La Femme pauvre/Partie 1/28

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G. Crès (p. 191-197).
Première partie


XXVIII



Cette manière d’être, moins rare qu’on ne l’imagine, est due, très certainement, à ce que je demande la permission de nommer la complicité des ambiances. Oui, Monsieur, insista l’orateur, s’adressant à Druide cabré soudain et dont les yeux venaient de s’ouvrir démesurément, je maintiens le mot. Nous sommes environnés de choses inanimées en apparence, mais qui, en réalité, nous sont hostiles ou favorables. La plupart des catastrophes ou des découvertes fameuses ont été produites par la volonté malveillante ou bénigne des objets inertes mystérieusement coalisés autour de nous. En ce qui me concerne, je suis persuadé qu’une compréhension intégrale de ma musique est rigoureusement interdite à n’importe quel artiste, fût-il le plus intuitif du monde, qui ne saurait pas dans quel milieu extraordinaire je reçus les initiales et définitives impulsions.

Je vais donc essayer de vous décrire en quelques mots la maison de mon père, dans une campagne léthargique du Berry, non loin de la Creuse méchante et sauvage, sur les berges de laquelle j’ai cru voir souvent, au crépuscule, d’effrayants pêcheurs à la ligne qui ressemblaient à des morts.

De la grande route où ne passe jamais personne, on aperçoit cette maison au fond d’un jardin tellement funèbre qu’un certain jour, un étranger, fatigué de vivre, vint sonner à la grille pour demander qu’on l’y enterrât. Il n’y a pourtant ni cyprès ni saules pleureurs. Mais l’ensemble offre cet aspect. Des légumes tristes, des fleurs navrées y végètent à l’ombre de quelques fruitiers avares, « dans une terre grasse et pleine d’escargots » d’où s’exhalent des effluences de putréfaction ou de moisissure, et l’humidité de ce jardin est telle que les plus fortes chaleurs de l’été n’y changent rien.

La tradition s’est conservée, parmi les paysans, d’on ne sait quel crime effroyable accompli autrefois en ce lieu, bien longtemps avant que la maison existât, vers l’époque noire de Bertrand de Got et de Philippe le Bel. Enfin, la maison elle-même passe pour être visitée.

Vous pensez, Messieurs, que si quelqu’un a lu Edgar Poé et Hoffmann, ce doit être moi. Eh bien ! ils n’ont jamais inventé rien de plus sinistre. J’ose dire que j’ai vécu là, en commerce ininterrompu avec les ombres damnées et les plus opaques esprits de l’enfer !

Je savais à quelle phase de la lune et à quelle heure devait infailliblement se produire telle commotion, tel sursaut, tel phénomène d’optique, et c’était mon délice d’en crever de peur à l’avance.

Autour de moi tout conspirait à me noyer l’âme d’une terreur exquise ; tout était hagard, biscornu, falot, monstrueux ou dément. Les murs, les parquets, les meubles, les ustensiles avaient des voix, des formes inattendues qui me ravissaient d’effroi.

Mais comment exprimer mon allégresse, mon délire, lorsque, pour la première fois, je sentis tressaillir en moi les mauvais anges qui m’avaient élu pour leur demeure ! Que vous dirai-je ? Il me sembla que je connaissais enfin la jubilation maternelle ! J’ai même reçu le pouvoir de discerner, par une sorte d’affinité ou de sympathie, la présence du diable chez quelques-uns, car, je vous l’ai dit, mon cas n’est pas extrêmement rare, ajouta-t-il, fixant Folantin qui parut incommodé.

Vous avez maintenant toute la genèse de mon art, Monsieur Gacougnol. Pour parler avec précision, vous savez ce que j’ai dans le ventre. Ma musique vient d’en bas, je vous en réponds, et quand j’ai l’air de chanter moi-même, soyez sûr que c’est un autre qui chante en moi !

— Mademoiselle, voulez-vous que je le jette par la fenêtre ?

Cette question était faite, presque à haute voix, par Léopold, qui n’avait rien dit encore et qui venait de s’approcher de Clotilde, tout exprès pour dire cela.

La pauvre fille étonnée se hâta de répondre qu’elle ne voulait rien de semblable, que ce monsieur lui paraissait plutôt avoir besoin d’être traité avec douceur. Mais le flibustier de l’enluminure nia l’efficacité du traitement, affirmant que le plus sûr des exorcismes, pour cette sorte de bougres, était une râclée suprême et qu’il ne comprenait pas Gacougnol de leur avoir infligé ce saltimbanque. Il consentit, néanmoins, à se tenir tranquille.

