La Femme qui était retournée en Afrique

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LA FEMME QUI
ÉTAIT RETOURNÉE
EN AFRIQUE



« … Et elle était retournée en Afrique, en faisant vœu de ne connaître aucun autre homme & en me laissant le fils naturel qu’elle avait eu de moi. »
Saint Augustin,
Les Confessions, VI, 15.


Les pluies hivernales ayant grossi les eaux torrentueuses du fleuve Bagradas, le gué, que traversait la grande voie romaine de Thagaste à Théveste, n’était plus praticable ni aux piétons, ni aux bêtes de somme.

C’est pourquoi les voyageurs durent rebrousser chemin & remonter pendant plusieurs milles jusqu’à un petit pont de pierre qui enjambait le torrent, resserré à cet endroit entre des berges rocheuses aussi étroites que des gorges. Il faisait déjà nuit lorsqu’ils y parvinrent, de sorte qu’ils n’espéraient plus arriver que très tard à l’auberge des « Centurions », la dernière étape, où ils devaient coucher. Augustin, très contrarié de ce retard, donna l’ordre aux gens de son escorte d’accélérer leur marche. Mais les mulets, déjà recrus de fatigue, & surtout les petits ânes qui portaient les bagages, refusaient d’allonger le pas, malgré les coups de trique qui sonnaient sur leurs maigres échines. Résigné à cette allure somnolente, le cavalier ramena son cheval près de la litière close où reposait son fils, toujours malade, &, de temps en temps, du haut de sa monture, il lançait des regards inquiets vers les rideaux de cuir soigneusement tirés, qui protégeaient mal contre le froid nocturne le débile adolescent.

Lui-même grelottait, quoique chaudement vêtu, botté jusqu’aux genoux & enveloppé d’une lacerne de laine très épaisse. Frissonnant dans l’air glacé, il serra plus hermétiquement contre son corps les plis flottants de son manteau, & il en rabattit le capuchon qui lui descendait jusqu’aux yeux. De l’autre main, il pesait sur le mors, essayant de modérer le fringant cheval numide sur lequel il était monté. Mais l’animal, aiguillonné par le froid, piétinait d’impatience, encensait entre les rênes. Augustin finit par lui laisser prendre le galop.

À toute vitesse, il se lança sur la piste qui côtoyait la voie militaire. La lune était dans son plein, la lune d’or des nuits africaines. On y voyait si clair, qu’on pouvait aller droit devant soi à perte de vue. Après avoir monté pendant des heures à travers une région montagneuse & accidentée, coupée par des forêts de pins & de chênes verts, on atteignait enfin les steppes des hauts plateaux, à l’aspect déjà désertique, où les arbres & même les touffes d’herbe devenaient rares. Mais, bleuie par la lune, l’immense plaine dévastée qui fuyait devant Augustin se revêtait d’une splendeur fantastique. Sur ces hauteurs, l’atmosphère est très pure. Les moindres accidents de terrain & jusqu’à la forme d’une pierre plate ou d’un caillou bizarre s’apercevaient avec une acuité étrange. Le sable de la piste, entremêlé de mica, scintillait comme une poussière de diamant.

Cependant le voyageur ne percevait rien de ces magnificences nocturnes. Il était inquiet, en proie à une foule d’angoisses & de malaises obscurs. D’abord il s’irritait de ce retard qui dérangeait ses plans, qui pouvait être funeste au malade. On ne serait aux « Centurions » qu’après minuit. On allait trouver l’auberge toutes portes closes. Et comment Adéodat supporterait-il ces longues heures de route, ainsi exposé au froid vif qui suit le crépuscule ?… Mais tout cela s’agitait seulement à la surface de sa conscience. Au fond, il était mécontent de lui-même. Depuis longtemps, il aspirait au repos, à la paix de la solitude & de la contemplation. Et il était sans cesse sur les chemins du monde. Ce matin encore, il avait pris la route de Théveste. Encore une fois, il s’en allait vers de l’inconnu… Et il songeait mélancoliquement à toutes les grandes étapes de sa vie : Madaure, Carthage, Rome, Milan, Ostie… L’année d’avant, las de tant d’agitations vaines & de courses vagabondes, il avait fini par revenir à sa ville natale. Oui, il était revenu dans la petite & très chère Thagaste, après s’être converti à la religion du Christ & avoir reçu le baptême, dans la basilique de Milan, des mains de l’évêque Ambroise… Soudain il revit le sévère visage d’Ambroise penché sur ses livres, dans son cabinet d’étude… Et le recueillement de cette figure, le calme qui environnait le saint, lui fit sentir tout à coup le calme profond de la nuit radieuse dont il était lui-même environné.

Son cheval, encore haletant de la course, s’était mis à l’amble, puis avait pris le pas. Dans ce silence, cette clarté douce de la lune, le souvenir de l’évêque Ambroise se précisait pour Augustin, se teignait de couleurs de plus en plus vivantes. Et à mesure que l’image devenait plus nette, qu’il lui semblait entendre jusqu’au son de la voix autoritaire, il éprouvait comme un remords, il se reprochait presque d’avoir trompé l’attente du grand évêque.

Il n’était pas encore prêtre, & il n’était pas moine non plus, puisqu’il n’avait pas prononcé de vœux & ne suivait aucune règle. Il n’était pas davantage un solitaire, à la façon des ermites égyptiens, puisqu’il vivait en compagnie de son fils Adéodat & d’un petit groupe d’amis : Évode, Sévère, Alypius & quelques autres. Il vivait dans une ancienne maison des champs qui avait autrefois appartenu à son père, aux portes de la ville, en face de la forêt pleine de rossignols. Et voici que, dans cette retraite délicieuse, après les grands élans de sa conversion, il éprouvait comme une fatigue d’âme, il sentait en lui une tiédeur de foi qui contrastait avec sa ferveur passée. Étaient-ce les souvenirs ravivés de sa brûlante jeunesse qui l’amollissaient ? Dans cette maison où il avait joué tout enfant, ces jardins qu’il avait pillés avec ses turbulents compagnons d’adolescence, il se laissait reprendre insensiblement aux vanités du monde. Il écrivait des dialogues sur la musique. Le rhéteur qui sommeillait en lui se passionnait de nouveau pour des vétilles littéraires ou grammaticales. L’autre jour, avec son fils, en lisant dans Virgile l’épisode de Didon, il avait pleuré, comme à quinze ans, sur les infortunes de la grande amoureuse. De tels sentiments étaient-ils bien convenables pour un chrétien qui veut se détacher de toutes les affections terrestres ? Comme autrefois, au temps de ses erreurs, voici que les séductions charnelles venaient frapper à la porte de ses sens…

