La Femme pauvre/Partie 2/Texte entier

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Libera me, Domine, de morte æterna, dum veneris judicare sæculum per ignem.
Officium Defunctorum.


I



Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. Depuis le gouffre de cette Parole, aucun homme n’a jamais pu dire ce que c’est que la Pauvreté.

Les Saints qui l’ont épousée d’amour et qui lui ont fait beaucoup d’enfants assurent qu’elle est infiniment aimable. Ceux qui ne veulent pas de cette compagne meurent quelquefois d’épouvante ou de désespoir sous son baiser, et la multitude passe « de l’utérus au sépulcre » sans savoir ce qu’il faut penser de ce monstre.

Quand on interroge Dieu, il répond que c’est Lui qui est le Pauvre : Ego sum pauper. Quand on ne l’interroge pas, il étale sa magnificence.

La Création paraît être une fleur de la Pauvreté infinie ; et le chef-d’œuvre suprême de Celui qu’on nomme le Tout-Puissant a été de se faire crucifier comme un voleur dans l’Ignominie absolue.

Les Anges se taisent et les Démons tremblants s’arrachent la langue pour ne pas parler. Les seuls idiots de ce dernier siècle ont entrepris d’élucider le mystère. En attendant que l’abîme les engloutisse, la Pauvreté se promène tranquillement avec son masque et son crible.

Comme elles lui conviennent, les paroles de l’Évangile selon saint Jean ! « Elle était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Elle était dans le monde et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. Elle est venue dans son domaine, et les siens ne l’ont pas reçue. »

Les siens ! Oui, sans doute. L’humanité ne lui appartient-elle pas ? Il n’y a pas de bête aussi nue que l’homme et ce devrait être un lieu commun d’affirmer que les riches sont de mauvais pauvres.

Quand le chaos de ce monde en chute aura été débrouillé, quand les étoiles chercheront leur pain et que la fange la plus décriée sera seule admise à refléter la Splendeur ; quand on saura que rien n’était à sa place et que l’espèce raisonnable ne vivait que sur des énigmes et des apparences il se pourrait bien que les tortures d’un malheureux divulgassent la misère d’âme d’un millionnaire qui correspondait spirituellement à ses guenilles, sur le registre mystérieux des répartitions de la Solidarité universelle.

— Moi, je me fous des pauvres ! dit le mandarin.

— Très bien ! mon joli garçon, dit la Pauvreté sous son voile, viens donc chez moi. J’ai un bon feu et un bon lit… Et elle le mène coucher dans un charnier.

Ah ! vraiment, ce serait à dégoûter d’être immortel s’il n’y avait pas de surprises, même avant ce qu’on est convenu d’appeler la mort, et si la pâtée des chiens de cette duchesse, revomie par eux, ne devait pas être, un jour, l’unique espoir de ses entrailles éternellement affamées !

— Je suis ton père Abraham, ô Lazare, mon cher enfant mort, mon petit enfant que je berce dans mon Sein pour la Résurrection bienheureuse. Tu le vois, ce grand Chaos qui est entre nous et le cruel riche. C’est l’abîme, qu’on ne peut franchir, des malentendus, des illusions, des ignorances invincibles. Nul ne sait son propre nom, nul ne connaît sa propre figure. Tous les visages et tous les cœurs sont obnubilés, comme le front du parricide, sous l’impénétrable tissu des combinaisons de la Pénitence. On ignore pour qui on souffre et on ignore pourquoi on est dans les délices. L’impitoyable dont tu enviais les miettes et qui implore maintenant la goutte d’Eau du bout de ton doigt ne pouvait apercevoir son indigence que dans l’illumination des flammes de son tourment ; mais il a fallu que je te prisse des mains des Anges pour que ta richesse, à toi, te fût révélée dans le miroir éternel de cette face de feu. Les délices permanentes sur lesquelles avait compté ce maudit ne cesseront pas, en effet, et ta misère non plus n’aura pas de fin. Seulement, l’Ordre ayant été rétabli, vous avez changé de place. Car il y eut entre vous deux une affinité si cachée, si parfaitement inconnue, qu’il n’y avait que l’Esprit-Saint, visiteur des os des morts, qui eût le pouvoir de la faire éclater ainsi dans l’interminable confrontation !…

Les riches ont horreur de la Pauvreté parce qu’ils ont le pressentiment obscur du négoce piaculaire impliqué par sa présence. Elle les épouvante comme le visage morne d’un créancier qui ne connaît pas le pardon. Il leur semble, et ce n’est pas sans raison, que la misère effroyable qu’ils dissimulent au fond d’eux-mêmes pourrait bien rompre d’un coup ses liens d’or et ses enveloppes d’iniquité, et accourir tout en larmes au-devant de Celle qui fut la Compagne élue du Fils de Dieu !

En même temps, un instinct venu d’En Bas les avertit de la contagion. Ces exécrables devinent que la Pauvreté, c’est la Face même du Christ, la Face conspuée qui met en fuite le Prince du Monde et que, devant Elle, il n’y a pas moyen de manger le cœur des misérables au son des flûtes ou des haut-bois. Ils sentent que son voisinage est dangereux, que les lampes fument à son approche, que les flambeaux prennent des airs de cierges funèbres et que tout plaisir, succombe… C’est la contagion des Tristesses divines…

Pour employer un lieu commun dont la profondeur déconcerte, les pauvres portent malheur, en le même sens que le Roi des pauvres a déclaré qu’il était venu « porter le glaive ». Une tribulation imminente et certainement épouvantable est acquise à l’homme de joie dont un pauvre a touché le vêtement et qu’il a regardé les yeux dans les yeux.

C’est pourquoi il y a tant de murailles dans le monde, depuis la biblique Tour qui devait cogner le ciel, — Tour si fameuse que le Seigneur « descendit » pour la voir de près, — et qu’on bâtissait sans doute afin d’écarter éternellement les Anges nus et sans domicile qui erraient déjà sur la terre.


II



Cinq ans plus tard. Clotilde est maintenant la femme de Léopold. Gacougnol est mort. Marchenoir est mort. Un petit enfant est mort. Et de quelles horribles morts !

En attendant son mari, son cher mari qu’elle se reproche d’aimer autant que Dieu, elle lit la Vie des Saints. Sa préférence est pour ceux qui ont versé leur sang, qui ont enduré d’horribles tortures. Ces histoires de Martyrs la comblent de force et de douceur, surtout lorsqu’elle a la chance de tomber sur quelques-uns de ces candides fragments de leurs Actes sincères, tels que la relation de sainte Perpétue ou la fameuse lettre des églises de Vienne et de Lyon, miraculeusement préservés de la sucrerie démoniaque des abréviateurs.

Alors, elle se sent appuyée à une colonne et peut regarder en arrière.

La voici justement qui ferme son livre, aveuglée de larmes et le visage tout en pleurs.

Oh ! elle n’a pas changé. C’est toujours le « ciel d’automne » d’autrefois, avec un commencement de crépuscule, un ciel de pluie où le soleil meurt. Mais elle se ressemble davantage. À force de souffrir, elle a tellement conquis son identité que, parfois, dans la rue, les tout petits, qui sont nés depuis peu, lui tendent les bras, ayant l’air de la reconnaître…

Que de choses en ce court espace de cinq années !

Il y a une minute affreuse qui pèsera sur son cœur jusqu’au moment où lui seront dites les sacrées paroles de l’agonie, qui délivrent l’âme du poids des minutes et du poids des heures : Proficiscere, anima christiana, de hoc mundo ! Sans cesse elle revoit le pauvre Gacougnol mourant, frappé sauvagement par le compagnon abominable de sa mère.

De l’église de Grenelle, où elle attendait son retour, un pressentiment l’avait tout à coup jetée dans la rue, comme si l’Ange d’Habacuc l’eût empoignée par les cheveux. Arrivée en quelques instants à la maison de l’assassin devant laquelle déjà grondait une multitude, son bienfaiteur lui était apparu, porté par deux hommes, un couteau en pleine poitrine, avec la même figure que dans son rêve. On n’avait pas encore osé arracher cette arme très profondément enfoncée.

Tout ce qui avait suivi lui semblait un autre rêve. Les quatre jours d’agonie du blessé, sa mort, son enterrement ; ensuite le procès de Chapuis et de sa femelle, où elle avait dû comparaître en qualité de témoin, sans pouvoir presque articuler un seul mot, tant elle était paralysée de voir sa mère plus vivante et plus audacieusement cafarde que jamais. Elle se souvenait d’avoir entendu, — aussi longtemps qu’avaient duré les débats, — comme un tintement de cloche à son oreille, cette parole de la victime : Votre mère n’est pas plus mourante que moi…

Le pochard sanglant n’avait échappé à la guillotine que par l’équité de quelques jurés marchands de vin qui avaient admis la circonstance atténuante de l’alcoolisme, invoquée par un avocat d’origine polonaise, et on l’avait envoyé se dessoûler perpétuellement au bagne.

Quant à la papelarde, elle consommait son martyre dans la pénombre claustrale d’une prison cellulaire, non loin de l’altière et poétique Séchoir, trahie par des lettres trouvées dans les guenilles de cette bandite et convaincue d’avoir machiné contre sa pensionnaire le guet-apens où Gacougnol avait succombé.

L’instruction avait révélé la manigance diabolique et à peu près invraisemblable d’un viol, que le balancier vert-galant se serait chargé de conditionner lui-même avec une virtuosité incomparable.

Aucun autre calcul apparent. On voulait seulement noyer la malheureuse fille dans le plus profond désespoir, la tuer d’horreur, en comptant bien qu’elle n’oserait jamais dénoncer sa mère.

Pendant trois semaines, les journaux avaient fait couler ce fleuve d’ordures. Clotilde, broyée de chagrin, s’était vue forcée de subir, en manière d’extra, la flétrissante commisération des chroniqueurs qui larmoyèrent, aux rives du Nil de l’information parisienne, sur les malheurs de la « délicieuse maîtresse » de Pélopidas Gacougnol, enfin qualifié d’illustre.

Ce pauvre nom ridicule, synonyme, pour elle seule, de la Miséricorde infinie, avait été profané, à cause d’elle, par ces chiens immondes.

Mais, comme il fallait que tout fût exceptionnel dans les aventures d’une pauvresse vouée aux flammes, il y avait eu encore autre chose.

Environ deux heures avant sa mort, Gacougnol, s’éveillant d’un long évanouissement, pendant lequel on lui avait administré l’extrême-onction, s’était tout de suite informé d’elle. Léopold et Marchenoir, qui ne quittaient pas sa chambre, lui ayant répondu que le juge d’instruction l’avait fait appeler en hâte :

— Pauvre, fille ! avait-il dit, j’aurais aimé sa figure de sainte au dernier moment. Mais je ne veux pas la laisser sans ressources. Donnez-moi du papier, chers amis, je vais écrire un bout de testament.

Il avait, en effet, trouvé la force d’écrire pendant quelques minutes, puis laissant tout tomber, indifférent, désormais, aux choses terrestres, il s’était mis à heurter doucement à la porte pâle…

Le testament avait été reconnu indéchiffrable !

Un frère jusqu’alors inconnu, magistrat vertueux venu de Toulouse pour conduire le deuil, avait tout raflé, sans que les exhortations pathétiques des deux amis, qui l’instruisirent éloquemment des dernières volontés du mort, eussent eu le pouvoir de lui faire lâcher un centime.

Ce drame, dont toutes les péripéties ont été d’une amertume excessive, Clotilde le retrouve au fond de son cœur, installé comme dans un antre, chaque fois qu’elle y veut descendre. Rien n’a pu tuer ce dragon, pas même les autres douleurs. Quelquefois, c’est à croire qu’il les dévore, tant il est vivant !

De temps en temps, son bienfaiteur passe dans ses rêves, tel qu’elle l’a vu la veille du crime. C’est toujours le même regard de compassion douloureuse, mais sans paroles, et le spectre s’évanouit aussitôt.

Tout ce qu’elle peut faire, c’est de prier pour l’âme en peine, mais, jusqu’à son dernier jour, elle s’accusera d’avoir causé la mort de cet homme qui l’avait sauvée du désespoir.

Et pourquoi cela ? mon Dieu ! pourquoi ? Parce qu’elle avait peur, tout simplement. Parce qu’elle était une lâche, une impardonnable lâche !

Elle se lève, jette son livre sur une table, regarde autour d’elle avec détresse. Elle aperçoit le grand vieux Christ en bois peint, relique du quatorzième siècle que lui a donnée son mari. C’est là seulement qu’elle sera bien. Elle met son front sur les pieds durs de cette image et dit en pleurant

— Seigneur Jésus, ayez pitié de moi ! Il est écrit dans votre Livre que vous avez eu peur en votre Agonie, lorsque votre âme était triste jusqu’à la mort, et que vous avez eu peur jusqu’à suer le sang. Vous ne pouviez pas descendre plus bas. Il fallait que les lâches eux-mêmes fussent rachetés et vous vous êtes laissé tomber jusque-là. Ô Fils de Dieu, qui avez eu peur dans les ténèbres, je vous supplie de me pardonner ! Je ne suis pas une rebelle. Vous m’avez pris mon enfant, mon doux petit garçon aux yeux bleus, et je vous ai offert ma désolation, et j’ai dit, comme au sacrifice de la messe, que cela était juste et raisonnable, équitable et salutaire… Vous savez que je n’ai point d’estime pour moi-même, que je me regarde vraiment comme une petite chose faible et triste. Guérissez-moi, fortifiez-moi, éloignez de moi, si c’est votre volonté, le calice de cette amertume… Cette eau, mon Sauveur, cette eau vive que vous promîtes à la Samaritaine prostituée, donnez-la-moi, pour que je sois du nombre de ceux qui vivront toujours, pour que je la boive, pour que je m’y baigne, pour que je m’y lave, pour que je sois un peu moins indigne du noble époux que vous m’avez choisi et que ma tristesse décourage !…

Léopold vient d’entrer et Clotilde s’est précipitée dans ses bras.

— Mon cher ami ! mon bien-aimé ! ne t’afflige pas de me voir pleurer. Ce sont des larmes de tendresse. J’ai tant de chagrin d’être pour toi une mauvaise femme ! Je demandais à Dieu de me rendre meilleure… Comme tu es pâle ! mon Léopold, comme tu parais abattu !

On pourrait croire, en effet, qu’elle tient dans ses bras un fantôme. Ce n’est plus le flibustier, le condottière terrible, le fascinateur à la bouche close qui faisait trembler. Tout cela est loin. Quelque chose de très puissant a dompté ce fauve. C’est la douleur, sans doute, une certaine douleur. Seulement il a fallu que ce breuvage, que ce philtre lui fût présenté par l’enchanteresse miséricordieuse dont il est devenu captif.

Au contraire de Clotilde, il a beaucoup vieilli, bien qu’il ait à peine quarante ans. Sa tête est devenue grise et ses yeux, épuisés par ses travaux d’enluminure, ont perdu cette fixité inquiétante qui les faisait ressembler à ceux d’un tigre. La face a gardé toute son énergie, mais s’est démasquée de cette raideur cruelle, tétanique, suggérant l’idée d’une âme garrottée par le désespoir.

— Rassure-toi, ma Clotilde, grâce à Dieu et à tes prières, je n’ai pas de nouveau sujet de peine, dit-il, d’une voix que ses anciens amis ne reconnaîtraient pas, tant elle est douce, et que brise, par moments, l’émoi de son cœur, lorsqu’il prononce le nom de sa femme.

Il la serre sur sa poitrine, comme un naufragé serre une épave que le brasillement de la Voie lactée rendrait lumineuse, et un peu après :

— En revenant de mes courses, j’ai été m’agenouiller à Saint-Pierre, puis j’ai visité nos tombes, et je sens que nous ne serons pas abandonnés, ajoute-t-il, regardant le pauvre gîte où ils vivent, on ne sait comment, depuis des mois. Car ils sont très malheureux.


III



Leur mariage avait été un poème bizarre et mélancolique. Dès le lendemain de la mort de son protecteur, Clotilde était retombée dans la misère.

Un psychologue fameux, enfant de pion par droit de naissance et d’une jeunesse éternellement désarmante, a décidé souverainement que les douleurs des pauvres ne sauraient entrer en comparaison avec les douleurs des riches, dont l’âme est plus fine et qui, par conséquent, souffrent beaucoup plus.

L’importance de cette appréciation de valet de chambre est indiscutable. Il saute aux yeux que l’âme grossière d’un homme sans le sou qui vient de perdre sa femme est amplement réconfortée, tranchons le mot, providentiellement secourue par la nécessité de chercher, sans perdre une heure, un expédient pour les funérailles. Il n’est pas moins évident qu’une mère sans finesse est vigoureusement consolée par la certitude qu’elle ne pourra pas donner un linceul à son enfant mort, après avoir eu l’encouragement si efficace d’assister, en crevant de faim, aux diverses phases d’une maladie que des soins coûteux eussent enrayée.

On pourrait multiplier ces exemples à l’infini, et il est malheureusement trop certain que les subtiles banquières ou les dogaresses quintessenciées du haut négoce qui s’emplissent de gigot d’agneau et s’infiltrent de précieux vins, en lisant les analyses de Paul Bourget, n’ont pas la ressource de cet éperon.[1]

Clotilde, qui ne savait pas un mot de psychologie et qu’une longue pratique de la pauvreté parfaite aurait dû blinder contre l’affliction du cœur, — exclusivement dévolue à l’élégance, — eut, cependant, l’inconcevable guignon de souffrir autant que si elle avait possédé plusieurs meutes et plusieurs châteaux. Il y eut même, dans son cas, cette anomalie monstrueuse que les affres du dénûment, loin d’atténuer son chagrin, l’aggravèrent d’une manière atroce.

Bravement, elle entreprit de gagner sa vie. Mais la pauvre fille en était peu capable. Son nom, d’ailleurs, ne la recommandait pas. Elle était devenue une héroïne de cour d’assises, proie désignée au sadisme ambiant. Puis, elle avait tellement sur sa figure la plaie de sa vie, le carnage de ses entrailles, la transfixion de son sein !…

Nulle assistance possible ou acceptable du côté de ses amis. Vers le même temps, Marchenoir se débattait plus que jamais lui-même entre les griffes du Sphinx aux mamelles de bronze et au ventre creux, dont il ne put jamais déchiffrer l’énigme et qui a fini par le dévorer.

Quant à Léopold, une pudeur, qu’elle n’expliquait pas, s’opposait à ce qu’elle voulût tenir de lui un secours quelconque, malgré les plus pressantes et les plus respectueuses supplications. Ce fut au point qu’elle se déroba complètement et que les deux fidèles perdirent sa trace plus d’un mois.

Mois terrible qu’elle croyait avoir été le plus douloureux de son existence ! Lasse de démarches toujours vaines chez des bourgeois uniformément crapuleux qui n’avaient à lui offrir que des outrages, elle passait les journées dans les églises ou sur la tombe de l’infortuné Gacougnol.

Le front appuyé sur la table tumulaire et l’inondant de ses larmes, elle se disait, avec une profondeur sentimentale qui n’aurait pas manqué de paraître superstitieuse, qu’il était bien effrayant que le premier être qui l’avait aimée, comme un chrétien, eût été condamné à payer de sa vie cette charité et qu’un autre, sans doute, aurait le même sort.

Telle était la raison qui l’avait déterminée à fuir Léopold. Elle sentait confusément qu’il y a des créatures humaines, surtout dans le camp des pauvres, autour desquelles s’accumulent et se condensent des forces néfastes, on ignore par quel insondable décret de justice commutative, de même qu’il y a des arbres sur qui tombe invariablement la foudre. Elle était peut-être une de ces créatures, — dignes d’amour ou de haine ? c’est Dieu qui le sait, — et elle devinait aisément que le dur corsaire drapé de flammes qu’elle avait vu dans son rêve n’était que trop disposé à prendre contact.

Un jour, enfin, le 14 juillet 1880, elle vint s’asseoir, épuisée, sur un banc du Luxembourg. Elle avait donné, la veille, ses derniers sous à un logeur de très bas étage et ne pouvait plus acheter le morceau de pain qu’elle mangeait ordinairement dans la rue. À peine vêtue, n’ayant gardé des deux ou trois toilettes offertes par l’ami défunt que le strict nécessaire ; sans gîte maintenant et sans pâture, elle se voyait désormais livrée à Dieu seul, — comme une Chrétienne à un Lion.

Elle venait d’entendre à Saint-Sulpice une de ces messes basses qui s’expédièrent fébrilement, ce jour-là, dans toutes les églises paroissiales, impatientes de fermer leurs portes à triple tour.

Il était environ dix heures du matin. Le jardin était à peu près désert et le ciel d’une douceur merveilleuse.

Le soleil faisait semblant de se diluer, de s’extravaser dans un bleu mitraillé d’or que noyait à l’horizon une lactescence d’opale.

Les puissances de l’air paraissaient en complicité avec la canaille dont c’était le grand jubilé. Le solstice tempérait ses feux, pour que six cent mille goujats se soûlassent confortablement au milieu des rues transformées en cabarets ; la rose des vents bouclait son pistil, ne laissant flotter qu’un léger souffle pour l’ondulation des oriflammes et des étendards ; les nuages et le tonnerre étaient refoulés, pourchassés au delà des monts lointains, chez les peuples sans liberté, pour que les bombes et les pétards de l’Anniversaire des Assassins pussent être ouïs exclusivement sur le territoire de la République.

Cette fête, vraiment nationale, comme l’imbécillité et l’avilissement de la France, n’a rien qui l’égale dans l’histoire de la sottise des hommes et ne sera certainement jamais surpassée par aucun délire.

Les boucans annuels et lamentables qui ont suivi ce premier anniversaire ne peuvent en donner l’idée. Il leur manque la bénédiction d’En Bas. Elles ne sont plus activées, actionnées par cette force étrangère à l’homme que Dieu, quelquefois, déchaîne, pour un peu de temps, sur une nation, et qui pourrait s’appeler l’Enthousiasme de l’Ignominie.

Qu’on se rappelle cette hystérie, cette frénésie sans camisole qui dura huit jours ; cette folie furieuse d’illuminations, de drapeaux, jusque dans les mansardes où s’accroupissait la famine ; ces pères et ces mères faisant agenouiller leurs enfants devant le buste plâtreux d’une salope en bonnet phrygien qu’on trouvait partout ; et l’odieuse tyrannie de cette racaille que ne menaçait aucune force répressive.

Dans les autres fêtes publiques, à la réception d’un empereur, par exemple, et lorsque les républicains les plus fiers s’écrasent aux roues du potentat, il est trop facile d’observer que chacun ment effrontément, et tant qu’il peut, aux autres et à lui-même.

Ici, on se trouva en présence de la plus effroyable candeur universelle. En glorifiant par des apothéoses jusqu’alors inouïes la plus malpropre des victoires, cette multitude fraîchement vaincue se persuada, en vérité, qu’elle accomplissait quelque chose de grand, et les rares protestations furent si aphones, si indistinctes, si submergées par le déluge, qu’il n’y eut, sans doute, que le grand Archange penché sur son glaive, Protecteur, quand même, de la parricide Enfant des Rois, qui les pût entendre !

Clotilde regardait ces choses, comme une bête mourante regardait un halo autour de la lune. Dans l’espèce de torpeur que lui procurait l’exténuation de son corps et de son âme, elle se prit à rêver d’une allégresse religieuse qui se serait tout à coup précipitée en torrents sur la Ville immense. Ces pavois, ces fleurs, ces feuillages, ces arcs de triomphe, ces cataractes de feu qui s’allumeraient au crépuscule, tout cela, c’était pour Marie !!!

Sans doute, à ce moment de l’année ecclésiastique, il n’y avait aucune solennité liturgique de premier ordre. N’importe, la France entière, ce matin, s’était réveillée toute sainte et, pour la première fois, se souvenant que, jadis, elle avait été donnée authentiquement, royalement, à la Souveraine des Cieux par quelqu’un qui en avait le pouvoir, il avait fallu qu’à l’instant même elle fît éclater et rugir son alléluia de deux cents ans !

Alors, éperdue, n’ayant sous la main que les simulacres de la Révolte, les simulacres de la Bêtise et les simulacres de l’Idolâtrie, elle les avait jetés aux pieds de la Vierge Conculcatrice, comme l’Antiquité chrétienne renversait aux pieds de Jésus les autels des Dieux.

L’Église bénirait tout cela, quand elle pourrait et comme elle pourrait. Mais la vieille Mère a le pas pesant, et l’Amour grondait si fort dans les cœurs qu’il n’y avait pas moyen de l’attendre, car ce jour, de vingt-quatre heures seulement, ne reviendrait plus jamais, ce jour sans pareil où tout un peuple mort et puant sortait du tombeau !…

Une ombre passa sur ce songe et la vagabonde releva la tête. Léopold était devant elle.


IV



Deux cris et deux êtres dans les bras l’un de l’autre. Mouvement involontaire, instinctif, que rien n’aurait fait prévoir et que rien n’eût été capable d’empêcher.

Au contraire de ce qu’on pourrait croire, ce fut l’homme qui se ressaisit le premier.

— Mademoiselle, balbutia-t-il en se dégageant, pardonnez-moi. Vous voyez que je suis devenu complètement fou.

— Moi aussi, alors, répondit Clotilde, qui laissa retomber doucement ses bras. Mais non, nous ne sommes fous ni l’un ni l’autre et nous n’avons que faire de nous excuser. Nous nous sommes embrassés comme deux amis très malheureux, voilà tout… Permettez-moi de me rasseoir, je vous prie, car je suis bien lasse… Je ne vous cherchais pas, Monsieur Léopold, c’est Dieu sans doute qui a voulu notre rencontre.

Léopold s’assit auprès d’elle. Il avait la mine passablement ravagée et paraissait, en ce moment, hors de lui-même. Il la considéra quelque temps, les lèvres tremblantes, à la fois ravi et hagard, ayant l’air de la respirer comme un parfum dangereux. Enfin il se décida :

— Vous ne me cherchiez pas, je ne le sais que trop… Vous êtes malheureuse, je le vois bien, ma pauvre petite… Mais pourquoi dites-vous que nous sommes deux malheureux ?

— Hélas ! Il m’a suffi de vous regarder. Aussitôt je me suis sentie fondre de pitié et j’aurais voulu vous faire entrer dans mon cœur !

Elle leva sur lui des yeux sublimes. Puis, ses paupières battirent. Devenue trop lourde, sa tête s’inclina, tomba sur la poitrine bouleversée de cet homme et, d’une voix tout à fait éteinte qui ressemblait à un souffle, elle murmura :

Je meurs de faim, mon Léopold, donne-moi à manger.

L’amoureux pensa que tout l’azur et tout l’or du ciel croulaient sur lui et autour de lui. Le sable du jardin lui parut une jonchée de diamants aux feux tabifiques dont il fut criblé. Une seconde, les fracas puissants de la Volupté, de la Compassion qui déchire, de la Tendresse infinie, tordues en un seul carreau, le foudroyèrent.

Mais ce farouche, qui avait vaincu le désert, se dressa au milieu du foudroiement et, d’un bond, porta le fragile corps dans une voiture vide qui passait.

— Gare Montparnasse ! commanda-t-il d’un coup de gueule si despotique, appuyé d’un regard si lourd, que le frémissant cocher, supposant une conflagration planétaire, partit au galop.

Une heure après, on déjeunait en tête à tête, loin des bruits, sous un berceau de verdure. Ainsi recommençait pour Clotilde la péripétie du début de ses relations avec Gacougnol, mais combien les circonstances étaient changées !

Il n’y avait pas à dire, elle s’était elle-même spontanément trahie, et n’en éprouvait que de la joie, une joie immense, une joie à donner la mort !

Comment le croire ? Il lui avait suffi de rencontrer Léopold pour sentir qu’elle ne s’appartenait absolument plus, pour que disparussent les craintes, les pressentiments de malheur, les fantômes impitoyables qui l’avaient tant obsédée…

Un seul point, très essentiel, il est vrai, reliait les deux aventures. Dans l’une et l’autre, un homme avait eu pitié de sa détresse. Seulement, ici, dans ce lieu aimable et solitaire, elle était en présence d’un être qui l’adorait et qu’elle adorait. Pour la première fois, elle se souvint de Gacougnol sans trop souffrir. « Mon enfant, lui avait-il dit, prenez avec simplicité ce qui vous arrive d’heureux. » Ces mots lui étaient restés avec bien d’autres. Ils lui traversaient l’esprit comme de la lumière, tandis qu’elle contemplait son compagnon, et il lui semblait que la plus subtile essence des choses que Dieu a formées s’en venait vers elle pour la caresser, pour l’enivrer.

Quant à Léopold, le bonheur l’avait fait semblable à un enfant.

