La Femme pauvre/Partie 1/5
V
n a deviné que le matelas étalé par terre, dont il fut parlé plus haut, appartenait à Clotilde.
Il serait facile de passer pour un narrateur infiniment vraisemblable en supposant une couche moins romantique et plus douce. Mais telles sont les mœurs d’un certain monde populaire et cette histoire douloureuse n’est que trop véridique en ses détails.
Elle dormait là, depuis deux ans, c’est-à-dire depuis la ruine de Chapuis. Auparavant, on habitait un appartement assez confortable aux environs du parc Montsouris, et Clotilde avait sa chambre.
Mais la culbute soudaine et totale du balancier n’avait pas permis qu’on y restât plus longtemps qu’il ne fallait pour trouver un nouveau gîte qui fût un peu moins inclément que l’hôtellerie de la lune.
À la réserve de six semaines passées à l’hôpital et qui, par comparaison, lui avaient paru bienheureuses, la pauvre fille avait donc couché là deux ans, derrière l’ordure de ces deux vieillards infâmes dormant auprès d’elle, roulée dans ses guenilles, en proie aux affres d’un dégoût mortel, que l’accoutumance n’avait pu guérir. Elle ne dormit guère cette nuit-là. Ses pensées la faisaient trop souffrir. Elle avait froid, aussi, et grelottait sous la ficelle de ses haillons, car l’effrayant hiver de cette année, si funeste aux pauvres, commençait déjà.
Elle songeait, en regardant les ténèbres, que c’était pourtant bien cruel de n’avoir pas même le droit de pleurer dans un misérable coin. Car, en supposant que l’horreur de salir ses larmes ne l’eût pas empêchée de les répandre quelquefois sur le fumier de cette étable à cochons, une effusion si mélancolique eût été blâmée à l’instant comme une preuve d’égoïsme et de lâcheté criminelle.
Chapuis n’aurait pas manqué de lui prodiguer l’ironie de ses consolations ordurières et la martyre eût réavalé devant elle son vieux calice, au milieu d’une bourrasque de soupirs, en la suppliant, au nom du ciel, de vouloir bien comparer ses douleurs aux siennes.
Dès son enfance la plus lointaine, cette chenille du Purgatoire avait exigé rigoureusement qu’elle ne se plaignît jamais, prétendant qu’une enfant doit être la récompense et la « couronne » d’une mère. Elle avait même là-dessus d’humides phrases empruntées à la rhétorique jaculatoire des images de dévotion qu’elle idolâtrait.
Le cœur de la malheureuse fillette, comprimé dans un étau implacable, avait donc résorbé silencieusement ses peines, sans avoir jamais pu se barricader ni s’endurcir.
Quoi qu’on pût lui faire, elle agonisait de la soif d’amour et, n’ayant personne à chérir, elle entrait parfois, au milieu du jour, dans les pénombrales églises, pour y sangloter à l’aise au fond de quelque chapelle tout à fait obscure…
Pauvre être abandonné ! C’était dur de penser qu’elle n’avait pas eu d’autres joies dans son enfance ni dans les plus fraîches années de sa jeunesse ! Sans doute, elle avait bien essayé de se lier avec les apprenties qu’elle avait connues à son atelier de dorure. Mais sa timidité presque maladive leur avait déplu, sa douceur extrême et la noblesse ingénue de son maintien avaient révolté ces petites souillasses qui la traitèrent de « poseuse », en même temps qu’une pudeur instinctive la préservait de leurs putréfiants exemples.
Ah ! certes, elle avait tout appris et ses oreilles ne lui avaient guère permis d’ignorer les fanges les plus intimes de l’humanité d’en bas ! Mais le ramage vicieux de ces impubères ne pénétrait pas son âme, qui demeurait aussi chaste que le rosaire d’une visitandine.
C’est pour cela qu’elle allait offrir ses larmes au Dieu des églises, sans savoir qu’elle accomplissait ainsi le grand sacrifice, la béatifique et la formidable Offrande qui a beaucoup plus, sans doute, que le pouvoir de déplacer les constellations, puisque le Seigneur Jésus n’a pas obtenu de boisson meilleure pour le réconforter dans la Sueur de Sang et dans l’Agonie.
Elle n’était pourtant pas ce que les Éaques des sacristies appellent une pieuse enfant. Elle avait reçu le semblant d’instruction religieuse que confèrent ordinairement, dans les paroisses de Paris, les entrepreneurs de catéchisme.
Sa mère qui ne se livrait à d’autres pratiques dévotieuses que l’invocation postiche d’un ciel décousu et qui pensait, comme toute vraie guenon bourgeoise, que « les simagrées offensent notre Créateur », n’était pas précisément le modèle qu’il aurait fallu pour l’acheminer à la perfection chrétienne.
Elle lui avait « fait faire » sa première communion, à l’exemple de toutes les paillardes femelles de boutiquiers, parce que c’était l’occasion d’un exceptionnel déploiement de sensibilité maternelle. Mais elle aurait improuvé les exagérations superstitieuses de la prière et surtout l’inutile effusion des larmes dans des endroits écartés.
Scrupuleusement, elle observait la profonde liturgie des détaillants orthodoxes, laquelle consiste à tirer les Rois, à manger de la merluche le Vendredi Saint, des crêpes à la Saint-Jean, de la cochonnaille à Noël et surtout, oh ! surtout, à porter des fleurs aux « chers absents », le Jour des Morts. Le paroxysme du délire eût été de lui demander davantage.