Mais, aussi, pourquoi le monde était-il si beau ?… Il regardait dans l’enchantement lunaire l’immense plaine toute bleue & toute d’or. Le sol friable, où le vent avait tracé les lignes les plus délicates, représentait des ondulations pareilles à celles des vagues, des volutes au déroulement sans fin, de grandes roses qui semblaient tournoyer & grandir autour d’un axe invisible. Plus loin, c’étaient comme des traces de pas légers, la giration éperdue d’une danseuse dans ses voiles tourbillonnants. Et la nappe vermeille des sables s’enfonçait dans les lointains de l’horizon sidéral, où s’ébauchaient confusément des formes de montagnes fantômes, d’une transparence presque cristalline. Le ciel, clair & froid, scintillait de toutes ses constellations, &, autour des grandes figures célestes, les petites étoiles, fourmillantes, innombrables, dardaient des lueurs si vives qu’à de certains moments, dans ce silence infini de la steppe, Augustin croyait entendre crépiter des lampes sur un candélabre géant…

Pourtant une amertume se mêlait à sa contemplation. Invinciblement, sa pensée revenait vers son fils Adéodat, qui gisait là-bas, dans la litière mal close. Ce frêle adolescent, qu’il chérissait, dont il admirait l’intelligence, souffrait, au dire des médecins, d’une maladie de langueur, où Augustin reconnaissait la maladie de poitrine dont lui-même avait failli mourir. L’enfant semblait parvenu au dernier degré de la consomption. Et néanmoins il avait voulu faire ce voyage fatigant, en plein hiver, accompagner son père qui se rendait à Théveste pour les fêtes de Noël. Lucius, l’évêque de cette ville, priait Augustin de venir prêcher les catéchumènes qui allaient recevoir le baptême en la vigile de cette fête solennelle.

Or, parmi ces postulants, se trouvait un tout jeune homme, nommé Januarius, dont Adéodat avait demandé la faveur d’être le parrain. Ce jeune homme était le fils de cet ami, mort prématurément, qui autrefois, à Carthage & à Thagaste, avait partagé la vie d’Augustin & que celui-ci avait tant pleuré. Comme leurs pères, les deux fils s’aimaient avec exaltation.

À cette pensée, le voyageur se revit un instant tel qu’il était lui-même à l’âge d’Adéodat, lorsque, aux environs de sa quinzième année, il étudiait à Madaure. En vérité, il se retrouvait tout entier dans cet enfant de son péché, comme il l’appelait quelquefois, lorsqu’il s’excitait à la contrition pénitentielle. Même sensibilité exaltée, mêmes crises de tendresse coupées par les brusques retours d’une intelligence dominatrice…

Tout à coup, le cheval d’Augustin fit un écart qui manqua de le projeter sur le sol. Une roche colossale découpait devant lui, dans le sable tout brillant de mica, une ombre bizarre & vaguement effrayante. Au loin, les montagnes fantômes semblaient des êtres formidables en marche à travers les espaces stellaires… Un coup de vent subitement tiède passa au ras du sol, y éparpilla un grésillement de petites pierres, se propagea, comme une menace obscure, un chuchotement de l’ombre. Augustin pensait toujours à son fils malade. Si seulement il pouvait guérir ! L’enfant avait manifesté l’intention d’aller prier à Théveste sur le tombeau du martyr Maximilien, qui avait sa memoria dans la basilique. Ce Maximilien était un fils de centurion, un conscrit de dix-huit ans, presque un adolescent de l’âge d’Adéodat. Si, par l’intercession de ce jeune héros qui avait donné son sang pour le Christ, l’autre jeune homme, celui qui allait mourir, pouvait se lever de son lit & vivre !…

Un souffle plus âpre & déjà brûlant souleva la poussière de la piste. Un long murmure se déchaîna à travers l’étendue. Augustin, pris d’une inquiétude instinctive, rebroussa chemin & piqua des deux vers l’escorte qu’il avait momentanément quittée.




De loin, à travers la pénombre pleine de formes douteuses, la litière qui transportait Adéodat avait l’air d’un brancard funéraire oscillant sur les épaules des porteurs. À cette vue, le cœur d’Augustin se serra. Sous ses courtines de cuir, la litière allait lentement, secouée par le trot sec des deux mules qui, l’une devant & l’autre derrière, étaient attelées au lourd véhicule. Des serviteurs armés la suivaient, poussant des ânes chargés de corbeilles & de coffres en bois peint. En tête de l’escorte allait un jeune coureur gétule, pieds nus, avec une courte blouse serrée aux reins par une courroie, les deux bras levés & suspendus à une matraque qu’il tenait posée en travers de sa nuque.

Ayant interrogé le coureur au passage, Augustin s’approcha de la litière. Les rideaux, tirés, découvraient l’adolescent enseveli sous ses couvertures. Au fond du capuchon baissé, on distinguait mal son visage. On n’apercevait que deux yeux extraordinairement brillants. Mais la voix, très pure, très fine, à l’accent musical, dessinait dans l’ombre comme une figure angélique. Augustin reprochait au jeune homme son imprudence.

Et, saisissant le bras qui pendait hors de la litière, il constata que la main tiède était moite de sueur.

— Père, dit l’enfant en manière d’excuse, j’ai voulu voir cette belle nuit.

Puis, aussitôt, avec une intonation singulière, à la fois implorante & douloureuse :

— Je t’en prie ! laisse-moi : j’ai besoin de paix !

Souffrait-il davantage ? Voulait-il lui cacher sa souffrance ? Pourtant l’inflexion de sa voix semblait indiquer une peine d’esprit plutôt que de corps.

En ce moment, le vent chaud du désert, qui s’était levé avec sa soudaineté habituelle, répandait dans tout l’espace un air tiède d’étuve. L’adolescent, reposant sa tête sur l’oreiller, parut s’assoupir. Cette douce chaleur qui se diffusait insensiblement rendait superflues toutes les précautions contre le froid. Jugeant inutile de refermer la courtine, Augustin se borna à surveiller de plus près le malade. Il se mit à suivre pas à pas la litière, modérant l’allure de son cheval, ne quittant pas des yeux la face blême qui oscillait au fond du capuchon.

