La Femme pauvre/Partie 1/7

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G. Crès (p. 41-47).
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Première partie


VII



Mais maintenant, que devenir ? Est-ce que vraiment elle ne pourrait pas échapper à la chose odieuse dont avait parlé ce bandit ?

Un modèle d’atelier ! Était-ce possible ? Elle avait pourtant bien promis qu’aucun homme, désormais, ne la verrait plus. Mais les pauvres ne possèdent même pas leurs corps, et quand ils gisent dans les hôpitaux, après que leur âme désespérée s’est enfuie, leurs pitoyables et précieux corps promis à l’éternelle Résurrection, — ô douloureux Christ ! — on les emporte sans croix ni oraison, loin de votre église et de vos autels, loin de ces beaux vitraux consolants où vos Amis sont représentés, pour servir, comme des carcasses d’animaux immondes, aux profanations inutiles des corbeaux de la science humaine.

La loi des malheureux est par trop dure, en vérité ! C’est donc tout à fait impossible qu’une fille indigente échappe, de manière ou d’autre, à la prostitution !

Car enfin, qu’elle vende son corps, la nudité de son corps, pour ceci ou pour cela, c’est bien toujours la prostitution. Les yeux des hommes sont aussi dévorants que leurs mains impures et ce que les peintres font passer sur leurs toiles, c’est la pudeur même qu’il a fallu renier pour leur servir de modèle.

Oui, certainement, la pudeur même. On leur donne cela, aux artistes, pour un peu d’argent. On leur vend précisément l’unique chose qui ait le juste poids d’une rançon dans la balance où le Créateur équilibre ses nébuleuses… Ne comprend-on pas que cela, c’est plus bas encore que ce qu’on appelle communément la prostitution ?

Ruisselant de perles ou d’ordures, le vêtement de la femme n’est pas un voile ordinaire. C’est un symbole très mystique de l’impénétrable Sagesse où l’Amour futur s’est enseveli.

L’amour seul a le droit de se dépouiller lui-même et la nudité qu’il n’a point permise est toujours une trahison. Cependant, la dernière des prostituées pourra toujours en appeler de la Justice la plus rigoureuse, en alléguant qu’après tout elle n’a pas dénaturé son essence et que les saintes Images n’ont pas été déplacées par elle, puisqu’elle n’était qu’un simulacre de femme à la dévotion d’un simulacre d’amour. La nature même de l’illusion qu’elle offrit aux hommes peut, en désespoir de cause, arracher à Dieu son pardon.

La profession de modèle, au contraire, destitue la femme complètement et l’exile de sa personnalité, pour la reléguer dans les limbes de la plus ténébreuse inconscience.

Clotilde, assurément, ne raisonnait pas ces choses, mais son âme vive lui en donnait l’intuition très claire. Si cet abandon de sa propre chair pouvait être sans péché, comment avaler le dégoût d’une innocence plus dégradante, lui semblait-il, que le péché même ?

Que dirait le « Missionnaire » ? Que dirait-il, ce beau vieillard qui avait si bien vu qu’elle agonisait de la soif de vivre ?… Le souvenir de cet inconnu la fit pleurer silencieusement dans l’ombre.

— Hélas ! pensait-elle, il aurait grande pitié de son enfant, il me sauverait, sans doute ! Mais vit-il encore, seulement ? depuis tant d’années, et dans quel endroit du monde peut-il être, vivant ou mort ?

Elle se prit alors à songer, comme font les malheureux, à tous les sauveurs possibles que peut rencontrer une créature au désespoir et qui, jamais, au grand jamais, ne sont rencontrés par personne !

Elle se souvint d’une image qu’elle avait admirée autrefois, dans la boutique du doreur, et qu’elle eût été ravie de posséder. Cette image représentait une scène de mauvais lieu, quelques hommes à figures de malandrins, assis et buvant avec des filles crapuleuses. À droite, l’un des murs de cette caverne avait disparu pour faire place à une vision lumineuse. Le doux Christ galiléen environné de sa gloire, tel qu’il apparut à Madeleine au jardin de la Résurrection, se tenait immobile dans la clarté, sa Face douloureuse exprimant une pitié divine, et tendait ses mains pleines de pardon à l’une des femmes, une toute jeune fille qui s’était détachée du groupe et se traînait sur ses genoux, en l’implorant avec ferveur.

Combien de fois, se souvenant de cette lithographie d’encadreur, avait-elle eu soif de le rencontrer, ce miraculeux Ami qu’on ne voit plus dans les villes ni dans les campagnes, et qui parlait familièrement, autrefois, aux pécheresses bienheureuses de Jérusalem !

Car elle ne se jugeait pas meilleure que les plus perdues. Sa faute ayant été sans ivresse, rien n’était capable d’en atténuer l’amertume et l’humiliation. Cette récurrence perpétuelle l’hypnotisait, l’immobilisait, la faisait paraître stupide quelquefois, avec ses paniques yeux de Cassandre du Repentir, fixement ouverts.