— Monsieur Crozant, dit Gacougnol, je vous remercie d’avoir pris la peine de nous éclaircir votre cas. Personnellement il ne me coûte rien de croire que vous avez le droit de vous nommer hautement Légion, aussi bien que le démoniaque féroce de l’Évangile. Mais je ne savais pas recevoir tant de monde et vous me voyez confus. Je m’étonne, cependant, souffrez que je vous en fasse l’aveu, de vous constater si joyeux d’une pareille garnison. Elle passe généralement pour importune et je me rappelle avoir lu dans le Rituel romain, à la rubrique des exorcismes un choix d’épithètes qui ne donnent pas une idée gracieuse de vos locataires.

— Sans compter, fit observer Apémantus, que les cochons doivent se méfier de vous. C’est la vie impossible, tout simplement.

— Notre excellent Apémantus a raison, reprit Bohémond déterminé à ne pas lâcher son os. Je n’y avais pas songé. Les porcs doivent se souvenir du mauvais tour qui leur fut joué dans le pays des Géraséniens. Saint Marc assure qu’il ne fallut pas moins de deux mille verrats pour loger les esprits immondes sortis d’un seul possédé. C’est un chiffre, cela ! On pense bien que la fin malheureuse de ces quatre mille jambons de Galilée n’a pas manqué de laisser une forte empreinte et que la tradition s’en est conservée dans toute la race, malgré la longueur des siècles. Les charcutiers eux-mêmes paraissent en avoir gardé une crainte obscure dans les circonvolutions ténébreuses de leurs encéphales et c’est pour cela, sans doute, qu’ils s’obstinent à détailler à l’infini la chair de ces animaux, à la mélanger cauteleusement avec d’autres chairs, sous prétexte de les assortir, comme s’ils avaient l’anxiété de quelque panique soudaine qui dégarnirait leurs comptoirs.

Mais tous les porcs ne sont pas chez ces négociants honorables. On en rencontre à chaque pas qui ne sont pas débités et qui ne peuvent pas l’être, à cause de la multitude des lois. Il est trop clair, en effet, que ceux-là ne doivent pas être sans tablature dans le voisinage de monsieur Crozant. Je me demande si la circonstance de la musique n’est pas précisément ce qu’il y a de plus efficace pour aggraver leur tintouin. Ah ! on ne saura jamais ce que pensent les cochons !…

— Si on tient à se servir de ce mot, dit à son tour Marchenoir, je suppose qu’ils pensent exactement ce que penseraient les lions eux-mêmes. Il est prouvé que les bêtes sentent le Diable, toutes les bêtes, à ce point que les rats et jusqu’aux punaises délogent précipitamment d’une maison hantée. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple d’un démoniaque déchiré par les animaux féroces dans les lieux déserts où l’Esprit du Mal entraînait ces malheureux. Les pauvres lunatiques recommençaient à leur insu, la destinée de Caïn que le Seigneur, par une sollicitude mystérieuse, avait marqué d’un signe inconnu pour que sa carcasse fût épargnée. Les fauves, autant que la vermine, se retirent devant la face du Prince de ce monde. Je dis la face, parce que les bêtes, étant sans péché, n’ont pas, comme nous, perdu le don de voir ce qui parait invisible. À l’autre pôle de la mystique, l’histoire des Martyrs et des Solitaires est pleine d’exemples de carnassiers affamés qui refusaient de leur nuire et léchaient humblement leurs pieds. Miracle tant qu’on voudra. Moi, je ne peux voir là qu’une restitution naïve du Paradis terrestre qui n’existe plus, depuis six mille ans, que dans la rétine inquiète et douloureuse de ces inconscients. C’est là, sans doute, que Dieu sera forcé d’aller le reprendre, quand sonnera l’heure du retour à l’Ordre absolu. Nos premiers Parents durent consommer la Prévarication effroyable dans une solitude infinie. La présence du Démon avait dû mettre tellement tous les animaux en fuite qu’il fallut, je pense, que les Désobéissants expulsés fissent trois ou quatre fois le tour de la terre pour les retrouver à l’état sauvage.

— Oserai-je vous demander, Monsieur Folantin, interrogea l’excellent Apémantus, si vous avez quelque objection à ce renouveau de l’Éden que nous promet Marchenoir ?

— Pas du tout, répondit aigrement l’interpellé. Marchenoir est un homme de génie, c’est incontestable, et, par conséquent, ne peut se tromper. Je suis peu exigeant, d’ailleurs, en matière de paradis. Je tiendrais pour tel un endroit quelconque où on me servirait, dans de la vaisselle propre, des biftecks tendres et cuits à point.

— Vous vous passeriez même des houris de Mahomet ? lança Druide.

— Oh ! très facilement, je vous assure.

— S’il était cras, grommela le bonhômme Klatz, qui songeait aux eunuques obèses des estampes, le clope te la terre ne pourrait plus le porter.

Le paradis des biftecks avait jeté Clotilde hors d’elle-même.

— S’il vous faut absolument une victime, dit-elle spontanément à Léopold, qui avait toujours l’air de quêter un holocauste, je vous abandonne volontiers ce monsieur. Exécutez-le, si cela vous amuse ; mais sans violence, je vous en prie.