Ainsi, pensait-il, son enfant était condamné. Il allait mourir, bientôt peut-être !… Et l’ancien rhéteur, qui avait été un connaisseur d’âmes & d’intelligences, supputait la grandeur d’une telle perte… Il songeait : un esprit de poète & de métaphysicien ! Plus qu’aucun familier des voies spirituelles, il avait le sens du mystère & des choses divines. Sans que son père l’en eût instruit, par une intuition quasi miraculeuse, il recréait en sa pensée des systèmes entiers, découvrait les lois des nombres, inventait presque la géométrie. Cette précocité extraordinaire avait quelque chose d’effrayant. Augustin en était à la fois ravi & épouvanté. Dans la générosité de son amour paternel, il s’humiliait devant son fils. Il était convaincu qu’Adéodat avait du génie, qu’il serait une lumière éclatante pour l’Église. Que d’efforts n’avait-il pas faits pour préparer, pour bien conduire ce génie ! Et voilà que cette magnifique espérance allait s’évanouir !…

Tout à coup, une pensée atroce lui déchira le cœur. Cette mort, n’était-elle pas la rançon, le châtiment de ses fautes passées ?… Oui, Adéodat était le fils de son péché. Il l’avait eu d’une femme illégitime. Leur excuse, peut-être, à lui et à cette malheureuse, c’est que tous deux étaient si jeunes alors, presque deux enfants ! Il avait dix-huit ans, elle en avait seize à peine !… Et le nom de la femme oubliée surgit brusquement de sa mémoire, &, dans son esprit, il le prononça sans répugnance, presque avec douceur : Modesta !… C’était une jeune fille de Carthage, une chrétienne, la fille du gardien de la grande basilique consacrée à saint Cyprien. Un soir de Noël, au clair de lune éblouissant comme celui-ci, il l’avait rencontrée pendant l’office nocturne, à la lueur des cires, au son des hymnes, dans les vapeurs de l’encens… Tout cela était si lointain maintenant pour lui, que cette rencontre lui apparaissait comme un mirage, une chose irréelle & impossible… Et pourtant cette femme n’avait pas été qu’une passante dans sa vie. Pendant quatorze ans, ils avaient vécu ensemble ! Et Augustin se rappelait leur chambre de Carthage, au flanc de l’Acropole, au-dessus du Forum, en face de la mer. Et leur maison de Milan, où elle était venue le rejoindre, le jardin, le banc sous les figuiers, le mur qui touchait à la porte du Tessin…

Longtemps il avait cru l’aimer pour sa beauté, sa faiblesse, son innocence, son ignorance de tout. Et puis, un beau jour, après tant d’années de vie commune, ils s’étaient quittés sans regrets. Peut-être qu’elle-même ne l’avait jamais aimé !… À la suite d’une dispute violente, elle s’en était allée, ne voulant rien accepter de lui. C’était en hiver. Malgré la pluie & la neige, elle était partie avec tout son bagage roulé dans un morceau d’étoffe, comme une pauvre petite négresse d’Afrique. Un instant, elle s’était retournée vers la maison, à cause de l’enfant sans doute, & elle avait disparu dans le brouillard, le long des canaux glacés… Comment avait-il eu le cœur de la laisser partir ainsi ! Et ce qui augmentait le reproche de sa conscience, c’est qu’il avait fait cela — il s’en souvenait avec confusion — pour épouser une jeune fille riche, en ce temps où il croyait encore à la richesse & aux honneurs ! Sûrement c’était cette mauvaise action qu’il allait expier par la mort de son fils… Mais cette femme, après tout, n’était qu’une concubine ! Trop longtemps elle avait enchaîné ses sens, elle l’avait arrêté sur le chemin du retour ! Cette rupture avait été la délivrance de son âme !…

Les pensées d’Augustin se confondaient. Il ne savait plus comment juger sa conduite : « Mon Dieu, prononça-t-il, éclaire-moi ! Que mes ténèbres deviennent comme un plein midi devant ta face ! » Et soudain, ses regards étant tombés sur la pâle figure d’Adéodat : « Prends ma vie, Seigneur, prends ma vie & que cet enfant vive pour ta gloire !… »

La pâleur, l’immobilité du malade l’inquiétaient. Il lui sembla que l’adolescent ne bougeait plus, ne respirait plus. Épouvanté, il fit arrêter la litière, descendit de cheval, &, posant doucement sa main sur le front d’Adéodat :

— Mon enfant, murmura-t-il, m’entends-tu ?

Les yeux brillants de fièvre s’ouvrirent sous le capuchon rabattu.

— Oui, père !

Se soulevant à demi sur le coude, le jeune homme ajouta avec un indéfinissable accent, où tremblait une émotion :

— Je pensais à toi.

Mais Augustin, lui, ne pensait qu’à son fils bien-aimé :

— Courage ! Nous allons arriver aux « Centurions ». Tu vas te reposer, enfin !

Cependant le malade s’agitait sous ses couvertures, faisait effort pour se dégager. Il pencha sa tête hors de la litière, &, d’un air égaré :

— Père où sommes-nous ?

En ce moment, la lune triomphale éclairait un étrange pays, un pays désolé & suave, qui ne ressemblait à rien & qui, par cette apparence extraterrestre, évoquait l’idée d’une région mystérieuse, inaccessible aux sens, située au delà de la vie. Du sable à l’infini, une vaste houle de sable qui déferlait jusqu’au bord de l’horizon constellé, un immense linceul couleur d’or, plissé d’ondulations immobiles, comme si le flux du temps s’était figé, arrêté là pour l’éternité. Rien que ce sable marqué d’un signe de mort, dans ce silence effrayant des espaces, sous la lumière spectrale de l’éther inhabité. Puis, bientôt, au bas d’une faible pente, dans un creux en entonnoir, une blancheur confuse s’ébaucha, sembla surgir de la houle vermeille. On aurait dit une barque perdue en mer, une carène sans voiles & sans mâts sur le point d’être submergée, retournée par les vagues, petit îlot de vie égaré au milieu de cette mort implacable & qui, à chaque minute, disputait une existence précaire contre l’envahissement de ce linceul de silence & de stérilité…

— Où sommes-nous, père ? répéta le moribond, avec une terreur soudaine.

— Nous sommes à l’auberge des « Centurions » !… Tu vois les murailles sans ouvertures, à demi ensevelies dans le sable… là-bas, sous cette grande étoile toute blanche ?…

— Je vois les murs, je vois l’étoile !

Et comme en proie à une hallucination, d’une voix altérée par la terreur grandissante, il répétait :

— Père, père !… Où sommes-nous ?…




Les voyageurs passèrent la nuit dans cette auberge perdue.

Le lendemain, un peu après la neuvième heure, ils arrivèrent enfin à Théveste. Adéodat était si accablé par la fatigue du voyage, qu’il ne prêta aucune attention à cette ville militaire, régulière comme un échiquier, avec son enceinte carrée & ses rues qui se coupaient à angle droit.

On le transporta tout de suite chez l’hôte de son père, Quodvultdeus, notaire de l’église de Théveste, propriétaire & curiale du municipe. Lui & sa femme Priscilla étaient de bonnes gens de l’ancien temps, fort dévots & sans enfants, uniquement occupés d’exercices de piété & de pieuses fondations. Ils habitaient une vieille maison à la mode punique, très haute & entièrement enduite de bitume, dont les étages inférieurs étaient loués à des gens de négoce.