— Vous êtes ma fête nationale, disait-il, car il n’osait encore la tutoyer, vous êtes l’illumination de mes yeux, vous êtes mes couleurs de victoire pour lesquelles je voudrais mourir, et votre voix chère est une fanfare qui me ressusciterait d’entre les morts. Vous êtes ma Bastille, etc., etc.

Bénie soit la misère, ajoutait-il, la sainte misère du Christ et de ses Anges qui vous a jetée sur le chemin de ce tigre affamé de vous, qui vous a forcée de vous rendre à moi, sans que j’eusse rien fait ni voulu faire pour vous avoir à ma merci !

Clotilde répondait moins follement, mais avec une telle sollicitude d’amour, un accent de dilection si pénétrant et si pur que le pauvre pirate en tremblait.

À la fin du repas, cependant, il parut se recueillir. Des stratus de mélancolie s’amassèrent, de plus en plus sombres, sur son visage. Elle, très anxieuse, l’interrogea.

— Le moment est venu, déclara-t-il, de vous dire tout ce que ma femme a le droit de savoir.

La touchante et naïve créature prit une de ces mains redoutables qui avaient peut-être tué des hommes, la retourna sur la table, plongea sa figure dans cette main qu’elle remplit aussitôt de larmes, s’offrant ainsi comme un fruit mûr qu’on peut écraser et, sans changer de posture :

— Votre femme ! dit-elle, ah ! mon ami, j’étais si heureuse d’oublier, un instant, tout le passé ! Ne savez-vous donc pas vous-même que la pauvresse n’a rien à vous donner, absolument rien ?

D’un geste lent il releva cette face noyée, la baisa au front et répondit :

— La pauvresse dont tu parles me suffit, ma bien-aimée. Tu n’as point d’aveux à me faire. Le jour où nous commençâmes à nous connaître, tu exigeas noblement de notre ami qu’il me racontât ce que tu lui avais raconté toi-même, et il a obéi. Tu es ma femme, je l’ai dit une fois pour toutes. Mais avant qu’un prêtre nous ait bénis tu dois m’entendre. Si mon histoire te paraît trop abominable, tu me le diras très simplement, n’est-ce pas ? et je serai encore trop heureux de ces quelques heures divines !

Clotilde, la joue appuyée sur ses deux mains jointes, les yeux humides, et belle comme le premier jour du monde, l’écoutait déjà.


V



Je suis à peu près célèbre et personne ne sait mon nom. Je veux dire mon nom de famille, celui qui n’est pas imprimé dans l’âme et qu’on laisse à d’autres, quand on meurt. Mes amis ne le connaissent pas et Marchenoir lui-même l’ignore.

Ce nom qui appartient à l’histoire et qui me fait horreur, je serai forcé, si nous nous marions, de le livrer aux gens de la municipalité. Ils l’inscriront sur leur registre, entre celui d’un marchand de volailles et celui d’un croque-mort, et ils l’afficheront à la porte de leur mairie. Les curieux apprendront ainsi que vous êtes coiffée par moi d’une des plus anciennes couronnes comtales qu’il y ait en France. J’espère qu’on l’aura oublié au bout de huit jours. Laissons cela.

Voici mon histoire ou mon roman que je vais expédier sans phrases, car ces souvenirs me tuent.

Mon père était un homme brutal et d’un orgueil terrible. Je ne me souviens pas d’avoir reçu de lui une caresse ni une parole affectueuse, et sa mort a été pour moi une délivrance.

Quant à ma mère, dont je ne puis me rappeler les traits, on m’a dit qu’il l’avait assassinée à coups de pied dans le ventre.

J’avais une sœur illégitime, un peu plus âgée que moi, élevée, depuis sa naissance, au fond d’une province. Je ne l’ai connue que lorsque j’étais déjà tout à fait un homme. On ne m’en parlait jamais. Notre père, qui aurait pu la reconnaître, avait pris sur lui de me priver de cette affection.

J’ai donc vécu aussi seul qu’un orphelin, livré aux domestiques, d’abord, puis envoyé dans un lycée où on me laissa croupir des années. Naturellement enclin à la mélancolie, une pareille éducation n’était pas pour me dilater le cœur. Je doute qu’il y ait jamais eu un enfant plus sombre.

Parvenu à l’adolescence, je me mis à faire la noce, la plus imbécile et la plus lugubre des noces, je vous prie de le croire, jusqu’au jour, marqué par un effroyable destin, où je fis la connaissance d’une jeune fille que je nommerai… voyons ! Antoinette, si vous voulez.

Ne me demandez pas son portrait. Elle était très belle, je crois. Mais il y avait en cette créature, d’ailleurs innocente, quoique rencontrée pour ma damnation, une force perverse, une affinité mystérieuse et irrésistible qui me soutira le cœur.

Dès le premier regard que nous échangeâmes, je sentis que j’avais les fers aux pieds, les fers aux mains, et sur les épaules un carcan de fer. Ce fut un amour noir, dévorant, impétueux comme un bouillon de lave,… et presque aussitôt partagé.

… Elle devint ma maîtresse, vous entendez bien ? Clotilde, ma maîtresse ! reprit le narrateur, après un silence, la face crispée, et de l’air d’un marin qui entendrait rugir le Maelstrom.

Des circonstances très singulières qu’un démon, sans doute, calcula, ne permirent pas que notre conscience fût sollicitée une minute, par des pensées ou des considérations étrangères à notre délire, qui était vraiment une chose inouïe, une frénésie de damnés.

Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, nous ne savions à peu près rien l’un de l’autre. Nous nous étions vus, pour la première fois, dans un lieu public où j’avais eu l’occasion de lui rendre un service insignifiant dont je sus me prévaloir pour me présenter chez elle.

Vivant à peu près indépendante auprès d’une vieille dame en enfance qui se disait sa tante maternelle, il nous fut loisible de nous empoisonner l’un de l’autre, et nous ne connûmes pas d’autre souci.

Un jour, néanmoins, la duègne eut l’air de se réveiller et me pria, d’un ton bizarre, de vouloir bien lui faire connaître l’objet de mes visites continuelles.

— Mais, Madame, lui dis-je, ne le savez-vous donc pas ? C’est mon intention formelle, aussi bien que mon désir le plus vif, d’épouser Mademoiselle votre nièce le plus tôt possible. Je crois savoir qu’elle partage mes sentiments et j’ai l’honneur de vous demander officiellement sa main.

La demande était tardive, ridicule et, à tous les points de vue, fort irrégulière. Cependant, je ne mentais pas.

À ces mots, elle poussa un grand cri et prit la fuite en se couvrant de signes de croix, comme si elle avait vu le diable.

Antoinette n’était pas là pour me donner une explication ou s’étonner avec moi, et je dus me retirer…

Je ne l’ai jamais revue, la pauvre Antoinette ! Il y a de cela vingt ans, et je ne saurais dire aujourd’hui si elle est vivante ou morte…

Il s’arrêta une seconde fois, n’ayant plus de forces.

Clotilde fit le tour de la table et vint se mettre à côté de lui.

— Mon ami, lui dit-elle, posant la main sur son épaule, mon cher mari, toujours et quand même, n’allez pas plus loin. Je n’ai pas besoin de confidences qui vous font souffrir et je ne suis pas un prêtre pour entendre votre confession. Ne vous ai-je pas dit que nous sommes deux malheureux ? Je vous en supplie, ne gâtons pas notre joie.

— Il me reste, continua l’homme avec autorité, à vous faire le récit de la scène terrible du lendemain.

Mon père me fit appeler. Je verrai toute ma vie l’abominable figure dont il m’accueillit. C’était un grand vieillard, couleur de tison, d’une soixantaine d’années, étonnamment vigoureux encore et fameux par des prouesses de divers genres dont quelques-unes, je crois, furent assez peu honorables.

Il avait fait la guerre, pour son plaisir, en divers pays du monde, particulièrement en Asie, et passait pour le plus féroce brigand que nous eût légué le Moyen Âge.

Le trait le plus saillant de son caractère était une impatience chronique, un mécontentement perpétuel qui devenait de la rage à la plus légère contradiction. Aussi incapable de longanimité que de pardon, héros couvert de sang d’un très grand nombre de duels où il avait été horriblement et scandaleusement heureux, cette brute méchante, qu’il aurait fallu traquer avec des meutes et assommer dans un lieu maudit, étalait, en outre, des mœurs d’un sadisme épouvantable. Nous sommes, paraît-il, une race bâtarde qui a donné pas mal de monstres.

Je dois reconnaître, pourtant, qu’il est mort, en 1870, d’une manière qui a pu racheter une partie de ses crimes. Il s’est fait tuer dans les Vosges, à la tête d’une compagnie franche qu’il commandait en casse-cou, et on raconte qu’il vendit sa peau très cher.

— Monsieur, cria-t-il, dès qu’il m’aperçut, j’ai l’honneur de vous dire que vous êtes un parfait drôle.

À cette époque j’avais déjà une fort belle crête et cette injure me parut impossible à supporter. Je répliquai donc sur-le-champ :

— Est-ce pour m’adresser des compliments de ce genre que vous m’avez fait venir, mon père ?

Je crus qu’il allait me sauter à la gorge. Mais il se ravisa.

— Je devrais vous gifler à tour de bras pour cette insolence, dit-il. Je réglerai ce compte une autre fois. Pour le moment, nous avons à causer. Vous avez déclaré hier à une personne respectable qui a cru devoir m’avertir, votre intention d’épouser à bref délai, avec ou sans mon consentement, cela va sans dire, une certaine jeune fille. Est-ce vrai ?

— Parfaitement exact.

— Charmant ! Vous auriez eu le toupet d’affirmer aussi que cette jeune fille partage vos sentiments très purs ?

— Je ne sais jusqu’à quel point mes sentiments peuvent être qualifiés de purs, mais je crois être certain, en effet, qu’on ne les dédaigne pas.

— Ah ! ah ! vous en êtes certain. J’ai été pourtant aussi bête que ça, quand j’avais votre âge. Eh bien ! mon garçon, j’ai le regret de vous l’apprendre, ce morceau n’est pas pour votre bec… Voici une lettre que vous porterez vous-même, s’il vous plaît, à un de mes vieux camarades qui habite Constantinople. Je le prie de compléter votre éducation. Vous allez faire vos malles rapidement et vous partirez dans une heure.

Une montée de colère me suffoqua, d’entendre parler ainsi de ce que j’adorais. Puis, sans pouvoir deviner la véritable pensée de ce monstre, je le connaissais trop bien pour ne pas sentir que le ton de sarcasme qu’il affectait cachait quelque chose d’horrible, mais combien horrible ! grand Dieu ! comment aurais-je pu le prévoir ? Je pris la lettre et la déchirai en plusieurs morceaux.

— Partir dans une heure ! m’écriai-je, hurlant comme un sauvage. Tenez ! voilà le cas que je fais de vos ordres et voilà mon respect pour votre correspondance ! Oh ! vous pouvez m’assassiner comme vous avez assassiné ma mère et comme vous avez assassiné tant d’autres. Ce sera plus facile que de me dompter.

— Fils de chienne ! gronda-t-il, courant sur moi.

Je n’avais pas le temps de fuir et je me croyais déjà mort, lorsqu’il s’arrêta. Voici ses paroles exactement, ses paroles impies, exécrables, venues de l’Abîme :

— Cette Antoinette avec qui tu as couché, triste cochon, et que j’ai fait élever moi-même, avec tant de soin, par une vieille cafarde, pour qu’un jour elle devînt mon petit succube le plus excitant, sais-tu qui elle est ? Non, n’est-ce pas ? tu ne t’en doutes guère, ni elle non plus. J’étais informé, heure par heure, de ce qui se passait entre vous deux. Mais il ne me déplaisait pas que l’inceste préparât l’inceste, car je suis son père et tu es son frère !…

Clotilde ! éloignez-vous un peu, je vous prie… J’arrachai du mur une arme chargée et je tirai sur ce démon, sans l’atteindre. J’allais recommencer, lorsqu’un domestique, accouru au bruit, me saisit à bras-le-corps. En même temps, je recevais sur la tête un coup formidable et je perdis connaissance.

Cette histoire vous fait peur, Clotilde. Elle est banale, cependant. Le monde ressemble à ces cavernes d’Algérie où s’empilaient, avec leur bétail, des populations rebelles qu’on y enfumait pour que les hommes et les animaux, suffoqués et rendus fous, se massacrassent dans les ténèbres. Les drames tels que celui-ci n’y sont pas rares. On les cache mieux, voilà tout. Le parricide et l’inceste, pour ne rien dire de quelques autres abominations, y prospèrent, Dieu le sait ! à la condition d’être discrets et de paraître plus beaux que la vertu.

Nous étions des effrénés, nous autres, et le monde scandalisé nous condamna, car notre querelle avait eu des auditeurs qui la colportèrent. Mais que m’importait le blâme d’une société de criminels et de criminelles dont je connaissais l’hypocrisie ?

Deux jours après, je m’engageai pour servir dans les colonies et on n’entendit plus parler de moi. Plût à Dieu que j’eusse pu m’oublier moi-même !

J’ai appris que la malheureuse, dont je me suis interdit de prononcer le vrai nom, s’était sauvée dans un monastère cistercien de la plus rigide observance et qu’on l’avait admise, malgré tout, à prendre le voile. Privé à la fois d’une amante et d’une sœur, indistinctement effroyables, il n’y avait plus devant moi qu’une existence de torturé.

Devenu soldat, je sollicitai les postes les plus dangereux, espérant me faire tuer pour en finir vite, et me battis en déchaîné. Je ne réussis qu’à obtenir de l’avancement.

Un jour, mon cancer me faisant souffrir plus que jamais, je courus me cacher au fond d’un bois et, d’une main ferme, le canon du revolver à la tempe, je tirai comme sur une bête enragée. Vous pouvez voir ici la cicatrice qui n’a, certes, rien de glorieux… La mort ne voulut pas de moi et n’en a jamais voulu. Pourtant je vous assure qu’aucun misérable ne l’a plus avidement cherchée.

Vers le commencement de l’odieuse campagne franco-allemande, on me fit officier pour me récompenser de l’acte de démence que voici.

Une batterie très meurtrière nous écrasait. Avec une promptitude inconcevable, incompréhensible, j’attelai quatre chevaux à une voiture d’ambulance qui attendait son chargement d’estropiés. Aidé de deux hommes que j’éperonnais de ma folie, je fis avaler par force à chacun de ces animaux cabrés de terreur une énorme quantité d’alcool, puis, bondissant sur le siège et sabrant les croupes, j’arrivai en quelques minutes, comme la foudre et la tempête, sur les fourgons bavarois que je réussis à faire sauter. Il y eut une espèce de cataclysme où plus de soixante Allemands laissèrent leurs carcasses. Et moi, qui aurais dû être foudroyé le premier, réduit en charpie, je fus retrouvé, le soir, à peine contusionné, sous un magma de tripes de chevaux, de cervelles d’hommes, de débris sanglants ou calcinés.

La guerre finie et mon père mort, je réalisai sa damnée fortune et l’employai tout entière, sans en réserver un centime, à l’organisation d’une caravane expéditionnaire au cœur de l’Afrique centrale, dans une région inexplorée jusqu’alors, entreprise des plus audacieuses dont j’avais le projet depuis longtemps.

Le peu que vous en avez appris chez Gacougnol, qui se plaisait à m’interroger, a pu vous faire entrevoir tout le poème. La plupart de mes compagnons y sont restés. Une fois de plus, la mort, prise de force, violée avec rage, bafouée comme une macaque, m’a dit : Non ! et s’est détournée de moi en ricanant.

Revenu sans le sou, j’ai essayé de tromper mon vautour. D’aventurier, je me suis fait artiste. Cette transposition, radicale en apparence, de mes facultés actives, semblait avoir, au contraire, exaspéré sa fureur, quand vous apparûtes, enfin, ô Clotilde ! sur ma route affreuse…

J’ignore ce que votre cœur décidera, après ce que vous venez d’entendre, mais si je vous perds maintenant, ma situation sera cent fois plus épouvantable. Ne m’abandonnez pas ! Vous seule pouvez me sauver !

Clotilde s’était rapprochée du malheureux jusqu’à le tenir presque dans ses bras. Il se laissa crouler à terre, mit sa tête sur les genoux de la simple fille, et ses yeux, qu’on aurait pu croire plus arides que les citernes consumées dont est parlé dans le Prophète lamentateur, devinrent des fontaines. Les sanglots suivirent, de rauques et de lourds sanglots, venus des endroits profonds, qui le secouèrent comme un roulis.

La pauvresse, très doucement et sans parler, lissa du bout de ses doigts la crinière de ce lion affligé, attendit que la véhémence des pleurs se fût amortie, ensuite se pencha tout à fait vers lui, à la manière des fleurs qui n’en peuvent plus d’être sur leur tige, et, brisée elle-même de tendresse, emprisonnant des deux mains cette tête chère, lui dit à l’oreille :

— Pleure, mon bien-aimé, tant que tu pourras et tant que tu voudras. Pleure chez moi, pleure au fond de moi, pour ne plus jamais pleurer, sinon d’amour. Nul ne te verra, mon Léopold, je te cache et je te protège…

Tu m’as demandé ma réponse. La voici Je suis incapable de vivre et même de mourir sans toi. Rentrons ce soir, pleins d’allégresse, dans ce Paris éblouissant. C’est pour nous qu’on l’illumine et qu’on le pavoise. Pour nous seuls, je te le dis, car il n’y a pas de joie comme notre joie et il n’y a pas de fête comme notre fête. C’est ce que je ne comprenais pas, sotte que j’étais ! quand nous nous rencontrâmes, il y a quelques heures, dans le bienheureux jardin.

… Écoute-moi, maintenant, mon amour. Tu iras trouver, demain, un pauvre prêtre que je t’indiquerai. Il a le pouvoir d’arracher de ta poitrine ce vieux cœur qui te fait tant souffrir et de te donner à la place un cœur nouveau… Après cela, si tu es diligent, qui sait ? nous recevrons peut-être le sacrement de mariage avant qu’aient disparu les derniers drapeaux et que se soient éteints les derniers lampions…

Ces deux êtres comme on n’en voit pas se marièrent, en effet, une semaine plus tard.


VI



La belle Heure des Noces ! Ne serait-ce pas ici le lieu de citer cet épithalame sombre que Marchenoir écrivait, plusieurs années avant d’être l’un des témoins de Clotilde à son mariage, et qui dut, alors, lui revenir bien étrangement.

« Vous vous souviendrez, ma belle, quand les convives du festin des noces auront disparu et que vous serez seule avec votre époux, — n’est-ce pas ? vous vous souviendrez, peut-être, de cet invité mystérieux qui n’avait pas la robe nuptiale et qui fut jeté dans les Ténèbres extérieures.

« Les pleurs et le grincement des dents du misérable étaient si forts qu’on les entendait à travers le mur et que les portes lamées de bronze tremblaient sur leurs gonds, comme si une rafale puissante les eût assiégées.

« Vous ne savez pas qui était cet individu et je ne le sais pas plus que vous, en vérité. Cependant, il me sembla que sa plainte remplissait la terre. Une minute, je vous le jure, une certaine minute, j’ai pensé que c’était là le gémissement de tous les captifs, de tous les exclus, de tous ceux qu’on abandonne, car tel est l’accompagnement nécessaire de la joie d’une épousée. L’espèce humaine est si désignée pour souffrir que la permission donnée à un seul couple d’être heureux, une heure, n’est pas trop payée du cri d’agonie d’un monde.

« Mais voici que votre maître, grelottant et pâle de désir, vous prend dans ses bras. Quelque chose d’infiniment délicieux, je le suppose du moins, va s’accomplir.

« Jetez un dernier regard sur la pendule, et si c’est en votre pouvoir, priez Dieu qu’il éloigne de vous le mauvais ange des statistiques… Une minute vient de s’écouler. Cela fait environ cent morts et cent nouveau-nés de plus. Une centaine de vagissements et une centaine de derniers soupirs. Le calcul est fait depuis longtemps. Le compte est exact. C’est la balance du grouillement de l’humanité. Dans une heure, il y aura six mille cadavres sous votre lit et six mille petits enfants, tout autour de vous, pleureront par lierre ou dans des berceaux.

« Or, cela n’est rien. Il y a la multitude infinie de ceux qui ne sont plus à naître et qui n’ont pas encore assez souffert pour mourir. Il y a ceux qu’on écorche vivants, qu’on coupe en morceaux, qu’on brûle à petit feu, qu’on crucifie, qu’on flagelle, qu’on écartèle, qu’on tenaille, qu’on empale, qu’on assomme ou qu’on étrangle ; en Asie, en Afrique, en Amérique, en Océanie, sans parler de notre Europe délectable ; dans les forêts et dans les cavernes, dans les bagnes ou les hôpitaux du monde entier.

« Au moment même où vous bêlerez de volupté, des grabataires ou des suppliciés, dont il serait puéril d’entreprendre le dénombrement, hurleront, comme en enfer, sous la dent de vos péchés. Vous m’entendez bien ? De vos péchés ! Car voici ce que vous ne savez certainement pas, aimable fantôme.

« Chaque être formé à la ressemblance du Dieu vivant a une clientèle inconnue dont il est, à la fois, le créancier, et le débiteur. Quand cet être souffre, il paie la joie d’un grand nombre, mais quand il jouit dans sa chair coupable, il faut indispensablement que les autres assument sa peine.

« Fussiez-vous idiote, ce que je refuse de croire, vous êtes, néanmoins, une créature si précieuse que c’est tout juste, peut-être, si le saignement de dix mille cœurs suffira pour vous assurer cette heure d’ivresse. Cœurs de pères, cœurs de mères, cœurs d’orphelins, cœurs d’opprimés et de pourchassés ; cœurs déchirés, percés, broyés ; cœurs qui tombent au désespoir comme des meules dans un gouffre ; tout cela c’est pour vous seule. Votre jubilation est à ce prix.

« Sans que vous le sachiez, une armée d’esclaves travaille pour vous dans les ténèbres, à la façon de ces damnés qui fouillent le sol, au fond des puits noirs de la Belgique ou de l’Angleterre.

« Tenez ! en voilà un précisément qui était sur le dos, — comme vous-même en cet instant, — non pas dans des draps de dentelles, mais dans la boue. Monsieur votre père a tant fait la noce que ce vermisseau est peut-être un de vos frères, qui sait ? Il piquait au-dessus de sa tête pour détacher une de ces gemmes sombres et profitables qui font si tiède votre alcôve. Un bloc de houille est tombé sur lui, et voilà que son âme est devant Dieu ! Sa pauvre âme aveugle !… Le moment serait mal choisi, j’en conviens, pour réciter un De profundis.

« J’aurais, sans doute, peu de chances d’être écouté, si je vous parlais du monde invisible, du vaste monde silencieux et impalpable qui est sans caresses et sans baisers.

« Celui-là intéresse, peut-être, quelques chartreux en prière ou quelques agonisants, mais il est au moins superflu de le rappeler à deux chrétiens dont la digestion est heureuse et qui se pétrissent avec ardeur.

« Miseremini meî ! miseremini meî ! saltem vos, amici mei !… Ah ! ils peuvent crier, les Défunts qui souffrent, les Trépassés pour qui nul ne prie. Leur clameur immense qui secoue les Tabernacles du ciel vibre moins dans notre atmosphère que les pennules d’un moucheron ou la quenouille d’une araignée filandière…

— « Encore une étreinte ! mon bien-aimé ! s’il te reste quelque vigueur. » Ô la belle heure ! la belle nuit des noces ! et comme elle fait penser à ces Épousailles de la fin des fins, lorsqu’après le congédiement des mondes et des jours, l’Agneau de Dieu, vêtu de sa Pourpre, viendra au-devant de l’Épouse inimaginable !…

« Je sais bien, vous allez me dire que la vie serait impossible si on pensait continuellement à toutes ces choses, et qu’il n’y aurait plus une minute pour le bonheur. Je ne dis pas non. Cela dépend de ce que vous appelez Bonheur.

« Le Sacrement, je ne l’ignore pas, vous concède la permission de jouir de votre mari, et il serait téméraire de prétendre que l’acte par lequel vous allez peut-être concevoir un fils n’importe pas à la translation des globes.

« Je ne prétends rien, ô héritière de l’Éternité, sinon de vous suggérer une aperception telle quelle de l’Heure qui passe. L’Heure qui passe ! Voyez-vous ce défilé de soixante Minutes frêles aux talons d’airain dont chacune écrase la terre…

« Le recueillement de votre chambre nuptiale, savez-vous de quoi il est fait ? Je vais vous le dire. Il est fait de plusieurs milliards de cris lamentables si prodigieusement simultanés et à l’unisson, par chaque seconde, qu’ils se neutralisent d’une manière absolue et que cela équivaut à l’inscrutable Silence.

« En d’autres termes, c’est l’occasion, sans cesse renouvelée, pour votre Sauveur perpétuellement en croix, de proférer ce Lamma Sabacthani qui ramasse et concentre en lui tout gémissement, tout abandon, toute angoisse humaine et que, seul, peut ouïr, du fond de l’Impassibilité sans commencement ni fin, Notre Père qui est dans les cieux ! »


VII



Les trois premières années de mariage furent heureuses, au delà de ce qui peut être dit ou chanté sur les instruments ordinaires.

Léopold et Clotilde se fondirent tellement l’un dans l’autre qu’ils parurent n’avoir plus de personnalités distinctes.

Une Joie mélancolique, surnaturellement douce et calme, arrivait, chaque matin, pour eux seuls, d’une contrée fort inconnue. Laissant à leur porte toutes les poussières des chemins, toutes les rosées des bois ou des plaines, tous les arômes des monts lointains, elle les éveillait gravement pour le travail et le poids du jour.

L’âme de chacun d’eux frémissait alors, toute lumineuse, dans le regard de l’autre, comme on voit frémir un éphémère dans un rayon d’or. Félicité silencieuse, quasi monastique, à force de profondeur. Qu’auraient-ils pu se dire ? et à quoi bon ?

Ils ne voyaient presque personne. Marchenoir, décidément, livrait sa dernière bataille à une misère enragée de sa résistance de tant d’années et qui, après bien des mois d’une lutte épouvantable, devait l’assassiner par trahison au bord d’un torrent dont les vagues empuanties roulaient les monstres qu’il avait vaincus.

Il venait les voir quelquefois, sillonné de coups de foudre, pâle et conspué, la tête blanchie par l’écume des cataractes de la Turpitude contemporaine, mais plus impavide, plus indompté, plus invaincu, et remplissant la demeure tranquille des mugissements de sa colère.

— Pierre a de nouveau renié son Maître ! criait le prophète, au lendemain de l’expulsion des communautés religieuses. Pierre, qui « se chauffe dans le vestibule » de Dieu et qui est « assis en pleine lumière », ne veut rien savoir de Jésus, quand la « servante » l’interroge. Il a trop peur qu’on le soufflète, lui aussi, et qu’on lui crache au visage !

Combien en faudra-t-il encore de ces reniements, pour que se décide enfin à chanter le « Coq » de France ? Car c’est la France qui est désignée par le Texte Saint. La France dont le Paraclet a besoin ; la France où il se promène comme dans son jardin, et qui est la Figure la plus expressive du Royaume des cieux ; la France réservée, quand même, et toujours aimée par-dessus les autres nations, précisément parce qu’elle paraît être la plus déchue, et que l’Esprit vagabond ne résiste pas aux prostituées !

Ah ! si ce Pape, qui ne sait pas mieux que les vils accommodements de la politique, avait l’âme des Grégoire ou des Innocent ! que ce serait beau !

Voyez-vous Léon XIII jetant l’Interdit sur les quatre-vingts diocèses de France, un Interdit absolu, omni appellatione remota, jusqu’à l’heure où tout ce grand peuple sanglotant demanderait grâce.

… Entendez-vous, à minuit, le glas de ces cloches qui ne tinteront plus désormais. Le Cardinal-Archevêque, accompagné de son clergé, pénètre silencieusement dans la Cathédrale. D’une voix lugubre, les chanoines psalmodient, pour la dernière fois, le Miserere. Un voile noir cache le Christ. Les Reliques des Saints ont été transportées dans les souterrains. Les flammes ont consumé les derniers restes du Pain sacré. Alors, le légat couvert de l’étole violette, comme au jour de la Passion du Rédempteur, prononce à voix haute, au Nom de Jésus-Christ, l’Interdit sur la République Française…

À partir de ce moment, plus de messes, plus de Corps ni de Sang du Fils de Dieu, plus de chants solennels, plus de bénédictions. Les images des Martyrs et des Confesseurs ont été couchées par terre. On cessera d’instruire le peuple, de proclamer les vérités du Salut. Des pierres jetées du haut de la chaire, un peu avant qu’on ferme les portes, avertissent la multitude qu’ainsi le Tout-Puissant la repousse de sa présence. Plus de baptême, sinon à la hâte et dans les ténèbres, sans cierges ni fleurs ; plus de mariages, à moins que l’union ne soit consacrée sur des tombeaux ; plus d’absolution, plus d’extrême-onction, plus de sépulture !…

Je vous dis que la France ne pousserait qu’un cri ! Mourante de peur, elle comprendrait qu’on lui arrache les entrailles, elle se réveillerait de ses abominations comme d’un cauchemar, et le cantique de pénitence du vieux Coq des Gaulés ressusciterait l’univers !…

Les deux amis versaient « l’huile et le vin » de leur paix parfaite sur les plaies horribles de cet égorgé qui partait en les bénissant. Clotilde l’embrassait comme un frère, et Léopold, très peu riche, le secourait de quelque argent.

