La Femme qui a raison

La bibliothèque libre.


Œuvres complètes de Voltaire, Texte établi par Condorcet, Garniertome 4 - Théâtre (3) (p. 574-614).


PERSONNAGES


M. DURU.

MADAME DURU.

LE MARQUIS D’OUTREMONT.

DAMIS, fils de M. Duru.

ÉRISE, fille de M. Duru.

M. GRIPON, correspondant de M. Duru.

MARTHE, suivante de madame Duru.


La scène est chez Mme Duru, dans la rue Thévenot, à Paris.

LA FEMME
QUI à RAISON

COMÉDIE



ACTE PREMIER.




Scène I.

MADAME DURU, LE MARQUIS.
Madame Duru.

Mais, mon très-cher marquis, comment, en conscience.
Puis-je accorder ma fille à votre impatience,
Sans l’aveu d’un époux ? Le cas est inouï.

Le Marquis.

Comment ? Avec trois mots ? un bon contrat, un oui ;
Rien de plus agréable, et rien de plus facile.
À vos commandements votre fille est docile :
Vos bontés m’ont permis de lui faire ma cour ;
Elle a quelque indulgence, et moi beaucoup d’amour ;
Pour votre intime ami dès longtemps je m’affiche ;
Je me crois honnête homme, et je suis assez riche.
Nous vivons fort gaîment, nous vivrons encor mieux,
Et nos jours, croyez-moi, seront délicieux.

Madame Duru.

D’accord, mais mon mari ?

Le Marquis.

D’accord, mais mon mari ?Votre mari m’assomme.
Quel besoin avons-nous de conseils d’un tel homme ?

Madame Duru.

Quoi ! pendant son absence ?

Le Marquis.

Quoi ! pendant son absence ?Ah ! les absents ont tort.
Absent depuis douze ans, c’est comme à-peu-près mort.
Si dans le fond de l’Inde il prétend être en vie,
C’est pour vous amasser, avec sa ladrerie,
Un bien que vous savez dépenser noblement :
Je consens qu’à ce prix il soit encor vivant ;
Mais je le tiens pour mort aussitôt qu’il s’avise
De vouloir disposer de la charmante Érise.
Celle qui la forma doit en prendre le soin ;
Et l’on n’arrange pas les filles de si loin.
Pardonnez…

Madame Duru.

Pardonnez…Je fuis bonne, et vous devez connaître
Que pour monsieur Duru, mon seigneur et mon maître,
Je n’ai pas un amour aveugle et violent :
Je l’aime… comme il faut… pas trop fort… sensément ;
Mais je lui dois respect et quelque obéissance.

Le Marquis.

Eh ! mon Dieu, point du tout : vous vous moquez, je pense ;
Qui, vous ? Vous, du respect pour un monsieur Duru ?
Fort bien. Nous vous verrions, si nous l’en avions cru,
Dans un habit de serge, en un second étage,
Tenir, sans domestique, un fort plaisant ménage.
Vous êtes Demoiselle ; et quand l’adversité,
Malgré votre mérite et votre qualité,
Avec monsieur Duru vous fit en biens commune,
Alors qu’il commençait à bâtir sa fortune,
C’était à ce monsieur faire beaucoup d’honneur ;
Et vous aviez, je crois, un peu trop de douceur
De souffrir qu’il joignît avec rude manière
À vos tendres appas sa personne grossière.
Voulez-vous pas encor aller sacrifier
Votre charmante Érise au fils d’un usurier,
De ce monsieur Gripon, son très-digne compère ?
Monsieur Duru, je pense, a voulu cette affaire ;
Il l’avait fort à cœur, et par respect pour lui,
Vous devriez, ma foi, la conclure aujourd’hui.

Madame Duru.

Ne plaisantez pas tant ; il m’en écrit encore,

Et de son plein pouvoir dans sa lettre il m’honore.

Le Marquis.

Eh ! de ce plein pouvoir que ne vous servez-vous
Pour faire un heureux choix d’un plus honnête époux ?

Madame Duru.

Hélas ! à vos désirs je voudrais condescendre ;
Ce ferait mon bonheur de vous avoir pour gendre ;
J’avais, dans cette idée, écrit plus d’une fois ;
J’ai prié mon mari de laisser à mon choix
Cet établissement de deux enfants que j’aime.
Monsieur Gripon me cause une frayeur extrême ;
Mais, tout Gripon qu’il est, il le faut ménager,
Écrire encor dans l’Inde, examiner, songer.

Le Marquis.

Oui ; voilà des raisons, des mesures commodes ;
Envoyer publier des bans aux Antipodes
Pour avoir dans trois ans un refus clair et net !
De votre cher mari je ne fuis pas le fait ;
Du seul nom de marquis sa grosse âme étonnée
Croirait voir sa maison au pillage donnée.
Il aime fort l’argent, il connaît peu l’amour.
Au nom du cher objet qui de vous tient le jour,
De la vive amitié qui m’attache à sa mère,
De cet amour ardent qu’elle voit sans colère,
Daignez former, madame, un si tendre lien :
Ordonnez mon bonheur, j’ose dire le sien ;
Qu’à jamais à vos pieds je passe ici ma vie.

Madame Duru.

Oh çà, vous aimez donc ma fille à la folie ?

Le Marquis.

Si je l’adore, ô ciel ! Pour croître mon bonheur
Je compte à votre fils donner aussi ma sœur.
Vous aurez quatre enfants, qui d’une âme soumise,
D’un cœur toujours à vous…


Scène II.

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE.
Le Marquis.

D’un cœur toujours à vous…Ah ! venez belle Érise.
Fléchissez votre mère, et daignez la toucher :

Je ne la connais plus c’est un cœur de rocher…

Madame Duru.

Quel rocher ! Vous voyez, un homme ici ma fille,
Qui veut obstinément être de la famille :
Il est pressant ; je crains que l’ardeur de ce feu,
Le rendant importun, ne vous déplaise un peu.

Érise.

Oh ! non, ne craignez rien ; s’il n’a pu vous déplaire.
Croyez que contre lui je n’ai point de colère :
J’aime à vous obéir. Comment ne pas vouloir
Ce que vous commandez, ce qui fait mon devoir,
Ce qui de mon respect est la preuve si claire ?

Madame Duru.

Je ne commande point.

Érise.

Je ne commande point.Pardonnez-moi, ma mère,
Vous l’avez commandé, mon cœur en est témoin.

Le Marquis.

De me justifier elle-même prend soin.
Nous sommes deux ici contre vous. Ah ! madame,
Soyez sensible aux feux d’une si pure flamme ;
Vous l’avez allumée, et vous ne voudrez point
Voir mourir sans s’unir ce que vous avez joint.

(À Érise.)

Parlez donc, aidez-moi. Qu’avez-vous à sourire ?

Érise.

Mais vous parlez si bien que je n’ai rien à dire ;
J’aurais peur d’être trop de votre sentiment,
Et j’en ai dit, me semble, assez honnêtement.