Leur premier aspect n’offrait rien de plaisant. Avec son épaisse barbe noire, ses gros yeux ronds & ombragés de cils touffus, sa tunique noire, sans autre ornement que des applications de broderies blanches aux épaules, son écharpe de laine bourrue autour du cou, Quodvultdeus avait tout à fait l’extérieur d’un croquemort ou d’un clerc préposé aux enterrements. Sa femme Priscilla, non moins funèbre, paraissait encore plus revêche sous les boudins de sa coiffure qui formait autour de ses tempes & de ses joues comme un bonnet empesé, muni de ses deux rubans. Une guimpe à larges plis enveloppait chastement sa taille & ses épaules. Un trousseau de clefs pendu à une chaîne cliquetait contre sa jupe tout unie. Mais ce couple austère se dérida soudain à la vue de l’adolescent malade. Ils accueillirent le père & le fils avec une extrême bénignité & des bénédictions sans fin.

Priscilla elle-même les installa dans deux chambres hautes donnant sur une terrasse d’où l’on dominait toute la ville.

On apercevait de là le petit temple carré consacré autrefois à Minerve, & plus loin, diminué par la distance, délicat & précieux comme un coffret d’ivoire ciselé, l’arc de triomphe élevé en l’honneur de Caracalla & de Julia Domna, « la mère des camps ». Tout au fond, par delà les remparts, on distinguait l’ensemble imposant de la grande basilique, ses colonnades, ses tours & ses murailles crénelées, les pièces d’eau de ses cours, les tuiles dorées de sa toiture.

Adéodat était si faible qu’il ne donna qu’un regard languissant à ce spectacle. Néanmoins, quelle que fût sa fatigue, il ne laissa point de remarquer, au-dessus de son lit, un bas-relief de stuc, encastré dans le mur, & qui représentait l’Annonciation de l’Ange aux Bergers. En marge du bas-relief, une inscription en lettres capitales, peintes au minium, reproduisait le texte évangélique :

PVER NATVS EST VOBIS.

Ce n’était pas seulement l’accablement du voyage qui se trahissait dans la physionomie & toute l’attitude du malade. En même temps qu’il était agité de mouvements fébriles, son esprit paraissait absorbé & troublé, comme si un combat intérieur se livrait en lui. Il ne dormit pas jusqu’à l’aube. Augustin passa la nuit à son chevet, dans un demi-sommeil. Le matin, quand il vit les traits de l’adolescent si douloureusement contractés & la lividité presque mortuaire de son visage, il le prit dans ses bras, en le couvrant de baisers :

— Qu’as-tu, enfant chéri ?… Veux-tu que je fasse venir le médecin ?

— Non, père, ce n’est pas le médecin qu’il faut faire venir…

Adéodat se redressa avec effort, se mit instinctivement dans une attitude défensive &, après avoir hésité quelques instants, il murmura d’une voix si ténue que les paroles semblaient expirer sur ses lèvres :

— Père, ce n’est pas le médecin qu’il faut faire venir… C’est ma mère !

Augustin, à ces mots, éprouva comme un coup en plein cœur. « Ainsi ses remords de la veille n’étaient que l’écho des pensées de son enfant !… N’y avait-il pas là une indication, peut-être un ordre d’en Haut ? » Mais, aussitôt, il se raidit contre cette suggestion : la demande d’Adéodat, cette tentative à la fois débile & toute-puissante d’un moribond pour ébranler une décision qu’il voulait irrévocable, le blessa comme une sorte d’attentat contre son autorité paternelle. Il affecta de ne voir dans la prière du jeune homme qu’une divagation de fiévreux :

— Ne pense pas à ces choses, mon enfant, je t’en prie !

Et, doucement, il ramena les couvertures sur le corps du malade qui s’était laissé retomber, les yeux clos, le visage contre l’oreiller.




Ce matin-là, veille de la Nativité, il devait prêcher les catéchumènes de Théveste, inscrits pour recevoir le baptême, le soir même, dans la basilique.

Cédant à une inspiration trop compréhensible, il changea le thème de son sermon & il leur parla sur l’amour coupable des créatures, la nécessité de se détacher de toutes affections terrestres, enfin sur le repos de l’âme qui ne se trouve qu’en Dieu. Mais la sienne était plus troublée que jamais. Il avait beau s’exciter au détachement, la voix suppliante d’Adéodat chuchotait toujours à son oreille : « Père, ce n’est pas le médecin qu’il faut faire venir !… » Serait-il impitoyable à ce point ? Allait-il rejeter la prière d’un mourant qui était l’enfant de sa chair, & qui était devenu aussi l’enfant de son cœur & de son esprit ?…

Il roulait ces pensées en rentrant à la maison de ses hôtes.

Depuis son retour à Thagaste, il traversait une véritable crise. En ce moment où il reprenait goût aux lettres profanes, où, dans la maison paternelle, il s’abandonnait de nouveau au charme de ses souvenirs juvéniles, n’était-il pas imprudent de réveiller le plus doux & le plus dangereux de tous, celui de son ancienne maîtresse ?… Modesta ! Il se l’imaginait telle qu’elle était à seize ans, sur la terrasse de sa petite maison de Carthage, contiguë au sanctuaire du bienheureux Cyprien ! Elle arrosait, sur le rebord du mur, les pots de basilic, la poitrine bruissante de colliers & de médailles, le cou nu sous le cordon de son scapulaire. Ou bien, assise devant la porte, elle cousait des tuniques pour les diacres, elle brodait des manipules avec des soies multicolores, tenant entre ses doigts fins & durs l’aiguille industrieuse. D’autres fois, elle était accroupie sur une natte, le dévidoir posé à ses pieds, & elle avait aux mains comme des reflets d’arc-en-ciel. Derrière sa tête éclatait la fleur d’un grenadier…

Et voici que l’incantation du souvenir opérait sur la volonté d’Augustin. Il se disait : « Quel âge a-t-elle aujourd’hui ? Trente ans au plus !… Elle était encore une jeune femme ! S’il la revoyait, peut-être qu’il se laisserait reprendre par elle ! » Contre cette idée, sa conscience de chrétien s’insurgeait. Non, à aucun prix ! Il ne fallait pas que cette chose advînt !

Pourtant il se sentait coupable envers elle. Il avait été cruel pour cette femme qui, après tout, était la mère de cet admirable enfant. Alors quoi ? Recommencer leur vie commune ? Faire régulariser par le mariage cette union boiteuse ? Non, ce n’était plus possible ! Adéodat lui-même était déjà un moine qui n’aspirait à vivre qu’en Dieu… Malgré tout, Augustin se disait que la réparation d’une faute s’imposait à lui. N’avait-il pas chassé cette misérable avec l’intention de faire un mariage avantageux ? Peut-être devait-il lui demander pardon, pour l’avoir ainsi abandonnée &, ce qui était le plus dur, le plus inhumain, l’avoir privée de son enfant ?… Mais ce serait s’humilier devant cette créature ! Un reste d’orgueil & aussi le mépris du païen, de l’Africain pour la femme, luttait contre son repentir… Et puis, si Adéodat guérissait ! Si, reconquis par les caresses maternelles, il réclamait à ses côtés la présence de cette femme, alors c’en était fait de leur rêve monastique !… Sûrement Dieu ne voulait pas une telle chose !