Ah ! il aurait bien voulu le retirer de cet inégal et mortel combat dont il prévoyait le dénouement ! Mais que faire ? Il sentait que les considérants ordinaires sont sans valeur pour juger un être si exceptionnel, et il était trop en dehors de sa voie pour s’associer à son destin.

Un jour, l’une des dernières fois qu’ils se virent, Marchenoir lui dit

— Nul ne peut me sauver. Dieu lui-même, par égard pour les quartiers pauvres de son ciel, ne doit pas permettre qu’on me sauve. Il est nécessaire que je périsse dans la sorte d’ignominie dévolue aux blasphémateurs des Dieux avares et des Dieux impurs. J’entrerai dans le Paradis avec une couronne d’étrons ![2]

Paroles étonnantes qui le racontaient tout entier, ce grandiloque de boue et de flammes, et que, seul au monde, sans doute, il était capable de proférer !

Une chose à remarquer, c’était que Léopold, aussitôt après son mariage, avait subi des transformations incroyables. Ses allures, ses attitudes, son visage même, s’étaient modifiés.

Il était entré dans la vie conjugale, comme un corsaire gorgé de butin dans la boutique d’un changeur. Il avait versé là tout son bagage de monnaies étrangères et disparates, les unes tachées de rouille, les autres teintes de sang, et on lui avait donné, en retour, la quantité d’or que cela représentait, un petit fleuve d’or très pur qui ne reflétait qu’une seule image.

Par un besoin passionné de se configurer à sa femme, sans doute aussi par l’effet de quelque débâcle intérieure dont elle avait été l’occasion, il avait adopté spontanément les pratiques pieuses de cette Vigilante du Livre Saint, à la lampe toujours allumée, et, peu à peu, était devenu un homme d’oraison.

S’en étonnera qui voudra ou qui pourra. Léopold était surtout un soldat, de l’espèce de ceux qu’on ne peut pas tuer. Il faut alors que Dieu s’en charge lui-même, et il les expédie à sa manière.


VIII



À sa manière. Assurément ce n’était pas une manière humaine, et le mot miracle aurait pu être employé sans extravagance.

Léopold avait été extrêmement loin de tout cela. Il est vrai que la hauteur de son caractère ne l’avait pas moins éloigné de l’antichambre ou de l’écurie du scepticisme. Il croyait, naturellement, spontanément, sans induction, comme tous les êtres faits pour commander. Son admiration sans réserve pour Marchenoir eût été, d’ailleurs, inexplicable autrement.

Mais les passions furieuses, qui avaient fait de lui, dès l’adolescence, leur château fort, n’avaient eu qu’à se montrer aux créneaux de sa formidable face pour mettre en fuite les velléités de recueillement ou de componction qui auraient tenté de s’approcher.

Délivré par Clotilde, en une seule fois, de tout ce qui pouvait faire obstacle à Dieu, il n’avait eu qu’à laisser toute grande ouverte la porte, si longtemps fermée, par où cette victorieuse était entrée dans son cœur. Alors, tout ce qui peut liquéfier le bronze des vieilles idoles s’était précipité derrière elle.

Il est raconté que le saint pape Deusdedit guérit un lépreux en lui donnant un baiser. Clotilde avait renouvelé le prodige, avec cette différence qu’elle-même avait été guérie en même temps que son lépreux, et que, désormais, ils n’avaient pas mieux à faire, l’un et l’autre, que de rendre grâces, à n’en plus finir, dans la pénombre d’une petite chapelle d’amour attiédie par une verrière de pourpre et d’or où la Passion du Christ était peinte.

De même qu’au Sacrement des malades, médecine du corps et de l’âme, dit le rituel, Léopold, béni par le prêtre, juxta ritum sanctæ Matris Ecclesiæ, avait été visité dans tous ses sens, touché comme d’une onction sur ses yeux cruels qui n’avaient pas vu la Face de pardon ; sur ses oreilles inattentives qui n’avaient pas entendu les « gémissements de l’Esprit-Saint » ; sur ses narines de bête féroce qui n’avaient pas odoré les fragrances de la Volupté divine ; sur le « sépulcre » de sa bouche qui n’avait pas mangé le Pain vivant ; sur ses mains violentes qui n’avaient pas aidé à porter la Croix du Seigneur ; sur ses pieds impatients qui avaient marché partout, excepté vers le Saint Tombeau.

Le mot, d’ailleurs si prostitué, de conversion, appliqué à lui, n’exprimait pas bien sa catastrophe. Il avait été pris à la gorge par Quelqu’un de plus fort que lui, emporté dans une maison de feu. On lui avait arraché l’âme et broyé les os ; on l’avait écorché, trépané, brûlé on avait fait de lui un mastic, une espèce de chose argileuse qu’un Ouvrier, doux comme la lumière, avait repétrie. Ensuite on l’avait jeté, la tête en avant, dans un vieux confessionnal dont les planches avaient craqué sous son poids. Et tout cela s’était accompli dans un même instant.

« … Des Splendeurs inconnues, la lumière des Yeux de Jésus, des Voix prodigieuse, des Harmonies qui n’ont pas de nom !… » a dit Rusbrock l’Admirable.

La littérature et l’art n’avaient été pour rien dans cette escalade. Ah ! non, par exemple. Léopold n’était pas de l’école des Rares qui découvrent tout à coup le catholicisme dans un vitrail ou dans un neume du plain-chant, et qui vont, comme Folantin, se « documenter » à la Trappe sur l’esthétique de la prière et le galbe du renoncement. Il ne disait pas, à l’instar de cet imbécile, qu’un service funèbre a plus de grandeur qu’une messe nuptiale, persuadé, jusqu’au plus intime de sa raison, que toutes les formes de la Liturgie sont également saintes et redoutables. Il ne pensait pas non plus qu’une architecture spéciale fût indispensable aux élans de la dévotion et ne songeait pas, une minute, à se demander s’il était sous un plein cintre ou sous un tiers-point, quand il s’agenouillait devant un autel.

Il croyait même, avec Marchenoir, que l’Art n’avait pas le plus petit mot à dire, aussitôt que Dieu se manifestait, et sa pente naturelle était dans le sens de l’Humilité profonde, ainsi qu’on a pu le vérifier historiquement chez la plupart des hommes d’action organisés pour le despotisme.


IX



La naissance, longtemps attendue, d’un fils fut un événement plus considérable que l’abolition définitive de la durée, pour ces deux buveurs d’extase. Ils se crurent mariés depuis quelques heures seulement et s’étonnèrent d’avoir ignoré l’Amour. Un gouffre nouveau s’ouvrit au fond de leur double abîme qu’ils pensaient être cousin germain des concavités du firmament.

Il faut laisser la monographie de telles ivresses aux jeunes bonshommes en condition littéraire, dont c’est l’office de divulguer impuissamment l’âme humaine à des maquereaux inattentifs. Ces deux êtres, plus grands, à coup sûr, qu’il n’est permis dans une société postérieure à tant de déluges, apparurent tout à coup privés d’haleine et pâles de sollicitude, penchés sur un petit pauvre.

Ils le nommèrent Lazare, du nom de ce Druide qu’on a déjà vu et que Léopold choisit pour parrain, de préférence à Marchenoir qui lui paraissait tout de même un arbre bien sombre pour abriter un berceau.

Clotilde, en vraie fille d’un peuple autrefois chrétien, ne voulut pas entendre parler de nourrice, intuitivement assurée que les mercenaires donnent, en même temps que leur lait, un peu de leurs âmes obscures ou contaminées aux Innocents qu’on leur abandonne, quand elles ont la bonté de ne pas les faire mourir.

Le petit Lazare, exceptionnellement vigoureux et beau, fut une fleur éclatante sur le sein de sa mère, et Léopold, qui aimait à travailler auprès d’eux, se persuada qu’un reflet infiniment doux de quelque clarté inconnue émanait de cette présence et se répandait sur sa peinture comme un duvet de lumière…

Les œuvres du grand artiste, à cette époque de sa vie, ses dernières œuvres, hélas ! ont la marque de cette péripétie sentimentale où disparurent les teintes violentes, les heurts farouches des tons, les séditions brusques de la couleur qui donnaient à ses enluminures plus qu’étranges une originalité si forte.

Peu à peu, tout se fondit, s’éteignit dans une espèce d’aqua-tinte pâteuse que délimitait un raide contour. Druide, un certain soir, se détourna d’une feuille que l’infortuné plaçait devant lui, feignit un étourdissement et regarda Clotilde avec des yeux si hagards qu’elle comprit que le malheur frappait à leur porte.

Léopold devenait aveugle. Du moins, il était menacé de le devenir.

Quelque temps auparavant, forcé de travailler une nuit, il avait tout à coup cessé de voir, comme si les deux grosses lampes qui l’éclairaient s’étaient brusquement éteintes. Attribuant le phénomène à un excès de fatigue, il s’était couché à tâtons et le matin, la clairvoyance revenue, s’était borné à en parler avec insouciance, affectant de croire que c’était une chose très simple qui ne valait pas qu’on s’en mît en peine. Silencieusement, Clotilde se prépara à souffrir.

Bientôt, en effet, les troubles reparurent. Un spécialiste consulté prononça que tout travail d’enluminure devait être interrompu, qu’il fallait même y renoncer absolument, sous peine de cécité.

Ce fut un très rude coup. Léopold aimait passionnément son art, cet art, qu’il avait créé, ressuscité, qu’il avait forcé de reparaître vivant et jeune, quand on le croyait si mort que le souvenir même s’en effaçait. Elle était tellement à lui, cette peinture qui remontait l’escalier des siècles et qui ressemblait aux rêves d’un enfant profond !

Qu’allait-il faire maintenant ? Depuis plusieurs années, il ne subsistait que de son pinceau et n’avait jamais songé une minute à « réaliser des économies ». Ah ! oui, des économies ! Les puissances inférieures, les salopes et implacables puissances dont se prévaut, contre les cœurs solitaires, l’identique bassesse du Nombre, ne pardonnent pas. Elles ont des représailles sûres et mortelles. Léopold cessant de peindre, la misère se jeta sur lui, comme les bêtes gluantes sur un beau fruit mûr que le vent a détaché de sa tige.

Il fallut, presque immédiatement, chercher quelque autre moyen de vivre. Les démarches affreuses commencèrent. Plus de recueillement, plus de paix érémitique. C’en était, fait de la tente de velours bleu pâle, dans la clairière silencieuse où l’émeraude et le corail d’une végétation de livre d’heures se profilaient, avec une tendresse mélancolique, sur l’or d’un ciel byzantin. Tout cela, c’était fini pour jamais. Il fallut se noyer l’âme dans les malpropres soucis d’argent, dans la purulence des égoïsmes sollicités, dans le cloaque des poignées de main.

Les anciennes façons de gentilhomme écumeur de cet indiscipliné qui, naguère, semblait toujours parler à ses contemporains avec des pincettes, n’avaient pu lui faire un nombre considérable d’amis. Quand on le vit par terre, ce fut la curée des sourires, des condoléances venimeuses. Sans doute, ses allures s’étaient modifiées d’une manière qui pouvait passer pour miraculeuse, depuis qu’il était heureux ; mais il avait, du même coup, tellement disparu qu’on ne s’en doutait guère. D’ailleurs, il était avantagé, ainsi que la plupart des individus célèbres, d’une légende spéciale — espèce d’eau-forte si énergiquement mordue par l’Envie qu’aucune transfiguration ou métamorphose de l’original n’est capable de l’altérer.

D’un autre côté, son mariage avait scandalisé les oiseaux pourris ou les poissons recommandés par le vomito-negro, qui promulguent, à Paris, les décrets d’un monde puant dont la vieille morale, — expulsée avec horreur des plus basses boutiques de prostitution, — cherche sa vie dans les ordures.

On lui avait attribué les restes du malheureux Gacougnol. Quelques facéties agréables, dans le goût de la sauce Léopold, avaient même agrémenté la chroniquaille de certains journaux que ne lisait pas le solitaire, — fort heureusement pour les turlupins qui tremblaient dans leurs culottes, bien qu’ils se dissimulassent avec attention sous des coquillages d’emprunt.

Le ménage connut les expédients qui font frémir et qui font pleurer, la vente successive des objets aimés dont on croyait ne pouvoir jamais se séparer, le changement de certaines habitudes qui semblent adhérer au principe même de la puissance affective, la suppression graduelle et si douloureuse de toutes les barrières de la vie intime et cachée que ne réalisent jamais les pauvres. Surtout il fallut déménager. Oh ! ceci fut le plus dur.

Leur jolie ruche paisible et claire, aux environs du Luxembourg, était pour Léopold et Clotilde le lieu unique, l’endroit privilégié, la seule adresse qu’ils eussent donnée au bonheur. Ils l’avaient meublée de leurs émotions d’amour, de leurs espérances, de leurs rêves, de leurs prières. Même les souvenirs lugubres n’en avaient pas été écartés. Atténuées fil à fil par une bénédiction venue si tard, les tristesses d’autrefois s’y entrelaçaient avec les joies neuves, comme des figures de songe qu’une tapisserie aux couleurs éteintes aurait fait flotter sur les murs.

Puis, leur enfant était né là. Il y avait vécu onze mois, pendant lesquels avait recommencé la tribulation, et son image de merci était pour eux dans tous les coins.

Au moment d’abandonner cette retraite, les malheureux se crurent exilés de la paix divine. Arrachement d’autant plus cruel que le nouveau gîte où les transplanta la nécessité leur parut sinistre. L’ayant visité par un tiède soleil de fin d’automne, ils l’avaient jugé habitable, mais la pluie froide et le ciel noir du jour de l’installation le transformèrent à leurs yeux épouvantés en une sorte de taudion humide, sombre et vénéneux qui leur fit horreur.

C’était un pavillon minuscule au fond d’une impasse du Petit Montrouge. Ils l’avaient loué en haine des petits appartements, espérant échapper ainsi aux promiscuités ignobles des maisons de rapport. Trois ou quatre autres bicoques du même genre, habitées on ne savait par quels saturniens et calamiteux employés, exhibaient, à la distance de quelques mètres, leurs hypocondres façades badigeonnées d’un lait de chaux aveuglant et séparées les unes des autres par une végétation poussiéreuse de cimetière suburbain qu’empuantirait le voisinage d’une gare de marchandises ou d’une fabrique de chandelles.

Espèce de petite cité bourgeoise, à prétention de jardins, comme il s’en trouve dans les quartiers excentriques, où d’homicides propriétaires tendent le traquenard de l’horticulture à des condamnés à mort.

Ceux-ci furent accueillis, dès le seuil, par tous les frissons. Clotilde, grelottante et consternée, roula aussitôt son petit Lazare dans un amas de couvertures et de châles, ne songeant qu’à le préserver de l’humidité glaciale, singulière, et attendit, avec une angoisse jusqu’alors inconnue, que les déménageurs eussent fini.

Hélas ! ils ne devaient jamais finir, en ce sens que, jusqu’au dernier instant de sa vie, la pauvre femme devait garder l’impression actuelle du désordre triste et banal de ces quelques heures.


X



Le malheur est une larve accroupie dans les lieux humides. Les deux bannis de la Joie crurent flotter dans des limbes de viscosité et de crépuscule. Le feu le plus ardent ne parvenait pas à sécher les murs, plus froids à l’intérieur qu’au dehors, comme dans les cachots ou les sépulcres, et sur lesquels pourrissait un papier horrible.

D’une petite cave haineuse que n’avait certainement jamais élue la générosité d’aucun vin, parurent monter, au commencement de la nuit, des choses noires, des fourmis de ténèbres qui se répandaient dans les fentes et le long des joints d’un géographique parquet.

L’évidence d’une saleté monstrueuse éclata. Cette maison, illusoirement lessivée de quelques seaux d’eau, quand elle attendait des visiteurs, était, en réalité, gluante, à peu près partout, d’on ne savait quels sédiments redoutables qu’il aurait fallu racler avec un labeur sans fin. La Gorgone du vomissement était accroupie dans la cuisine, que l’incendie seul eût été capable de purifier. Dès la première heure, il avait fallu installer un fourneau dans une autre pièce. Au fond du jardin, de quel jardin ! persévérait un amas de détritus effrayants que le propriétaire avait promis de faire enlever et qui ne devait jamais disparaître.

Enfin, tout à coup, l’abomination. Une odeur indéfinissable, tenant le milieu entre le remugle d’un souterrain approvisionné de charognes et la touffeur alcaline d’une fosse d’aisances, vint sournoisement attaquer la muqueuse des locataires au désespoir.

Cette odeur ne sortait pas précisément des latrines, à peu près impraticables, d’ailleurs, ni d’aucun autre point déterminé. Elle rampait dans l’étroit espace et s’y déroulait à la manière d’un ruban de fumée, décrivant des cercles, des oves, des spirales, des lacets. Elle ondulait autour des meubles, montait au plafond, redescendait le long des portes, s’évadait dans l’escalier, rôdait d’une chambre à l’autre, laissant partout comme une buée de putréfaction et d’ordure.

Quelquefois elle semblait disparaître. Alors on la retrouvait au jardin, dans ce jardin des bords du Cocyte, clos d’un mur de bagne capable d’inspirer la monomanie de l’évasion à un derviche bancal devenu équarrisseur de chameaux atteints de la peste.

Ce que fut pour les naufragés l’existence des premiers jours, il n’y a que l’ange préposé à la flagellation des Âmes qui pourrait le dire.

La puanteur est un fourrier qui court en avant des Larves cruelles, quand il leur est permis de remonter du fond de l’abîme, et la peur froide l’accompagne. Certaines circonstances trop affreuses pour n’être pas réelles et, d’ailleurs promptement suivies, de quelle rafale d’horreur ! ne permirent pas à Clotilde d’abord, et à son mari ensuite, de douter qu’ils ne fussent tombés, pour la trempe surnaturelle de leur courage, dans un de ces lieux maudits, que ne désigne comme tel aucun cadastre fiscal, où l’Ennemi des hommes prend son délice et se met à califourchon.

Le petit Lazare, paraissant indisposé depuis le désarroi funèbre de l’emménagement, sa mère dormait seule, près de lui, dans une chambre du rez-de-chaussée qu’on avait trouvée un peu moins sinistre que les autres. Léopold, fermait avec soin toutes les issues et gagnait une cellule fétide à l’étage supérieur.

Dès la seconde nuit, Clotilde fut arrachée au sommeil par des coups d’une violence extrême frappés à la porte extérieure, comme si quelque malfaiteur essayait de l’enfoncer. L’enfant dormait et le père, dont elle crut entendre de loin la respiration égale et sonore, ne semblait pas avoir été troublé. Le vacarme avait donc été pour elle seule. Glacée de terreur et n’osant bouger, elle invoqua les âmes pieuses des morts qu’on dit puissantes pour écarter les sombres esprits. Le lendemain, elle n’en parla pas, mais il lui resta, de cette première visitation de l’Épouvante, une anxiété lourde, une transe de catacombes dont elle eut le cœur crispé.

D’analogues avertissements lui furent donnés les nuits suivantes. Elle entendit une voix panique hurlant à la mort. Des heurts mystérieux d’impatience et de colère firent sonner les cloisons et jusqu’au bois de son lit. Affolée, hagarde, ayant la sensation d’une griffe dans ses cheveux, mais craignant de partager ce hors-d’œuvre d’agonie avec son malheureux homme, elle fit venir un prêtre de la paroisse pour bénir la maison.

« Pax huic domui et omnibus habitantibus in ea… Seigneur, tu m’arroseras avec l’hysope et je serai net ; tu me laveras et je serai blanchi plus que la neige. Exauce-nous, Seigneur saint, Père tout-puissant, éternel Dieu, et de tes cieux daigne envoyer ton saint ange pour qu’il garde, réchauffe dans son sein, protège, visite et défende ceux qui résident en cet habitacle. Par le Christ Notre Seigneur. »

La nuit qui vint sur cette bénédiction fut paisible, mais celle d’après, ah ! Jésus très obéissant qui sortîtes de la mort et du tombeau, quelle épouvantable nuit !

Un cri inhumain, un croassement de supplicié par les démons mit la pauvre femme sur son séant, yeux dilatés, dents claquantes, membres disloqués par le tremblement et cœur poussé, comme le battant d’une cloche d’alarme, contre les parois de ce flanc qui avait porté un enfant de Dieu. Elle se jeta au berceau de son fils. L’innocent n’avait pas cessé de dormir et la clarté pâle de la veilleuse le montrait si pâle qu’elle chercha son souffle.

Elle fut alors frappée de cette circonstance qu’il dormait trop depuis une semaine, qu’il dormait presque continuellement et qu’il avait toujours froid aux pieds. Comprimant une crise de sanglots, elle le prit très doucement dans ses bras et le porta près du feu.

Quelle heure pouvait-il être ? Elle ne le sut jamais. Il pleuvait un silence énorme, un de ces silences qui font perceptible la rumeur des petites cataractes artérielles…

L’enfant exhale une plainte faible. La mère ayant essayé vainement de le faire boire, il s’agite, paraît soudain tout égaré, jette ses bras mignons contre l’Invisible, à la manière des puissants qui meurent, et commence le râle de son agonie.

Clotilde, comblée d’effroi, mais ne comprenant pas encore que c’est la fin, met la tête du cher souffrant sur son épaule, dans une position qui l’a plus d’une fois calmé, et se promène longtemps en larmes, le suppliant de ne pas la quitter, appelant à son secours les Vierges Martyres à qui les lions ou les crocodiles mangeaient les entrailles pour l’amusement de la populace.

Elle voudrait bien la présence de son mari, mais elle n’ose élever la voix et l’escalier est si difficile dans les ténèbres, surtout avec un pareil fardeau ! À la fin, le petit être tombe de son cou sur son sein, et elle comprend.

— Léopold ! notre enfant meurt ! crie-t-elle d’une voix terrible.

Celui-ci a dit plus tard que cette clameur l’avait atteint dans son sommeil, comme un bloc de marbre atteint le plongeur au fond d’un gouffre. Accouru tel qu’un projectile, il n’eut que le temps de recueillir le dernier frisson de cette commençante vie, le dernier regard sans lumière de ces yeux charmants dont l’azur clair se faïença, s’émailla d’une vitre laiteuse qui les éteignit…

En présence de la mort d’un petit enfant, l’Art et la Poésie ressemblent vraiment à de très grandes misères. Quelques rêveurs, qui paraissaient eux-mêmes aussi grands que toute la Misère du monde, firent ce qu’ils purent. Mais les gémissements des mères et, plus encore, la houle silencieuse de la poitrine des pères ont une bien autre puissance que les mots ou les couleurs, tellement la peine de l’homme appartient au monde invisible.

Ce n’est pas exactement le contact de la mort qui fait tant souffrir, puisque cette punition a été si sanctifiée par Celui qui s’est appelé la Vie. C’est toute la joie passée qui se lève et gronde comme un tigre, qui se déchaîne comme l’ouragan. C’est, en une manière plus précise, le souvenir magnifique et désolant de la vue de Dieu, car tous les peuples sont idolâtres, vous l’avez beaucoup dit, ô Seigneur ! Vos tristes images ne savent adorer que ce qu’elles croient voir, depuis si longtemps qu’elles ne vous voient plus, et leurs enfants sont pour elles le Paradis de Volupté.

Or il n’y a pas d’autre douleur que celle qui est racontée dans votre Livre. In capite Libri scriptum est de me. On a beau chercher, on ne trouvera pas une souffrance hors du cercle de feu de la tournoyante Épée qui garde le Jardin perdu. Toute affliction du corps ou de l’âme est un mal d’exil, et la pitié déchirante, la compassion dévastatrice inclinée sur les tout petits cercueils est, sans doute, ce qui rappelle avec le plus d’énergie le Bannissement célèbre dont l’humanité sans innocence n’a jamais pu se consoler.


XI



Ils l’habillèrent de leurs mains pour le Berceau définitif que le Verbe de Dieu balance avec douceur parmi les constellations. Puis ils s’assirent en face l’un de l’autre, attendant le jour. Deux ou trois heures, ils subirent cet évanouissement secourable de la pensée et du sentiment qui est le premier état d’une douleur immense.

Un seul mot fut proféré, le mot Bénédiction tombé des lèvres de la mère et que Léopold comprit très bien. « Ceux-là sont ceux qui n’ont pas souillé leurs vêtements… Ils suivent l’Agneau sans tache partout où il va », dit la Liturgie. Les chrétiens ont ce réconfort de savoir qu’il y a surtout des petits dans le Royaume et que la voix des Innocents qui sont morts « fait sonner la terre »… Ils auraient beau souffrir désormais, chercher leurs âmes à tâtons dans les pires chemins qui soient sous le ciel, tout de même ils étaient sûrs que quelque chose d’eux resplendissait bienheureusement au delà des mondes.

Le jour parut, un jour blême qui avait, lui aussi, le regard d’un mort et il leur montra leur solitude. Personne, jusqu’à cet instant, n’était venu les voir dans leur nouveau gîte, et les rares amis demeurés fidèles étaient loin et dispersés.

Le souci le plus aigu dont puisse être poignardé un père mit Léopold sur ses pieds.

— Comment ferai-je pour enterrer mon enfant ?

Une pièce de cent sous eût été introuvable dans la maison. Il alla supplier la concierge de le remplacer auprès de sa femme et prit la fuite comme un insensé. Quelques heures après, muni d’une légère somme, à quel prix obtenue ! il revenait juste assez tard pour être privé de la consolante occasion de casser les reins au médecin des morts.

Ce personnage fantastique, évoqué par son absence, était sur le point de partir. On pouvait contempler en lui un de ces ratés sinistres et sans pardon, incapables de diagnostiquer une indigestion, que délègue la compétence municipale pour légaliser le trépas des citoyens, condamnés ainsi, quelquefois, à recommencer leur agonie sous six pieds de terre. Les entrepreneurs de pompes funèbres, qui ont toujours le mot pour rire, l’avaient surnommé le bourreau du XIVe arrondissement.

Clotilde avait eu la vision soudaine d’une sorte d’avoué ou d’huissier du corbillard, à graisse jaune et à favoris couleur de rouille, sur l’ignoble mufle de qui se mouvait continuellement une verrue grisâtre assez comparable à un gros cloporte.

Le goujat, se voyant chez des pauvres, était entré en gueulant et, sans même ôter son chapeau, avait, un moment, palpé, retourné de sa profanante main le petit corps lamentable, puis, regardant la mère suffoquée de tant de crapule, avait dit en ricanant ces inconcevables mots :

Ah ! ah ! vous pleurez, maintenant que c’est fini !

Oui vraiment, c’était un coup de chance pour la peau du chien que Léopold n’eût pas entendu cela !

Aussitôt après, il demanda, avec l’autorité d’un garde-chiourme, qu’on lui montrât les ordonnances, devinant, sans doute, que ces pièces n’existaient pas. Clotilde, qui avait le cœur exactement au bord des lèvres, parvint cependant à répondre qu’à la vérité l’enfant avait paru languir les derniers jours, mais que, l’ayant guéri elle-même plusieurs fois de tel ou tel malaise analogue, elle n’avait pas même songé à l’intervention dangereuse d’un médecin et qu’au surplus, la crise finale s’était produite au milieu de la nuit d’une manière si foudroyante qu’il eût été impossible d’invoquer un secours humain.

L’autre, irrité de cette réponse et qui semblait avoir pris l’air de la baraque diabolique, évacua des choses imprécises, mais d’une insolence plus ferme, et qui tendaient au certificat d’un soupçon horrible, ayant soin de mettre en valeur les mots de négligence criminelle, de grave responsabilité, etc.

— Finissons-en, Monsieur ! dit la chrétienne avec force. Il n’est arrivé que ce que Dieu a voulu et je n’ai que faire de vos discours insultants. Si mon mari était là, vous ne me parleriez pas ainsi.

À ce moment Léopold rentrait. Un coup d’œil lui fut assez. Sans desserrer les lèvres ni faire un geste, il braqua sur le ruffian une si congédiante face que celui-ci roula vers la porte comme un torche-cul balayé du vent.