Oui, ces heures d’attendrissement avaient été les meilleures de la vie de Clotilde et le simulacre de passion qui lui était venu plus tard ne les avait certes pas values.
Au moins, elles ne lui avaient pas laissé d’amertume, ces heures bénies, où les sources de son cœur invoquaient silencieusement les sources du ciel.
Elle se souvenait d’avoir senti la Douceur même et quand elle fondait en pleurs, c’était comme une impression très lointaine, infiniment mystérieuse, un pressentiment anonyme d’avoir étanché des soifs inconnues, d’avoir consolé. Quelqu’un d’ineffable…
Un certain jour, ah ! ce souvenir ne s’effacerait jamais, un Personnage lui avait parlé, un prêtre à longue barbe blanche de patriarche, portant la croix pectorale et l’améthyste et qui paraissait venir de ces solitudes situées aux confins du monde où se promènent, sous des cieux terribles, les lions évangéliques de l’Épiscopat.
Voyant pleurer une si jeune fille, il s’était approché, la considérant avec bonté. Il l’avait bénie d’une très lente bénédiction, en remuant doucement les lèvres, et lui posant ensuite la main sur la tête, à la façon d’un dominateur des âmes
— Mon enfant, avait-il dit, pourquoi pleurez-vous ?
Elle l’entendait encore, cette voix calme et pénétrante qui lui avait paru la voix d’un être surhumain. Mais qu’aurait-elle pu répondre, en un tel moment, sinon qu’elle se mourait du désir de vivre ? Elle le regarda seulement de ses grands yeux de chevrette perdue, où se lisait si bien sa peine.
C’est alors que l’étranger ajouta ces paroles étonnantes qu’elle ne devait jamais oublier :
— On a dû, quelquefois, vous parler d’Ève, qui est la Mère du genre humain. C’est une grande Sainte aux yeux de l’Église, quoiqu’on ne l’honore guère dans cet Occident où son nom est souvent mêlé à des réflexions profanes. Mais on l’invoque toujours, dans nos chrétientés du vieil Orient, où les traditions antiques se sont conservées. Son Nom signifie la Mère des Vivants… Dieu, qui fait toutes nos pensées, a voulu, sans doute, que je me souvinsse d’Elle en vous voyant. Adressez-vous donc à cette mère qui vous est plus proche que celle qui vous engendra. Elle seule, croyez-moi, peut vous secourir, puisque vous ne ressemblez à personne, pauvre enfant qui avez soif de la Vie !… Peut-être aussi l’Esprit-Saint vous a-t-il marquée de son redoutable Signe, car les voies sont bien inconnues… Adieu, ma douce fille, je repars dans quelques instants pour des contrées éloignées d’où je ne reviendrai probablement jamais, à cause de mon très grand âge… Cependant, je ne vous oublierai pas… Quand vous serez dans les flammes, souvenez-vous du vieux missionnaire qui priera pour vous au fond des déserts.
Et il était parti, en effet, après avoir laissé une pièce de vingt francs, sur l’accoudoir du prie-Dieu, où Clotilde resta clouée par l’étonnement et par le respect le plus indicible.
Incapable de se renseigner sur-le-champ, elle ne sut rien de ce vieillard qu’elle crut avoir été envoyé tout exprès par le Père des enfants qui souffrent. Il fut pour elle, simplement, le « Missionnaire ».
En souvenir de lui, elle s’adressait souvent avec une tendresse naïve à cette Mère commune dont nul autre prêtre, assurément, ne lui eût ainsi parlé et souvent aussi elle se demanda ce que pouvaient bien signifier ces « flammes » au milieu desquelles il faudrait, un jour, qu’elle se souvint de son visiteur…
Elle se fit naturellement voler les vingt francs par sa mère qui ne demanda pas d’explication et qui lui laissa même un peu plus de liberté qu’auparavant, jusqu’au jour où, ne voyant décidément pas affluer de nouveaux trésors, elle redevint la duègne farouche et lui déclara qu’elle était trop « sotte » pour qu’on lui permît de s’exposer aux séductions et aux aventures. L’innocente fille ne connaissait pas alors cette horrible vieille, ainsi qu’on l’a fait observer, et ne devait sentir que plus tard l’abomination de ses calculs.
Tout le passé remontait ainsi dans sa mémoire, pendant cette insomnie douloureuse. Elle avait à peine seize ans à l’époque du Missionnaire et, depuis, qu’était-elle devenue, grand Dieu !
Elle qui avait cru sangloter dans les bras des anges et à qui le Seigneur même voulut envoyer un messager, dans quel abîme de profanation n’était-elle pas descendue ! Elle n’arrivait pas à comprendre cette chute affreuse. N’aurait-elle donc pu, s’appuyant sur la prière, sur les sacrements, sur tous les pilastres des lieux saints où le Sauveur agonise, échapper à cette infâme espérance de bonheur terrestre qui l’avait si férocement déçue ?…
Car les faits sont inexorables, ils ne connaissent point la pitié, et l’oubli même, — si on pouvait l’obtenir, — est sans pouvoir pour anéantir leur témoignage accablant…
— Toute la puissance des cieux ne pourrait faire que je n’aie pas appartenu volontairement à cet homme et que je ne sois pas souillée de lui jusque dans la mort ! Ô mon Dieu ! mon Dieu !