Madame Duru.

Je vois, mes chers enfants, qu’il est fort nécessaire
De conclure au plutôt cette importante affaire.
C’est pitié de vous voir ainsi sécher tous deux,
Et mon bonheur dépend du succès de vos vœux :
Mais mon mari !

Le Marquis.

Mais mon mari !Toujours son mari ! Sa faiblesse
De cet épouvantail s’inquiète sans cesse.

Érise.

Il est mon père.


Scène III.

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE, DAMIS.
Damis.

Il est mon père.Ah ! l’on parle donc ici
D’hyménée et d’amour ? Je veux m’y joindre aussi.
Votre bonté pour moi ne s’est point démentie ;
Ma mère me mettra, je crois, de la partie.
Monsieur a la bonté de m’accorder sa sœur ;
Je compte absolument jouir de cet honneur,
Non point par vanité mais par tendresse pure :
Je l’aime éperdument, et mon cœur vous conjure
De voir avec pitié ma vive passion.
Voyez-vous, je fuis homme à perdre la raison ;
Enfin, c’est un parti qu’on ne peut plus combattre.
Une noce après tout suffira pour nous quatre.
Il n’est pas trop commun de savoir en un jour
Rendre deux cœurs heureux par les mains de l’amour ;
Mais faire quatre heureux par un seul coup de plume,
Par un seul mot, ma mère, et contre la coutume,
C’est un plaisir divin qui n’appartient qu’à vous ;
Et vous serez, ma mère heureuse autant que nous.

Le Marquis.

Je réponds de ma sœur, je réponds de moi-même ;
Mais madame balance, et c’est en vain qu’on aime.

Érise.

Ah ! vous êtes si bonne ! auriez-vous la rigueur
De maltraiter un fils si cher à votre cœur ?
Son amour est si vrai, si pur, si raisonnable !
Vous l’aimez, voulez-vous le rendre misérable ?

Damis.

Désespérerez-vous par tant de cruautés
Une fille toujours souple à vos volontés ?
Elle aime tout de bon, et je me persuade
Que le moindre refus va la rendre malade.

Érise.

Je connais bien mon frère, et j’ai lu dans son cœur ;
Un refus le ferait expirer de douleur.
Pour moi, j’obéirai sans réplique à ma mère.

Damis.

Je parle pour ma sœur.

Érise.

Je parle pour ma sœur.Je parle pour mon frère.

Le Marquis.

Moi, je parle pour tous.

Madame Duru.

Moi, je parle pour tous.Écoutez donc tous trois.
Vos amours sont charmants, et vos goûts sont mon choix :
Je sens combien m’honore une telle alliance ;
Mon cœur à vos plaisirs se livre par avance.
Nous ferons tous contents, ou bien je ne pourrai :
J’ai donné ma parole, et je vous la tiendrai.

Damis, Érise, Le Marquis, ensemble.

Ah !

Madame Duru.

Ah !Mais…

Le Marquis.

Ah ! Mais…Toujours des mais ! vous allez encor dire,
Mais mon mari.

Madame Duru.

Mais mon mari.Sans doute.

Érise.

Mais mon mari. Sans doute.Ah ! quels coups !

Damis.

Mais mon mari. Sans doute. Ah ! quels coups !Quel martyre !

Madame Duru.

Oh ! laissez-moi parler. Vous saurez, mes enfants,
Que quand on m’épousa j’avais près de quinze ans.
Je dois tout aux bons soins de votre honoré père :
Sa fortune déjà commençait à se faire ;
Il eut l’art d’amasser et de garder du bien,
En travaillant beaucoup et ne dépensant rien.
Il me recommanda, quand il quitta la France,
De fuir toujours le monde, et surtout la dépense :
J’ai dépensé beaucoup à vous bien élever ;
Malgré moi le beau monde est venu me trouver.
Au fond d’un galetas il reléguait ma vie,
Et plus honnêtement je me suis établie.
Il voulait que son fils, en bonnet, en rabat,
Traînât dans le palais la robe d’Avocat :
Au Régiment du Roi je le fis Capitaine.

Il prétend aujourd’hui, sous peine de sa haine,
Que de monsieur Gripon, et la fille et le fils
Par un beau mariage avec nous soient unis :
Je l’empêcherai bien, j’y fuis fort résolue.

Damis.

Et nous aussi.

Madame Duru.

Et nous aussi.Je crains quelque déconvenue,
Je crains de mon mari le courroux véhément.

Le Marquis.

Ne craignez rien de loin.

Madame Duru.

Ne craignez rien de loin.Son cher correspondant,
Maître Isaac Gripon, d’une âme fort rebourse[1],
Ferme depuis un an les cordons de sa bourse.

Damis.

Il vous en reste assez.

Madame Duru.

Il vous en reste assez.Oui, mais j’ai consulté.

Le Marquis.

Hélas ! consultez-nous.

Madame Duru.

Hélas ! consultez-nous.Sur la validité,
D’une telle démarche ; et l’on dit qu’à votre âge
On ne peut sûrement contracter mariage
Contre la volonté d’un propre père.

Damis.

Contre la volonté d’un propre père.Non,
Lorsque ce propre père, étant dans la maison,
Sur son droit de présence obstinément se fonde :
Mais quand ce propre père est dans un bout du monde,
On peut à l’autre bout se marier sans lui.

Le Marquis.

Oui, c’est ce qu’il faut faire, et quand ? dès aujourd’hui.


Scène VI.

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE, DAMIS,
MARTHE.
Marthe.

Voilà monsieur Gripon qui veut forcer la porte :
Il vient pour un grand cas, dit-il, qui vous importe ;
Ce font ses propres mots, faut-il qu’il entre ?

Madame Duru.

Ce font ses propres mots, faut-il qu’il entre ?Hélas !
Il le faut bien souffrir. Voyons quel est ce cas.


Scène V.

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE, DAMIS,
M. GRIPON, MARTHE.
Madame Duru.

Si tard, monsieur Gripon, quel sujet vous attire ?

M. Gripon.

Un bon sujet.

Madame Duru.

Un bon sujet.Comment ?

M. Gripon.

Un bon sujet. Comment ?Je m’en vais vous le dire.

Damis.

Quelque présent de l’Inde ?

M. Gripon.

Quelque présent de l’Inde ?Oh ! vraiment oui. Voici
L’ordre de votre père, et je le porte ici.
Ma fille est votre bru, mon fils est votre gendre ;
Ils le seront du moins, et sans beaucoup attendre.
Lisez.

(Il lui donne une lettre.)
Madame Duru.

Lisez.L’ordre est très net, que faire ?

M. Gripon.

Lisez. L’ordre est très net, que faire ?À votre chef
Obéir sans réplique, et tout bâcler en bref.
Il reviendra bientôt ; et même, par avance,
Son commis vient régler des comptes d’importance.
J’ai peu de temps à perdre ; ayez la charité
De dépêcher la chose avec célérité.

Madame Duru.