À la mairie, l’employé du bureau des décès déclara à Léopold que l’heure de l’enterrement ne pouvait être fixée, le rapport du médecin nécessitant une enquête, et qu’on enverrait un autre voyou. Il laissa même entrevoir gracieusement l’éventualité d’une autopsie !…

Le deuxième savant, imploré presque à genoux, se montra flexible et l’horreur suprême fut épargnée à ces malheureux. Mais à cela près, la mesure fut comble. Pendant deux nuits consécutives, ils purent manger et boire leur tourment et garder encore de ce viatique pour le reste de leurs jours.

Des deux écrasés, Clotilde parut la plus forte et fut obligée de secourir son compagnon. Cet artiste si ombrageux, cet aventurier affronteur de toutes les morts, ce téméraire d’entre les casse-cou, dont on n’avait jamais vu le cœur faillir, eut besoin de s’appuyer sur sa femme pour ne pas tomber.

Il se rappelait un geste, rien qu’un geste. Le soir qui avait précédé la catastrophe, au moment où il allait monter dans sa chambre, l’enfant s’était détourné de sa mère et avait tendu vers lui une de ses mains pour le caresser à son ordinaire. Mais Clotilde, qui n’était parvenue qu’à peine à faire prendre le sein au petit malade et qui craignait une distraction, avait éloigné d’un signe de tête son pauvre mari que le souvenir de ce geste puéril, de cette dernière caresse perdue, torturait maintenant d’une manière affreuse. Car l’âme humaine est un gong de douleur où le moindre choc détermine des vibrations qui grandissent, des ondulations indéfiniment épouvantables…

Funérailles d’indigents, cimetière de Bagneux, fosse commune… Ah ! toutes ces choses, dans la neige !

Marchenoir seul fut présent. Druide, informé trop tard, ne put être rencontré qu’au retour. Ces quatre créatures d’exception pleurèrent ensemble dans la maison désolée et abominable.

Puis, ce qu’on ose appeler la Vie reprit tranquillement son cours.


XII



Léopold et Clotilde avaient été heureux trois ans. Trois ans ! Il fallait payer cela et ils virent bientôt que la mort de leur enfant ne suffisait pas. Songeant que leur part de joie dans le triste monde avait bien pu représenter les délices de dix mille hommes, ils se demandèrent si n’importe quoi suffirait jamais.

Il y avait d’abord ce logis odieux, ce cabanon de pestilence et d’effroi qu’ils ne pouvaient fuir sur-le-champ, où la misère les condamnait à l’atrocité inexprimable d’un deuil puant.

Qu’on se représente l’horreur démoniaque de ceci. Au moment où les croque-morts allaient le coucher dans sa bière, Clotilde avait voulu baiser une dernière fois son petit Lazare que ne ressusciteraient les larmes d’aucun Dieu, et l’infâme vapeur qui l’avait tué, rôdant alors autour de ce front charmant, avait failli la suffoquer.

Pourquoi cette souffrance hideuse ? Pourquoi cette affliction de réprouvés ? ô Seigneur ! On ne refusait pas de souffrir, mais souffrir précisément comme cela ! Était-ce possible ?

L’inexplicable fétidité parut devenir plus dense, plus lourde, plus tenace, plus lente. Ils la trouvèrent à la fois partout. Elle imprégnait leurs vêtements et courait avec eux dans Paris, sans que pluie ou gel pût la dissiper. Ils en vinrent à supposer un cadavre caché dans quelque épaisseur de maçonnerie, conjecture que rendait singulièrement plausible le caractère spécial des visions ou des cauchemars qui ne cessaient de harceler Clotilde, aussi bien dans sa veille que dans son sommeil. C’était à croire qu’un crime avait dû se consommer là et qu’en cherchant bien, on en trouverait des traces.

Léopold écrivit au propriétaire une lettre véhémente qui n’eut d’autre pouvoir que de faire apparaître la plus répugnante figure de basse fripouille.

C’était un marchand d’habits décrochés, un lessiveur de vieux pantalons, un mastoc frotté de pommade qui pouvait passer pour avoir été construit avec des quartiers de viande juive et des rognures volées à quelque fondoir, monstrueusement surcollés à une carcasse de souteneur parisien. Une énorme pipe de maquignon cossu et batifolard, toujours fumante à sa gueule, et toute une bijouterie contrôlée sur les boulevards extérieurs, complétaient sa physionomie.

Le drôle trouva Clotilde seule, salua d’un tout petit geste protecteur, sans se découvrir ni retirer son brûlot, frotta sur le parquet ses bottes boueuses, fit quelques pas dans les chambres, lâcha de la fumée et de la salive, eut le clin d’yeux entendu et le réticent sourire d’un geôlier malin à qui on n’en donne pas à garder, enfin coupa court aux doléances que la pauvre femme, figée de dégoût, essayait de pousser dans le vestibule de son attention, déclarant d’un ton péremptoire qu’aucun locataire jusqu’alors ne s’était plaint du tabernacle, qu’on avait eu, d’ailleurs, tout le loisir de l’examiner avant la signature de l’engagement et que, pour lui, quelle que fût sa bonne volonté, il ne voyait rien à faire.

Quelques jours après, sur la menace d’une enquête administrative, il daigna expédier son architecte, personnage avantageux et bien affilé qui trancha instantanément toutes les questions et conclut dans le sens de son envoyeur.

Une démarche à la Salubrité publique, où sa patience fut exercée par une vingtaine de culs-de-plomb à moutarde répartis dans des bureaux inaccessibles, apprit du moins à Léopold qu’il n’y avait rien à espérer de cette administration. Il fallait écrire au préfet de la Seine sur une feuille de papier timbré, exposer clairement et respectueusement le grief à ce haut seigneur, puis attendre, la paix dans l’âme, — en payant régulièrement les termes de loyer, — qu’on voulût bien donner une suite quelconque au placet, dans un nombre indéterminé de mois.

Les empoisonnés s’adressèrent au commissaire de police, sans obtenir plus de réconfort. Le délégué affirma que l’odeur de cadavre était une illusion. Peut-être, en effet n’existait-elle pas ce jour-là. Peut-être aussi le miasme infernal ondulait-il cauteleusement autour de ce visiteur, sans impressionner son appareil olfactif, ainsi qu’on l’avait observé diverses fois. Au total rien à faire, comme l’avait dit l’aimable propriétaire, absolument rien, surtout pour des pauvres. La société est extra-fine et la propriété immobilière admirablement gardée.

Une vérité incontestable, c’est que le chrétien, le vrai chrétien pauvre, est le plus désarmé de tous les êtres. N’ayant pas le droit ni la volonté de sacrifier aux idoles, que peut-il faire ? Si son âme est haute et forte, les autres chrétiens, vautrés devant tous les simulacres, se détournent de lui en criant d’horreur. Les divinités infâmes le regardent avec leurs faces de bronze et les renégats humiliés par sa constance demandent qu’on le livre aux bêtes. S’il tend la main pour implorer une aumône, cette main plonge dans une fournaise…

Léopold tombé de son art ne put éviter le cloaque au milieu duquel sa chute le précipitait. On l’y enfonça le plus possible. Comme il tentait de se mettre à genoux pour mieux souffrir, d’anciens amis piétinèrent, tassèrent l’ordure au-dessus de lui, et on fit passer là des chars de triomphe où s’étalaient le maquerellage et le putanat. Ensuite on l’accusa de paresse, de scatologie,… d’ingratitude.

Il expérimenta cette loi, toujours invraisemblable et toujours promulguée, qu’un artiste est invariablement exécré au prorata de sa grandeur et que si, la meute féroce venant à le pourchasser, sa vigueur s’épuise, il ne trouvera pas même un garçon de charrue assez généreux pour ne pas lui jeter son coutre à travers les jambes. La Fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraît pas mortel.

Combien de métiers n’essaya-t-il pas, l’infortuné dans l’âme de qui vacillaient encore tous les luminaires du Moyen Âge ! Les Invisibles qui versent à boire aux agonisants qu’on abandonne en furent témoins.

Il sut alors, exactement, ce qu’avait pu être la célèbre tribulation de Marchenoir, dont la vie entière s’était passée à ramer sur ce banc de galériens et qui allait mourir, l’un des plus hauts écrivains du siècle, sans avoir obtenu ni sollicité de ses contemporains les plus intrépides le cordial hospitalier d’un doigt de justice.

L’enlumineur lui avait dû quelques-unes de ses meilleures inspirations. Il lui devait surtout, en grande partie, d’être devenu un chrétien profond, et parce qu’il tâchait de voir en plein la Face de Dieu, il désira d’être configuré aux souffrances de ce supplicié.

De son côté, Clotilde avait trouvé d’homicides coutures chiennement payées et on subsistait ainsi, l’un par l’autre, sans lendemain, de façon très-rigoureuse.

« Les renards ont leurs tanières », dit la Parole. Le plus bas degré de la misère est, assurément, de n’avoir pas ce qui peut s’appeler un domicile. Quand le poids du jour a été écrasant, quand l’esprit et les membres n’en peuvent plus, et qu’à force de souffrir on a entrevu l’abomination réelle de ce monde qui est le spectacle des Séraphins épouvantés, — quel rafraîchissement de se retirer en un lieu quelconque où on est vraiment chez soi, vraiment seul, vraiment séparé, où on peut décoller le masque exigé par l’indifférence universelle, et fermer sa porte, et prendre sa douleur par la main, et la presser longuement sur sa poitrine, à l’abri des douces murailles qui cachent les pleurs ! Cette consolation des plus pauvres était refusée aux deux misérables.

— Chère amie, dit un soir Léopold à sa femme, qui n’avait pu retenir une crise de sanglots, je crois lire dans ta pensée. Ne me dis pas non. Quelques-unes de tes paroles m’ont averti depuis longtemps. Tu te reproches d’être funeste à ceux qui t’aiment, n’est-il pas vrai ? Je ne sais si une telle crainte est permise à une chrétienne qui mange tous les jours le Corps de son Juge. En vérité, je ne le sais pas et peut-être les plus forts ne le savent-ils pas davantage. Mais je veux, un instant, la supposer légitime. Te voilà donc terrible. Ta présence attire les bourdons de la mort, le bruit de tes pas éveille le malheur, ta voix douce encourage la coalition de l’aspic et du basilic. À cause de toi, on est massacré, on devient aveugle, on meurt de chagrin, on est captif dans les lieux infects… Qu’est-ce que cela prouve, sinon que ton importance est grande et ta voie très exceptionnelle ? Pourquoi ne serais-tu pas, en vertu de quelque décret préalable à ta naissance, une excitatrice de Dieu, une pauvre petite personne qui met en émoi sa justice ou sa bonté ? Il y a des êtres comme cela et l’Église en a catalogué un certain nombre sur ses Diptyques. Ils ont le pouvoir, inconnu d’eux-mêmes, de circonscrire instantanément une destinée, d’accumuler, dans la pression de leur main ou dans leur baiser, tout l’éventuel et tout le possible qui s’échelonnent le long du chemin de l’individu responsable, et de faire éclater d’un coup la floraison de cette ronce de douleur. Avant de te connaître, ma Clotilde, je croyais vivre, parce qu’il me semblait que mes passions étaient quelque chose. J’étais une brute, rien de plus. Tu m’as congestionné de vie supérieure et nos trente mois heureux ne tiendraient pas dans tout un siècle. Appelles-tu cela être funeste ? Aujourd’hui nous sommes invités à monter plus haut que le bonheur. Ne crains rien, j’ai de quoi te suivre.

Clotilde lui ferma la bouche avec ses lèvres.

— Tu as raison, sans doute, mon bien-aimé. J’ai honte d’être si peu devant toi, mais puisque tu oses prétendre que j’en ai le pouvoir, je t’emprisonne volontiers dans la vie éternelle.


XIII



Il fallut croupir six mois. Il y eut d’abord le printemps qui rajeunit et dilata la pestilence, puis l’été qui la fit bouillir et l’exalta. Une végétation pisseuse, galeuse, hypocondriaque et vindicative se déclara dans le jardin, où coururent des légions d’insectes noirs. Des fleurs, autrefois semées par des mains réfractaires à toute bénédiction valable et qui eussent détérioré le flair d’un dogue, balancèrent sur l’étroit sentier leurs cassolettes habitées par des pucerons effrayants.

Ensuite, comme si tout cela n’était pas assez, une maison colossale, babélique, se dressa tout à coup dans le voisinage immédiat. Une armée de maçons qui ne connaissaient pas le Saint Jour secoua le plâtre sur ce paysage qu’il eût été si louable de désinfecter.

Pendant les deux derniers mois, quatre-vingts fenêtres en construction, percées dans des murs impies dont le pauvre lambeau de ciel était offusqué de plus en plus, tamisèrent obstinément l’asphyxie et le désespoir. La chaux en poussière envahit les meubles, les vêtements, le linge, poudra les têtes et les mains, brûla les yeux. On en mangea et on en but. Vainement on essayait de se calfeutrer, quand on se croyait assez forts pour affronter, un instant, la fermentation impétueuse de l’intérieur. Le dentifrice implacable se glissait par toutes les fentes, comme les cendres fameuses qui ont étouffé Pompei, et s’épandait invinciblement par les chambres closes.

La chaleur, qui fut excessive cette année-là, fit paraître les nuits encore plus atroces que les jours. On vit alors galoper partout des punaises à frimas, des punaises blanchâtres et amidonnées qui réalisèrent le dernier degré de la dégoûtation et de l’horreur.

Nul remède à toutes ces choses, nulle plainte à essayer, nulle réclamation à entreprendre. C’était bien connu. Les héros qui font bâtir sont peut-être encore plus adorables que les demi-dieux qui ont déjà bâti, et l’indigent est une négligeable crotte entre l’une et l’autre majesté. Le Deutéronome des goujats vainqueurs, le Code civil et carnassier que Napoléon promulgua, ne daigne pas remarquer seulement son existence, et cela répond à tout.

Léopold et Clotilde prenaient la fuite aussi souvent qu’ils pouvaient. Ils allaient dans les églises qui sont, aujourd’hui, les seules cavernes où les fauves au cœur saignant se puissent réfugier encore. Ils se promenaient dans la paix sublime des cimetières, s’agenouillant, çà et là, sur les tombes en ruine des plus vieux morts, dont quelques-uns, sans aucun doute, avaient autrefois crucifié leurs frères. Puis, pour retarder autant qu’il était en eux l’exécrable instant du retour, ils s’asseyaient devant un café et regardaient passer les fantômes.

Plus rarement, lorsqu’un peu d’argent tombait sur eux, ils se ruaient à la campagne, lisant ou causant, une journée entière, dans les coins les plus écartés des bois. Mais il fallait reprendre bientôt la puanteur, la suffocation, l’insomnie, l’épouvante, le vomissement, le chagrin noir au fond d’un puits noir, et leurs âmes vêtues de patience dérivaient dans l’ombre…

Souvent seule à la maison, Clotilde songeait à son enfant sous la terre. De tout son courage, elle tâchait habituellement d’écarter l’image précise, l’image terrible, mais l’obsession était la plus forte.

C’était d’abord un point, rien qu’un point au bord du cœur, qui lui coupait brusquement la respiration. Un peu après, son aiguille s’échappait de ses doigts, sa jolie tête se renversait en arrière dans un mouvement d’agonie, ses mains se crispaient, se contracturaient au-dessus de son visage. — Fiat voluntas tua ! gémissait-elle, et sa détresse était infinie.

Si elle faisait assez de pitié à Celui qui regarde tourner les mondes pour qu’un flot de larmes vînt la secourir et que le supplice diminuât, elle en demeurait étourdie, somnolente, hallucinée.

— Ne va pas dans ce coin noir, mon enfant mignon ! — Ne touche pas à ce grand couteau qui pourrait percer ton petit cœur ! — Prends garde aux méchants hommes qui t’emporteraient ! — Viens dormir sur mes genoux, mon amour malade !

Prononçait-elle vraiment ces mots, où reparaissait la trace des anciens tourments ? Elle n’eût pu le dire, mais ils frappaient son oreille comme des sons que sa bouche aurait proférés, et le souvenir de cet être mort à onze mois se confondait tellement dans son esprit, avec l’idée lustrale de la Pauvreté, qu’elle le revoyait auprès d’elle, âgé de cinq ans… On ne sait pas ce que les âmes peuvent souffrir.

Aux très vieux temps, il était recommandé, dans les affres de la torture, d’invoquer le Bon Larron, et de rester immobile, de ne pas bouger, de ne pas remuer les lèvres, quelle que fût l’angoisse. Mais cela, ô Dieu ! c’est le secret de vos Martyrs, c’est la méthode sainte qui n’est pas facile aux chrétiens privés de miracles. Le partage de la multitude n’est-il pas d’expirer de soif au bord de vos fleuves !…

Enfin, on put quitter l’endroit effroyable, la cité gravéolente et moisie où, d’ailleurs, venait de s’abattre, attirée par l’odeur de mort, une congrégation de prostituées dont le propriétaire avait été ébloui. C’était le comble, et l’épreuve devenait impossible par son excès même.

Un recouvrement inespéré permit tout juste à ces orphelins de leur propre enfant de s’installer hors de Paris, dans un très humble pavillon de Parc-la-Vallière et d’y respirer en paix quelques jours.


XIV



Voilà donc leur vie changée. Il n’y a plus de cauchemar, plus de peste, plus de vermine. On est sorti du nuage de plâtre. Mais ce qui reste est bien assez pour qu’on y succombe.

Tout à l’heure, au moment où les rattrapait ce trop véridique récit et lorsque Clotilde, attendant son cher mari, pleurait sur les pieds du grand crucifix, l’unique objet de quelque valeur qui leur restât, la douce créature avait sans doute revu, dans l’irradiation torrentielle et synoptique de la pensée, ce qui vient d’être raconté en tant de mots. Elle l’avait même revu, c’était bien certain, d’une manière plus poignante, plus détaillée.

Cette amertume, cependant, aurait pu ne pas être sans douceur, si la condition présente avait été moins dure et le très prochain avenir moins effrayant. Au contraire, toutes les menaces étaient sur eux. La vue de Léopold s’affaiblissait de jour en jour, et le sphinx de la subsistance quotidienne se faisait indevinable de plus en plus.

Sur le conseil d’un éditeur qui lui faisait de chiches avances, il venait d’entreprendre une divulgation littéraire de son mystérieux et tragique pèlerinage au Centre africain. Raisonnablement on pouvait espérer le succès de la tentative, mais quelle besogne pour un malheureux qui n’avait jamais écrit !

Son étonnante femme l’aidait de toutes ses forces, de toute l’intuition de son âme, écrivant sous sa dictée, l’aidant à porter, à classer les matériaux ; lui faisant remarquer parfois de lumineuses corrélations qui amplifiaient les épisodes jusqu’à leur donner un sens d’humanité générale ; rectifiant, avec une spontanéité incroyable, la pensée par l’expression, et révélant au narrateur la magnificence évocative de certaines images qu’il avait lui-même conçues.

Autant qu’il était possible, ce fut, en une nouvelle manière, l’enluminure continuée pour Léopold qui ne cessait de bénir et d’admirer sa compagne. Malheureusement, ce travail d’érection d’une pyramide par deux enfants n’avançait qu’avec une extrême lenteur. Trop souvent aussi il fallait tout lâcher pour se mettre à la recherche d’un morceau de pain.

Ils songèrent à consulter Marchenoir, qui ne se montrait plus depuis quelque temps. Ils venaient même de lui écrire, lorsque Druide éperdu vint leur annoncer sa mort…

Ce fut une catastrophe énorme, une désolation qui les écrasa. Et quelle pitié sur cette mort ! Quelle pitié !

Seul, dénué de tout, n’ayant pas même obtenu un prêtre, ce chrétien des catacombes n’avait pu compter que sur un miracle pour être fortifié au dernier instant.

On n’avait pas été averti du danger et tout le monde arriva trop tard. Il n’y eut personne pour recueillir les dernières paroles de celui qui avait si grandement parlé toute sa vie, et que les hommes refusèrent si obstinément d’écouter !

Assassiné par la plus féroce misère, il eut son repos dans le même lieu que l’enfant de Léopold qui ne l’avait précédé que de quelques mois, et les deux sépultures très humbles furent peu éloignées l’une de l’autre. Le rude sommeil des gisants ne fut pas troublé par le bruit des pas de ceux qui convoyèrent le nouveau dormeur. Oh ! non, une mouche les eût comptés, mais ils pleurèrent véritablement.

La pitié haute et surnaturelle, qui assume le remords des implacables, paraît être la transfixion la plus douloureuse. Une demi-douzaine de navrés, qui ne parlaient pas, sentit en ce jour, à une profondeur extraordinaire, que la seule excuse de vivre c’est d’attendre la « Résurrection des morts », comme il est chanté au Symbole, et que c’est une vanité terrible de s’agiter « sous le soleil ».

Où trouver une intellectualité plus dévorante, plus formidablement pondérée, plus capable de broyer et d’arrondir tous les angles de la table de Pythagore, mieux faite pour vaincre ce qui paraît invincible, que le lamentable qu’on portait en terre ?

La force qu’on pouvait croire plus que suffisante pour dompter les monstres de la Sottise ou les cétacés pervers s’était épuisée contre des sacs d’excréments, contre des gabions de tripes humaines !

Réduit à vivre hors du monde, il y avait vécu comme les Turcs hors de Byzance, menace permanente et effroyable pour une société en putréfaction.

Mais voilà qu’on en était enfin délivré ! Quelle joie pour les vendus, pour les vendeurs, pour les capitulards de toutes les forteresses de la conscience, pour « les chiens qui remangent ce qu’ils ont vomi et les truies lavées qui se replongent aussitôt dans les immondices », pour les hongres ou les chameaux employés au déménagement d’un peuple, qui fait descendre, avec précaution, ses lois et ses mœurs par l’escalier en colimaçon de l’Abîme !

On allait, sans doute, illuminer. Pourquoi donc pas ? Dans tous les cas, il pouvait compter sur une belle presse, pour la première et dernière fois, l’écrivain hardi que le lâche silence de tous, à commencer par les plus fiers, avait étouffé ! La racaille des feuilles publiques allait pouvoir s’accroupir sur lui. Rien à craindre désormais. Les sagittaires ne lancent pas de flèches du fond des tombes et les glapissements de la réclame leur sont inutiles.

Léopold, ivre de douleur, se disait que c’était tout de même prodigieux qu’il ne se fût jamais rencontré un seul homme parmi ceux qui décernent le potin pour dénoncer aux crachats de la multitude cette iniquité ! Pas un, c’était à confondre !

Des trois ou quatre autour desquels flottait encore un semblant de quelque chose, aucun, fût-ce dans l’ivresse et pour soutenir un pari dément, n’avait crié :

— J’entends n’être pas complice d’une aussi salope conspiration. Il me chaut très peu que tel ou tel bonze ait été rossé plus ou moins fraternellement par ce Caïn à qui nul ne peut reprocher une vilenie de plume, et qui est, sans contredit, l’un des grands écrivains français. Quelque prostitué que je sois, je me vomis, à la fin, de toujours entendre chuchoter qu’un magnanime qui n’a pas vénéré nos lupanars doit être frappé dans le dos par des escarpes aux pieds de velours et des maquereaux tremblants ! Je vais donc m’offrir l’héroïque fredaine de parler pour celui dont les paladins et les gladiateurs osent à peine murmurer le nom. Je rugirai même, s’il est en mon pouvoir de rugir, et il ne sera, sacrebleu ! pas dit que j’ai attendu que ce vaillant crevât de misère pour danser ostensiblement autour de son corps, avec les Papous et les cannibales, enfin rassurés !…

Druide, qui gémissait dans les mêmes griffes que Léopold, se rappela tout à coup — on ne sait comment viennent ces choses ! — un poème de Victor Hugo qui l’avait émerveillé.

Un astronome annonce une comète colossale qui ne pourra être vue, avec d’excessives angoisses, que par une lointaine postérité. Le prophète, montré au doigt tel qu’un maniaque dangereux, meurt bientôt après dans l’ignominie. Pluie d’années sur sa tombe. Le pauvre homme n’est plus qu’un petit tas d’ossements émiettés dont personne ne se souvient. Son nom, gravé dans la pierre, a été rongé alternativement par les deux solstices. Les honnêtes gens qu’il terrifia, et qui l’abattirent comme une rosse, jouissent maintenant d’une paix profonde, car ils sont eux-mêmes, pour la plupart, couchés dans le voisinage.

Mais l’heure est venue, la minute, la seconde calculée, il y a si longtemps, par cette poussière, et voici que l’immensité s’illumine et qu’apparaît le monstre de feu, traînant dans le ciel une chevelure de plusieurs milliards de lieues !…

Si l’homme est plus noble que l’univers, « parce qu’il sait qu’il meurt », l’analogie sidérale évoquée par le cerveau du peintre grandiose de la populace de Byzance n’avait ici rien d’extravagant.

Certaines œuvres de Marchenoir, lancées naguère dans les froids espaces et que la scélératesse imbécile avait cru fourrer en même temps que lui sous la terre, éclateraient certainement un jour, et pour plus d’un jour, sur les fronts épouvantés d’un siècle nouveau, à la manière d’une vaticination redoutable qui annoncerait la fin des fins.

Seulement, alors, il ne serait plus en la puissance d’aucun mortel de consoler la victime, de serrer amicalement cette main mangée, de verser l’électuaire de la bonté dans cette famélique bouche d’or désormais absente, de donner le spectacle de la compassion fraternelle à ces tristes yeux dont l’orbite même aurait disparu.

« Ne pas rendre justice aux vivants ! écrivait Hello. On se dit : Oui, sans doute, c’est un homme supérieur. Eh ! bien, la postérité lui rendra justice.

« Et on oublie que cet homme supérieur a faim et soif pendant sa vie. Il n’aura ni faim ni soif, au moins de votre pain et de votre vin, quand il sera mort.

« Vous oubliez que c’est aujourd’hui que cet homme supérieur a besoin de vous, et que, quand il se sera envolé vers sa patrie, les choses que vous lui refusez aujourd’hui et que vous lui accorderez alors lui seront inutiles désormais, à jamais inutiles.

« Vous oubliez les tortures par lesquelles vous le faites passer, dans le seul moment où vous soyez chargé de lui !

« Et vous remettez sa récompense, vous remettez sa joie, vous remettez sa gloire, à l’époque où il ne sera plus au milieu de vous.

« Vous remettez son bonheur à l’époque où il sera à l’abri de vos coups.

« Vous remettez la justice à l’époque où vous ne pourrez plus la rendre. Vous remettez la justice à l’époque où lui-même ne pourra la recevoir de vos mains.

« Car il s’agit ici de la justice des hommes, et la justice des hommes ne l’atteindra ni pour la récompense ni pour le châtiment, à l’époque où vous la lui promettez.

« À l’époque où vous lui promettez la rémunération et la vengeance, les hommes ne pourront plus être pour le Grand Homme ni rémunérateurs ni vengeurs.

« Et vous oubliez que celui-là, avant d’être un homme de génie, est d’abord et principalement un homme.

« Plus il est homme de génie, plus il est homme.

« En tant qu’homme, il est sujet à la souffrance. En tant qu’homme de génie il est, mille fois plus que les autres hommes, sujet à la souffrance…

« Et le fer dont sont armés vos petits bras fait des blessures atroces dans une chair plus vivante, plus sensible que la vôtre, et vos coups redoublés sur ces blessures béantes ont des cruautés exceptionnelles, et son sang, quand il coule, ne coule pas comme le sang d’un autre.

« Il coule avec des douleurs, des amertumes, des déchirements singuliers. Il se regarde couler, il se sent couler, et ce regard et ce sentiment ont des cruautés que vous ne soupçonnez pas…

« Quand nous étudions ce crime, vis-à-vis du ciel et de la terre, nous sommes en face de l’incommensurable… »

Et expecto Resurrectionem mortuorum ! murmura Druide, le visage ruisselant de larmes ; oui, vraiment, il n’y a que cela.

Clotilde, se souvenant de sa première conversation avec l’ami des tigres captifs, se demandait si les bêtes féroces ne seraient pas admises à témoigner pour leur avocat défunt contre la malice affreuse des hommes.

Telles étaient les pensées des uns et des autres, au bord de la fosse où ce fou de l’Isle-de-France, ayant voulu dire on ne sait quoi, fut étranglé par les sanglots.


XV



Parc-la-Vallière est une des banlieues les plus banales de Paris. Banale et morose au delà de toute expression. L’amante fameuse de Louis XIV y posséda réellement un parc, dit-on, lequel existait encore, il y a trente ou quarante ans, mais dont ne subsiste plus le moindre vestige. Le domaine dépecé a été vendu par lots innombrables à une éligible postérité de la valetaille des putains du roi, descendance balourde et avaricieuse qu’il serait puéril d’interroger sur les Trois Personnes Divines.

