déjà fort ému par tout ce qui avait précédé, je me mis à pleurer et à prier en union de cœur avec cette multitude et je connus alors, par les yeux de l’esprit et par les oreilles de l’âme, ce qu’avait dû être le Moyen Âge !

Un recul soudain de mon imagination me transporta au milieu de ces temps lointains où on ne s’interrompait de souffrir que pour implorer. La scène que j’avais sous les yeux fut pour moi le type certain de cent mille scènes identiques réparties sur trente générations malheureuses dont l’étonnante misère est à peine mentionnée dans les histoires. Depuis Attila jusqu’aux incursions musulmanes et de la célèbre « fureur des Normands » à la rage anglaise qui dura Cent ans, je calculai que des millions d’infortunes s’étaient ainsi répandues partout devant les reliques sacrées des Martyrs ou des Confesseurs que l’on disait être les seuls amis de l’indigent et du lamentable.

Nous autres, la canaille, nous sommes les fils de cette patience merveilleuse et lorsque, après Luther et sa séquelle de raisonneurs, nous reniâmes les grands Seigneurs du Paradis qui avaient consolé nos pères, il était juste que nous fussions retranchés, comme des chiens, du banquet de poésie où furent conviées si longtemps les simples âmes. Car ces hommes d’oraison, ces ignorants, ces opprimés sans murmure que méprise notre suffisance d’idiots, portaient, dans leurs cœurs et dans leurs cerveaux, la Jérusalem céleste. Ils traduisaient, comme ils pouvaient, leurs extases, dans la pierre des cathédrales, dans les vitraux brûlants des chapelles, sur le vélin des livres d’heures et tout notre effort, quand nous avons un peu de génie, c’est de remonter à cette source lumineuse…

Marchenoir, qui est une espèce d’homme du Moyen Âge, vous dirait ces choses beaucoup mieux que moi, Clotilde. Il a les sentiments et les pensées du onzième siècle et je me le représente très bien à la première Croisade, en compagnie de Pierre l’Ermite ou de Gautier Sans avoir. Interrogez-le quelque jour.

On le voit, l’enseignement de Gacougnol était surtout esthétique. Ayant découvert en son élève une appétence extraordinaire du Beau en toutes choses, il portait là tout son zèle et ne lui présentait jamais un autre objectif, assuré que cet esprit vierge, qui frémissait comme les libellules dans la lumière, comprendrait toujours ce qu’on écrirait pour lui sur le rayon d’or.

La culture intellectuelle de la pauvre fille, bien entendu, était à peine rudimentaire. Elle avait reçu le degré d’instruction des ouvrières les plus humbles et ce n’était pas le voisinage du couple Isidore qui aurait pu la développer. Quelques misérables romans de cabinet de lecture avaient été sa seule ressource et la généreuse nature avait fait le reste.

Conformément au vœu non exprimé de Gacougnol, un violent désir d’augmenter son âme lui vint au contact du peintre et de ses amis, car il recevait à peu près exclusivement trois ou quatre personnages assez remarquables, parmi lesquels Marchenoir, et l’intérêt grandissant de ces visiteurs pour la nouvelle unité de leur groupe ne se dissimulait pas. Elle se voyait admise dans un milieu rare que la seule présence de l’« Inquisiteur » illustrait à ses yeux prodigieusement.

Elle pria donc, dès les premiers jours, son maître enchanté de lui procurer les manuels élémentaires qu’il lui fallait pour l’acquisition de l’orthographe, de la géographie et de l’histoire générale, — les trois connaissances, lui avait dit Marchenoir, qui doivent suffire, après le catéchisme, à une femme vraiment supérieure, — et se mit au travail avec ardeur, donnant à l’étude tout le temps que ne lui demandait pas Gacougnol, qu’elle eut d’abord une peur naïve d’encombrer inutilement, Elle se trompait en ce point. Il en était venu bientôt à ne plus pouvoir se passer d’elle et n’avait pas pris la peine de le lui cacher.

— Ma chère amie, avait-il répondu à une question pleine d’inquiétude qu’elle lui posait le jour où, son rôle de modèle étant épuisé, il venait de la promouvoir à la supérieure onction de lectrice, mettez-vous bien dans l’esprit que je suis un homme tenace et que je ne vais pas vous lâcher, à moins que ma société ne vous dégoûte, ce qui est, hélas ! possible. Je ne me flatte pas d’être toujours un compagnon ravissant. Mais si vous pouvez me supporter, je vous affirme sur l’honneur que vous m’êtes beaucoup plus qu’utile.

D’abord, vous me lirez des livres que j’aime. Je les reverrai à travers vous, ce qui ne sera pas médiocrement important pour moi, je vous prie de le croire, car vous avez le don presque inouï de n’être pas une vulgaire. Et puis, quand même vous ne me rendriez aucun service positif, ayant une dénomination précise dans le dictionnaire, n’est-ce rien de me garder contre l’ennui de mon existence qui n’est pas très drôle ?… Je suis une espèce de grand homme raté, je le sais mieux que personne et je ne me l’envoie pas dire. Vous comprendrez mieux plus tard ce qu’il y a d’amertume dans cette parole…

J’ai donc besoin d’une dame de compagnie. Ça ne se fait pas, cette drôlerie. Raison de plus. J’ai passé ma vie à faire, par choix, ce qui ne se faisait pas. Vous voyez donc que vous êtes à mon égard dans l’attitude la plus correcte.

Je suppose, d’ailleurs, ma pauvre petite, que vous avez pris votre parti des suppositions ou des potins qui peuvent avoir lieu à Grenelle. Vous feriez n’importe quoi dans ma maison que votre respectable mère et son digne compagnon ne diraient pas moins que vous êtes ma maîtresse. Je ne vous ai pas caché qu’elle était venue ici, dès le premier jour, pour chercher dans mes draps de lit sa drachme perdue.

Tenez-vous donc en paix, ainsi que je vous l’ai déjà recommandé, et si j’ai l’honneur d’être pour vous une image plus ou moins comique de la Providence, dites-vous bien que je reçois peut-être beaucoup plus que je ne donne et ne me harcelez pas de vos scrupules.

La situation de Clotilde vis-à-vis de sa mère avait été réglée le lendemain de la fameuse visite rappelée par Gacougnol. Sur son conseil, elle avait écrit froidement sa résolution de vivre seule désormais et sa volonté formelle de se dérober à toute entrevue, jusqu’au jour où le Chapuis aurait été irrévocablement congédié. Le délicieux couple, évidemment déchiré par une ingratitude si noire, n’avait fait aucune réponse et la paix de la fugitive parut être assurée, de ce côté-là, pour un temps indéterminé.