Rentré chez Quodvultdeus, il trouva l’adolescent levé de son lit, assis sur une chaise en face de la fenêtre ouverte, car, à de certains moments, il avait des spasmes de suffocation. Sous les couvertures, les étoffes transparentes qui l’enveloppaient, il paraissait encore plus fragile que de coutume. Dans les chairs consumées de son visage, ses yeux luisaient d’un éclat toujours plus perçant. Il était d’une maigreur effrayante &, à travers le rose flamboiement de la fièvre, ses os déjà visibles semblaient des débris de sarments incandescents sur lesquels rôde encore une flamme.

Aux questions de son père, il ne répondit que par des hochements de tête désespérés. Il se bornait à le regarder, en fixant sur les siens ses yeux extraordinaires & en posant sur la sienne sa main brûlante. Et cette étreinte, & ses yeux comme agrandis par une vision surnaturelle, disaient clairement : « Père, je t’en supplie ! Tu vois bien que je vais mourir ! Accorde-moi au moins cette consolation suprême ! »

La volonté de cet être faible pesait d’un poids terrible sur celle d’Augustin. Bouleversé, ne sachant plus que résoudre, il sortit précipitamment pour aller consulter Lucius, l’évêque de Théveste, qui, lui, devait savoir où se trouvait cette femme…




L’évêque habitait, avec ses clercs & quelques laïques voués à la vie religieuse, une petite maison enclavée dans les dépendances de la basilique & divisée en une série de cellules qui s’ouvraient sur une cour intérieure. Augustin le trouva dans la cour, sous le portique, occupé à lire & à méditer l’Écriture, comme il avait vu autrefois Ambroise dans son cabinet de Milan. La journée était sereine, l’air, d’une douceur printanière. Le soleil entrait à flots sous les arcades du portique où Lucius méditait, assis les jambes croisées sur une natte, devant un pupitre chargé d’un gros livre. À côté de lui, des roses dans un vase dressaient leurs tiges, &, au milieu de la cour, d’autres roses en guirlandes surchargeaient une pergola, élevée autour d’un bassin de marbre blanc.

Lucius de Théveste était un homme mûr, d’une cinquantaine d’années environ, ancien propriétaire, éleveur de chevaux, cavalier & chasseur infatigable, habitué à l’existence fastueuse & violente des grands seigneurs du Sud. Mais, depuis sa conversion, il avait donné tous ses biens aux pauvres & il vivait là, dans l’ombre du sanctuaire, suivant une règle ascétique. Sa barbe, épaisse & crépue, son nez fortement aquilin, son teint basané décelaient un homme de vieille race libyque, un vrai fils de la terre. Auprès de lui, Augustin, avec son visage glabre à la romaine, ses traits fins, ses yeux à l’éclat trop aigu & presque douloureux, formait un contraste saisissant. Il y avait tout un monde d’idées & de sentiments entre ces deux hommes. Mais, au moins, l’être énergique & simple qu’était ce Lucius ignorait les subtilités de casuistique, les raffinements & les tortuosités de pensée où se laissait glisser quelquefois Augustin. C’est pourquoi l’ancien rhéteur, dans le désarroi de sa conscience, se réfugiait d’instinct auprès de cet homme rude, dans l’espoir d’un bon conseil.

Il fut accueilli paternellement par l’évêque, qui l’embrassa & lui baisa l’épaule en mettant dans ses démonstrations quelque chose de plus affectueux que ne l’exigeait la stricte étiquette. Lorsque, après bien des détours, Augustin eut avoué à Lucius le motif de sa visite, d’abord ce dur Africain fronça les sourcils : « Une femme ! Qu’est-ce que c’était que cela ! Valait-il la peine seulement d’y penser ? » Puis le chrétien se ressaisit bien vite. Il jugea qu’Augustin avait commis une faute en n’épousant pas la mère de son enfant & surtout en la renvoyant d’un cœur aussi léger ! Ayant réfléchi quelques instants, il déclara :

— Tu dois la faire venir !… Oui, tu le dois, pour qu’il ne subsiste rien de mauvais entre vous. Rappelle-toi l’Écriture : Celui qui a dit : « raca ! » à son frère doit se réconcilier avec lui avant d’aller porter au temple son offrande. Tous deux, vous voulez vous donner à Dieu. Eh bien, avant de consommer cette offrande de vos cœurs, réconciliez-vous devant lui. Je n’ai aucune crainte ni pour toi, ni pour elle. Je sais que déjà tu appartiens au Seigneur. Quant à elle, je la connais. Elle demeure ici, dans une communauté. Ce sont presque toutes des veuves, réunies par Faustina, la femme d’un de nos sénateurs… Oui, elle vit là chastement, depuis qu’elle t’a quitté. Elle travaille, elle prie, elle paraît heureuse…

« Elle paraît heureuse ! » Ces derniers mots furent pénibles à Augustin. L’évêque s’en aperçut. Un imperceptible sourire passa sur ses lèvres. Puis il reprit :

— Ce sera le salut peut-être pour ton fils. Je vais prier pour lui sur la tombe du bienheureux martyr Maximilien, & je t’amènerai ensuite notre sœur Modesta… Pour toi, retourne vers la maison de ton hôte & porte la nouvelle à l’enfant !…




Adéodat avait dû se recoucher, tellement sa faiblesse augmentait. Priscilla, la bonne hôtesse, se tenait à son chevet avec le médecin qu’on était allé quérir. À tout instant, des étouffements convulsaient le malade. Il fallait tenir la fenêtre toute grande ouverte, malgré l’air qui fraîchissait. La gloire d’une belle journée finissante baignait les montagnes cristallines qui, dans le lointain de l’horizon, profilaient leurs cônes bleuâtres. Au-dessus du lit, dans le cadre du bas-relief, l’Ange annonciateur de la Nativité battait des ailes devant les Bergers éblouis.

Après de mortelles heures d’attente, enfin on entendit sonner sur les marches qui menaient à la chambre haute les pas de l’évêque Lucius. Avant tous ceux qui étaient là, le moribond avait perçu le bruit. Soudain il tressaillit, rejeta ses couvertures, se dressa sur ses deux mains. Lucius parut, traînant derrière lui une femme enveloppée de la tête aux pieds dans un grand voile gris.