Le village obèse qui a remplacé la futaie somptueuse d’autrefois est une caque de petits propriétaires serrés et aplatis les uns sur les autres, au point, semble-t-il, de ne pouvoir faire aucun usage de leurs œufs ni de leur laitance.

Anciens domestiques devenus capitalistes à force de gratter leurs maîtres, ou commerçants de faible calibre retirés enfin du négoce, après avoir vendu à faux poids des marchandises avariées pendant la moitié d’un siècle, ils donnent, en général, l’exemple des cheveux blancs et de quelques vertus accroupies recommandées par l’expérience.

Le reste des notables se recrute parmi les employés de divers bureaux parisiens, idolâtres de la nature qu’exalte l’odeur du fumier et qui combattent les hémorrhoïdes par les étapes.

À l’exception des acacias ou des platanes rôtis de l’avenue principale, on chercherait vainement un arbre honnête dans ce pays qui fut un bois. L’un des signes les plus caractéristiques du petit bourgeois, c’est la haine des arbres. Haine furieuse et vigilante qui ne peut être surpassée que par son exécration célèbre des étoiles ou de l’imparfait du subjonctif.

Il ne tolère, en frémissant de rage, que les fruitiers, ceux qui rapportent, mais à la condition que ces végétaux malheureux rampent humblement le long des murs et n’offusquent pas le potager, car le petit bourgeois aime le soleil. C’est le seul astre qu’il protège.

Léopold et Clotilde étaient là, très près du cimetière de Bagneux et ils avaient quelques mètres de terre cultivable devant leur maison. Ces deux circonstances avaient déterminé leur choix. Bien que privés d’ombre et grillés la moitié du jour, ils se réjouissaient d’un peu d’air fluide et d’un semblant de tranquillité.

Oh ! rien qu’un semblant et qui n’était pas pour durer, car ils ne se voyaient pas au bout de leurs peines et sentaient toujours sur eux la Main qui écrase.

Au début, l’entourage ne fut pas hostile. Sans doute, ils paraissaient être de très petites gens, ce que nul consistoire de larbins ou de boutiquiers ne tolère, mais il se pouvait, après tout, que ce ne fût qu’un artifice, une finesse de malins, et qu’au fond les nouveaux locataires eussent plus de galette qu’ils n’en laissaient voir. Puis, la haute allure de l’un et de l’autre qui faisait, par comparaison, rentrer aussitôt tout ce joli peuple dans le crottin, déconcertait et dépaysait les juges. Il fallait d’abord se rendre compte, n’est-ce pas ? On aurait toujours le temps de les assommer. Une surveillance vétillarde cauteleusement s’organisa.

Ce fut dans ces circonstances qu’ils connurent le ménage Poulot. C’étaient les voisins d’en face, locataires, eux aussi, d’une maison dont les fenêtres bâillaient sur leur jardin et d’où le regard pouvait plonger jusque dans leurs chambres. Mammifères quelconques, supposèrent-ils, mais qui montrèrent, dès le premier jour, une sorte de bienveillance, déclarant qu’il fallait s’entr’aider, que l’union fait la force, qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi, etc. ; que tels étaient leurs principes, et rendant effectivement de petits services que le désarroi de l’installation forçait d’accepter.

Les deux endoloris, peu capables d’observation attentive, n’eurent aucune alarme de ces prévenances qui leur paraissaient très simples et méconnurent tout d’abord la vulgarité ignoble de leurs obséquieux voisins que, bénévolement, ils imaginèrent avantagés de quelque appréciable supériorité sur les animaux. Ceux-ci manœuvrèrent de telle sorte qu’ils parvinrent à se faufiler, à se faire admettre, alors même que le besoin de ne plus les voir commençait à se faire impérieusement sentir.

Le Poulot avait un « cabinet d’affaires » et avouait, non sans faste, une antérieure étude d’huissier, dans une ville peu éloignée de Marseille, sans expliquer, toutefois, l’abdication prématurée qui l’avait ravi à ce ministère, car il n’avait pas vieilli dans l’exploit et ne portait pas plus de cinquante ans.

Le digne homme, flegmatique et empesé, avait, à peu près, la jovialité d’un ténia dans un bocal de pharmacie. Cependant, lorsqu’il avait bu quelques verres d’absinthe en tête-à-tête avec sa femme, ainsi qu’on l’apprit bientôt, ses pommettes flamboyaient en haut du visage, comme deux falaises par une nuit de méchante mer. Alors, du milieu de la face, dont la couleur faisait penser bizarrement au cuir d’un chameau de Tartarie, à l’époque de la mue du poil, jaillissait une trompe judaïque dont l’extrémité, ordinairement filigranée de stries violâtres, devenait soudain, rubiconde, et ressemblait à une lampe d’autel.

Au-dessous fuyait une bouche niaise et impraticable, encapuchonnée de ces broussailleuses moustaches que certains recors arborent, pour donner une apparence de férocité militaire à la couardise professionnelle de leur institut.

Rien à dire des yeux qu’on aurait pu comparer tout au plus, pour leur expression, à ceux d’un phoque assouvi, quand il vient de se remplir et que l’extase de la digestion commence.

L’ensemble était d’un modeste pleutre accoutumé à trembler devant sa femme et tellement acclimaté dans le clair-obscur qu’il avait toujours l’air de projeter sur lui-même l’ombre de lui-même.

Sa présence eût été inaperçue et indiscernable sans une voix de toutes les Bouches-du-Rhône, qui sonnait comme l’olifant sur les premières syllabes de chaque mot et se prolongeait sur les dernières, en une espèce de mugissement nasal à faire grincer les guitares. Quand le ci-devant requéreur de la force publique vociférait dans sa maison tel ou tel axiome indiscutable sur les caprices de l’atmosphère, les passants auraient pu croire qu’on parlait dans une chambre vide… ou du fond d’une cave, tant la vacuité du personnage était contagieuse !

Or, Monsieur Poulot n’était rien, absolument rien, auprès de Madame Poulot.

En celle-ci paraissait renaître le mastic des plus estimables trumeaux du dernier siècle. Non qu’elle fût charmante ou spirituelle, ou qu’elle gardât, avec une grâce polissonne, des moutons fleuris au bord d’un fleuve. Elle était plutôt crapaude et d’une stupidité en cul-de-poule qui donnait à supposer des ouailles moins bucoliques. Mais il y avait, dans sa figure ou dans ses postures, quelque chose qui retroussait incroyablement l’imagination.

La renommée lui attribuait, comme dans la métempsycose, une existence antérieure très employée, une carrière très parcourue, et il se disait, au lavoir ou chez le marchand de vin, qu’elle n’était pas mal conservée, tout de même, en dépit de ses quarante ans, pour une femme qui avait tant fait la noce.

Il n’avait fallu rien moins que la rencontre de l’huissier pour fomenter la péripétie dont s’affligèrent tant de garnos et qui fit répandre tant de pleurs amers dans les saladiers de la rue Cambronne.

Terrée, quelques semaines, avec son vainqueur, dans un antre de la rue des Canettes, non loin du poussier de l’illustre Nicolardot, ils avaient fini par se marier à Saint-Sulpice pour mettre fin à un collage ravissant, mais prohibé, dont les principes religieux de l’un et de l’autre condamnaient l’ivresse.

Ainsi purifiés de leurs scories et traînant un hypothétique sac d’écus, on les créditait d’une provisoire et impersonnelle considération à Parc-la-Vallière, où ils étaient venus, peu de temps après, sucer le miel de leur lune.

Cette considération, cependant, n’allait pas jusqu’à leur faire prendre pied dans une famille estimable. Madame Poulot, qui ne parvenait pas à se remettre d’avoir épousé quelqu’un, avait beau crier à tout instant : Mon mari, à propos de n’importe quoi, comme si ces trois syllabes avaient été un sésame, tout le monde la voyait toujours sur l’ancien trottoir, et on se souvenait d’autant mieux du sale métier de son compagnon que celui-ci tripotait actuellement, çà et là, d’obscures chicanes.

Peu favorisée de la vocation érémitique, il fallait donc, à toute force, que l’audiencière ulcérée se contentât de la société des bonnes, des cuisinières ou des concubines de croque-morts plus ou moins souillasses des alentours, qu’elle invitait généreusement à boire chez elle pour leur faire admirer son « alliance » et les éblouir des vingt-cinq mille francs que son mari lui avait « reconnus ».

Souvent l’ex-mandarine du plumart condescendait, ainsi qu’une châtelaine propice, à des confabulations dans la rue, avec les crieurs de poisson ou les vendeurs de légumes, dont le mercantilisme s’exaltait jusqu’à lui passer la main sur la croupe. C’était sa manière de notifier à tous les superbes son indépendance et sa largeur d’âme.

Cheveux au vent, dépoitraillée, paquetée d’un jupon rouge fendu par derrière en éventail, nonchalamment appuyée sur la roulotte, parfois même à califourchon sur le brancard, et les bas en spirale tombant sur des pantoufles éculées, elle s’abandonnait alors, crasseuse et fière, aux regards explorants du populo.

Ses propos, d’ailleurs, étaient sans mystère, car elle gueulait, s’il est permis de le dire, autant qu’une vache oubliée dans un train de marchandises.

Le mari, beaucoup moins altier, faisait les chambres, la cuisine, lavait la vaisselle, cirait les chaussures, repassait le linge, le reprisait même au besoin, sans préjudice de ses affaires contentieuses, qui lui laissaient heureusement assez de loisir.

Les immigrants, occupés surtout de guérir les épouvantables plaies de leurs cœurs, ignorèrent assez longtemps ce poème. Ils ne parlaient à personne et n’avaient encore rencontré que les Poulot, dans lesquels il aurait fallu marcher pour paraître ne pas les voir. Puis, comme tous les évadés, ils pensaient avoir laissé derrière eux le démon de leur infortune et ne s’étaient pas avisés de prévoir qu’il galoperait en avant comme un fourrier.

La première chose qu’on remarquait en Madame Poulot, c’était les moustaches. Non la brosse virile, foisonnante et victorieuse de son époux, mais un tout petit blaireau sur la commissure, un soupçon de peluche d’oursonne qui vient de naître. Il paraît qu’on s’était battu pour ça. Le pigment énergique de ce poil convenait si bien à la sauce aux câpres de sa figure, lavée seulement de la pluie des cieux et que coiffait en nid de bécasse une sombre toison ennemie du peigne !

Les yeux, de nuance imprécise et d’une mobilité inconcevable, dont le regard défiait la pudeur des hommes, avaient toujours l’air de vendre des moules dans un pavillon des halles.

La forme exacte de la bouche échappait aussi à l’observation, tellement cette embrasure de l’obscénité et de l’engueulement se travaillait, se contorsionnait et se démenait pour obtenir ces moues précieuses qui caractérisent la plus succulente moitié d’un officier ministériel.

Mal bâtie, au demeurant, carrée des épaules, privée de gorge et de taille, son buste, autrefois pétri par des mains sans art, devait avoir, sous une chemise très rarement savonnée, la plastique d’un quartier de veau roulé par terre, que des chiens, pressés de fuir, auraient abandonné en le compissant.

Par là s’expliquait sans doute l’usage fréquent des peignoirs, reliques des anciens trousseaux dont l’austérité conjugale avait mitigé la transparence. La même cause, très probablement, justifiait la vélocité habituelle de sa translation d’un lieu à un autre, quand elle allait par les rues, le front tourné résolument vers les astres, comme si elle avait espéré de cette allure une heureuse modification de sa colonne vertébrale que courbait, peut-être un peu plus qu’il n’aurait fallu, le joug pesant des nouveaux devoirs.

À cela près, elle était, à ses propres yeux, du moins, la plus excitante princesse du monde et il fallait renoncer de bonne grâce à trouver une femme qui s’estimât plus exquise. Quand elle s’accoudait à sa fenêtre et regardait dans l’espace, en se massant avec douceur le gras des bras cependant que le mari rinçait les vases, elle semblait dire à toute la nature :

— Eh ! bien, qu’est-ce que vous en pensez, vous autres ? Où est-elle, la fleur mignonne, la pomme d’amour, le petit caca de Vénus ? Ah ! ah ! vous n’en savez rien, espèces de mufles, tas de marsupiaux, graine de cornichons ! Mais regardez-moi donc un peu, pour voir. C’est moi-même, que je vous dis ! c’est bibiche, c’est la louloutte à son loulou, c’est la poulotte à son gros poulot ! Oui, je vous écoute, mes petits cochons. Je le crois bien, qu’il vous en faudrait de ce nanan-là ! Vous ne vous embêteriez pas. Mais voilà, il n’y a pas mèche. On est des femmes honnêtes, des petites saintes vierges du bon Dieu, quoi ! Ça vous la coupe, je ne dis pas non. On s’en bat l’œil gauche avec une petite patte de merlan. Regardez, mais ne touchez pas, c’est la consigne.

L’heureux Poulot était-il cocu ou ne l’était-il pas ? Ce point ne fut jamais éclairci. Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, on croyait généralement qu’elle gardait pour lui seul tous ses trésors. Telle était du moins l’opinion de la tripière et du vidangeur, compétentes autorités qu’il eût été assez téméraire de démentir.

Ce qu’il y avait de sûr, c’est que les absences de l’huissier, forcé quelquefois de mobiliser son entregent, ne déterminaient en sa femme qu’une bénigne et réparable désolation. Elle chantait alors, sûre d’elle-même, quelques-unes de ces sentimentales romances dont raffolent ordinairement les cœurs effeuillés, dans les maisons closes, et que gazouillent, aux heures lourdes et inoccupées de l’après-midi, les Arianes du volet poireau, pour le rafraîchissement du promeneur valétudinaire.

Virtuose pleine de bonté, elle ouvrait sa fenêtre toute grande et faisait au pays entier l’aumône de son nostalgique ramage. « L’amour sans retour » graillonnait un peu, sans doute, et « le pâle voyageur » sentait vaguement le torchon. Par instants, il faut l’avouer, des voisins rebelles à la poésie se calfeutraient. Était-ce là une raison pour sevrer les autres ? On ne musèle pas les nobles cœurs, le rogomme connaît son prix et l’oiseau bleu ne se laisse pas couper les ailes.

Mais, seule ou non, on était toujours sûr d’entendre son rire. Tout le monde l’avait entendu, tout le monde le connaissait, et ce rire passait avec raison pour une des curiosités de l’endroit.

L’accès en était si fréquent, si continuel, qu’il fallait sans doute moins que rien pour l’exciter et on n’arrivait pas à concevoir qu’une pareille cascade sonore pût sortir d’un gosier seulement humain.

Un jour, entre autres, le vétérinaire constata, l’œil braqué sur son chronomètre, que le déroulement de la poulie durait, en moyenne, cent trente secondes, phénomène qu’un physiologiste aura peine à croire.

Pour ce qui est de l’effet sur le tympan, qui pourrait le dire ? Les images, ici, font défaut. Néanmoins, ce bruit extraordinaire aurait pu être comparé aux bondissements d’une toupie d’Allemagne dans un chaudron, mais avec une puissance de vibration infiniment supérieure et qu’il eût été difficile d’évaluer. On l’entendait par-dessus les toits, de plusieurs centaines de mètres, et c’était, pour quelques penseurs suburbains, l’occasion sans cesse renouvelée de se demander si ce cas exceptionnel d’hystérie relevait de la trique ou de l’exorcisme.

On vient de le dire, Léopold et Clotilde, installés à peine, ignoraient toutes ces belles choses. Comme par l’effet d’un enchantement, depuis leur arrivée, le cri de la chamelle avait été à peine entendu. Cependant les Poulot, qu’ils avaient avalés plusieurs fois déjà, leur puaient au nez, singulièrement. Léopold surtout manifestait une impatience assez voisine de l’indignation la plus excitée.

— J’en ai tout à fait assez de ce joli couple ! dit-il un soir. C’est intolérable d’être ainsi relancé chez soi par des gens à qui on ne doit pas un sou. En vérité, il me semble que notre dernier propriétaire était moins immonde avec sa crapule ouverte que ces voisins de malheur avec leur goujatisme dissimulé. Cette guenon ne te parlait-elle pas tout à l’heure de son chapelet qu’elle prétend réciter sans cesse, parce qu’elle a vu ici deux ou trois images religieuses. Je voudrais bien le voir, cet objet de sa piété. J’avoue que je ne l’imagine pas très bien sur cette devanture de farceuse. Pourquoi ne les jetterais-je pas tout simplement à la porte quand ils reviendront ? Qu’en penses-tu, chère amie ?

— Je pense que cette femme n’a peut-être pas menti et que tu n’as pas cessé d’être un violent, mon Léopold. Ces gens-là, j’en conviens, ne me plaisent guère. Qui sait pourtant ? Les connaissons-nous ?

Léopold ne répondit rien, mais il était au moins évident que le doute charitable insinué par sa femme n’entrait pas en lui. Celle-ci n’insista pas et tomba elle-même dans un silence triste, comme si elle avait vu passer de sombres images.


XVI



Le lendemain, sur un coup de sonnette des plus énergiques, Léopold, ayant ouvert la porte du jardin, vit paraître Madame Poulot complètement ivre. Impossible de s’y méprendre. Elle soufflait l’alcool et se cramponnait pour ne pas tomber. Sans rien dire, il referma impétueusement, au risque d’envoyer rouler la pocharde, et revint vers Clotilde qu’il trouva tremblante. Elle avait tout vu de loin et était très pâle.

— Tu as bien fait, dit-elle. Tu ne pouvais faire autrement. Ne crains-tu pas, cependant, que ces gens ne cherchent à nous nuire ? Ils le peuvent, sans doute. Nous sommes si pauvres, si désarmés !… Il faut croire que le chagrin m’a ôté le peu de courage que j’avais. J’ai peur de cette femme.

— Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle a dû comprendre que je renonçais à l’honneur de ses visites. Elle ne viendra plus, voilà tout. Si son âme sensible en est affligée, elle a la ressource de se soûler chez elle ou ailleurs. Je ne m’y oppose pas. Mais qu’on nous laisse tranquilles. Tu penses bien que je ne suis pas homme à souffrir qu’on nous embête.

Confiance vaine et paroles vaines que le plus imminent futur allait démentir d’une manière atroce.

Désormais, c’était la lutte bête, inégale, hors de toute proportion. Que pouvaient de généreux êtres férus de beauté contre la haine d’une gueuse ? Les plus honnêtes gens du pays, ceux-là même dont la Poulot endurait, sans trop de rage, les dédains, — parce qu’ils avaient, suivant l’expression d’un vieux maraîcher paillard, « le cul dans l’argent », et que la sorte de bon renom impliquée par cette posture correspondait rigoureusement à sa propre ignominie, — l’élite bourgeoise de Parc-la-Vallière, disons-nous, se fût indignée de sa défaite.

Cette raclure de Vestale ne représentait-elle pas, à sa manière, le Suffrage universel, le juste et souverain Goujatisme, l’Omnibus sur le passage à niveau, le privilège sacré du Bas-Ventre, l’indiscutable prépondérance du Borborygme ?

La noblesse pressentie des nouveaux venus devait donc infailliblement ranimer l’instinct de la solidarité dans une racaille disséminée aux divers étages du saint-frusquin, et la sympathie d’individus accoutumés à jeter leurs cœurs dans les balances de leurs comptoirs, pour contre-peser frauduleusement d’un milligramme la charogne ou la margarine, pouvait-elle ne pas être acquise d’avance à une salope rebutée par des magnanimes ? Il n’y eut qu’un cri pour condamner cet artiste à la bourse plate qui brutalisait les femmes. Dès lors tout fut permis à Madame Poulot.

Pour commencer, elle guetta les absences de Léopold dont la rudesse malgracieuse la désarçonnait. Quand elle avait acquis la certitude que la pauvre Clotilde était seule, elle s’installait à sa fenêtre et ne perdait aucune occasion de l’insulter. La malheureuse ne pouvait se montrer dans son jardin ni s’aventurer dans la rue sans subir quelque avanie.

L’huissière, très roublarde, ne se risquait pas à des injures directes. Elle interpellait les passants, les interrogeait, les consultait, les excitait à l’insolence par des allusions ou insinuations vociférées. À défaut d’interlocuteur, elle se parlait à elle-même, dégorgeant et réavalant son ordure pour la revomir avec fracas, aussi longtemps que sa victime pouvait l’entendre.

Quand celle-ci, déterminée à ne rien savoir, baissait la tête et, se souvenant de son enfant mort, tâchait de prier pour d’autres morts qui n’étaient pas encore sous la terre, la drôlesse triomphante sonnait la fanfare de son rire de cabanon. Pétarade scandaleuse qui faisait mugir tous les échos et qui poursuivait Clotilde jusque dans les boutiques lointaines où elle allait s’approvisionner, — comme le ranz des vaches d’un vallon goîtreux colonisé par des assassins.

À son retour, attentivement épié, l’engueulade et la rigolade repartaient plus férocement encore, et c’était une question digestive, pour les ventres du voisinage, de savoir combien de temps une créature sans défense pourrait tenir contre ces bourrasques d’immondices.

Quelquefois, un voyou de confiance venait tirer la sonnette et prenait la fuite. Quel délice, alors, d’assister au désappointement de la mystifiée qu’on dérangeait, autant que possible, par les temps de pluie, et qui rémunérait d’une expression douloureuse de son doux visage cette espièglerie de tapir femelle !

Léopold ignora d’abord la persécution. Sa femme gardait tout pour elle, jugeant qu’il avait assez à souffrir déjà et craignant quelque déchaînement de fureur, quelque dangereuse tentative de représailles qui rendrait tout à fait impossible la situation. Mais il devina en partie et bientôt, d’ailleurs, l’hostilité devint si aiguë qu’il fallut parler. Deux chiennes aboyaient maintenant.

La moitié de la maison des Poulot était occupée par une squalide et ribotante vieillarde que menaçait la paralysie générale et qui régalait, dans sa tour de Nesle, des mitrons cupides ou des jardiniers libidineux.

C’était une veuve assez à l’aise, croyait-on, pour se passer ainsi par le bec les morceaux à sa convenance, et qui affichait habituellement un suprême deuil. Elle avait, à l’église, un prie-Dieu marqué à son nom et, bien qu’elle réprouvât les excès pieux incompatibles avec les douceurs dont elle consolait ses ossements, on était sûr d’y apercevoir cette paroissienne à toutes les solennités.

Madame Grand, tel était son nom, boitait, ainsi que la plupart des femmes de Parc-la-Vallière, singularité locale que les géographes et les ethnologues ont oublié de consigner.

Elle boitait à jeun, depuis le jour où, se laissant tomber de sa fenêtre, au cours d’une altercation de vomitoire, elle s’était cassé la jambe. Mais elle boitait mieux, lorsqu’elle venait de chopiner en compagnie d’un de ses élus ou seule à seule avec la Poulot. On la voyait, alors, déambuler comme un ponton entre des récifs, ayant l’air de remorquer des tronçons d’elle-même, et mâchonnant dans ses fanons des anathèmes confus. On cherchait vainement à se figurer une duègne plus horrible, une impotente plus capable d’étrangler la compassion.

Madame Poulot et Madame Grand ! Certes, l’amitié de ces deux cochonnes n’avait pas été annoncée par les Sybilles. Elles s’étaient giflées déjà et il y avait lieu de présumer que leur commerce de fioles et des simagrées au miel n’était qu’un armistice. Provisoirement, le besoin de nuire à des souffrants, dont la supériorité sentie les exaspérait, fut entre elles du ciment romain. La jonction de ces deux puissances donna sur-le-champ à l’ignoble guerre une intensité diabolique.


XVII



Sur le conseil de la vieille, on courut aux informations. Une enquête méticuleuse révéla tout le passé des Léopold, c’est-à dire la légende cristallisée depuis longtemps.

Quelle trouvaille que ce procès criminel qui paraissait les avoir jetés aux bras l’un de l’autre, les faisant presque ressembler à des complices ! Les entrailles de portières féroces où s’élaborait la conspiration tressaillirent en leurs plus vaseuses profondeurs.

L’huissier se procura les comptes rendus, les appréciations des journaux. On interrogea des concierges, des marchands de vins, des épiciers, des fruitiers, des charbonniers, des cordonniers. On eut des colloques avec le dernier propriétaire, l’homme aux pantalons, que Léopold avait plusieurs fois traité de manière peu respectueuse et qui délivra un certificat de parfait opprobre à ses anciens locataires.

Enfin on sut la ruine de l’enlumineur, on eut même des opinions de pâturage sur son art, où il n’avait pas eu « le talent de s’enrichir » et, sans pouvoir, hélas ! pénétrer ses moyens actuels d’existence, on les devina précaires, en même temps qu’on les présuma suspects.

C’était là une belle moisson et il n’en fallait pas tant pour assassiner. Mais ce qui combla d’aise la Poulot, ce qui la fit revenir, un soir, avec le sourire d’une bienheureuse qui aurait entrevu dans une extase le fronton du Paradis, ce fut de recueillir quelques détails sur la mort et l’enterrement du petit Lazare.

Le reste, assurément, n’était pas à dédaigner, mais cela, c’était la friandise, le bonbon fin, le nanan de sa vengeance ! Elle savait maintenant où frapper.

Au plus intime de ce qu’on eût témérairement appelé son cœur, se tordait un horrible ver. La misérable en qui se vérifiait, une fois de plus, le mot magnifique : « Les grandes routes sont stériles », ne pouvait se consoler de n’avoir pas d’enfant à pourrir. Inféconde comme une culasse, elle s’en lamentait en secret, non moins qu’une juive des temps précurseurs.

Ornée, pavoisée, avec la dernière profusion, de toutes les sentimentalités dont s’honorent habituellement les rosières des crocodiles, c’eût été le pinacle de sa chance, après avoir épousé un huissier, d’avoir de lui, ou de tout autre reproducteur, une géniture quelconque à lécher, à gaver, à bichonner, à fanfrelucher, à fagoter en petit soldat ou en petite cantinière, à remplir de toutes les sanies et de toutes les purulences morales dont elle débordait, à offrir enfin à l’envieuse convoitise de la multitude. L’exhibition en espalier de ce provin légitime eût été, à ses propres yeux, le définitif et irréfragable nantissement d’une qualité d’épouse que même l’accoutumance ne parvenait pas à rendre croyable.

Forcée de quitter ce rêve, elle s’en consolait à la manière d’une goule, en comptant les petits cercueils des enfants des autres, et le deuil de sa malheureuse voisine fut pour elle un fruit tombé d’un arbre du ciel. Alors s’accomplit une œuvre démoniaque.

Clotilde vit paraître à la fenêtre maudite un enfantelet de l’âge de celui qu’elle avait perdu, porté dans les bras infâmes. La Poulot lui parlait le langage d’une mère, l’incitant à bégayer les mots qui crèvent le cœur : « Allons ! dis papa ! dis maman ! » et ne se lassant pas de le profaner de ses baisers retentissants

L’autre fenêtre s’ouvrit, celle de la vieille, qui se montra à son tour, plus hideuse que jamais.

— Bonjour, Madame Poulot.

— Bonjour, Madame Grand. N’est-ce pas qu’il est gentil, mon petit garçon ?

— Pour sûr. On voit que ses parents ne sont pas des artistes. Si ça ne fait pas dresser les cheveux sur la tête de penser qu’il y en a qui les font mourir, ces chérubins !

— Ah ! chère Madame, ne m’en parlez pas ! ce qu’il y en a, de la canaille dans le monde, c’est rien de le dire.

— Heureusement qu’il y a un bon Dieu ! fit observer la vieille.

— Un bon Dieu ? Ah ! ah ! ils s’en foutent pas mal ! Ils le croquent tous les matins, leur sacré bon Dieu ! Ça ne les empêche pas de faire crever leurs enfants. J’en connais qui ne sont pas loin d’ici. La femme a l’air d’une sainte nitouche et le mari est un faiseur d’embarras sans le sou qui vous regarde comme si on était du caca, sauf le respect que je vous dois. Eh ! bien, croiriez-vous qu’ils ont étranglé leur petit garçon, à eux deux, en revenant de la messe, il n’y a pas déjà si longtemps ?… Voyons, mon petit coco, dis papa ! dis maman !

— Ah ! oui, je me souviens. Est-ce que ce n’était pas au petit Montrouge ? On en a parlé dans le quartier. Mais on a étouffé l’affaire. Il paraîtrait que le curé qui a le bras long s’en est mêlé. Je me suis laissé dire aussi que la petite bonne femme couchait avec la justice. Tout ça, c’est des bien sales histoires.