La proposition, mes enfants, doit vous plaire.
Comment la trouvez-vous ?

Damis, Érise, ensemble.

Comment la trouvez-vous ?Tout comme vous, ma mère.

Le Marquis, à M. Gripon.

De nos communs désirs il faut presser l’effet.
Ah ! que de cet hymen mon cœur est satisfait !

M. Gripon.

Que ça vous satisfasse, ou que ça vous déplaise,
Ça doit importer peu.

Le Marquis.

Ça doit importer peu.Je ne me sens pas d’aise.


M. Gripon.

Pourquoi tant d’aise ?

Le Marquis.

Pourquoi tant d’aise ?Mais j’ai cette affaire à cœur.

M. Gripon.

Vous, à cœur mon affaire ?

Le Marquis.

Vous, à cœur mon affaire ?Oui, je fuis serviteur
De votre ami Duru, de toute la famille,
De madame sa femme, et surtout de sa fille.
Cet hymen est si cher, si précieux pour moi !…
Je fuis le bon ami du logis.

M. Gripon.

Je fuis le bon ami du logis.Par ma foi,
Ces amis du logis font de mauvais augure.
Madame, sans amis, hâtons-nous de conclure.

Érise.

Quoi, sitôt ?

Madame Duru.

Quoi, sitôt ?Sans donner le temps de consulter,
De voir ma bru, mon gendre, et sans les présenter ?
C’est pouffer avec nous vivement votre pointe.

M. Gripon.

Pour se bien marier il faut que la conjointe
N’ait jamais entrevu son conjoint.

Madame Duru.

N’ait jamais entrevu son conjoint.Oui, d’accord ;
On s’en aime bien mieux : mais je voudrais d’abord,
Moi, mère, et qui dois voir le parti qu’il faut prendre,
Embrasser votre fille, et voir un peu mon gendre.

M. Gripon.

Vous les voyez en moi, corps pour corps, trait pour trait,
Et ma fille Phlipotte est en tout mon portrait.

Madame Duru.

Les aimables enfants !

Damis.

Les aimables enfants !Oh ! Monsieur, je vous jure
Qu’on ne sentit jamais une flamme plus pure.

M. Gripon.
.

Pour ma Phlipotte ?

Damis.

Pour ma Phlipotte ?Hélas ! pour cet objet vainqueur
Qui règne sur mes sens, et m’a donné son cœur.

M. Gripon.

On ne t’a rien donné : je ne puis te comprendre ;
Ma fille, ainsi que moi, n’a point l’âme si tendre.

(À Érise.)

Et vous, qui souriez, vous ne me dites rien ?

Érise.

Je dis la même chose, et je vous promets bien
De placer les devoirs, les plaisirs de ma vie
À plaire au tendre amant à qui mon cœur me lie.

M. Gripon.

Il n’est point tendre amant, vous répondez fort mal.

Le Marquis.

Je vous jure qu’il l’est.

M. Gripon.

Je vous jure qu’il l’est.Oh ! quel original !
L’ami de la maison, mêlez-vous, je vous prie,
Un peu moins de la fête et des gens qu’on marie.

(Le Marquis lui fait de grandes révérences.)
Mme Duru.)

Or çà, j’ai réussi dans ma commission.
Je vois pour votre époux votre soumission ;

Il ne faut à présent qu’un peu de signature.
J’amènerai demain le futur, la future.
Vous aurez des enfants, souples, respectueux,
Grands ménagers, enfin on sera content d’eux.
Il est vrai qu’ils n’ont pas les grands airs du beau monde.

Madame Duru.

C’est une bagatelle, et mon espoir se fonde
Sur les leçons d’un père, et sur leurs sentiments,
Qui valent cent fois mieux que ces dehors charmants.

Damis.

J’aime déjà leur grâce et simple et naturelle…

Érise.

Leur bon sens dont leur père est le parfait modèle.

Le Marquis.

Je leur crois bien du goût.

M. Gripon.

Je leur crois bien du goût.Ils n’ont rien de cela.
Que diable ici fait-on de ce beau monsieur là ?

Mme Duru.)

À demain donc, madame : une noce frugale
Préparera sans bruit l’union conjugale.
Il est tard, et le soir jamais nous ne sortons.

Damis.

Eh ! que faites-vous donc vers le soir ?

M. Gripon.

Eh ! que faites-vous donc vers le soir ?Nous dormons.
On se lève avant jour ; ainsi fait votre père.
Imitez-le dans tout pour vivre heureux sur terre.
Soyez sobre, attentif à placer votre argent ;
Ne donnez jamais rien, et prêtez rarement.
Demain de grand matin, je reviendrai, madame.

Madame Duru.

Pas si matin.

Le Marquis.

Pas si matin.Allez, vous nous ravissez l’âme.

M. Gripon.

Cet homme me déplaît. Dès demain je prétends
Que l’ami du logis déniche de céans.
Adieu.

Marthe, l’arrêtant par le bras.

Adieu.Monsieur, un mot.

M. Gripon.

Adieu. Monsieur, un mot.Eh quoi ?

Marthe.

Adieu. Monsieur, un mot. Eh quoi ?Sans vous déplaire,
Peut-on vous proposer une excellente affaire ?

M. Gripon.

Proposez.

Marthe.

Vous donnez aux enfants du logis
Phlipotte votre fille, et Phlipot votre fils ?

M. Gripon.

Oui.

Marthe.

Oui.L’on donne une dot en pareille aventure ?

M. Gripon.

Pas toujours.

Marthe.

Pas toujours.Vous pourriez, et je vous en conjure,
Partager par moitié vos généreux présents.

M. Gripon.

Comment ?

Marthe.

Comment ?Payez la dot et gardez vos enfants.

M. Gripon, à Mme Duru.

Madame, il nous faudra chasser cette donzelle ;
Et l’ami du logis ne me plaît pas plus qu’elle.

(Il s’en va, et tout le monde lui fait la révérence.)

Scène VI.

MADAME DURU, ÉRISE, DAMIS, LE MARQUIS,
MARTHE.
Marthe.

Eh bien ! vous laissez-vous tous les quatre effrayer
Par le malheureux cas de ce maître usurier ?

Damis.

Madame, vous voyez qu’il est indispensable
De prévenir soudain ce marché détestable.

Le Marquis.

Contre nos ennemis formons vite un traité

Qui mette pour jamais nos droits en sûreté.
Madame, on vous y force, et tout vous autorise,
Et c’est le sentiment de la charmante Érise.

Érise.

Je me flatte toujours d’être de votre avis.

Damis.

Hélas ! de vos bienfaits mon cœur s’est tout promis.
Il faut que le vilain, qui tous nous inquiète,
En revenant demain trouve la noce faite.

Madame Duru.

Mais…

Le Marquis.

Mais…Les mais à présent deviennent superflus.
Résolvez-vous, madame, ou nous sommes perdus.

Madame Duru.

Le péril est pressant, et je fuis bonne mère ;
Mais à qui pourrons-nous recourir ?

Marthe.