Elle s’arrêta sur le seuil de la chambre, se dévoila d’un geste brusque. Dans les plis de l’étoffe sombre, un visage flétri apparut, aux carnations lourdes & comme terreuses, si dénué d’expression que, tout d’abord, Augustin ne la reconnut pas. Pourtant c’était bien elle, Modesta, la femme qui, pendant quatorze ans, avait été sa compagne. Il y en avait six à peine qu’ils s’étaient séparés, & voici qu’elle était devenue pour lui comme une étrangère, un être inconnu qui ne lui rappelait rien de celle qu’il avait aimée. Jalousement, son Afrique natale avait repris cette abandonnée. L’usure précoce du climat défaisait son corps. Elle était déjà une vieille femme, pareille à celles qui vivent sous les tentes des nomades, ayant oublié les élégances latines, tout ce qu’elle avait appris là-bas, à Carthage, à Rome, à Milan.

Augustin était frappé d’une telle stupeur, qu’il ne proféra pas un cri. Un silence accablant tombait sur tous ceux qui étaient là & qui semblaient ne pouvoir en soulever le poids. Adéodat lui-même hésitait à reconnaître sa mère sous ces vêtements de pauvresse. Froide & presque hostile, elle détourna son regard de celui d’Augustin &, marchant vers Priscilla & le médecin qui lui masquaient le lit, elle dit, d’un ton mal assuré, qu’elle voulait voir l’enfant. Elle s’exprimait en punique, ne sachant plus le latin, & sa voix, habituée maintenant aux dures syllabes africaines, avait des inflexions rauques, comme celle des esclaves & des gens du peuple. Mais cette langue, c’était celle des cantilènes dont elle avait bercé le sommeil de son fils. En l’entendant, le moribond ne douta plus. Il tendit les bras à cette pauvresse qui s’avançait timidement vers lui :

— Mère, mère, c’est toi ?…

À ces mots, qui sonnèrent comme un appel de détresse, elle se précipita sur son enfant, &, tandis qu’elle l’étreignait sous ses baisers, de grosses larmes jaillissaient de ses paupières. Elle sanglotait éperdument, tellement oppressée par l’émotion qu’elle ne pouvait articuler une parole.

— Laissons-les un instant, dit l’évêque Lucius : maintenant, le fils appartient à sa mère.

Et, avec les assistants, il emmena Augustin qui, exclu de ces effusions & de ces embrassements, se sentait comme frappé de déchéance paternelle. Cette exclusion momentanée, en de telles circonstances, l’humiliait & l’accablait de honte.

Cependant, Modesta considérait avec douleur les ravages de la maladie sur la figure de l’adolescent. Dès qu’ils furent seuls, elle rejeta tout à fait son voile, s’assit sur le bord du lit, & serrant entre ses doigts les doigts fluets & brûlants du malade, elle sentait un grand déchirement de cœur & elle retenait les mots qui lui venaient aux lèvres : « Enfant chéri, ils t’ont tué !… ou ils t’ont laissé mourir ! »

Puis, brusquement, elle se pencha sur lui, approcha sa bouche de son oreille en murmurant :

— N’aie pas peur ! Moi, je te guérirai. Je savais, par Lucius l’évêque, que tu étais malade. C’est pourquoi je t’ai envoyé cette vieille qui est plus savante que tous les médecins, qui connaît des herbes puissantes… Tu l’as vue, n’est-ce pas ?

— Oui, mère, elle m’a dit que tu étais ici. Depuis ce temps, mon cœur n’a cessé de voler vers toi !

Ces paroles d’amour firent que la malheureuse éclata de nouveau en sanglots.

— Aie pitié de moi, mon enfant ! suppliait-elle. Je ne suis qu’une pauvre bonne femme. Je n’aurais jamais dû te quitter. Mais j’étais irritée contre ton père. La colère m’a égarée. J’ai été punie de t’avoir ainsi abandonné. Pendant ces six ans qu’a duré notre séparation, je n’ai pas passé un seul jour sans pleurer, en pensant à toi. Et pourtant, ici, tous me croient heureuse. Ils me voient si tranquille, si insouciante en apparence : je brode, je file, je cultive les laitues du jardin. Je vais à la basilique. Nous chantons des hymnes, nous prions toutes ensemble : c’est une vie sainte & délicieuse. Et ainsi ils s’imaginent que je ne regrette rien, que je ne pense à rien. Mais, dans le secret de mon cœur, ton souvenir me ronge & je me consume de chagrin. C’est pourquoi tu me vois si vieille, si flétrie de visage… Mais je vais t’emmener dans notre maison, fils bien-aimé ! Je demanderai la permission à la pieuse dame Faustina, notre mère. Il y a là une infirmerie, un hôpital. Je te soignerai, je ne te quitterai plus, tu seras à moi pour toujours !…

Et elle se suspendait à son cou, le pressait contre sa poitrine, & son visage devenait radieux, ses yeux pleuraient d’orgueil comme si, d’avoir donné le jour à ce faible enfant, c’était une gloire, une auréole visible qui l’environnait. Et lui, sevré de caresses depuis si longtemps, s’abandonnait doucement à cette tendresse humaine. Encore tout frissonnant des régions sublimes & glacées où l’entraînait son père, il se réchauffait contre le sein maternel. Ces baisers faisaient du bien à son pauvre corps. On aurait dit qu’il se retrempait à la source de sa vie charnelle & qu’il renaissait…

Lorsque son père rentra dans la chambre avec l’évêque & la bonne Priscilla & le sombre Quodvultdeus, Adéodat leur apparut transfiguré. Maintenant, prétendait-il, il se sentait fort. Il voulait se lever. Ensuite il dit qu’il avait faim & qu’on lui donnât à manger. Modesta, rayonnante, le voyait déjà guéri : cette guérison serait son œuvre ! Tandis qu’il mangeait, elle le considérait avec fierté & attendrissement. Et quand il eut fini, il déclara qu’il désirait assister, le soir même, avec ses parents, au baptême des catéchumènes. Il serait le parrain de son petit ami Januarius, comme il le lui avait promis…

Augustin & l’évêque s’opposèrent d’abord à ce désir imprudent. Mais Modesta joignit ses instances à celles de l’adolescent. On n’eut pas le courage de leur refuser ce bonheur.




Quand l’heure de la vigile fut venue, ils se rendirent à la basilique, en compagnie de leurs hôtes.

L’air nocturne était tiède comme la veille, le ciel clair, éblouissant de constellations. Ils allaient à pied, mêlés à la foule des fidèles & aussi des pèlerins qui étaient venus des contrées voisines & même des oasis du désert, pour prier, en ce soir de la Nativité, sur la tombe du bienheureux martyr Maximilien. Toutes les maisons étaient illuminées avec de petites bougies de cire & des lampes d’argile. Des guirlandes de chêne vert nouées de bandelettes, des branches de palmes entrecroisées décoraient les portes & les façades. Au bout d’une perche, les hommes du peuple brandissaient des pots à feu où brûlaient des étoupes trempant dans de la résine. La plupart tenaient à la main de gros cierges coloriés & bosselés d’ornements en relief, dont la flamme était protégée par un cylindre de corne.