— Et encore si c’était tout ! reprit la Poulot. Est-ce que mon mari vous a fait lire les vieux journaux qu’il a trouvés en balayant les cabinets ? Vous savez bien, ce peintre qui avait été assassiné par sa maîtresse… Comment ! vous ne savez pas ! Mais c’était juste la même, chère Madame, avec son marlou. Ils l’avaient coupé en morceaux, ce pauvre monsieur, et ils l’avaient salé comme un cochon pour l’envoyer à Chicago, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Ils ont trouvé le moyen de faire accroire aux juges que c’était un autre qui avait fait le coup. On a condamné à leur place un ouvrier, père de cinq enfants, qui travaillait toute la sainte journée pour nourrir sa famille et qui est maintenant au bagne. Qu’est-ce que vous pensez de ça ?… Tu me griffes, petit chameau ! Dis avec moi Pa-pa-pa-pa-papa ! ma-ma-ma-ma-maman !

Bien que tout cela fût extrêmement gueulé, Clotilde, ce jour-là, n’en entendit pas davantage. Elle ne revint d’un long évanouissement que dans les bras de son mari à qui elle raconta aussitôt, avec une horreur infinie, l’épouvantable conversation.

Léopold alla se plaindre au commissaire de police qui fit comparaître les deux femelles et lui tint ensuite ce langage :

— Monsieur, je suis forcé de vous avouer mon impuissance. Vous avez affaire à des bougresses parfaitement dessalées qui s’efforceront de vous nuire par tous les moyens imaginables, sans se mettre en contravention. Je les connais très bien. J’ai leurs dossiers ici et je vous prie de croire que ce n’est rien de propre. Si on pouvait les pincer une bonne fois, elles écoperaient ferme, c’est fort probable. Mais il faudrait pouvoir les convaincre de quelque délit prévu. Tâchez donc d’avoir des témoins et d’amener vos deux mégères à un esclandre bien caractérisé. Alors, nous pourrons marcher. Sinon, je ne vois rien à entreprendre et les chiennes se sont peu gênées pour me le faire sentir avec une insolence rare. C’est tout juste si j’ai pu prendre sur moi de ne pas les jeter dehors par le moyen des rudes poignes qui sont ici. Ah ! mon cher Monsieur, vous n’êtes pas le seul à vous plaindre. Notre fonction devient, de jour en jour, plus impossible. Nous sommes loin du temps où le magistrat de police pouvait remédier, dans une certaine mesure, aux lacunes de la loi qui n’apprécie pas les crimes d’ordre moral. Les journaux surveillent toutes nos démarches, avec l’équité que vous savez, et la mise à pied nous est acquise aussitôt que nous avons l’air d’outrepasser le moins du monde nos strictes attributions. Soyez assuré, Monsieur, que je compatis à votre peine, mais je vous dis les choses telles qu’elles sont. Produisez-moi des témoins, c’est mon dernier mot.

Un témoin est un instrument qu’il faut avoir sous la main. Or ce n’est pas facile à trouver pour des solitaires et des dénués. Druide était absent de Paris et l’Isle-de-France absent de lui-même. Les deux ou trois autres sur lesquels on aurait pu compter étaient tellement dévorés, çà et là, qu’il valait mieux n’y pas songer.

Léopold se souvint alors d’un pauvre homme qu’il avait rencontré plusieurs fois à l’église et avec qui il avait eu l’occasion d’échanger quelques mots. Celui-là se nommait assez cocassement Hercule Joly, et c’était bien le personnage le moins héraclide qu’on pût voir.

Très bienveillant et très timide, mais plus chauve encore, long et flexible comme un cheveu, il s’exprimait avec des mitaines infinies, d’une voix aphone, ayant toujours l’air de se parler lui-même à l’oreille. Les yeux, d’un bleu extrêmement doux, ne manquaient pas de promptitude, mais on les devinait plus capables d’étonnement que de perspicacité. Il avait de tout petits pas rapides, de grands gestes braves, un sourire d’une niaiserie attendrissante, parfois les mouvements saccadés d’un égrotant que traverse une douleur vive, et ressemblait sous sa barbe en pointe à une vieille demoiselle derrière un balai de crin. Il était, cela va sans dire, célibataire, employé d’administration et tourangeau.

L’ancien explorateur, qui possédait le coup d’œil d’un chef, avait discerné là, du premier coup, une droiture, une fidélité et même une bonté certaines. Il le prit donc à part, dès le lendemain matin, et lui expliqua brièvement son cas.

— Je m’adresse à vous, dit-il en terminant, parce que vous me paraissez avoir des qualités de chrétien et que je ne connais ici personne. J’ajoute que l’immonde et scélérate persécution qui peut tuer ma femme, rejaillira vraisemblablement sur ceux qui m’assisteront de leur témoignage.

— Monsieur, répondit aussitôt l’interpellé, comptez sur moi. Je pense qu’il est, en effet, de mon devoir de vous aider en cette occasion, autant qu’il me sera donné de le faire, et je serais certainement peu digne de miséricorde, si je cherchais à me dérober. Pour ce qui est de la haine que ces dames pourraient me décerner, je vous assure que je n’ai aucun mérite à en braver la menace. Je vis seul et les railleries ou les injures qu’on veut bien me lancer par derrière m’ont toujours produit l’effet d’une brise favorable qui enflerait mes voiles. D’ailleurs, ajouta-t-il en riant, comme pour cacher une sorte d’émotion, souvenez-vous que je me nomme Hercule et que je dois quelque chose à la mythologie de ma signature. À ce soir donc, Monsieur, l’honneur de me présenter chez vous.

Sur cette assurance, il serra la main de Léopold et se mit à trotter dans la direction de son bureau.


XVIII



Les persécutés gagnèrent un ami, mais l’abjecte conspiration ne fut pas déconcertée. Hercule, enchaîné tout le long du jour aux pieds de l’Omphale administrative, ne pouvait venir que le soir et n’avait aucun moyen d’entrer sans être aperçu. Il était impossible de sonner à la porte des Léopold ou de s’arrêter devant leur seuil sans que Mesdames Grand et Poulot s’élançassent à leurs fenêtres. Elles flairèrent immédiatement l’objet de ses visites et se gardèrent, en sa présence, de toute parole inconsidérée.

Ce fut à cette occasion que le brave homme conquit la renommée de « mouchard » dont il parut s’amuser d’abord, mais qui, plus tard, devait le contraindre à fuir Parc-la-Vallière où cette calomnie avait été répandue.

Très régulièrement, il vint près d’un mois et tendit l’oreille comme un lévrier, sans recueillir la matière d’une concluante et valable déposition. À la fin, comprenant l’inutilité de son zèle et craignant de devenir importun, il cessa d’être quotidien, naïvement heureux qu’on voulût bien désormais le recevoir quelquefois en ami. Léopold, d’ailleurs, ne le rencontrait pas sans l’inviter d’une manière pressante.

Tout de suite, il avait plu aux deux solitaires qui rendirent grâces à Dieu d’avoir mis cet homme simple dans leur voie douloureuse. Ils trouvèrent en lui une certaine culture d’esprit, assez consolante pour l’endroit, et surtout, ainsi que l’avait pressenti Léopold, une bonté droite et solide que l’inqualifiable méchanceté de l’entourage faisait ressembler à du diamant.

De cette qualité, presque aussi rare aujourd’hui que le génie, découlait naturellement la discrétion la plus ingénieuse, la plus inventive. Ayant deviné sans effort la gêne excessive du pauvre ménage, il déploya, étant un pauvre lui-même, des ruses de Pied-noir pour faire accepter, sous diverses formes, des secours faibles et opportuns. Souvent la table des Léopold fut par lui cauteleusement approvisionnée.

— Monsieur Joly, disait Clotilde, vous êtes pour nous « le pélican de la solitude ».

On oublia bientôt, de part et d’autre, qu’on se connaissait depuis peu.

Cependant, la guerre salope continuait avec une violence plus intolérable. Les femelles, exaspérées de l’humiliante assignation chez le commissaire de police, épuisèrent tout ce qu’une rage prudente peut imaginer.

C’était, chaque jour, une continuation de la farce crapuleuse aux deux fenêtres, un dialogue nouveau, avec la strophe et l’antistrophe du théâtre antique, enfin et surtout les interpellations aux passants, joyeux d’être associés à une tentative d’assassinat qui ne les exposait à aucun danger.

De tout petits êtres innocents, des enfants de trois à cinq ans, raccrochés çà et là, venaient apprendre chez la Poulot les homicides paroles supposées capables de rouvrir et d’empoisonner une plaie terrible.

Quand elle était lasse de la fenêtre, la bréhaigne gueuse apparaissait sur le toit, arrangé en manière de terrasse et grotesquement décoré de ces vases lie de vin ou cul de bouteille, multipliés par une céramique d’opprobre, pour le châtiment des hommes. Elle se promenait là, dans le costume déjà dit, quelquefois à moitié nue, vociférant aux quatre points cardinaux qu’elle était « chez elle » et que ceux qui n’étaient pas contents n’avaient qu’à fermer les yeux.

Excellente place pour gueuler, pour tintamarrer de son olifant, pour lancer sa fiente et son pus, pour arborer les attitudes ou les postures dont il fallait que bavât de concupiscence tout le quartier.

— Le cas de cette pauvre goujate me paraît grave, dit Hercule Joly, un soir qu’elle lui avait fait entendre son rire au moment où il entrait chez ses amis. C’est une démoniaque d’un genre très particulier et qui doit être catalogué dans les ouvrages spéciaux. Il est certain que l’espèce de convulsion sardonique dont elle est agitée si souvent, implique tout autre chose que le sentiment d’une joie quelconque. C’est à croire que les invisibles qui vous harcelaient dans votre ancienne demeure ont pris possession de cette huissière pour vous tourmenter ici. Le traitement de ce genre d’affections est, je crois, indiqué dans le livre de Tobie, mais il faudrait un thérapeute plus idoine que le galope-chopine qui lui sert d’époux. Je me demande si une belle volée administrée à celui-ci ne serait pas ce qu’il faudrait pour produire, par contre-coup, une heureuse crise.

— J’y ai pensé, répondit Léopold que cette opinion d’un homme doux rafraîchissait. Mais la situation est telle que je dois craindre, en cas d’insuccès, quelque revanche abominable dont je ne serais pas seul à souffrir.

Les choses en étaient venues au point que Clotilde avait dû renoncer à sortir seule. Les polissons l’injuriaient dans la rue, et de spirituels boutiquiers, sur leurs portes fines, l’accueillaient à son passage avec des chuchotements et des sourires. Un marchand de couleurs, épigrammatique et turlupin, se signalait entre tous. La pauvre femme ne pouvait passer devant sa poudre à punaises, sans qu’aussitôt il engageât quelque colloque facétieux avec les compères. Un jour que Léopold n’était qu’à trois pas, le drôle ayant eu l’imprudence de laisser paraître sa gaîté, sans avoir, au préalable, interrogé l’horizon, il en fut radicalement et soudain guéri. Le rigolo vit paraître, comme en songe, une si démontante figure de traban ou de maugrabin, et les quelques syllabes sèches qu’il entendit lui procurèrent une souleur telle qu’il devint liquide.

Mais il aurait fallu recommencer à tous les seuils. Une malechance inouïe voulait que ces douloureux, qui n’aspiraient qu’à la solitude, à la vie humble et cachée et qui ne demandaient rien à personne, fussent abhorrés de tout le village où ils avaient cru trouver un refuge et que la crotte même d’entre les pavés se levât contre eux.

Résolument, Clotilde alla trouver la propriétaire. L’habitation de cette châtelaine s’adossait à leur pavillon, et il suffisait d’ouvrir une claire-voie pour être chez elle. Personne, par conséquent, n’était mieux placé pour tout entendre et pour tout voir.

Les Léopold la connaissaient à peine de vue, n’ayant eu avec elle que le protocole indispensable du contrat de location. Ils avaient d’elle, tout au plus, l’impression d’un sarment de vigne vierge, irréparablement desséché.

Mademoiselle Planude était une pucelle confite qui portait avec une facilité singulière ses soixante-cinq ans de vertu. Pétulante comme un jeune dindon et pointue comme un ergot, elle avait une voix de gendarme et précipitait ses paroles avec la rapidité d’un expéditeur de fruits aigres menacé de rater le train. Un peu naine, un peu bossue, on ne voyait qu’elle à l’église, où elle avait l’air de s’engouffrer pour échapper à quelque monstre furieux et d’où elle s’élançait, d’heure en heure, pour accélérer une mercenaire qu’elle idiotifiait. Elle était de toutes les confréries, ou archiconfréries, trempait dans toutes les œuvres, participait à toutes les propagandes, fourrait des petits papiers dans toutes les mains. Mais on ne se souvenait pas de lui avoir vu lâcher un centime.

Son avarice éblouissait Parc-la-Vallière. On citait avec admiration la fermeté d’âme de cette vierge sage qui ne donnait certes pas l’huile de sa lampe aux détraquées et qui s’éclairait toute seule, en attendant le Fiancé.

Volontiers, on rappelait la haute et touchante histoire de cette famille de locataires — les prédécesseurs des Léopold — jetée par elle dans la rue, avec une énergie, une sérénité, une constance, une inflexibilité digne des martyrs. Un mari malade et sans emploi, une femme enceinte et quatre petits, dont deux en moururent. Balayée toute cette vermine. Elle-même, en cette occasion, s’était comparée à la « Femme forte » du Livre saint. Sans doute il lui eût été facile de s’attendrir lâchement, à l’exemple de quelques autres qu’on doit, pour l’honneur des propriétaires, supposer très rares. Elle n’en serait pas devenue plus pauvre. Mais le principe eût été fricassé du coup et il y a des moments où c’est un devoir d’imposer silence à son cœur.

Mademoiselle Planude s’agenouillait à la Table sainte, avec un petit sac de titres ou d’obligations ficelé sur sa chaste peau, en compagnie des médailles et scapulaires.

Clotilde, qui croyait n’avoir affaire qu’à une dévote banale, fut arrêtée dès les premiers mots.

— Ah ! Madame, si vous venez m’apporter des cancans ou des médisances, vous tombez mal ! Je ne m’occupe pas de mon prochain et je ne veux rien savoir. Tout ce que je demande, c’est d’avoir de bons locataires qui paient leurs termes à la minute et qui n’occasionnent pas de scandale dans ma maison. Si cela ne vous convient pas, vous êtes libre de partir, en réglant trois mois d’avance, bien entendu. Tel fut le premier élan de cette pouliche.

— Mais, Mademoiselle, s’écria la visiteuse un peu suffoquée, je ne comprends rien à votre accueil. Je n’aime pas plus que vous les médisances et les bavardages et c’est précisément parce qu’ils me font horreur que vous me voyez ici. Il est impossible que vous n’ayez pas entendu, que vous n’entendiez pas, chaque jour, les injures horribles et les provocations continuelles dont on nous accable. J’ai pensé naturellement qu’étant notre propriétaire, vous ne nous refuseriez pas votre intervention ou, du moins, votre témoignage.

— Mon témoignage ? Ah ! c’est donc ça ! Vous avez compté sur mon témoignage ! Eh bien ! ma petite dame, vous pouvez vous fouiller, si vous avez des poches ! Faites-moi appeler devant le commissaire, moi aussi, puisque c’est votre genre, vous verrez comme ça vous réussira. Si c’est des gens d’en face que vous avez la prétention de vous plaindre, apprenez, pour votre gouverne, que ce sont des personnes honorables qui ont su gagner de l’argent et qui n’ont jamais fait tort d’un sou à personne. Qu’est-ce que vous avez à dire à ça ?… D’ailleurs, je sais ce que je sais. Votre mari, je me permets de vous le dire, est un malotru qui a à moitié assommé cette pauvre Madame Poulot et il paraît que, de votre côté, vous n’avez pas la langue trop mal pendue. Il m’est revenu que vous vous êtes permis de bien vilains mots, pour ne rien dire de cette grande andouille que vous recevez depuis quelque temps et qui a une drôle de réputation dans le pays.

Clotilde se leva et partit, mais, après avoir secoué ses chaussures contre le seuil maudit, par un mouvement tout instinctif, — comme si l’anathémale Recommandation de l’Évangile était inscrite mystérieusement au fond des cœurs, avec les dix mille autres Paroles du Seigneur « qui tue et qui vivifie ». Quiconque ne vous recevra pas et n’écoutera pas vos discours, en partant de sa maison, secouez la poudre de vos pieds.

— Mon ami, dit-elle en rentrant, je viens de voir le Démon !…

Elle tomba malade et faillit mourir.

La jubilation du voisinage fut immense et se déploya comme le programme d’un triomphe antique. Des clameurs barbares, des huées de cannibales furent entendues tout le long des nuits. Les mots monstrueux, les rires diaboliques percèrent les murs et vinrent poursuivre la malheureuse jusque dans le détroit noir, plein de flots furieux et plein d’écumes, de sa commençante agonie.

— On ne crève donc pas encore dans la chapelle ? disait une voix qu’on aurait pu croire évadée de la fosse.

— Garçon ! un pernod ! hurlait l’huissière, s’adressant à son huissier. Mon gros Poulot, nous allons boire à la santé des infanticides et des va-nu-pieds.

— Je vous disais bien qu’il y a un bon Dieu ! croassait à son tour la vieille Grand. Dame ! vous savez, quand on a tué des petits enfants, ils viennent quelquefois vous tirer, la nuit, par les cheveux.

— Pourvu que les charognes n’aillent pas nous foutre la peste ! concluait, dans un gargouillis d’entonnoir, la pocharde femelle d’un employé du cimetière.

Lorsqu’un prêtre vint, un peu avant l’aube, administrer la malade et lui porter le viatique, on s’abstint, il est vrai d’illuminer. On peut même dire que le vacarme s’atténua. Mais aussitôt après son départ, la Poulot, effroyablement soûle, se mit chanter…

À l’exception de Joly, qui avait assisté à la cérémonie, et dont les protestations véhémentes furent accueillies par des ricanements et des sifflets, nul ne s’avisa d’élever le plus léger blâme, ne parut remarquer l’énormité sacrilège de l’attentat. Mademoiselle Planude courut prestement s’enfiler les premières messes, non sans avoir pris, en passant, des nouvelles préalables de la santé de « cette bonne madame Poulot » qui lui rota ses civilités, et le soleil tranquille de la banlieue se leva, une fois de plus, sur d’heureuses tripes qui ne demandaient qu’à s’emplir.

La convalescence fut longue, précédée et interrompue par de fréquents accès de délire. Clotilde, qui avait été aussi près que possible de la mort et que la vertu curative — si parfaitement oubliée ! — du sacrement avait sauvée, raconta qu’elle avait vu passer devant elle, sous des images sensibles et du caractère le plus effrayant la malice étrange de ses bourreaux qu’elle représenta — sans s’expliquer davantage, — comme des êtres infiniment malheureux…

Elle évita d’en parler avec amertume et cessa complètement de souffrir de leurs outrages, qui diminuèrent, d’ailleurs, en même temps que leur pouvoir de torturer la victime, dont la guérison surnaturelle partit avoir décontenancé les tueuses.

Ce fut à ce moment que Léopold, devenu semblable à un spectre, lui raconta ce qu’il avait osé faire.


XIX



Quelle situation que celle de cet homme durant ces semaines interminables !

Un philosophe cambodgien donnait à manger à de jeunes tigres pour que, devenus grands, ils ne le dévorassent pas. Tombé dans le dénûment, il se vit forcé de leur diviser des morceaux de sa propre chair. Quand il ne lui resta plus que les os, les nobles seigneurs de la forêt le quittèrent, l’abandonnant aux rongeurs immondes.

Léopold, quelquefois, s’était souvenu de cet apologue barbare. Il s’était dit que ses tourments anciens avaient été bien inconstants, bien ingrats, de ne pas l’engloutir tout à fait et de livrer sa triste carcasse à la vermine.

Que lui servait d’avoir eu un cœur si fort ? et que pouvait-il maintenant ? Le temps est loin où on pouvait donner des coups de bâton au-dessous de soi, et il n’y a pas d’isolement comparable à l’isolement des magnanimes.

Tout se déchaînait contre ceux-là. N’étant pas « comme tout le monde », quels égards, quel respect, quelle protection, quelle miséricorde devaient-ils attendre ? Au contraire des perles évangéliques et de ce que le Verbe crucifié a nommé « le pain des fils », les lois répressives sont surtout au profit des chiens et des pourceaux.

Ah ! s’ils avaient été riches, tous les ventres, autour d’eux, eussent adhéré à la terre ! On n’aurait pas eu assez de langues pour lécher leurs pieds ! Léopold, qui avait autrefois jeté un million aux déserts d’Afrique, passa vingt jours et autant de nuits près du lit de sa femme, presque sans sommeil et sans nourriture ; partagé entre les soins à donner à la malade et l’épouvantable souci des expédients à imaginer pour que rien ne lui manquât ; percevant, avec une précision terrible, du fond des ondes où il s’abîmait, la brigande clameur du dehors, et tenté, combien de fois ! de s’élancer en exterminateur sur cette racaille.

Le dévouement de Joly sauva ces deux êtres si cruellement aimés de Dieu. L’excellent homme fit pour Léopold des démarches, des courses infinies et partagea souvent avec lui l’écrasante fatigue des veilles. Il inventa des ressources, des combinaisons lunaires, des crédits invraisemblables, parut frapper de la monnaie à son propre coin. On ne voyait plus que lui dans les bureaux du Mont-de-Piété. La Providence elle-même n’aurait pu mieux faire. Pendant un de ses accès, Clotilde vit ce front chauve parmi les enfants que Jésus voulait qu’on laissât venir à lui.

Un soir, que la très-chère avait pu s’endormir, malgré les cris habituels qu’elle finissait par ne plus entendre, Léopold, laissant la garde de la maison à l’ami fidèle, était sorti pour une démarche importante qu’il ne pouvait confier à personne.

Un peu avant d’atteindre les fortifications, bien qu’il marchât d’un pas très rapide et que son attention ne fût sollicitée par aucun objet extérieur, tout à coup il avait reçu par les yeux une commotion qui l’arrêta net. L’huissier Poulot était devant lui.

La nuit tombait et le lieu était parfaitement solitaire. Le rosser d’une manière atroce eût été, pour l’opprimé si voisin du désespoir, une joie facile, et telle avait été sa première pensée. Mais il avait eu assez d’empire sur lui-même pour se rappeler qu’il s’agissait d’un chacal de police correctionnelle et que la vengeance du misérable pourrait coûter définitivement la vie à Clotilde, en la privant tout à fait de sa présence et de ses soins pour un temps indéterminé. Étouffant donc sa colère par un effort dont il avait cru mourir, il s’était approché du bélître et, d’une voix un peu tremblante :

— Monsieur Poulot, avait-il dit, je crois inutile de vous faire observer que nous sommes très-seuls et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous casser les reins si c’était mon bon plaisir. Par conséquent, vous allez m’écouter silencieusement et avec respect, n’est-ce pas ? Quelques mots suffiront. Je n’ai pas coutume de faire de longs discours à des gens de votre sorte. Vous savez ce qui se passe chez vous, je suppose. Vous n’ignorez pas que le péril de mort d’une personne que je ne vous ferai pas l’honneur de nommer est l’œuvre de votre ivrognesse de femme. Voici donc l’avis que je vous donne pour la première et dernière fois en vous engageant à le méditer. Si la personne dont je parle venait à succomber, vous m’entendez bien ? Monsieur Poulot, j’estimerais que je n’ai plus rien à perdre en ce monde et je vous jure que vous seriez plus en danger, vous et votre femelle, que si la foudre tombait sur votre maison !…

Il l’avait quitté sur ces derniers mots, proférés avec un accent capable de les enfoncer comme des lames dans les intestins du pleutre qui, d’ailleurs, avait paru hors d’état d’exhaler le plus léger son.

Mais, bientôt après, une tristesse immense était descendue sur lui. À quoi bon cette scène ? N’était-il pas au-dessous du rien, cet individu immonde qui ne pensait ou ne respirait que par le monstre de crasse et d’ignominie où il se vautrait comme dans un bourbier ? En supposant qu’il entreprît de faire partager à sa crapaude la sale peur dont il était visiblement pénétré pour quelques jours, il était, hélas ! trop probable que celle-ci verrait là, surtout, l’occasion d’affirmer la supériorité de son courage et se ferait une gloire nouvelle de braver un péril qui ne la menaçait pas à l’instant.

Quelque poltronne qu’elle fût, — et quoique vraisemblablement rouée de coups, maintes fois, dans les anciens jours, — ses pratiques de gueuse effrontée avaient dû lui donner, quand même, le préjugé, si tenace chez les plus salopes, d’une immunité de droit divin pour l’insolence ou la méchanceté des femmes.

Et quels ne devaient pas être l’ensorcellement, la toute-puissance de persuasion de cette Poulot sur le compagnon fétide et agenouillé dans la bouse de sa compagnonne, qui ne vivait que pour le régal d’ordures qu’elle lui servait, sans doute, chaque soir ! Même en plein jour, il avait fallu subir leurs grognements, leurs bruyantes pâmoisons, leurs soupirs et les gémissements réitérés de leurs vomitives luxures. Car ils ne fermaient pas leur fenêtre et s’ébattaient chiennement derrière une jalousie. Ah ! on avait entendu de drôles de choses !…

Puis, se disait Léopold, découragé, ils sont si bêtes ! si fangeusement ignares ! si crétins ! En dehors du trac puant que l’imminence d’une râclée peut déterminer en eux, que sont-ils capables de comprendre et comment pourraient-ils entrevoir seulement le danger de pousser à bout un individu tel que moi ?

Alors, cet homme de courage, ce partisan de l’impossible, ce chef téméraire qui avait assoupli le destin, cet artiste d’or crénelé de flammes, fut profondément humilié.

Il sentit le néant de la force, l’inutilité de l’héroïsme, la désespérante vanité de tous les dons. Il se vit semblable à un de ces vigoureux insectes, buveurs de miel, enlacés dans les fils gluants d’une araignée. Ses efforts puissants crèvent en vain la toile impure. L’ennemie horrible, sûre de sa proie, bondit hors d’atteinte et ramène avec promptitude les mailles rompues de l’abominable filet sur le corselet brillant de la victime…

Dès le lendemain, ce vaincu alla régulièrement communier à la première messe, et pendant deux fois neuf jours, la bouche pleine du Sang du Christ, voici le cri qu’il poussa :

— Seigneur Jésus ! je Vous demande pour Votre Gloire, pour Votre Justice, pour Votre Nom, de confondre ceux qui nous outragent dans notre maison, qui nous haïssent, qui nous tuent, qui aggravent si cruellement et si injustement notre pénitence.

Puisque telle paraît être la forme définitive de l’hostilité du démon qui ferma si longtemps mes lèvres, et que je n’ai rien à espérer d’aucun homme, c’est à Vous, Jésus, caché dans l’Eucharistie et caché en moi que je demande protection.

Sans phrases ni détours, je Vous demande contre ces deux femmes un châtiment rigoureux qui fasse éclater Votre Nom, c’est-à-dire un châtiment très manifeste qui rende visible leur péché. Je Vous demande enfin que ce châtiment soit prochain.

Et je crie cela vers Vous, Seigneur, du fond de mon abîme, par la bouche de Votre Père David, par les Patriarches et les Juges, par Moïse et tous Vos Prophètes, par Elle et par Hénoch, par saint Jean-Baptiste, par saint Pierre et par saint Paul, par le Sang de tous Vos Martyrs, mais surtout par les Entrailles de Votre Mère !

Faites attention, Seigneur Jésus, que je ne Vous offre pas moins que ma vie en échange de cette justice, que je réclame avec toute la force que Votre Passion a donnée à la prière humaine !…

Lorsque Clotilde connut cette étonnante prière, elle joignit les mains, renversa doucement la tête, montrant son visage en pleurs, et ne dit que ces simples mots :

— Les pauvres gens ! les pauvres gens !


XX



On se remit au travail. On reprit le livre interrompu pendant trois mois et qui était l’unique ressource pour l’avenir, si Dieu voulait que de tels pauvres eussent un avenir sur terre. Comme auparavant, ce labeur fut interrompu fréquemment par la misère ou par l’angoisse. Mais l’admirable Joly continuant son rôle de Providence, on put se traîner le long de cette œuvre et commencer d’en apercevoir la fin.

Depuis les dix-huit jours de la prière terrible, l’hostilité des voisins semblait frappée de paralysie, et Léopold attendait en paix, avec une effrayante confiance, la catastrophe.

À la suite d’on ne sut quel incendie de torchon, les deux cochonnes se brouillèrent et la vieille Grand déménagea. Quelque temps après, on la trouva morte dans sa chambre, au bout du village, les entrailles rongées par son chien, un horrible molosse vairon qui ressemblait à sa maîtresse et qui avait un museau de brochet.

— C’est le tour de l’autre, maintenant, dit tranquillement Léopold au facteur de la poste qui lui racontait la nouvelle.