Mais à qui pourrons-nous recourir ?Au Notaire,
À la noce, à l’hymen. Je prends sur moi le soin
D’amener à l’instant le notaire du coin,
D’ordonner le souper, de mander la musique :
S’il est quelque autre usage admis dans la pratique,
Je ne m’en mêle pas.

Damis.

Je ne m’en mêle pas.Elle a grande raison,
Et je veux que demain maître Isaac Gripon
Trouve en venant ici peu de choses à faire.

Érise.

J’admire vos conseils et celui de mon frère.

Madame Duru.

C’est votre avis à tous ?

Damis, Érise, le Marquis, ensemble.

C’est votre avis à tous ?Oui, ma mère.

Madame Duru.

C’est votre avis à tous ? Oui, ma mère.Fort bien.
Je peux vous affurer que c’est aussi le mien.


fin du premier acte.

ACTE DEUXIÈME.




Scène I.

M. GRIPON, DAMIS.
M. Gripon.

Comment ! dans ce logis est-on fou, mon garçon ?
Quel tapage a-t-on fait la nuit dans la maison ?
Quoi ! deux tables encor impudemment dressées !
Des débris d’un festin, des chaises renversées,
Des laquais étendus ronflans sur le plancher,
Et quatre violons, qui ne pouvant marcher,
S’en vont en fredonnant à tâtons dans la rue !
N’es-tu pas tout honteux ?

Damis.

N’es-tu pas tout honteux ?Non : mon âme est émue
D’un sentiment si doux, d’un si charmant plaisir,
Que devant vous encor je n’en saurais rougir.

M. Gripon.

D’un sentiment si doux ! que diable veux-tu dire ?

Damis.

Je dis que notre hymen à la famille inspire
Un délire de joie, un transport inouï.
À peine hier au soir sortîtes-vous d’ici,
Que livrés par avance au lien qui nous presse,
Après un long souper, la joie et la tendresse,
Préparant à l’envi le lien conjugal,
Nous avons cette nuit ici donné le bal.

M. Gripon.

Voilà trop de fracas avec trop de dépense.
Je n’aime point qu’on ait du plaisir par avance.
Cette vie à ton père à coup sûr déplaira.
Et que feras-tu donc quand on te mariera ?

Damis.

Ah ! si vous connaissiez cette ardeur vive et pure,
Ces traits, ces feux sacrés, l’âme de la nature,
Cette délicatesse et ces ravissements,
Qui ne sont bien connus que des heureux amants !
Si vous saviez…

M. Gripon.

Si vous saviez…Je sais que je ne puis comprendre
Rien de ce que tu dis.

Damis.

Rien de ce que tu dis.Votre cœur n’est point tendre.
Vous ignorez les feux dont je fuis consumé.
Mon cher monsieur Gripon, vous n’avez point aimé.

M. Gripon.

Si fait, si fait.

Damis.

Si fait, si fait.Comment ? Vous aussi, vous ?

M. Gripon.

Si fait, si fait. Comment ? Vous aussi, vous ?Moi-même.

Damis.

Vous concevez donc bien l’emportement extrême,
Les douceurs…

M. Gripon.

Les douceurs…Et oui, oui, j’ai fait, à ma façon
L’amour un jour ou deux à madame Gripon ;
Mais cela n’était pas comme ta belle flamme,
Ni tes discours de fou que tu tiens sur ta femme.

Damis.

Je le crois bien : enfin, vous me le pardonnez ?

M. Gripon.

Oui-dà, quand les contrats feront faits et signés.
Allons, avec ta mère il faut que je m’abouche :
Finissons tout.

Damis.

Ma mère en ce moment se couche.

M. Gripon.

Quoi ? Ta mère ?…

Damis.

Approuvant le goût qui nous conduit,
Elle a dans notre bal dansé toute la nuit.

M. Gripon.

Ta mère est folle.

Damis.

Ta mère est folle.Non, elle est très respectable,
Magnifique avec goût, douce, tendre, adorable.

M. Gripon.

Écoute ; il faut ici te parler clairement.
Nous attendons ton père, il viendra promptement ;
Et déjà son commis arrive en diligence,
Pour régler sa recette, ainsi que la dépense.
Il fera très-fâché du train qu’on fait ici,
Et tu comprends fort bien que je le suis aussi.
C’est dans un autre esprit que Phlipotte est nourrie ;
Elle a trente-sept ans, fille honnête, accomplie,
Qui, seule avec mon fils, compose ma maison ;
L’été sans éventail, et l’hiver sans manchon,
Blanchit, repasse, coud, compte comme Barême,
Et fait manquer de tout aussi-bien que moi-même.
Prends exemple sur elle, afin de vivre heureux.
Je reviendrai ce soir vous marier tous deux.
Tu parais bon enfant, et ma fille est bien née ;
Mais, crois-moi, ta cervelle est un peu mal tournée :
Il faut que la maison soit sur un autre pied.
Dis-moi, ce grand flandrin, qui m’a tant ennuyé,
Qui toujours de côté me fait la révérence,
Vient-il ici souvent ?

Damis.

Vient-il ici souvent ?Oh ! fort souvent.

M. Gripon.

Vient-il ici souvent ? Oh ! fort souvent.Je pense
Que pour cause il est bon qu’il n’y revienne plus.

Damis.

Nous suivrons sur cela vos ordres absolus.

M. Gripon.

C’est très bien dit. Mon gendre a du bon ; et j’espère
Morigéner bientôt cette tête légère ;
Mais surtout plus de bal : je ne prétends plus voir
Changer la nuit en jour, et le matin en soir.

Damis.

Ne craignez rien.

M. Gripon.

Ne craignez rien.Eh bien, où vas-tu ?

Damis.

Ne craignez rien. Eh bien, où vas-tu ?Satisfaire

Le plus doux des devoirs et l’ardeur la plus chère.

M. Gripon.

Il brûle pour Phlipotte.

Damis.

Il brûle pour Phlipotte.Après avoir dansé,
Plein des traits amoureux dont mon cœur est blessé,
Je vais, monsieur, je vais… me coucher… Je me flatte
Que ma passion vive, autant que délicate
Me fera peu dormir en ce fortuné jour,
Et je ferai longtemps éveillé par l’amour.

(Il l’embrasse.)

Scène II.

M. GRIPON.

Les romans l’ont gâté, sa tête est attaquée ;
Mais celle de son père est bien plus détraquée ;
Il veut incognito rentrer dans sa maison.
Quel profit à cela ? quel projet sans raison ?
Ce n’est qu’en fait d’argent que j’aime le mystère ;
Mais je fais ce qu’il veut ; ma soi, c’est son affaire.
Mari qui veut surprendre est souvent fort surpris.
Et… mais voici monsieur qui vient dans son logis.



Scène III.

M. DURU, M. GRIPON.
M. Duru.

Quelle réception ! après douze ans d’absence !
Comme tout se corrompt, comme tout change en France !

M. Gripon.

Bonjour, compère.