Au milieu de la foule, entre son père & sa mère qui surveillaient ses pas, toujours un peu chancelants, Adéodat montait à la basilique. Modesta ne se lassait pas de le contempler, &, dans le débordement de sa joie, ses yeux se rencontraient maintenant sans déplaisir avec ceux d’Augustin. Jusque-là, ils n’avaient pas échangé une parole. C’est à peine si leurs regards s’étaient heurtés un instant. Et voici que maintenant ils se confondaient sur la tête de leur fils ressuscité. Et, tout en marchant, cette simple femme se laissait aller à un rêve : si l’enfant guérissait, c’était peut-être leur foyer restauré, un foyer où elle rentrerait en maîtresse honorée, incontestée, avec tous les droits de l’épouse ! Peut-être que des jours heureux étaient encore possibles !…

Mais Adéodat semblait étranger à ces préoccupations de sa mère & de son père aussi, sans doute. Sur le seuil de l’enceinte consacrée, il paraissait absorbé par un autre rêve que le leur. Il était déjà sur un autre seuil, celui qu’on ne franchit pas deux fois. Après le gage de tendresse filiale qu’il venait de leur donner, il était quitte envers eux. Les pensées qui les agitaient en cette minute ne pouvaient plus être les siennes. Cela ne le regardait plus. Comme un symbole lumineux des magnificences spirituelles, la basilique, embrasée de mille feux, fascinait sa vue.

C’était tout un monde que cette grande église de Théveste. Le pieux adolescent n’avait rien vu de pareil dans ses voyages, ni à Rome, ni à Milan, ni à Ostie.

Par un portail flanqué de pilastres, au cintre élancé & hardi comme l’arche d’un pont, les voyageurs pénétrèrent dans une grande avenue pavée de dalles polies qui miroitaient sous les lueurs des petites lampes d’argile, innombrables, posées partout, dans tous les angles, sur toutes les saillies, dans toutes les anfractuosités des murailles, des colonnes & des architectures. Une foule dense & bigarrée encombrait cette allée principale, où les nègres, venus des palmeraies prochaines, coudoyaient les pasteurs des hauts plateaux. Parmi la cohue des litières, des mulets & des petits chevaux numides, des chameaux, balançant sur leur dos des tentes enveloppées de voiles multicolores, s’acheminaient majestueusement vers l’extrémité de l’allée où s’ouvrait la cour des écuries. Mais l’affluence était particulièrement pressée & bruyante sous les portiques de l’Esplanade, qui se déployait en face de la basilique. Un grand nombre de gens qui, faute de place, ne pouvaient pas entrer dans l’église & qui attendaient les fêtes du lendemain, s’étaient installés là, pour passer la nuit, sur les terrasses à balustrades & sous la colonnade du portique, en face des grands bassins quadrangulaires, où les reflets d’étoiles se confondaient avec ceux des cierges & des lampes.

La plupart avaient étendu, pour dormir, des tapis & des coussins sur le pavé des promenoirs. Des vendeurs ambulants augmentaient encore la confusion, soulevant au-dessus des têtes des corbeilles pleines de grenades, de figues sèches, de cédrats, de poires d’arrière-saison. D’autres découpaient avec un couteau, sur une planche ronde, des galettes sans levain, où du miel coloré en rouge dessinait grossièrement une croix, & qui ressemblaient à des hosties éclaboussées de sang.

Au milieu de ce pullulement & de ce piétinement humain, il fallait protéger la faiblesse d’Adéodat. Augustin, qui ne le quittait pas des yeux, se demandait avec angoisse s’il pourrait se soutenir jusqu’à la fin de cette longue cérémonie. Quodvultdeus & lui aidèrent le malade à monter les degrés un peu roides de la basilique.

Ils franchirent la rangée de colonnes corinthiennes du péristyle, traversèrent l’atrium où, entre des vases de fleurs, se découpait en forme de trèfle la vasque des ablutions. Ils y trempèrent leurs mains, &, par le portail du milieu, pénétrèrent dans la grande nef. Des lustres chargés de lampes de verre faisaient chatoyer les revêtements précieux des murs, les colonnes en marbre de Numidie ou de Maurétanie, dont les fûts rouges & jaunes s’entrecroisaient & se prolongeaient en files profondes comme des pins dans une forêt. Dans le fond, au-dessus de l’autel, que dominaient trois gros cierges de cire allumés, les mosaïques de l’abside formaient une scintillation continue, où se dessinaient, en figures mouvantes & fantastiques, le Christ & les douze Apôtres assis sur la montagne qui donne naissance aux quatre fleuves célestes. Et, autour d’eux, s’étendait un jardin émaillé de pavots & de roses sauvages, une prairie où, parmi l’herbe drue & les asphodèles, s’ébattaient des canards, picoraient des faisans & des perdrix, où des paons revêtus de pierreries faisaient la roue. Pour les yeux émerveillés d’Adéodat, c’était la vision paradisiaque qui commençait…

Des chants litaniques s’élevaient de l’abside : « Ut cervus desiderat ad fontes, comme le cerf qui brame après l’eau des sources. » L’assistance y répondait en chœur. Les trois nefs & les tribunes étaient combles.

Tandis que Modesta gagnait sa place, près du chancel, à côté des veuves & des vierges consacrées, Augustin & son fils descendirent les marches de l’escalier qui, sur le flanc droit de la basilique, conduisait à la chapelle du bienheureux Maximilien. Les mosaïques qui recouvraient le sol tout entier resplendissaient sous leurs pas comme un grand tapis oriental peint de fleurs champêtres & d’attributs eucharistiques. Les bras écartés, les paumes ouvertes, ils se tinrent un instant pour prier devant l’autel au treillage doré qui abritait le tombeau du martyr. Puis, entraînés, poussés par la foule, ils s’engagèrent dans un dédale de corridors & de petites chapelles par où l’on accédait au baptistère. Dans ces couloirs resserrés, ces réduits étroits & très bas de plafond, la fumée des cierges & des lampes, les haleines & les exhalaisons humaines composaient une atmosphère irrespirable. Adéodat suffoquait. Ses traits s’altéraient, son teint devenait livide. Il changeait de visage à vue d’œil. Augustin, effrayé, lui demanda :

— Est-ce que tu souffres, mon enfant ?

— Non, père, ce n’est rien, dit le mourant, avec un sourire très doux.

