La Femme pauvre/Partie 1/30

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G. Crès (p. 202-207).
Première partie


XXX



La soirée se prolongea. Tout ce qui peut être dit, en quelques heures et dans un tel groupe, fut dit par ces gens étranges dont deux ou trois étaient hommes à mettre en branle et à faire pleurer dans leurs tours les plus puissantes cloches de l’alarme ou de la prière, s’ils avaient pu être moins captifs au fond des bastilles d’une silentiaire démocratie. Le chanteur macabre était oublié, mis au rancart.

Après maints détours et d’inextricables circuits après force randonnées paradoxales où l’accord semblait unanime sur ce seul point de mettre en défaut toute velléité de logique ou d’enchaînement rudimentaire dans les confabulations ; après qu’en réponse à d’illicites audaces Bohémond eut évacué un certain nombre de ces paraboles célèbres dont l’incohérence pleine d’acrimonie étonne la littérature depuis vingt ans ; après qu’une moitié de la troupe eut été abasourdie, domptée, concréfiée pour quelques instants ; lorsqu’enfin les seuls molosses furent en présence, Marchenoir venait de s’asseoir, mèche allumée, sur le baril de poudre à canon de Jean Bart.

— Pour qui me prends-tu ? disait-il, ô Bohémond ! Suis-je un artiste pour que ta musique de Wagner me déséquilibre et me jette en bas ? Je crains, Dieu me pardonne ! que tu ne puisses prononcer ce nom sans être en danger de perdre le tien, tellement tu l’idolâtres ! Et pourquoi ? justes cieux ! pourquoi ? Diras-tu que c’est parce qu’il fut le plus grand ou l’unique musicien d’un siècle qui a entendu Beethoven ? Vraiment j’ai peine à le croire. Prétendras-tu, au mépris de ma face, que ses insupportables poèmes puissent être lus par un homme qui fait quelque usage de la licence de ne pas périr d’ennui ?

Tu as, depuis longtemps, arrêté dans tes conseils que le monstrueux amalgame de christianisme et de mythologie scandinave présenté par cet Allemand n’est rien moins que le déchirement du voile des Cieux. La magnificence divine fut ignorée sur la terre avant Tannhæuser et Lohengrin, voilà qui est bien entendu, n’est-ce pas ? et cet antique frémissement de l’Esprit-Saint à travers les os des morts qui fut toute la mélodie religieuse du Moyen Âge doit céder, sans doute, au contre-point fracassant de ton enchanteur… On assure, mon cher poète, que tu possèdes une intelligence merveilleuse de la musique, aussi bien que de tel autre de ces prestiges par lesquels on espéra, dans tous les temps, de récupérer quelque rayon pâle de la Substance. Étranger à tous les grimoires de l’art et plus étranger, s’il est possible, à tout rituel de discussion, je serais donc mal venu d’engager avec toi un corps à corps esthétique. Mais, je le confesse, il est au-dessus de mon pouvoir d’endurer que le dramaturge lyrique, dont la génération nouvelle est en train de s’affoler, soit tenté par toi comme le Fils de Dieu lui-même, lorsque Satan, l’ayant porté sur la plus haute montagne, lui montra tous les royaumes du monde et toute leur gloire.

— Plusieurs respects me rendent chère ta personne, ô Marchenoir, riposta Bohémond, empruntant à Balzac l’ancien cette formule précieuse. Je n’ignore pas que tu es un chrétien d’une puissance verbale extraordinaire. Mais tu abuses ici de ta force… Je n’ai pas oublié le catéchisme, veuille le croire. On sait que, vers l’époque si intellectuelle du plébiscite, je ne craignis pas d’offrir ma candidature, pour les curés, à un banc de maquereaux dans une piscine de la Villette et que, durant une heure environ, je haranguai avec splendeur, mais non sans danger, cette laitance. Où prends-tu que je songe à faire un quadrille de la Très-Sainte Trinité en lui annexant Richard Wagner ? Depuis quand l’admiration pour un artiste est-elle un acte d’idolâtrie ?