M. Duru.

Bonjour, compère.Ô ciel !

M. Gripon.

Bonjour, compère. Ô ciel !Il ne me répond point.
Il rêve.

M. Duru.

Il rêve.Quoi ! ma femme infidèle à ce point !

À quel horrible luxe elle s’est emportée !
Cette maison, je crois, du Diable est habitée ;
Et j’y mettrais le feu, sans les dépens maudits
Qu’à brûler les maisons il en coûte à Paris.

M. Gripon.

Il parle longtemps seul, c’est signe de démence.

M. Duru.

Je l’ai bien mérité par ma sotte imprudence.
À votre femme un mois confiez votre bien,
Au bout de trente jours vous ne retrouvez rien.
Je m’étais noblement privé du nécessaire :
M’en voilà bien payé : que résoudre, que faire ?
Je fuis assassiné, confondu, ruiné.

M. Gripon.

Bonjour, compère. Eh bien ! vous avez terminé
Assez heureusement un assez long voyage.
Je vous trouve un peu vieux.

M. Duru.

Je vous trouve un peu vieux.Je vous dis que j’enrage.

M. Gripon.

Oui, je le crois, il est fort trisse de vieillir ;
On a bien moins de temps pour pouvoir s’enrichir.

M. Duru.

Plus d’honneur, plus de règle, et les lois violées !…

M. Gripon.

Je n’ai violé rien, les choses sont réglées.
J’ai pour vous dans mes mains, en beaux et bons papiers
Trois cent deux mille francs, dix-huit sols neuf deniers.
Revenez-vous bien riche ?

M. Duru.

Revenez-vous bien riche ?Oui.

M. Gripon.

Revenez-vous bien riche ? Oui.Moquez-vous du monde.

M. Duru.

Oh ! j’ai le cœur navré d’une douleur profonde.
J’apporte un million tout au plus ; le voilà.

(Il montre son portefeuille.)

Je fuis outré, perdu.

M. Gripon.
.

Je fuis outré, perdu.Quoi ! n’est-ce que cela ?
Il faut se consoler.

M. Duru.

Il faut se consoler.Ma femme me ruine.
Vous voyez quel logis et quel train. La coquine !

M. Gripon.

Sois le maître chez toi, mets-la dans un couvent.

M. Duru.

Je n’y manquerai pas. Je trouve en arrivant
Des laquais de six pieds, tous ivres de la veille ;
Un portier à moustache, armé d’une bouteille,
Qui, me voyant passer, m’invite en bégayant,
À venir déjeuner dans son appartement.

M. Gripon.

Chasse tous ces coquins.

M. Duru.

Chasse tous ces coquins.C’est ce que je veux faire.

M. Gripon.

C’est un profit tout clair. Tous ces gens là, compère,
Sont nos vrais ennemis, dévorent notre bien ;
Et pour vivre à son aise, il faut vivre de rien.

M. Duru.

Ils m’auront ruiné ; cela me perce l’âme.
Me conseillerais-tu de surprendre ma femme ?

M. Gripon.

Tout comme tu voudras.

M. Duru.

Tout comme tu voudras.Me conseillerais-tu
D’attendre encor un peu, de rester inconnu ?

M. Gripon.

Selon ta fantaisie.

M. Duru.

Selon ta fantaisie.Ah, le maudit ménage !
Comment a-t-on reçu l’offre du mariage ?

M. Gripon.

Oh ! fort bien : sur ce point nous ferons tous contents ;
On aime avec transport déjà mes deux enfants.

M. Duru.

Passe. On n’a donc point eu de peine à satisfaire
À mes ordres précis ?

M. Gripon.

À mes ordres précis ?De la peine, au contraire ;
Ils ont avec plaisir conclu soudainement.
Ton fils a pour ma fille un amour véhément ;

Et ta fille déjà brûle, sur ma parole,
Pour mon petit Gripon.

M. Duru.

Pour mon petit Gripon.Du moins cela console.
Nous mettrons ordre au reste.

M. Gripon.

Nous mettrons ordre au reste.Oh ! tout est résolu,
Et cet après-midi l’hymen sera conclu.

M. Duru.

Mais, ma femme ?

M. Gripon.

Mais, ma femme ?Oh ! parbleu, ta femme est ton affaire.
Je te donne une bru charmante et ménagère :
J’ai toujours à ton fils destiné ce bijou ;
Et nous les marierons sans leur donner un sou.

M. Duru.

Fort bien.

M. Gripon.

Fort bien.L’argent corrompt la jeunesse volage.
Point d’argent : c’est un point capital en ménage.

M. Duru.

Mais ma femme ?

M. Gripon.

Mais, ma femme ?Fais-en tout ce qu’il te plaira.

M. Duru.

Je voudrais voir un peu comme on me recevra,
Quel air aura ma femme.

M. Gripon.

Quel air aura ma femme.Et pourquoi ? que t’importe ?

M. Duru.

Voir… là… si la nature est au moins assez forte,
Si le sang parle assez dans ma fille et mon fils
Pour reconnaître en moi le maître du logis.

M. Gripon.

Quand tu te nommeras, tu te feras connaître :
Est-ce que le sang parle ? Et ne dois-tu pas être
Honnêtement content, quand, pour comble de biens,
Tes dociles enfants vont épouser les miens ?
Adieu : j’ai quelque dette active et d’importance,
Qui devers le midi demande ma présence ;
Et je reviens, compère, après un court dîner,
Moi, ma fille et mon fils, pour conclure et signer.


Scène IV.

M. DURU.

Les affaires vont bien ; quant à ce mariage,
J’en suis fort satisfait ; mais quant à mon ménage,
C’est un scandale affreux, et qui me pousse à bout.
Il faut tout observer, découvrir tout, voir tout.

On sonne.

J’entends une sonnette et du bruit ; on appelle.


Scène V.

M. DURU, MARTHE, à la porte.
M. Duru.

Oh ! quelle est cette jeune et belle demoiselle
Qui va vers cette porte ? Elle a l’air bien coquet.
Est-ce ma fille ? Mais… j’en ai peur, en effet :
Elle est bien faite au moins, passablement jolie,
Et cela fait plaisir. Écoutez, je vous prie ;
Où courez-vous si vite, aimable et chère enfant ?

Marthe.

Je vais chez ma maîtresse, en son appartement.

M. Duru.

Quoi ! vous êtes suivante ? Et de qui, ma mignonne ?

Marthe.

De Madame Duru.

M. Duru, à part.

De Madame Duru.Je veux de la friponne
Tirer quelque parti, m’instruire, si je puis.
Écoutez.

Marthe.

Écoutez.Quoi ! monsieur ?

M. Duru.

Écoutez. Quoi ! monsieur ?Savez-vous qui je suis ?

Marthe.

Non ; mais je vois assez ce que vous pouvez être.

M. Duru.

Je fuis l’intime ami de monsieur votre maître,
Et de monsieur Gripon. Je peux très-aisément
Vous faire ici du bien, même en argent comptant.