Ce mot entendu par la Poulot qui n’était jamais bien loin, fut pour elle comme le signal de toutes les disgrâces de la fortune. L’huissier, compromis dans quelque fiasco, se vit forcé de vendre le mobilier de son salon. Même les reliques les plus chères, l’armoire à glace et le canapé de Madame, qu’elle montrait avec tant d’orgueil, ainsi qu’un vétéran sa panoplie, disparurent, et le gracieux couple alla cacher dans Paris son humiliation.

Pendant une semaine, on désinfecta leur clapier.

La persécution était finie, plus que finie, car il se fit autour de Léopold une sorte de crainte vile et superstitieuse.

L’accusateur, cependant, attendait encore. Il savait qu’il y aurait autre chose, qu’il devait y avoir autre chose, et que ce n’était pas pour cela seulement qu’il avait mis en gage le Corps du Christ.


XXI



Malheur à l’homme qui a des pensées divines et qui se souvient de la Gloire dans le tabernacle des pourceaux ! dit, un soir, Druide, revenu d’un pays lointain et qui résumait ainsi toute une intérieure lamentation, à propos de Marchenoir et de ses hôtes qui venaient de lui raconter leurs aventures.

— Assurément, dit Léopold, après notre cher Caïn, tel est le cas de L’Isle-de-France dont nous n’entendons plus parler depuis longtemps. Qu’est-il devenu ?

Un flot de peines et de colères passa sur le livre ouvert du visage de ce bon Lazare.

— Ce qu’il est devenu ! Ah ! mes amis, on est heureux de croire à une justice qui n’est pas des hommes ! Je dis cela pour chacun de nous. Mais ce pauvre Bohémond ! en vérité, c’est par trop épouvantable ! Comment ! vous ne savez donc rien ! Ah ! c’est vrai, pardon. J’oubliais déjà que vous sortez à peine du gouffre. Eh bien voici il meurt doucement dans les bras de Folantin…

Folantin ! ce peintre de plomb, ce grisailleur foireux, ce plagiaire du néant, ce bourgeois envieux et ricaneur qui pense peut-être que l’Himalaya est une idée basse, vous ne savez pas ce qu’il a fait ? C’est bien simple. Il s’est rendu adjudicataire des derniers jours du poète, le client unique de son agonie. Nul ne peut le voir sans son ordre ou sa permission. J’entends, nul de ceux qui seraient capables de l’avertir… Je sais bien que ce que je vous dis là est difficile à croire. Mais ce n’est, hélas ! que trop vrai, et vous voyez en moi l’une des victimes les plus stupéfiantes et les plus stupéfiées de ce système d’exclusion de tous ceux qui ont véritablement aimé L’Isle-de-France. Depuis deux jours que je suis à Paris, j’ai bien fait une dizaine de tentatives à l’hôpital des frères Saint-Jean-de-Dieu, son dernier domicile, vraisemblablement, jusqu’à l’heure où on le portera au cimetière. Obstacles invincibles, portes infranchissables ! C’est tout juste si mes cris d’indignation ne m’ont pas fait jeter dans la rue.

— Mais, mon cher Lazare, interrompit Léopold, êtes-vous dans votre bon sens ? On ne confisque pas ainsi les personnes. La séquestration illégale ! dans un lieu public !!! Voyons, mon ami, un peu de lumière.

— Patience ! vous allez voir clair, à moins cependant que les larmes ne vous aveuglent. L’Isle-de-France est un séquestré volontaire, un séquestré par persuasion. Oh ! cela remonte à plusieurs mois. La dernière fois que nous le vîmes ensemble, un peu avant mon départ, vous vous en souvenez, il se sentait déjà gravement atteint. Ce dut être environ le temps où le Folantin se manifesta. Ses tableaux ont beau être exécrables, sa conquête de L’Isle-de-France est un chef-d’œuvre, décidément.

Vous savez si notre ami le méprisait, l’abhorrait. Certains mots de lui sur ce vitrier sont à faire peur. On n’imaginera jamais deux êtres aussi contraires, aussi parfaitement antipathiques l’un à l’autre. Mais que voulez-vous ? Bohémond, quoi qu’on ait pu dire, est surtout un sentimental. N’ayant pas, comme Marchenoir ou comme vous, Léopold, une règle rigide, un credo que n’ont pu faire plier les siècles, faussé par l’hégélianisme et saccagé par les curiosités les plus dangereuses, parfois incroyablement privé d’équilibre, on l’a toujours vu sans résistance contre tout individu assez habile pour se prévaloir hypocritement d’un service réel ou d’un acte de bonté feinte.

— L’esquisse est ferme, dit Léopold. Il m’a semblé pourtant qu’il y avait en lui un railleur d’une rare vigilance qu’il ne devait pas être aisé de surprendre.

— D’accord, mais je crois que, vers la fin, cette faculté s’est émoussée. Quel que soit son mal, il meurt surtout de lassitude. Il était vraiment trop peu fait pour les négoces de ce monde, et la misère, contre laquelle il fut toujours désarmé, l’avait aux trois quarts détruit. Rappelez-vous ses inconcevables absences, l’impossibilité de fixer son attention quand il parlait à ses fantômes, la seule réalité pour lui. Je n’ai connu que Marchenoir qui pût, quelquefois, dompter, un instant, sa chimère, et encore !

Puis, faites-y bien attention, Folantin est un dénicheur de merles très subtil qui sut arriver au bon moment. Il s’empara d’abord d’un pauvre garçon très dévoué à L’Isle-de-France et qui le voyait sans cesse. Celui-là, criminel sans le savoir, mit une si niaise persévérance à lui vanter les qualités d’âme du peinturier, tout en faisant le meilleur marché possible de ses ridicules ou de ses infirmités d’esprit, que Bohémond finit par craindre de s’être trompé sur le personnage et consentit à le bienvenir. Folantin, qui n’est pas avare, sut déployer un tact infini pour lui faire accepter des services d’argent, dont il savait que le besoin était fort pressant, n’attendant pas que le malheureux rêveur avouât ou trahît son embarras, dépassant même le désir secret de ce pauvre, avec une bonhomie, une rondeur parfaites. Le moyen était infaillible et réussit au delà de toute espérance.

Bref, abusant de la double détresse, physique et intellectuelle, de sa victime dont il paraissait être le bienfaiteur, il parvint — à l’instar d’une maîtresse basse et jalouse, — à éloigner tous les amis anciens, quoi qu’ils pussent faire, et réussit, Dieu sait par quelles pratiques de mensonges et de perfidies ! à lui en inspirer l’horreur. C’est par la volonté formelle de Bohémond que je n’ai pu arriver jusqu’à lui.

Or, cela n’est rien ou presque rien. Écoutez la suite.

Vous pensez bien, n’est-ce pas ? que je n’ai pas dû accepter facilement la consigne. Pour tout dire, j’ai tenté de pénétrer de force. C’est alors qu’on a fait donner la garde. À mon épouvante inexprimable, j’ai vu se dresser une abominable souillasse qui m’a déclaré n’être pas une moindre personne que la comtesse de L’Isle-de-France, épouse légitime et in extremis du moribond, dont elle rinça dix ans le pot de chambre et qui, naguère, dans un soir d’ivresse ou de folie, lui avait fait un enfant.

N’ayant déjà presque plus de forces et parfaitement isolé de tous ceux qui eussent pu penser à sa place, il avait fini par céder aux obsessions pieuses de Folantin qui ne lui laissa pas entrevoir d’autre moyen de légitimer ce fils, qu’il lui eût été si facile de reconnaître sans prostituer son Nom à la mère. J’ai pu comprendre que l’aumônier de l’hôpital, religieux d’une bonne foi indiscutable, mais qui fut, en cette occasion, admirablement roulé, se chargea lui-même d’emporter les résistances dernières. J’ai donc pris la fuite et me voici, noyé de chagrin, suffoqué par le dégoût.

Un silence lourd suivit ce récit.

À la fin, Clotilde murmura, comme se priant à elle-même :

— Rien n’arrive en ce monde que Dieu ne le veuille ou ne le permette, pour sa Gloire. Nous sommes donc forcés de penser que cette chose laide est en vue de quelque résultat inconnu et certainement adorable. Qui sait si le passage terrible de la mort ne sera pas rendu facile à ce pauvre homme par cette immolation préalable de ce qui était le principe de sa vie terrestre ? Mais les menteurs se trompent eux-mêmes. Je ne serais pas étonnée que M. Folantin crût avoir fait une action louable…

Hercule Joly, présent et silencieux jusque-là, intervint alors.

— Monsieur Druide, je suis parfaitement étranger au monde des artistes et j’ignore tout de leurs passions ou de leurs mœurs. Voulez-vous me permettre une question ? Quel a pu être le mobile de ce monsieur Folantin, et quel a pu être son intérêt à désoler ainsi l’agonie de M. de L’Isle-de-France ? Il est inconcevable qu’il ait voulu jouer gratuitement le rôle d’un de ces démons dont c’est l’emploi de désespérer les mourants.

Brusquement, Léopold se leva.

— C’est moi, dit-il, qui vais vous répondre, à la Marchenoir, si je le peux. Vous êtes un chrétien, monsieur Joly et, je le crois, un homme de prière. Je n’ai donc pas à vous apprendre la définition sublime du catéchisme : « L’Envie est une tristesse du bien d’autrui et une joie du mal qui lui arrive ». Nos psychologues peuvent déposer leurs analyses le long de ce mur, ils n’entameront pas le granit et le bronze d’une pareille démarcation.

Il y a quelques années, je me présentai un jour chez Folantin, qui n’était pas encore le personnage radieux qu’il est devenu. À mon arrivée, il achevait la lecture d’un journal qu’il jeta sur la table, comme s’il se débarrassait d’une couleuvre, avec cet air d’ennui suprême et ce sourire à donner des engelures que vous lui connaissez, mon cher Lazare. Voici, en propres termes, ce qu’il crut devoir me dire : — Quand une de ces feuilles me tombe sous la main, je vais tout de suite à l’article nécrologique et si je n’y trouve pas le nom de quelqu’un de mes amis, j’avoue que je suis très désappointé.

Depuis, je n’ai pu le voir ni entendre prononcer son nom sans me rappeler ce mot, bien plus spirituel qu’il ne le croyait lui-même, car son âme en fut éclairée pour moi dans ses profondeurs immortelles, et je la vis en plein, son âme affreuse, telle qu’elle sera, sous des « cieux nouveaux », dans dix mille siècles !

Il est fort possible, comme vient de le dire ma femme, qu’il ait cru faire, dans le cas de Bohémond, une chose héroïque. Il s’est donné certainement beaucoup de mal, et son désintéressement absolu n’est pas douteux. Le vrai envieux est le plus désintéressé, quelquefois même le plus prodigue des hommes. Il n’y a pas de divinité aussi exigeante que l’Idole blême.

L’Isle-de-France est, sans doute, celui de tous les contemporains qui a dû le plus lui crever le cœur. Les disparates signalées, il y a quelques instants, par Druide, étaient, entre eux, infinies. Le très haut poète qui va mourir, qui meurt peut-être à cette minute, paraissait avoir reçu tous les dons, la beauté, le génie, la noblesse, l’absolu courage, la sympathie expansive et toute-puissante. Ses facultés imaginatives et lyriques en activité permanente, et qui faisaient penser à ces feux errants du Livre Saint, mais surtout la promptitude archangélique de ses épigrammes, qui ne s’en souvient ? On peut à peine se figurer combien toutes ces choses déchirèrent un homme profondément disgracié, que les circonstances mettaient très souvent en face de son lumineux repoussoir.

Il s’est vengé hideusement, ainsi qu’il lui convenait de le faire, et je crois, en effet, qu’il a dû déployer une habileté, une persévérance de démon. Le résultat en valait la peine. Songez donc ! Amener ce cygne noir que fut Bohémond, ce dernier représentant d’une race fière, d’une lignée quasi-royale, à donner — fût-ce dans le crépuscule de l’agonie, — à une tireuse de cartes de lavoir, son Nom magnifique ! Le contraindre à finir comme un libertin gâteux subjugué par sa cuisinière ! Quelle revanche !

… Vous verrez, mon bon Lazare, que nous ne pourrons même pas assister à son enterrement. Sans vous, je n’aurais même pas su que le pauvre garçon était mourant. En supposant qu’on daignât nous aviser officiellement de la cérémonie funèbre, ce qui est au moins improbable, il nous faudrait, n’est-ce pas ? défiler à la façon des Sarmates vaincus, dans le cortège du triomphateur, marcher dans les larmes de la douairière, entendre, en crevant de honte et de rage, les discours humides où il sera parlé de « l’ami de la dernière heure ». Non, vraiment, j’aimerais mieux, dussé-je me condamner à la famine, payer d’humbles messes, pendant tout un mois, dans notre église solitaire !…


XXII



À ce moment on sonna, et Léopold cessa de parler pour aller ouvrir. Mais, s’approchant de la porte du jardin, il entendit les pas d’un individu qui prenait la fuite. En même temps, à l’extrémité de la rue, éclata le rire monstrueux de la Poulot.

Était-elle donc venue tout exprès ? C’était peu probable et, au fond, il n’importait guère qu’elle fût venue pour cela ou pour autre chose. Mais ce rire néfaste, ce hennissement de rosse apocalyptique, dont on commençait à perdre l’habitude et qui fit s’ouvrir toutes grandes plusieurs fenêtres, s’enroula bizarrement aux pilastres de la nuit, dans l’air sonore.

Il eut des soubresauts, des rebondissements, des à-coups, des reculs de grelin dans la rainure, de soudaines reprises, des élans, des bonds furieux ; puis il s’alanguit et déferla, quelque temps encore, dans un mode si funèbre que des chiens hurlèrent.

Cela — sous un ciel splendide, sous des étages d’étoiles, sous le poids effrayant de tous les silences de l’espace, — à la minute même où on était plein de cette pensée qu’un des êtres les plus nobles qu’il y eût au monde allait mourir, impressionna singulièrement les quatre auditeurs du pavillon diffamé.

— J’ai bien souvent entendu ce rire, dit Clotilde, et il m’a toujours fait horreur. Mais, ce soir, il a quelque chose que je ne sais définir… C’est pour moi comme si la malheureuse n’était plus parmi les êtres à la ressemblance de Dieu, et qu’en châtiment de quelque crime, — dont elle cherchait à s’étourdir en nous insultant, — elle se trouvât maintenant un peu au-dessous de ces animaux à qui elle fait peur. Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, que son rire est l’expression la plus affreuse du désespoir ?

— Il me semble surtout l’expression de la démence qui n’a, certes, rien de comique ni de rassurant, fit observer bonnement Hercule Joly.

— Je crains, reprit Clotilde, de vous paraître moi-même une insensée. Mais je ne puis m’empêcher de vous dire ce que j’éprouve en ce moment… Il est bien certain que l’espace et le temps n’existent pas pour les âmes, et que nous sommes dans une ignorance infinie de ce qui s’accomplit autour de nous, invisiblement. Dans le délire de ma maladie, j’ai vu des êtres épouvantables qui riaient ainsi de me voir souffrir, qui me désignaient cruellement d’autres malades sans nombre, des moribonds, des agonisants lamentables, jusqu’au bout de la terre, et il m’était dit qu’il y avait entre tous ces malheureux et moi une correspondance, une relation mystérieuse. Eh bien ! je songe à celui de nos amis qui lutte cette nuit contre la mort, et je me demande si ce que nous venons d’entendre n’est pas un avertissement… Oui, mes amis, je me demande avec terreur si ce ricanement horrible n’est pas un glas, s’il n’existait pas, de M. de L’Isle-de-France à cette créature d’en bas, un fil spirituel analogue au lien de chair dont on a voulu garrotter ses dernières heures, et si chacun d’eux, — à cette même seconde, — ne tombe pas dans le gouffre qu’il a choisi !…

La voix de la femme de Léopold était changée, et les derniers mots furent dits comme si elle avait été jetée hors d’elle-même.

Druide, livré à une commotion extraordinaire, se souvint alors d’avoir entendu autrefois le bon Gacougnol affirmer qu’elle avait réellement quelque chose d’une prophétesse.

Les langues devinrent silencieuses et les cœurs pesèrent autant que le monde. La nuit, d’ailleurs, était avancée. On se sépara, et Clotilde, offrant à la fois ses deux belles mains à ses deux hôtes, leur dit, avec une douceur étrange, cette phrase étrange qui semblait continuer son rêve

— La vie, chers amis, c’est la main ouverte, et la mort, c’est la main, fermée…

Ensuite elle pria longtemps, avec une grande charité, pour les vivants et pour les défunts, et, dans son sommeil, elle vit un pain qu’elle partageait aux misérables. Ce pain, au lieu de jeter de l’ombre, jetait de la lumière

Le lendemain, on apprit que L’Isle-de-France était mort pendant la nuit, et que la Poulot, complètement folle, avait été enfermée à Sainte-Anne, section des agitées, pour n’en plus sortir que les deux pieds en avant et le cou tordu…

Léopold se prépara tranquillement à paraître devant Dieu.


XXIII



C’est demain le terme d’octobre. On le paiera, sans doute, comme on a payé les autres. Avec quel argent ? C’est Dieu qui le sait. Tout ce que les créatures peuvent savoir, c’est que, depuis la fondation de Rome dont les Douze Tables féroces livraient le mauvais payeur à son créancier pour le vendre ou le mettre en pièces, il ne s’est assurément jamais rencontré une chienne plus implacable que la propriétaire des Léopold.

La voici, justement, assise devant son prie-Dieu, un peu en avant de Clotilde et de Léopold venus pour entendre la grand’messe. Elle a déjà, certainement, répandu des actions de grâces très abondantes et remercié le Seigneur de n’être pas une publicaine.

Enfin, ce qu’il y a de sûr et de consolant, c’est qu’elle ne peut pas mordre tout de suite. « À chaque jour suffit son tintouin », est-il dit dans le Discours sur la montagne.

Un prêtre vient de monter en chaire. Ce n’est pas le curé, personnage vertueux, sans indiscrétion ni fureur, qui, interrogé un jour par Léopold sur les sentiments religieux de sa paroisse, lui fit cette réponse : — Oh ! Monsieur, il n’y a ici que de très petites fortunes !!! et qui ne vint pas une seule fois consoler ses brebis nouvelles, quand elles étaient dans les affres de leur supplice.

Non ce n’est pas lui. C’est un vicaire humble et timide par qui fut administrée Clotilde. Celle-ci le regarde avec une grande douceur et se prépare à l’écouter. Qui sait si ce « serviteur inutile » ne va pas lui donner précisément le secours dont elle a besoin ?

Quelle occasion, d’ailleurs, de parler à des pauvres, à des gens qui souffrent ! Ce dimanche est le XXIe après la Pentecôte. On vient de lire l’Évangile des deux Débiteurs.


« Le royaume des cieux est comparé à un Roy, lequel voulut faire compte avec ses serviteurs.

« Et quand il eut commencé à faire compte, on luy en présenta un qui luy devoit dix mille talents.

« Et d’autant qu’iceluy n’avoit de quoy payer, son Seigneur commanda que luy, et sa femme, et ses enfants, et tout ce qu’il avoit, fust vendu et que la debte fust payée.

« Parquoy ce serviteur, se jettant en terre, le supplioit, disant : Seigneur, aye patience envers moy, et je payeray tout.

« Adonc le Seigneur de ce serviteur, esmeu de compassion, le lascha, et luy quitta la debte.

« Mais quand ce serviteur fut party, il trouva un de ses compagnons en service, qui lui devait cent deniers : lequel il saisit, et l’estrangloit, disant : Paye-moy ce que tu dois.

« Et son compagnon en service, se jettant à ses pieds, le prioit, disant : Aye patience envers moy et je te payeray tout.

« Mais il n’en voulut rien faire, ains s’en alla et le mit en prison jusques à tant qu’il eust payé la debte.

« Voyans ses autres compagnons ce qui avoit esté fait, furent fort marris : dont s’en vindrent, et narrèrent à leur Seigneur tout ce qui avoit esté fait.

« Lors son Seigneur l’appela, et lui dit : Meschant serviteur, je t’ay quitté toute ceste debte, pour tant que tu m’en as prié :

« Ne te falloit-il pas aussi avoir pitié de ton compagnon en service, ainsi que j’avoye eu pitié de toy ?

« Adonc son Seigneur courroucé le bailla aux sergens, jusqu’à ce qu’il luy eust payé tout ce qui luy estoit deu. »


Quel texte à paraphraser, la veille du jour où on étrangle les pauvres diables ! Tous les amnistiés, tous les libérés, tous les propriétaires du pays sont là, et il ne serait peut-être pas absolument impossible d’atteindre la conscience de quelques-uns. Mais le vicaire, qui est lui-même un pauvre diable et qui a la consigne générale de ménager les ventres pleins, tourne court sur « l’étranglement » et interprète la Parabole, si nette pourtant, si peu évasive, par le précepte infiniment élastique de pardonner les injures, noyant ainsi, dans la confiture sacerdotale de Saint-Sulpice, l’indiscrète et désobligeante leçon du Fils de Dieu.

Alors un nuage tombe sur Clotilde, qui s’endort. Maintenant, c’est un autre prêtre qui parle :

— Voilà l’Évangile, mes frères, et voici vos cœurs. Du moins j’ose présumer que vous les avez apportés. Je veux être persuadé que vous ne les avez pas oubliés au fond de vos caisses ou de vos comptoirs, et que je ne parle pas seulement à des corps. Qu’il me soit donc permis de leur demander, à vos cœurs, s’ils ont compris quelque chose à la parabole qui vient d’être lue.

Absolument rien, n’est-ce pas ? Je m’en doutais. Il est probable que la plupart d’entre vous avaient assez à faire de compter l’argent qu’ils recevront ou qu’ils pourront recevoir demain de leurs locataires, et qui leur sera très probablement versé avec d’intérieures malédictions.

Au moment où il est dit que le serviteur exonéré par son maître prend à la gorge le malheureux qui lui doit à lui-même une faible somme, les mains de quelques-uns ou de quelques-unes ont dû se crisper instinctivement, à leur insu, ici même, devant le tabernacle du Père des pauvres. Et quand il l’envoie en prison, sans vouloir entendre sa prière, oh ! alors, sans doute, vous avez été unanimes à vous écrier dans vos entrailles que c’était bien fait et qu’il est vraiment fâcheux qu’une pareille prison n’existe plus.

Voilà, je pense, tout le fruit de cet enseignement dominical que vos anges seuls ont écouté, avec tremblement. Vos Anges, hélas ! vos Anges graves et invisibles, qui sont avec vous dans cette maison et qui, demain, seront encore avec vous, quand vos débiteurs vous apporteront le pain de leurs enfants ou vous supplieront en vain de prendre patience. Les pauvres gens, eux aussi, seront escortés de leurs Gardiens, et d’ineffables colloques auront lieu, tandis que vous accablerez de votre mécontentement, ou de votre satisfaction plus cruelle, ces infortunés.

Le reste de la parabole n’est pas fait pour vous, n’est-ce pas ? L’éventualité d’un Seigneur qui vous jugulerait à son tour est une invention des prêtres. Vous ne devez rien à personne, votre comptabilité est en règle, votre fortune, petite ou grande, a été gagnée le plus honorablement du monde, c’est bien entendu, et toutes les lois sont armées pour vous, même la Loi divine.

Vous n’avez pas d’idoles chez vous, c’est-à-dire vous ne brûlez pas d’encens devant des images de bois ou de pierre, en les adorant. Vous ne blasphémez pas. Le Nom du Seigneur est si loin de vos pensées qu’il ne vous viendrait même pas à l’esprit de le « prendre en vain ». Le dimanche, vous comblez Dieu de votre présence dans son Église. C’est plus convenable qu’autre chose, c’est d’un bon exemple pour les domestiques et cela ne fait, au demeurant, ni chaud ni froid. Vous honorez vos pères et mères, en ce sens que vous ne leur lancez pas, du matin au soir, des paquets d’ordure au visage. Vous ne tuez ni par le fer ni par le poison. Cela déplairait aux hommes et pourrait effaroucher votre clientèle. Enfin, vous ne vous livrez pas à de trop scandaleuses débauches, vous ne faites pas des mensonges gros comme des montagnes, vous ne volez pas sur les grandes routes où on peut si facilement attraper un mauvais coup, et vous ne pillez pas non plus les caisses publiques toujours admirablement gardées. Voilà pour les commandements de Dieu.

Il est à peu près inutile de rappeler ceux de l’Église. Quand on est « dans le commerce », comme vous dites, on a autre chose à faire que de consulter le calendrier ecclésiastique, et il est universellement reconnu que « Dieu n’en demande pas tant ». C’est une de vos maximes les plus chères. Donc, vous êtes irréprochables, vos âmes sont nettes et vous n’avez rien à craindre…

… Dieu, mes frères, est terrible quand il lui plaît de l’être. Il y a ici des personnes qui se croient des âmes d’élite, qui s’approchent souvent des sacrements et qui font peser sur leurs frères un fardeau plus lourd que la mort. La question est de savoir si elles seront précitées aux pieds de leur Juge, avant d’être sorties de leur épouvantable sommeil…

Les impies se croient héroïques de résister à un Tout-Puissant. Ces superbes, dont quelques-uns ne sont pas inaccessibles à la pitié, pleureraient de honte, s’ils pouvaient voir la faiblesse, la misère, la désolation infinies de Celui qu’ils bravent et qu’ils outragent. Car Dieu, qui s’est fait pauvre en se faisant homme, est, en un sens, toujours crucifié, toujours abandonné, toujours expirant dans les tortures. Mais que penser de ceux-ci qui ne connurent jamais la pitié, qui sont incapables de verser des larmes, et qui ne se croient pas impies ? Et que penser enfin de ceux-là qui rêvent la vie éternelle, en bras de chemise et en pantoufles, au coin du feu de l’enfer ?

… Je vous ai parlé des locataires pauvres dont cette paroisse est suffisamment approvisionnée, et qui tremblent déjà, en songeant à ce que vous pouvez leur faire souffrir demain. Ai-je parlé à une seule âme vraiment chrétienne ? Je n’ose le croire.

Ah ! que ne puis-je crier en vous ! sonner l’alarme au fond de vos cœurs charnels ! vous donner l’inquiétude salutaire, la sainte peur de trouver votre Rédempteur parmi vos victimes ? Ego sum Jesus quem tu persequeris ! est-il dit à saint Paul fumant de rage contre les chrétiens, qui étaient alors comme les locataires de la Cité du Démon et qu’on pourchassait de gîte en gîte, l’épée ou la torche dans les reins, jusqu’à ce qu’ils payassent de tout leur sang le logis permanent des cieux. Je suis Jésus que tu persécutes !

On sait que ce Maître s’est souvent caché au milieu des indigents, et quand nous faisons souffrir un homme plein de misère, nous ne savons pas quel est celui des membres du Sauveur que nous déchirons. Nous avons appris du même saint Paul qu’il y a toujours quelque chose qui manque aux souffrances de Jésus-Christ, et que ce quelque chose doit être accompli dans les membres vivants de son Corps.

— Quelle heure est-il ? Père, disent à Dieu ses pauvres enfants, tout le long des siècles, car nous veillons « sans savoir le jour ni l’heure ». Quand finira-t-on de souffrir ? Quelle heure est-il à l’horloge de votre interminable Passion ? Quelle heure est-il ?…

— C’est l’heure de payer ton terme, ou d’aller crever dans la rue, parmi les enfants des chiens ! répond le Propriétaire…

Ah ! Seigneur ! je suis un très mauvais prêtre. Vous m’avez confié ce troupeau dormant et je ne sais pas le réveiller. Il est si abominable, si puant, si totalement affreux pendant son sommeil !

Et voici que je m’endors à mon tour, à force de le voir dormir ! Je m’endors en lui parlant, je m’endors en priant pour lui, je m’endors au lit des agonisants et sur le cercueil des morts ! Je m’endors, Seigneur, en consacrant le Pain et le Vin du Sacrifice redoutable ! Je m’endors au Baptême, je m’endors à la Pénitence, je m’endors à l’Extrême-Onction, je m’endors au sacrement de Mariage ! Quand j’unis, pour votre éternité, deux de vos images engourdies par le sommeil, je suis moi-même si appesanti que je les bénis comme du fond d’un songe et que c’est à peine si je ne roule pas au pied de votre autel !…

Clotilde se réveilla au moment où l’humble prêtre descendait de la chaire. Leurs regards se rencontrèrent et parce qu’elle avait le visage baigné de larmes, il dut croire que c’était son prône qui les avait fait couler. Il avait raison, sans doute, car cette voyante était tombée à un si profond sommeil qu’elle pouvait bien avoir entendu les vraies paroles qu’il n’avait osé prononcer que dans son cœur.