Tu te déclares toi-même étranger à l’art, ce qui est déjà fort, étrange et singulièrement démenti par tes travaux d’écrivain. M’accorderas-tu, cependant, qu’il a pu se rencontrer, même dans ce siècle, par le seul influx de la Volonté divine, un mortel assez économisé sur les rognures des Séraphins pour nous délivrer — au moyen d’un de ces prestiges dédaignés par toi, — quelque valable pressentiment de la Gloire ? L’homme n’est que la pensée qu’il a, j’ai passé ma vie à le dire…

— Un peu trop, peut-être, intercala Marchenoir.

— … Si donc Wagner a pensé le Beau substantiel, poursuivit le fanatique, sans prendre garde à l’interruption, s’il a pensé Dieu, il a été Dieu lui-même, autant que le puisse être une créature.

Mais… n’ai-je pas parlé, il n’y a qu’un instant, d’admiration ? Où donc avais-je la tête ? Entre tes deux épaules, j’imagine. En vérité, Marchenoir, c’est toi qui me déséquilibres. J’aurais de l’admiration, moi ! pour Wagner, en la même sorte qu’un notaire a de l’admiration pour Boïeldieu ! Ah ! ah ! très joli !…

Je suis à genoux, — cria-t-il, attisé soudain jusqu’au flamboiement, hispide comme un hérisson de blason et les yeux inconcevablement dilatés dans sa face pâle chevronnée des huit ou dix siècles de son Lignage, — tu m’entends bien, je me traîne à deux genoux et le cœur percé, comme Amfortas, dans la sacrée poussière du Mont Salvat, dans l’ombre salutaire de la sainte Lance de Parsifal, et je chante avec les angéliques enfants :

« Le pain et le vin de la dernière agape, le Seigneur les a changés, par la force d’amour de la compassion, en le Sang qu’il a versé, en le Corps qu’il a offert… »

Il s’était élancé au piano, non sans bousculer Crozant, et chantait en effet, maintenant, s’accompagnant de quelques accords, d’une voix chevrotante et sépulcrale, mais si fondue dans l’ivresse amoureuse, dans l’adoration, dans les pleurs, que le cantique de Wagner devenait un gémissement d’une douceur surnaturelle.

Ce fut si beau que tous se dressèrent, une minute, à l’exception de Folantin, dont un sourire mauvais découvrit les dents supérieures et qui, ayant fort bien entendu le mot sur ses mains, susurra, croyant tenir sa vengeance :

— Le punch s’allume, ça va devenir drôle !

Quant à Marchenoir, quelque pénétré qu’il fût de ce Bénédicité sublime, cela ne pouvait rien changer à ses précédentes et déjà anciennes récalcitrations. Il n’en était pas à sa première querelle avec L’Isle-de-France. L’espèce d’ataxie cérébrale du poète et la débandade perpétuelle, infinie, de cette imagination de fulminate était trop connue de lui pour qu’il s’en déconcertât. Il l’aimait, d’ailleurs, autant qu’un rectiligne de son espèce pouvait aimer une incarnation du déséquilibre et du chaos.

— C’est un Innocent de Bethléem, disait-il, que les assassins d’Hérode ont mal égorgé. Et une pitié sans bornes renaissait en lui, chaque fois, pour l’incomparable misère de ce vieil enfant.

La crise finie, Bohémond revint sur Marchenoir, comme la vague revient sur recueil.

— Lorsque ce hors-d’œuvre des festins du Paradis qui se nomme Tannhæuser, dit-il d’une voix profonde et lointaine, fut livré aux chiens de l’Opéra et des alentours, il y aura bientôt vingt ans, pas un outrage ne fut oublié, tu le sais peut-être, quoique plus jeune que moi… de toutes manières. Mais j’y étais et j’affirme que jamais la scurrilité de l’enfer ne se déploya davantage pour avilir une Visitation inexprimable. Comment ne serais-je pas confondu de te rencontrer, toi, Marchenoir, qui fais profession de marcher sur la racaille, parmi la troupe hyrcanienne des insulteurs ! Te plairait-il d’écouter un bout d’apologue ?

Il alla chercher une chaise, s’assit en face de son adversaire, les pieds strictement rapprochés, les coudes aux flancs et les mains jointes serrées entre les genoux, dans la posture dévotieuse d’un jardinier sans remords écoutant une homélie. Il parut se recueillir ainsi un moment. Puis, relevant brusquement la tête, fit claquer sa langue, se frotta les mains, congédia, une fois de plus la mèche indocile de son front et, de l’air mystérieux d’un bonze qui va dévoiler un arcane, il improvisa :