Marthe.

Vous me ferez plaisir. Mais, monsieur, le temps presse,
Et voici le moment de coucher ma maîtresse.

M. Duru.

Se coucher quand il est neuf heures du matin ?

Marthe.

Oui, monsieur.

M. Duru.

Oui, monsieur.Quelle vie et quel horrible train !

Marthe.

C’est un train fort honnête. Après souper on joue ;
Après le jeu l’on danse ; et puis on dort.

M. Duru.

Après le jeu l’on danse ; et puis on dort.J’avoue
Que vous me surprenez ; je ne m’attendais pas
Que madame Duru fît un si beau fracas.

Marthe.

Quoi ! cela vous surprend, vous bonhomme, à votre âge ?
Mais rien n’est plus commun. Madame fait usage
Des grands biens amassés par son ladre mari ;
Et quand on tient maison, chacun en use ainsi.

M. Duru.

Mignonne, ces discours me font peine à comprendre ;
Qu’est-ce tenir maison ?

Marthe.

Qu’est-ce tenir maison ?Faut-il tout vous apprendre ?
D’où diable venez-vous ?

M. Duru.

D’où diable venez-vous ?D’un peu loin.

Marthe.

D’où diable venez-vous ? D’un peu loin.Je le voi.
Vous me paraissez neuf, quoique antique.

M. Duru.

Vous me paraissez neuf, quoique antique.Ma foi,
Tout est neuf à mes yeux. Ma petite maîtresse
Vous tenez donc maison ?

Marthe.

Vous tenez donc maison ?Oui.

M. Duru.

Vous tenez donc maison ? Oui.Mais de quelle espèce ?
Et dans cette maison que fait-on, s’il vous plaît ?

Marthe.

De quoi vous mêlez-vous ?

M. Duru.

De quoi vous mêlez-vous ?J’y prends quelque intérêt.

Marthe.

Vous, monsieur ?

M. Duru.
(À part.)

Vous, monsieur ?Oui, moi-même. Il faut que je hasarde
Un peu d’or de ma poche avec cette égrillarde :
Ce n’est pas sans regret ; mais essayons enfin.

(Haut.)

Monsieur Duru vous fait ce présent par ma main.

Marthe.

Grand merci.

M. Duru.

Grand merci.Méritez un tel effort, ma belle ;
C’est à vous de montrer l’excès de votre zèle
Pour le patron d’ici, le bon monsieur Duru,
Que, par malheur pour vous, vous n’avez jamais vu.
Quelque amant, entre nous, a, pendant son absence,
Produit tous ces excès avec cette dépense !

Marthe.

Quelque amant ! vous osez attaquer notre honneur ?
Quelque amant ! À ce trait, qui blesse ma pudeur,
Je ne fais qui me tient, que mes mains appliquées
Ne soient sur votre face avec cinq doigts marquées.
Quelque amant, dites-vous ?

M. Duru.

Quelque amant, dites-vous ?Eh ! pardon.

Marthe.

Quelque amant, dites-vous ? Eh ! pardon.Apprenez
Que ce n’est pas à vous à fourrer votre nez.
Dans ce que fait madame.

M. Duru.

Dans ce que fait madame.Eh ! mais…

Marthe.

Dans ce que fait madame. Eh ! mais…Elle est trop bonne,
Trop sage, trop honnête, et trop douce personne ;

Et vous êtes un sot avec vos questions.

(On sonne).

J’y vais… Un impudent, un rodeur de maisons…

(On sonne).

Tout-à-l’heure… Un benêt qui pense que les filles
Iront lui confier les secrets des familles …

(On sonne).

Eh ! j’y cours. Un vieux fou que la main que voilà

(On sonne).

Devrait punir cent fois. L’on y va, l’on y va.


Scène VI.

M. DURU.

Je ne sais si je dois en croire sa colère :
Tout ici m’est suspect ; et sur ce grand mystère,
Les femmes ont juré de ne parler jamais :
On n’en peut rien tirer par force ou par bienfaits ;
Et toutes se liguant pour nous en faire accroire,
S’entendent contre nous comme larrons en foire.
Non, je n’entrerai point ; je veux examiner
Jusqu’où du bon chemin l’on peut se détourner.
Que vois-je ? Un beau monsieur sortant de chez ma femme !
Ah ! voilà comme on tient maison !


Scène VII.

M. DURU, LE MARQUIS, sortant de l’appartement de Mme Duru
en lui parlant tout haut.
Le Marquis.

Ah ! voilà comme on tient maison !Adieu, Madame.
Ah ! que je fuis heureux !

M. Duru.

Ah ! que je fuis heureux !Et beaucoup trop. J’en tiens.

Le Marquis.

Adieu, jusqu’à ce soir.

M. Duru.

Adieu, jusqu’à ce soir.Ce soir encor ? Fort bien.

Comme de la maison je vois ici deux maîtres,
L’un des deux pourrait bien sortir par les fenêtres.
On ne me connaît pas ; gardons-nous d’éclater.

Le Marquis.

Quelqu’un parle, je crois.

M. Duru.

Quelqu’un parle, je crois.Je n’en saurais douter.
Volets fermés, au lit, rendez-vous, porte close ;
La suivante à mon nez complice de la chose !

Le Marquis.

Quel est cet homme-là qui jure entre ses dents ?

M. Duru.

Mon fait est net et clair.

Le Marquis.

Mon fait est net et clair.Il paraît hors de sens.

M. Duru.

J’aurais mieux fait, ma foi, de rester à Surate
Avec tout mon argent. Ah traître ! ah scélérate !

Le Marquis.

Qu’avez-vous donc, monsieur, qui parlez seul ainsi ?

M. Duru.

Mais j’étais étonné que vous fussiez ici.

Le Marquis.

Et pourquoi, mon ami ?

M. Duru.

Et pourquoi, mon ami ?Monsieur Duru, peut-être,
Ne ferait pas content de vous y voir paraître.

Le Marquis.

Lui mécontent de moi ? Qui vous a dit cela ?

M. Duru.

Des gens bien informés. Ce monsieur Duru-là,
Chez qui vous avez pris des façons si commodes,
Le connaissez-vous ?

Le Marquis.

Le connaissez-vous ?Non : il est aux Antipodes,
Dans les Indes, je crois, cousu d’or et d’argent.

M. Duru.

Mais vous connaissez fort madame ?

Le Marquis.

Mais vous connaissez fort Madame ?Apparemment :
Sa bonté m’est toujours précieuse et nouvelle,
Et je fais mon bonheur de vivre ici près d’elle.

Si vous avez besoin de sa protection,
Parlez ; j’ai du crédit, je crois, dans la maison.

M. Duru.

Je le vois… De monsieur je suis l’homme d’affaires.

Le Marquis.

Ma foi, de ces gens-là je ne me mêle guères.
Soyez le bien venu ; prenez surtout le soin
D’apporter quelque argent dont nous avons besoin.
Bonsoir.

M. Duru, à part.

Bonsoir.J’enfermerai dans peu ma chère femme.