Elle avait donné irrévocablement, pour toute la durée des éternités, son unique bien, le plus précieux trésor qu’une femme puisse posséder, — cette femme s’appelât-elle l’Impératrice de la Voie Lactée ! Elle avait donné cela, à qui ? et pourquoi ?…

À présent, les Trois Personnes pouvaient faire ce qu’Elles voudraient, raturer la création, congédier le temps et l’espace, repétrir le néant, amalgamer tous les infinis, cela ne changerait absolument rien à ceci : qu’à une certaine minute, elle était vierge, et qu’à la minute suivante, elle ne l’était plus. Impossible de décommander la métamorphose.

Lorsque Jésus descendra enfin de sa croix, il pourra la trouver tout de suite, la profanée, en suivant la pente facile du Calvaire qui mène sûrement au quartier des infidèles. Elle pourra, de son côté, lui baigner et lui parfumer les pieds, comme cette grande Madeleine qui fut appelée l’Épouse magnifique. Mais il ne lui sera pas possible, — fût-ce avec des tenailles de diamant ! — d’arracher une seule des épines de son front criblé !

Cet Époux famélique devra se contenter des restes de l’impur festin où nul n’aura gardé la robe nuptiale, et respirer les lys flétris de ses déloyales amoureuses.

— Que puis-je donc offrir, maintenant ? murmurait-elle. En quoi suis-je préférable à la première venue que les hommes roulent du pied dans leurs ordures ? Quand j’étais sage, il me semblait que je gardais des agneaux très blancs sur une montagne pleine de parfums et de rossignols. J’avais beau être malheureuse, je sentais qu’il y avait en moi une fontaine de courage pour défendre cette chose précieuse dont j’étais la dépositaire et que le Seigneur, désormais, ne trouvera plus quand il en aura besoin. Aujourd’hui, ma source est tarie, ma belle eau limpide est devenue de la boue et les plus affreuses bêtes y pullulent… Moi qui aurais pu devenir une sainte aussi claire que le jour et prier avec tes anges sur le bord du tapis des cieux, je n’ai même plus le droit d’être aimée d’un honnête homme qui serait assez charitable pour vouloir de moi !…

À cet instant, les pensées de la jeune femme se figèrent comme le sang des morts. L’ivrogne rentrait à tâtons, bousculant tout, rotant le blasphème et l’ordure et finalement se vautrait, en grognant à la manière d’un porc, à côté de sa venimeuse femelle qui fit entendre quelques comateux soupirs.

Le voisinage de cette brute était pour Clotilde un intolérable supplice. Elle s’étonnait souvent de n’être pas morte de dégoût et de désespoir, depuis tant de mois qu’elle était forcée de le subir.

Non seulement il y avait l’horreur de cette promiscuité infamante, avec tout le sale poème des épisodes ou péripéties accessoires, mais un autre souvenir, plus atroce encore et toujours évoqué, l’obsédait comme un cauchemar sans trêve.

Un jour, quelques années auparavant, lorsqu’on habitait encore Montsouris, la splendeur de Chapuis n’étant pas éteinte, l’immonde personnage, profitant d’une absence très longue et, peut-être concertée, de la mère avait essayé de la violer.

Clotilde était, à cette époque, très innocente, mais très renseignée. La lutte fut tragique et presque mortelle entre cet ivrogne exaspéré et cette fille vigoureuse dont l’indignation décuplait les forces. Ayant réussi à lui faire lâcher prise, une seconde, en le mordant avec la plus sauvage cruauté, elle eut le temps de bondir sur un fer à repasser et lui en asséna sur la tête un coup si terrible que Chapuis, aux trois quarts assommé, garda le lit pendant près d’un mois.

Cette affaire s’arrangea très bien et la vie commune continua. Clotilde était sans ressources pour prendre la fuite et l’imagination du lâche pandour, non moins vigoureusement frappée que son crâne, suffisait, à coup sûr, pour le dissuader de toute entreprise nouvelle. Une crainte obscure lui resta même de cette vierge aux yeux si doux, qu’il n’aurait pas crue capable d’une si fougueuse intrépidité.

Celle-ci, d’ailleurs, était à cent lieues de soupçonner sa mère, à qui le malade parut avoir expliqué sa blessure par un accident vulgaire que l’aléa d’une soulographie perpétuelle rendait très plausible. Mais elle eut toujours devant les yeux l’ignoble scène, et l’ébranlement profond qui en résulta ne fut pas l’une des moindres causes de sa propre chute, qui survint quelque temps après.

— Allons ! se dit-elle enfin, j’irai là puisqu’il est impossible de faire autrement. Une honte de plus ou de moins, qu’importe ? Je ne pourrai jamais me mépriser plus que maintenant. Et puis, mon travail, ce joli travail ! paiera, sans doute, les « tournées » de M. Chapuis et les « petites douceurs » de maman. C’est à considérer, cela ! Ne pense donc plus à rien et tâche de dormir, pauvre petite chienne perdue que ne réclamera personne. Ta destinée, vois-tu, c’est de souffrir. C’est à peu près cela qu’il m’a dit, le Missionnaire,… mon bon vieux Missionnaire qui aurait bien dû m’emporter avec lui dans ses déserts et qui pleure, peut-être, en me regardant du fond de sa tombe.