XXIV



Léopold et Clotilde sont au cimetière de Bagneux. C’est toujours pour eux un apaisement de s’y promener. Ils parlent aux morts et les morts leur parlent à leur manière. Leur fils Lazare et leur ami Marchenoir sont là, et les deux tombes sont cultivées par eux avec amour.

Quelquefois ils vont s’agenouiller dans un autre cimetière où sont enterrés Gacougnol et L’Isle-de-France. Mais c’est un long voyage souvent impossible, et le grand dortoir de Bagneux, qui n’est qu’à dix minutes de leur maison, leur plaît surtout parce qu’il est celui des plus pauvres.

Les lits à perpétuité y sont rares et les hôtes, chaque cinq ans démaillotés de leurs planches, sont jetés pêle-mêle dans un ossuaire anonyme. D’autres indigents les talonnent, pressés à leur tour de s’abriter sous la terre.

Les deux visiteurs espèrent bien qu’avant ce délai, avant l’échéance de cet autre terme de loyer, il leur sera possible de donner une dernière demeure plus stable à ceux qu’ils ont tant aimés. Eux-mêmes, il est vrai, peuvent mourir d’ici-là. Que la Volonté de Dieu soit faite. Il restera toujours la Résurrection des morts qu’aucun règlement ne saurait prévoir ni empêcher.

L’endroit, d’ailleurs, est aimable. L’administration parisienne, qui a condamné l’usage antique de la Croix monumentale, au moment même où elle en multipliait dérisoirement le signe dans le quadrillage systématique de ses cimetières suburbains, a du moins consenti à planter le long des avenues un assez grand nombre d’arbres. Au commencement, cette plaine géométrique et sans verdure désespérait. Maintenant que les arbres, plus vigoureux ont pu plonger leurs racines dans le cœur des morts, il tombe d’eux, avec leur ombre mélancolique, une douceur grave.

Combien de fois par semaine, dès l’ouverture des portes, Léopold ne vient-il pas, allant de l’une à l’autre des deux sépultures, arrachant les herbes sauvages, les cailloux, redressant ou guidant les jeunes tiges dont il écarte les insectes, joyeux de trouver une rose nouvelle, une capucine, un volubilis fraîchement éclos, les arrosant d’une main très lente, et oubliant l’univers, s’attardant des heures, surtout auprès de la petite tombe blanche de son enfant auquel il parle avec tendresse, auquel il chante à demi-voix le Magnificat ou l’Ave maris stella, comme autrefois, quand il le berçait sur ses genoux pour l’endormir ! Et c’est une chose qui remue l’âme des passants de voir ce chanteur à la face tragique et pleine de pleurs, prosterné sur ce berceau. Clotilde vient le rejoindre et le trouve dans cette posture.

— Oh ! mon ami, lui dit-elle, que nous sommes heureux d’être des chrétiens ! de savoir que la mort existe si peu, qu’elle est, en réalité, une chose qu’on prend pour une autre, et que la vie de ce grand monde est une si parfaite illusion

À la naissance de Jésus, les Anges ont annoncé à tous les hommes de bonne volonté la paix in terra, « sur terre ou en terre ». Tu m’as enseigné toi-même ce double sens. Regarde ces tombes chrétiennes. Sur presque toutes, il y a ces mots : Requiescat in pace. Ne penses-tu pas que c’est ainsi que nous pouvons entendre la Parole sainte ? Le repos, mon bien-aimé, le Repos, n’est-ce pas le nom de la Vie divine ?

Que sont les gestes des hommes en comparaison de cette vie puissante que l’Esprit-Saint tient en réserve sous la terre parmi les diamants et la vermine, pour le moment inconnu où seront réveillées toutes les poussières ?

— Ce moment, répond Léopold, est l’espoir unique. Job l’appelait, il y a quarante-six siècles, les Martyrs l’ont appelé, dans leurs tourments et la mort est douce à ceux qui l’attendent.

Tous deux vont, çà et là, au milieu des tombes. Beaucoup sont incultes, abandonnées tout à fait, arides comme la cendre. Ce sont celles des très pauvres qui n’ont pas laissé un ami chez les vivants et dont nul ne se souvient. On les a fourrés là, un certain jour, parce qu’il fallait les mettre quelque part. Un fils ou un frère, quelquefois un aïeul a fait la dépense d’une croix, puis les trois ou quatre convoyeurs ont été boire et se sont quittés sur de pochardes sentences. Et tout a été fini. Le trou comblé, le fossoyeur a planté la croix à coups de pioche et a été boire à son tour. Aucun entourage n’a jamais été ni ne sera jamais posé par personne pour marquer la place où dort ce pauvre qui est peut-être à la droite de Jésus-Christ… Sous le poids des pluies, la terre s’est affaissée et les pierres sont sorties en si grand nombre que même les chardons ne peuvent y croître. Bientôt la croix tombe, pourrit sur le sol, le nom du misérable s’efface et n’existe plus que sur un registre de néant.

Léopold et Clotilde ont grande pitié de ces oubliés, mais ce qui les navre de charité, c’est la foule des petites tombes. Il faut visiter les vastes nécropoles de la banlieue de Paris pour savoir ce qu’on tue d’enfants dans les abattoirs de la misère. On y voit des lignes presque entières de ces couchettes blanches, surmontées d’absurdes couronnes en perles de verre et de médaillons de bazar où s’affirment des sentimentalités exécrables.

Il y en a pourtant de naïves. De loin en loin, dans une sorte de niche fixée à la croix, sont exposés, avec la photographie du petit mort, les humbles jouets qui l’amusèrent quelques jours. Souvent Léopold a vu s’agenouiller, devant l’une d’elles, une vieille femme désolée. Elle était si vieille qu’elle ne pouvait plus pleurer. Mais sa plainte était si douloureuse que les étrangers qui l’entendaient pleuraient pour elle.

— La pauvre vieille n’est pas là, dit-il. J’aurais voulu la revoir. Il me semble que j’aurais eu le courage de lui parler, aujourd’hui… Peut-être qu’elle est elle-même couchée maintenant, tout près d’ici. La dernière fois, elle paraissait se traîner à peine.

— Heureux ceux qui souffrent et qui pleurent ! mon cher ami, lui répond sa femme dont le beau visage s’éclaire. N’entends-tu pas, quelquefois, chanter les morts ? Je parlais tout à l’heure des Anges de Noël, de cette multitude céleste qui chantait « Gloire à Dieu dans les cieux et paix aux hommes dans la terre. » Ce chant sublime n’a pas cessé, parce que rien de l’Évangile ne peut cesser. Seulement, depuis que Jésus a été mis dans son Tombeau, j’imagine que le cantique des Anges est continué sous la terre, par la multitude pacifiée des morts. J’ai cru l’entendre bien des fois, dans le silence des créatures qui ont l’air de vivre, et c’est une musique d’une suavité inexprimable. Oh ! je distingue parfaitement les voix profondes des vieillards, les voix humbles des hommes et des femmes, et les voix claires des petits enfants. C’est un concert de joie victorieuse par-dessus la rumeur lointaine et désespérée des esprits déchus.

… Parmi toutes ces voix, il en est une qui me paraît celle d’un homme excessivement âgé, d’un centenaire accablé de siècles, et cette voix me donne comme la sensation d’un tranquille rayon de lumière qui viendrait vers moi du fond d’un monde oublié.

Ta songeuse de femme t’a déjà dit cela, mon Léopold, sans trop comprendre elle-même ce qu’elle disait. Mais je suis sûre de l’avoir vu, dans mes rêves, ce vieillard tout cassé, tout émietté par plusieurs mille ans de sépulcre, et bien qu’il ne me parlât pas, j’ai deviné que c’était un homme de mon sang qui avait dû être grand parmi les autres hommes, dans quelque contrée sans nom, antérieurement à toutes les histoires, et qu’il était chargé mystérieusement, de préférence à tout autre, de veiller sur moi…

Et la voix de notre Lazare, que de fois ne l’ai-je pas reconnue !

… Quand je souffrais trop, quand je sentais mon cœur glisser dans le gouffre, il me disait à l’oreille, distinctement : — Pourquoi t’affliges-tu ? Je suis près de toi, et je suis, en même temps, près de Jésus, car les âmes n’ont point de lieu. Je suis dans la Lumière, dans la Beauté, dans l’Amour, dans l’Allégresse qui est sans limites. Je suis avec les très purs, avec les très doux, avec les très pauvres, avec ceux dont le monde n’était pas digne, et quand tu as pleuré trop longtemps à cause de moi, mère chérie, tu ne vois donc pas que c’est Dieu lui-même, Dieu le Père qui te prend dans ses bras et qui met ta tête sur son sein pour t’endormir !…

Léopold, ivre d’émotion, s’est laissé tomber sur un banc et contemple son inspirée à travers un voile de pleurs.

— Tu as raison, murmure-t-il, nous sommes heureux d’une manière divine, plus heureux, assurément, qu’autrefois, quand nous ne savions pas mieux que la manière humaine, et c’est dans ce vallon de douleurs que nous sentons vraiment notre joie !

Marchenoir me parlait souvent des morts, et il m’en parlait à peu près comme toi, avec sa puissance terrible. Sais-tu ce qu’il me disait un jour ? Oh ! que tu vas trouver cela beau ! Il me disait que le Paradis perdu c’est le cimetière et que l’unique moyen de le récupérer, c’est de mourir. Il avait là-dessus un poème qui n’a pu être retrouvé dans ses papiers et qui n’a jamais été publié. Il me l’a lu deux ou trois fois, mais, n’ayant alors qu’à moitié compris, je n’en ai gardé qu’un souvenir incomplet. Cependant, voici le début qui s’est fixé dans ma mémoire, avec une netteté singulière. Il s’agit d’un pèlerin, comme il y en eut quelques-uns au Moyen âge, qui cherche par toute la terre « le Jardin de Volupté ». Écoute :


« On n’avait jamais vu et on ne reverra jamais un Pèlerin aussi formidable.

« Depuis son enfance, il cherchait le Paradis terrestre, l’Éden perdu, ce Jardin de Volupté, — par qui la Femme est symbolisée si profondément, — où le Seigneur Dieu colloqua Son Type, quand Il l’eut formé de la boue.

« Ce Pèlerin avait été rencontré, sur toutes les routes connues et sur toutes les routes inconnues, par les hommes ou par les serpents, qui s’étaient écartés de lui, car les psaumes lui sortaient par tous les pores et il était fait comme un prodige.

« Toute sa personne ressemblait à un vieux cantique d’impatience et avait dû être conçue, naguère, en d’irrévélables soupirs.

« Le soleil le mécontentait. Intérieurement ébloui de son espoir, les cataractes lumineuses du Cancer ou du Capricorne lui paraissaient venir d’une triste lampe en agonie oubliée dans des catacombes pleines de captifs.

« Seul d’entre tous les hommes, il se souvenait de la fournaise de magnificences d’où leur espèce fut exilée, pour que commençassent les Douleurs et que commençassent les Temps.

« Ne fallait-il pas qu’il se trouvât quelque part, ce brasier de Béatitude que le Déluge ne put éteindre, puisque le Chérubin était toujours là pour débrider la cavalerie des Torrents ?

« Il suffisait assurément de bien chercher, car le temps n’a pas la permission de détruire ce qui ne lui appartient pas.

« Et le Pèlerin cheminait dans les extases, en songeant que ce Jardin avait été le domaine de ceux qui ne devaient pas mourir, et que les Neuf cent trente ans du Père des pères n’ayant pu raisonnablement commencer qu’à l’instant même où il devenait un mortel, la durée de son séjour dans le Paradis était absolument inexprimable en chiffres humains, — osât-on supposer des millions d’années de ravissement, selon les manières de compter qui sont en usage parmi les enfants des morts !… »


Ici, ma mémoire se brouille, du moins pour ce qui est des mots et des images. Mais j’ai retenu le plan.

Ce Pèlerin cherche ainsi toute sa vie, continuellement déçu et continuellement ravi d’espoir, brûlant de foi et brûlant d’amour.

Sa Foi est si grande que les montagnes se dérangent pour le laisser passer, et son Amour est si fort que, pendant la nuit, on le prendrait pour cette colonne de feu qui marchait en avant du Peuple Hébreu.

Il ne connaît pas la fatigue et ne craint aucune sorte de dénûment. Depuis plus de cent ans qu’il cherche, il n’a pas eu une heure de tristesse. Au contraire, plus il devient vieux et plus il se réjouit, car il sait qu’il ne peut mourir sans avoir trouvé ce qu’il cherche.

Mais voici que le moment approche, sans doute. Il a tellement fouillé le globe qu’il n’y a plus un seul coin, fût-ce le plus infâme ou le plus horrible, que son Espérance n’ait visité. Il a parcouru le fond des fleuves et cheminé dans le lit des mers.

Jugeant alors qu’il est arrivé, il s’arrête pour la première fois, et meurt d’amour dans un cimetière de lépreux, au milieu duquel est l’Arbre de Vie et où se promène, comme nous, au milieu des tombes, l’Esprit du Seigneur.


XXV



Deinde sponsæ videbatur, quod quasi locus quidam terribilis et tenebrosus aperiebatur, in quo apparuit fornax ardens intus. Et ignis ille nihil aliud habebat ad comburendum nisi dæemones, et viventes animas.

« Supra vero fornacem istum apparuit anima illa, cujus judicium jam in superioribus auditum est. Pedes vero animæ affixi fuerunt fornaci, et anima stabat erecta quasi persona una. Non autem stabat in altissimo loco, nec in infimo, sed quasi in latere fornacis. Cujus forma erat terribilis, et mirabilis.

« Ignis vero fornacis videbatur se trahere sursum infra pedes animæ, sicut quando aqua trahit se sursum per fistulas, et violenter comprimendo se ascendebat super caput, in tantum, quod pori stabant sicut venæ currentes, cum ardenti igne.

« Aures autem videbantur quasi sufflatoria fusorum, quæ cerebrum totum cum continuo flatu commovebant.

« Oculi vero eversi apparebant et immersi, et videbantur ad occiput intus esse affixi.

« Os quoque erat apertum et lingua extracta per aperturas narium, et dependebat ad labia.

« Dentes autem erant quasi clavi ferrei affixi per palatium.

« Bracchia vero ita longa erant, quod tendebant ad pedes.

« Manus quoque ambæ videbantur habere et comprimere quamdam pinguedinem cum ardenti pice.

« Cutis vero quæ apparebat supra animam videbatur habere formam pellis supra corpus, et erat quasi lintea vestis circumfusa spermate. Quæ quidem vestis sic erat frigida, quod omnis qui videbat eam contremuit.

« Et de illa procedebat sicut sanies de ulcere corrupto sanguine, et fœtor ita malus, quod nulli pessimo fœtori in mundo posset assimilari.

« Visa itaque ista tribulatione, audiebatur vox de illa anima, quæ dixit quinque vicibus : Væ ! clamans cum lacrymis totis viribus suis… »

Revelationum cœlestium Sanctæ Brigittæ,
Liber quartus, cap. VII.

L’Esprit du Seigneur ne Se promène pas seulement dans les cimetières. Ceux qui Le connaissent peuvent Le rencontrer partout, fût-ce en enfer, et Il dit Lui-même que « le feu marche devant Sa Face ».


XXVI


25 mai 1887. — Clotilde est seule à la maison. Son mari l’a quittée depuis plusieurs heures. Le livre qu’ils ont fait ensemble est achevé enfin. Il est même imprimé et va être mis en vente. Succès probable et fin probable de la misère.

Léopold rentrera très tard. Il lui fallait dîner chez son éditeur et voir encore d’autres gens dans la soirée. Qu’il vienne quand il pourra et quand il voudra, le bien-aimé. Il trouvera sa femme heureuse et sans inquiétude.

Tertiaire de saint François, elle vient de lire l’Office de Marie aux dernières lueurs du jour, et maintenant, elle pense à Dieu, en écoutant « la douce nuit qui marche ».

Une paix sublime est en elle. Son esprit agile, délivré, semble-t-il, du poids de son corps, parcourt en une seconde, sans effroi ni peine, les trente-huit ans de sa vie. Les souvenirs affreux, torturants, elle les accueille avec bonté, comme les Martyrs accueillaient leurs tourmenteurs, et son calme puissant leur ôte le pouvoir de la déchirer.

Elle se serre amoureusement, se met tout contre le ciel, et se regarde elle-même de loin, à la manière de ceux qui sont en train de mourir.

— Qu’ai-je fait pour vous, mon Dieu ? C’est à peine si je vous ai supporté jusqu’à ce jour. Je savais pourtant que vous êtes paternel, surtout quand vous flagellez, et qu’il est plus important de vous remercier de vos punitions que de vos largesses. Je savais aussi que vous avez dit que celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il a ne peut être votre disciple. Le peu que je savais était assez pour me perdre en vous, si je l’avais bien voulu… Souverain Jésus ! Éternel Christ ! Sauveur infiniment adorable ! faites de moi une sainte. Faites de nous des saints. Ne permettez pas que ceux qui vous aiment s’égarent… Les routes sont graves, et les chemins pleurent parce qu’ils ne mènent pas où ils devraient mener !…

Neuf heures sonnent à l’horloge de l’église. Clotilde compte machinalement et le dernier coup lui semble frappé sur son cœur. Silence complet dans le voisinage : La nuit est devenue tout à fait noire et il tombe une odorante pluie tiède.

— Neuf heures dit-elle à voix basse, dans un grand frisson. Pourquoi suis-je troublée ? Que se passe-t-il donc en cet instant ?

Elle fait un grand signe de croix qui la rassure, allume une lampe, ferme soigneusement les portes et les fenêtres, suivant la recommandation plusieurs fois répétée de Léopold qui lui a dit n’être pas sûr de pouvoir rentrer avant minuit.

Jamais elle n’a tant désiré qu’il fût là. Cependant elle n’est pas anxieuse. Elle est même bien loin d’être triste. Mais elle a comme un pressentiment que l’heure qui vient de sonner est une heure formidable.

Comprenant qu’elle ne pourrait pas dormir, elle se replonge dans la prière.

D’abord elle appelle, avec de grands cris intérieurs, la protection divine et la protection de tous les Saints sur son absent. Tout ce qu’il y a en elle de sentiments et de pensées, toutes les choses précieuses de son palais saccagé, toutes les gemmes, tous les émaux, toutes les mosaïques, toutes les saintes images, toutes les armures conquises, et jusqu’au voile de ses anciens repentirs, — plus inestimable sans doute que le célèbre Rideau du sanctuaire de Sainte-Sophie dont le tissu d’or et d’argent était évalué à dix mille mines, — tout cela est précipité dans le gouffre d’une obsécration infinie.

Puis, changement soudain. Elle reçoit, dans un éclair, la certitude qu’elle est exaucée admirablement. Ruisselante de larmes, son action de grâces remonte des profondeurs.

— « Je n’ai demandé qu’une chose, murmure-t-elle, c’est d’habiter la Maison de Dieu, tous les jours de ma vie, et de voir la Volupté du Seigneur ! »

Ignore-t-elle que ces paroles sont d’un psaume des morts ? ou plutôt devine-t-elle qu’il est nécessaire que ce soit ainsi ? Toujours est-il qu’alors l’incendie se déclare, — l’incendie des Holocaustes spirituels.

Bien des fois, depuis son enfance, et même dans les heures les plus troublées, bien des fois elle a senti le voisinage de Celui qui brûle, mais jamais elle n’a été si atteinte.

Cela commence par des étincelles volantes et rapides qui la font pâlir. Ensuite les grandes flammes s’élancent… Déjà il n’est plus temps de fuir, si elle en avait seulement la volonté. Impossible de s’échapper, soit à droite, soit à gauche, soit par en haut, soit par en bas. Le courage de vingt lions serait inutile, aussi bien que la force ailée des plus puissants aigles. Il faut qu’elle brûle, il faut qu’elle soit consumée. Elle se voit dans une cathédrale de feu. C’est la maison qu’elle a demandée, c’est la volupté que Dieu lui donne…

Longtemps les flammes grondent et roulent autour d’elle, dévorant ce qui l’environne, avec des ondulements et des bonds de grands reptiles. Quelquefois, elles se dressent, rugissantes, sous une arche et déferlent à ses pieds, se bornant à darder leurs langues en fureur sur son visage, sur ses yeux, sur son sein qui fond comme la cire…

Où sont les hommes ? et que peuvent-ils ? Sache, pauvre Clotilde, que cette fournaise n’est qu’un léger souffle de la respiration de ton Dieu… « Peut-être l’Esprit-Saint vous a-t-il marquée de son signe », a dit autrefois le Missionnaire.

Les inapaisables flammes, devenues assez intenses pour liquéfier les plus durs métaux, tombent enfin sur elle, d’un coup, avec le fracas d’un œcuménique tremblement des cieux…

« Les fils des hommes, Seigneur, seront enivrés de l’abondance de ta maison et tu les soûleras du torrent de ta volupté. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, Paris et la France apprenaient avec terreur l’incendie effroyable de l’Opéra-Comique où fumaient encore trois ou quatre cents cadavres.

Les premières étincelles avaient voltigé, à neuf heures cinq, sur l’abjecte musique de M. Ambroise Thomas, et l’asphyxie ou la crémation des bourgeois immondes venus pour l’entendre commençait, sous « l’odorante pluie tiède ».

Cette douce nuit de mai fut l’entremetteuse ou la courtisane des supplices, des lâchetés, des héroïsmes indicibles. Comme toujours, en pareil cas, les âmes ignorées jaillirent.

Dans la bousculade sans nom, dans la cohue de ce déménagement de l’enfer, on vit des désespérés s’ouvrir un passage à coups de couteau, et on vit aussi quelques hommes s’exposer à la plus affreuse de toutes les morts pour sauver des notaires de province, des avocates adultères, de nouveaux époux fraîchement bénis par un cocufiable adjoint, des vierges de négociant garanties sur la facture, ou de véridiques prostituées.

Enfin quelques journaux racontèrent la panique histoire d’un inconnu, accouru avec cinquante mille curieux, qui s’était précipité, on ne savait combien de fois, dans le volcan, ramenant surtout des femmes et des enfants, arrachant à la Justice éternelle un nombre incroyable d’imbéciles, semblable à un bon pirate ou à un démon pour qui ç’eut été un rafraîchissement de se baigner au milieu des flammes, et qui avait fini par y rester, comme dans « la maison de son Dieu ».

Quelqu’un prétendit l’avoir aperçu, la dernière fois, au centre d’un tourbillon, brûlant immobile et les bras croisés…

Ainsi fut accomplie, en une manière que même la subtilité des Anges n’aurait pu prévoir, l’étonnante prédiction du vieux Missionnaire.


XXVII



Clotilde a aujourd’hui quarante-huit ans, et ne paraît pas avoir moins d’un siècle. Mais elle est plus belle qu’autrefois, et ressemble à une colonne de prières, la dernière colonne d’un temple ruiné par les cataclysmes.

Ses cheveux sont devenus entièrement blancs. Ses yeux, brûlés par les larmes qui ont raviné son visage, sont presque éteints. Cependant elle n’a rien perdu de sa force.

On ne la voit presque jamais assise. Toujours en chemin d’une église à l’autre, ou d’un cimetière à un cimetière, elle ne s’arrête que pour se mettre à genoux et on dirait qu’elle ne connaît pas d’autre posture.

Coiffée seulement de la capuce d’un grand manteau noir qui va jusqu’à terre, et ses invisibles pieds nus dans des sandales, soutenue depuis dix ans par une énergie beaucoup plus qu’humaine, il n’y a ni froid ni tempête qui soit capable de lui faire peur. Son domicile est celui de la pluie qui tombe.

Elle ne demande pas l’aumône. Elle se borne à prendre avec un sourire très doux ce qu’on lui offre et le donne en secret à des malheureux.

Quand elle rencontre un enfant, elle s’agenouille devant lui, comme faisait le grand Cardinal de Bérulle, et trace avec la petite main pure un signe de croix sur son front.

Les chrétiens confortables et bien vêtus qu’incommode le Surnaturel et qui ont dit à la Sagesse : « Tu es ma sœur », la jugent dérangée d’esprit, mais on est respectueux pour elle dans le menu peuple et quelques pauvresses d’église la croient une sainte.

Silencieuse comme les espaces du ciel, elle a l’air, quand elle parle, de revenir d’un monde bienheureux situé dans un univers inconnu. Cela se sent à sa voix lointaine que l’âge a rendue plus grave sans en altérer la suavité, et cela se sent mieux encore à ses paroles mêmes.

Tout ce qui arrive est adorable, dit-elle ordinairement, de l’air extatique d’une créature mille fois comblée qui ne trouverait que cette formule pour tous les mouvements de son cœur ou de sa pensée, fût-ce à l’occasion d’une peste universelle, fût-ce au moment d’être dévorée par des animaux féroces.

Bien qu’on sache qu’elle est une vagabonde, les gens de police, étonnés eux-mêmes de son ascendant, n’ont jamais cherché à l’inquiéter.

Après la mort de Léopold dont le corps ne put être retrouvé parmi les anonymes et épouvantables décombres, Clotilde avait tenu à se conformer à celui des Préceptes évangéliques dont l’observation rigoureuse est jugée plus intolérable que le supplice même du feu. Elle avait vendu tout ce qu’elle possédait, en avait donné le prix aux plus pauvres et, du jour au lendemain, était devenue une mendiante.

Ce que durent être les premières années de cette existence nouvelle, Dieu le sait ! On a raconté d’elle des merveilles qui ressemblent à celles des Saints, mais ce qui paraît tout à fait probable, c’est que la grâce lui fut accordée de n’avoir jamais besoin de repos.

— Vous devez être bien malheureuse, ma pauvre femme, lui disait un prêtre qui l’avait vue tout en larmes devant le Saint Sacrement exposé, et qui, par chance, était un vrai prêtre.

— Je suis parfaitement heureuse, répondit-elle. On n’entre pas dans le Paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans, on y entre aujourd’hui, quand on est pauvre et crucifié.

Hodie mecum eris in paradiso, murmura le prêtre, qui s’en alla bouleversé d’amour.

À force de souffrir, cette chrétienne vivante et forte a deviné qu’il n’y a, surtout pour la femme, qu’un moyen d’être en contact avec Dieu et que ce moyen, tout à fait unique, c’est la Pauvreté. Non pas cette pauvreté facile, intéressante et complice, qui fait l’aumône à l’hypocrisie du monde, mais la pauvreté difficile, révoltante et scandaleuse, qu’il faut secourir sans aucun espoir de gloire et qui n’a rien à donner en échange.

Elle a même compris, et cela n’est pas très loin du sublime, que la Femme n’existe vraiment qu’à la condition d’être sans pain, sans gîte, sans amis, sans époux et sans enfants, et que c’est comme cela seulement qu’elle peut forcer à descendre son Sauveur.

Depuis la mort de son mari, la pauvresse de bonne volonté est devenue encore plus la femme de cet homme extraordinaire qui donna sa vie pour la Justice. Parfaitement douce et parfaitement implacable.

Affiliée à toutes les misères, elle a pu voir en plein l’homicide horreur de la prétendue charité publique, et sa continuelle prière est une torche secouée contre les puissants…

Lazare Druide est le seul témoin de son passé qui la voie encore quelquefois. C’est l’unique lien qu’elle n’ait pas rompu. Le peintre d’Andronic est trop haut pour avoir pu être visité de la fortune dont la pratique séculaire est de faire tourner sa roue dans les ordures. C’est ce qui permet à Clotilde d’aller chez lui, sans exposer à la boue d’un luxe mondain ses guenilles de vagabonde et de « pèlerine du Saint Tombeau ».

De loin en loin, elle vient jeter dans l’âme du profond artiste un peu de sa paix, de sa grandeur mystérieuse, puis elle retourne à sa solitude immense, au milieu des rues pleines de peuple.

Il n’y a qu’une tristesse, lui a-t-elle dit, la dernière fois, c’est de n’être pas des SAINTS…

  1. Paul Bourget !!! Ô pauvres putains affamées ! lamentables filles, prétendues de joie, qui vagabondez sur les trottoirs, à la recherche du vomissement des chiens ; vous qui, du moins, ne livrez à la paillardise des gens vertueux que votre corps dévasté et qui, parfois, gardez encore une âme, un reste d’âme pour aimer ou pour exécrer ; — que direz-vous de ce greluchon de l’impénitente Sottise, quand viendra le terrible Jour où les Hécubes de la terre en flammes devront aboyer, devant Jésus, leurs épouvantables misères ? — Léon Bloy : Belluaires et Porchers. (Inédit.)
  2. Léon Bloy cite ce mot, parfaitement historique d’ailleurs, en vue de relever le courage d’un assez grand nombre de ses contemporains qui lui reprochent de ne pouvoir écrire deux lignes sans y insérer un peu de caca. Certain critique a eu le flair d’en découvrir jusque dans la Chevalière de la Mort !