(Au Marquis.)

Que l’enfer… Mais, monsieur, qui gouvernez madame,
La chambre de sa fille est-elle près d’ici ?

Le Marquis.

Tout auprès, et j’y vais. Oui, l’ami ; la voici.

(Il entre chez Érise et ferme la porte.)
M. Duru.

Cet homme est nécessaire à toute ma famille :
Il fort de chez ma femme, et s’en va chez ma fille.
Je n’y puis plus tenir, et je succombe enfin.
Justice ! je suis mort.


Scène VIII.

M. DURU, LE MARQUIS revenant avec ÉRISE.
Érise.

Eh ! mon Dieu, quel lutin,
Quand on va se coucher, tempête à cette porte ?
Qui peut crier ainsi de cette étrange forte ?

Le Marquis.

Faites donc moins de bruit, ne vous a-t-on pas dit
Qu’après qu’on a dansé l’on va se mettre au lit ?
Jurez plus bas tout seul.

M. Duru.

Jurez plus bas tout seul.Je ne peux plus rien dire.
Je suffoque.

Érise.

Je suffoque.Quoi donc ?

M. Duru.

Je suffoque. Quoi donc ?Est-ce un rêve, un délire ?
Je vengerai l’affront fait avec tant d’éclat.
Juste ciel ! et comment son frère l’avocat
Peut-il souffrir céans cette honte inouïe,
Sans plaider ?

Érise.

Sans plaider ?Quel est donc cet homme, je vous prie ?

Le Marquis.

Je ne sais ; il paraît qu’il est extravagant :
Votre père, dit-il, l’a pris pour son agent.

Érise.

D’où vient que cet agent fait tant de tintamarre ?

Le Marquis.

Ma foi, je n’en fais rien ; cet homme est si bizarre !

Érise.

Est-ce que mon mari, monsieur, vous a fâché ?

M. Duru.

Son mari !… J’en suis quitte encor à bon marché.
C’est là votre mari ?

Érise.

C’est là votre mari ?Sans doute, c’est lui-même.

M. Duru.

Lui, le fils de Gripon ?

Érise.

Lui, le fils de Gripon ?C’est mon mari, que j’aime.
À mon père, monsieur, lorsque vous écrirez,
Peignez-lui bien les nœuds dont nous sommes ferrés.

M. Duru.

Que la fièvre le serre !

Le Marquis.

Que la fièvre le serre !Ah ! daignez condescendre !…

M. Duru.

Maître Isaac Gripon m’avait bien fait entendre
Qu’à votre mariage on pensait en effet ;
Mais il ne m’a pas dit que tout cela fût fait.

Le Marquis.

Eh bien, je vous en fais la confidence entière.

M. Duru.

Mariés ?

Érise.

Mariés ?Oui, Monsieur.

M. Duru.

Mariés ? Oui, Monsieur.De quand ?

Le Marquis.

Mariés ? Oui, Monsieur. De quand ?La nuit dernière.

M. Duru, regardant Le Marquis.

Votre époux, je l’avoue, est un fort beau garçon ;
Mais il ne m’a point l’air d’être fils de Gripon.

Le Marquis.

Monsieur fait qu’en la vie il est fort ordinaire
De voir beaucoup d’enfants tenir peu de leur père.
Par exemple, le fils de ce monsieur Duru
En est tout différent, n’en a rien.

M. Duru.

En est tout différent, n’en a rien.Qui l’eût cru ?
Serait-il point aussi marié lui ?

Érise.

Serait-il point aussi marié lui ?Sans doute.

M. Duru.

Lui ?

Le Marquis.

Lui ?Ma sœur dans ses bras en ce moment-ci, goûte
Les premières douceurs du conjugal lien.

M. Duru.

Votre sœur ?

Le Marquis.

Votre sœur ?Oui, Monsieur.

M. Duru.

Votre sœur ? Oui, Monsieur.Je n’y conçois plus rien.
Le compère Gripon m’eût dit cette nouvelle.

Le Marquis.

Il regarde cela comme une bagatelle.
C’est un homme occupé toujours du denier dix,
Noyé dans le calcul, fort distrait.

M. Duru.

Noyé dans le calcul, fort distrait.Mais jadis
Il avait l’esprit net.

Le Marquis.

Il avait l’esprit net.Les grands travaux et l’âge
Altèrent la mémoire ainsi que le visage.

M. Duru.

Ce double mariage est donc fait ?

Érise.

Ce double mariage est donc fait ?Oui, monsieur.

Le Marquis.

Je vous en donne ici ma parole d’honneur ;
N’avez-vous donc pas vu les débris de la noce ?

M. Duru.

Vous m’avez tous bien l’air d’aimer le fruit précoce,
D’anticiper l’hymen qu’on avait projeté.

Le Marquis.

Ne nous soupçonnez pas de cette indignité,
Cela ferait criant.

M. Duru.

Cela ferait criant.Oh ! la faute est légère.
Pourvu qu’on n’ait pas fait une trop forte chère,
Que la noce n’ait pas horriblement coûté,
On peut vous pardonner cette vivacité.
Vous paraissez d’ailleurs un homme assez aimable.

Érise.

Oh ! très fort.

M. Duru.

Oh ! très fort.Votre sœur est-elle aussi passable ?

Le Marquis.

Elle vaut cent fois mieux.

M. Duru.

Elle vaut cent fois mieux.Si la chose est ainsi,
Monsieur Duru pourrait excuser tout ceci.
Je vais enfin parler à sa mère, et pour cause…

Érise.

Ah ! gardez-vous-en bien, monsieur ; elle repose.
Elle est trop fatiguée ; elle a pris tant de soins…

M. Duru.

Je m’en vais donc parler à son fils.

Érise.

Je m’en vais donc parler à son fils.Encor moins.

Le Marquis.

Il est trop occupé.

M. Duru.

Il est trop occupé.L’aventure est fort bonne.
Ainsi, dans ce logis, je ne peux voir personne ?

Le Marquis.

Il est de certains cas où des hommes de sens
Se garderont toujours d’interrompre les gens.

Vous voilà bien au fait ; je vais avec madame
Me rendre aux doux transports de la plus pure flamme.
Écrivez à son père un détail si charmant.

Érise.

Marquez-lui mon respect et mon contentement.

M. Duru.

Et son contentement ! Je ne fais si ce père
Doit être aussi content d’une si prompte affaire.
Quelle éveillée !

Le Marquis.

Quelle éveillée !Adieu : revenez vers le soir,
Et soupez avec nous.

Érise.

Et soupez avec nous.Bonjour, jusqu’au revoir.

Le Marquis.

Serviteur.

Érise.

Serviteur.Tout à vous.


Scène IX.