Enfin ils atteignirent, non sans peine, la grande salle voûtée du baptistère. Au centre, au niveau du sol, brillait la vasque tréflée, sous des colonnes en rotonde, que reliaient entre elles des arcades inégales & que recouvrait un toit conique. Au milieu du bassin, comme une plante aquatique qui sort de l’eau, s’érigeait une colonnette de porphyre portant à son sommet un vaisseau d’or où brûlait une mèche d’amiante dans un mélange parfumé d’huile & de baume. L’eau de la cuve baptismale était chauffée, & sous le pavement de la salle, par des bouches invisibles, un hypocauste semblable à ceux des thermes dégageait des bouffées d’air chaud. Adéodat, les membres ruisselants de sueur dans cette humidité tiède, se sentait défaillir. Son père & Quodvultdeus, passant leurs mains sous ses bras, lui proposèrent de le ramener à la maison. Mais il s’en défendit vivement, répétant que ce n’était rien & qu’il voulait rester jusqu’au bout. Augustin, à le voir ainsi expirant & pourtant si résolu, n’avait plus d’espoir que dans un miracle, le miracle que, de toute son âme, il venait de solliciter par l’intercession du bienheureux Maximilien, le soldat martyr.

Cependant Lucius l’évêque s’était avancé avec son clergé, entre les luminaires & les encensoirs. Il bénit l’eau, prononça l’invocation, à la suite de laquelle il répandit sur le bassin le chrême vivifiant, de manière à former une croix à la surface de l’eau. Puis les diacres y plongèrent les cierges qu’ils tenaient à la main, & la cérémonie interminable commença.

L’un après l’autre, les catéchumènes, complètement nus, sortaient du vestiaire que fermait un simple rideau glissant sur une tringle, &, accompagnés de leurs parrains, ils descendaient les degrés de la piscine, entraient dans l’eau tiède jusqu’à la ceinture. Après qu’ils avaient répondu aux trois questions essentielles où se résume tout le symbole, Lucius, debout sur une des pointes du trèfle que figurait la piscine, comme sur une proue de navire, répandait l’eau avec une coquille sur la tête du néophyte. Une fois sortis du bain régénérateur, les catéchumènes rentraient au vestiaire, se revêtaient d’une tunique de laine blanche &, se formant en procession, ils s’acheminaient, à travers les chapelles & les couloirs, vers la basilique, où ils allaient se joindre à la foule des fidèles.

Quand ce fut le tour de l’enfant Januarius dont il était le parrain, Adéodat ferma les yeux, vaincu par la violence de l’émotion ; mais il les rouvrit aussitôt par un effort de volonté. Son père & Quodvultdeus ne le soutenaient plus, le laissaient s’approcher seul de la piscine. Ses genoux fléchissaient sous lui. Il dut s’appuyer contre une des colonnes du baptistère. L’enfant était là, frissonnant dans l’eau, montrant encore sur la peau brune de ses omoplates & de ses petites côtes saillantes la trace de l’huile sainte qui avait fait de lui un athlète du Christ… Fut-ce le contraste entre la faiblesse de ce frêle corps d’enfant & la toute-puissance du sacrement, fut-ce cette idée qui terrassa le moribond, ou bien la crise finale de la maladie hâtée par les fatigues du voyage, rendue inévitable dans cette atmosphère asphyxiante & surchauffée ?… Au moment même où Januarius prononçait le credo rituel, Adéodat tomba à la renverse en vomissant à pleine bouche des flots de sang.




On l’avait ramené chez Quodvultdeus, dans la chambre haute. Tous étaient là, autour de lui. Augustin, le médecin, le bon notaire ecclésiastique, Priscilla sa femme, & Modesta qu’on était allé avertir en hâte, à la place qu’elle n’avait pas quittée pendant tout l’office, la place des veuves, derrière le chancel du chœur. L’adolescent, toujours sans connaissance, gisait immobile sur le lit. Modesta, qui se tordait les bras, qui poussait des cris, implorait du médecin des remèdes impossibles &, se taisant tout à coup, elle épiait le moribond d’un air farouche : c’était son rêve de maternité retrouvée, de foyer reconstruit, qui s’évanouissait pour toujours !… Cependant elle le dévorait des yeux, comme si, par la force de son regard, elle voulait le retenir, le rattacher à la vie. Il fit encore quelques mouvements convulsifs & ténus, comme ceux d’un oiselet captif qui cherche à déployer ses ailes. Puis ce fut l’expiration, la rigidité suprême… L’irréparable était accompli.

À cette vue, Augustin & Modesta, avec une expression de douleur infinie sur leurs deux visages, s’entre-regardèrent &, d’un même mouvement, ils tombèrent à genoux devant le cadavre.

Au-dessus du lit, comme une ironie atroce, l’inscription peinte au minium brillait sous le petit bas-relief en stuc qui représentait l’Annonciation de l’Ange aux Bergers :

PVER NATVS EST VOBIS


« un enfant vous est né ! » Entre elle & lui, c’était le dernier lien qui se brisait. Quant à Augustin, le père venait de mourir en lui avec l’époux. Toutes les affections charnelles étaient dissoutes. Plus rien ne contraignait le grand élan qui l’emportait vers Dieu. Il se sentait déjà hors de ce monde, par le renoncement à toutes les choses terrestres ; mais, sur le point de franchir, après son fils, le seuil redoutable, il était pris d’effroi. Il était la pauvre créature faible & nue qu’aucune tendresse humaine ne soutiendra plus & qui tremble & qui s’épouvante d’être seule en face de l’Immuable & de l’Éternel…

Soudain il se retourna vers Modesta, &, à voix haute, de façon à être entendu de tous :

— Femme, lui dit-il, pardonne-moi !

Et il offrit à « celle qui avait dormi avec lui » le baiser de réconciliation. Devant le cadavre de leur enfant, l’homme & la femme misérables s’embrassèrent. C’était le moment où, dans la basilique, les catéchumènes, après leur première communion, ayant bu le breuvage de lait & de miel, échangeaient le baiser de paix…

Tous pleuraient à la pensée de l’enfant mort, de la pure lumière qui venait de s’éteindre. Au dehors, par la fenêtre ouverte, on entendait les pèlerins qui commençaient à rentrer de la vigile, en chantant l’hymne de la Nativité : Puer natus est vobis… Alors le bon Quodvultdeus, comprenant la pensée déchirante qui torturait ce père & cette mère, & comme mû d’un pressentiment prophétique, prit le bras d’Augustin & lui montra la foule des catéchumènes ses disciples, qui s’en revenaient en agitant des palmes & des couronnes :

— Pourquoi pleurer ? lui dit-il. Si l’enfant de ta chair est mort, d’autres sont nés de ton esprit & de ton cœur… Augustin de Thagaste, réjouis-toi : tu seras le père d’une race innombrable !

Et d’un geste large, qui enveloppait la terre & le ciel, il semblait désigner la postérité d’un patriarche…

En ce moment, l’aube naissait derrière les crêtes noires des montagnes. Autour de la basilique & sur tous les chemins qui conduisaient à la ville, le fourmillement des cierges & des lampes pâlissait avec les scintillations des étoiles. La respiration tiède du Désert tout proche s’élevait insensiblement. Et sur les frontons des temples consacrés aux anciens dieux, sur les pinacles des arcs de triomphe dédiés aux Césars vaincus, une pâle clarté montait, une clarté d’argent, pareille à celle de la lune nouvelle.