M. DURU.

Serviteur. Tout à vous.Mais Gripon le compère
S’est bien pressé, sans moi, de finir cette affaire.
Quelle fureur de noce a saisi tous nos gens !
Tous quatre à s’arranger font un peu diligents.
De tant d’événements j’ai la vue ébahie.
J’arrive, et tout le monde à l’instant se marie.
Il reste en vérité, pour compléter ceci,
Que ma femme à quelqu’un soit mariée aussi.
Entrons, sans plus tarder. Ma femme ! holà, qu’on m’ouvre.

(Il heurte.)

Ouvrez, vous dis-je il faut qu’enfin tout se découvre.

Marthe., derrière la porte.

Paix, paix, l’on n’entre point.

M. Duru.

Paix, paix, l’on n’entre point.Oh ! je veux, malgré toi,
Suivante impertinente, entrer enfin chez moi.


fin du second acte.

ACTE TROISIÈME.




Scène I.

M. DURU.

J’ai beau frapper, crier, courir dans ce logis,
De ma femme à mon gendre, et du gendre à mon fils,
On répond en ronflant : Les valets, les servantes,
Ont tout barricadé. Ces manœuvres plaisantes
Me déplaisent beaucoup : ces quatre extravagants,
Si vite mariés, sont au lit trop longtemps.
Et ma femme ! ma femme ! oh ! je perds patience :
Ouvrez, morbleu.


Scène II.

M. DURU, M. GRIPON, tenant le contrat et une écritoire à la main.
M. Gripon.

Ouvrez, morbleu.Je viens signer notre alliance.

M. Duru.

Comment signer !

M. Gripon.

Comment signer !Sans doute, et vous l’avez voulu :
Il faut conclure tout.

M. Duru.

Il faut conclure tout.Tout est assez conclu.
Vous radotez.

M. Gripon.

Vous radotez.Je viens pour consommer la chose.

M. Duru.

La chose est consommée.

M. Gripon.

La chose est consommée.Oh ! oui : je me propose
De produire au grand jour ma Phlipotte et Phlipot.
Ils viennent.

M. Duru.

Ils viennent.Quels discours !

M. Gripon.

Ils viennent. Quels discours !Tout est prêt en un mot.

M. Duru.

Morbleu, vous vous moquez ; tout est fait.

M. Gripon.

Morbleu, vous vous moquez ; tout est fait.Çà, compère,
Votre femme est instruite et prépare l’affaire.

M. Duru.

Je n’ai point vu ma femme : elle dort, et mon fils
Dort avec votre fille ; et mon gendre au logis
Avec ma fille dort ; et tout dort. Quelle rage
Vous a fait cette nuit presser ce mariage ?

M. Gripon.

Es-tu devenu fou ?

M. Duru.

Es-tu devenu fou ?Quoi ! mon fils ne tient pas
À présent dans son lit Phlipotte et ses appas ?
Les noces cette nuit n’auraient pas été faites ?

M. Gripon.

Ma fille a cette nuit repassé ses cornettes :
Elle s’habille en hâte ; et mon fils son cadet,
Pour épargner les frais, met le contrat au net.

M. Duru.

Juste ciel ! quoi ! ton fils n’est pas avec ma fille ?

M. Gripon.

Non, sans doute.

M. Duru.

Non, sans doute.Le Diable est donc dans ma famille.

M. Gripon.

Je le crois.

M. Duru.

Je le crois.Ah ! fripons ! femme indigne du jour !
Vous payerez bien cher ce détestable tour !
Lâches, vous apprendrez que c’est moi qui suis maître.
Approfondissons tout ; je prétends tout connaître :
Fais descendre mon fils : va, compère, dis-lui

Qu’un ami de son père, arrivé d’aujourd’hui,
Vient lui parler d’affaire, et ne saurait attendre.

M. Gripon.

Je vais te l’amener : il faut punir mon gendre.
Il faut un Commissaire, il faut verbaliser,
Il faut venger Phlipotte.

M. Duru.

Il faut venger Phlipotte.Eh ! cours sans tant jaser.

M. Gripon, revenant.

Cela pourra coûter quelque argent, mais n’importe.

M. Duru.

Eh ! va donc.

M. Gripon, revenant.

Eh ! va donc.Il faudra faire amener main forte.

M. Duru.

Va, te dis-je.

M. Gripon.

Va, te dis-je.J’y cours.



Scène III

M. DURU.

Va, te dis-je. J’y cours.Ô Voyage cruel !
Ô pouvoir marital, et pouvoir paternel !
Ô luxe ! maudit luxe ! invention du diable !
C’est toi qui corromps tout, perds tout, monstre exécrable !
Ma femme, mes enfants, de toi font infectés :
J’entrevois là-dessous un tas d’iniquités ;
Un amas de noirceurs, et surtout de dépenses,
Qui me glacent le sang et redoublent mes transes.
Épouse, fille, fils, m’ont tous perdu d’honneur :
Je ne sais si je dois en mourir de douleur ;
Et quoique de me pendre il me prenne une envie,
L’argent qu’on a gagné fait qu’on aime la vie.
Ah ! j’aperçois, je crois, mon traître d’avocat :
Quel habit ! pourquoi donc n’a-t-il point de rabat ?


Scène IV.

M. DURU, M. GRIPON, DAMIS.
Damis, à M. Gripon.

Quel est cet homme ? Il a l’air bien atrabilaire.

M. Gripon.

C’est le meilleur ami qu’ait monsieur votre père.

Damis.

Prête-t-il de l’argent ?

M. Gripon.

Prête-t-il de l’argent ?En aucune façon,
Car il en a beaucoup.

M. Duru.

Car il en a beaucoup.Répondez, beau garçon,
Êtes-vous Avocat ?

Damis.

Êtes-vous Avocat ?Point du tout.

M. Duru.

Êtes-vous Avocat ? Point du tout.Ah ! le traître !
Êtes-vous marié ?

Damis.

Êtes-vous marié ?J’ai le bonheur de l’être.

M. Duru.

Et votre sœur ?

Damis.

Et votre sœur ?Aussi. Nous avons cette nuit
Goûté d’un double hymen le tendre et premier fruit.

M. Gripon.

Mariés !

M. Duru.

Mariés !Scélérat !

M. Gripon.

Mariés !Scélérat !À qui donc ?

Damis.

Mariés !Scélérat ! À qui donc ?À ma femme.

M. Gripon.

À ma Phlipotte ?

Damis.

À ma Phlipotte ?Non.

M. Duru.

À ma Phlipotte ? Non.Je me sens percer l’âme.
Quelle est-elle ? En un mot, vite, répondez-moi.

Damis.

Vous êtes curieux et poli, je le voi.

M. Duru.

Je veux savoir de vous celle qui, par surprise,
Pour braver votre père, ici s’impatronise.

Damis.

Quelle est ma femme ?

M. Duru.

Quelle est ma femme ?Oui, oui.

Damis.

Quelle est ma femme ? Oui, oui.C’est la sœur de celui
À qui ma propre sœur est unie aujourd’hui.

M. Gripon.

Quel galimatias !

Damis.

Quel galimatias !La choie est toute claire.
Vous savez, cher Gripon, qu’un ordre de mon père
Enjoignait à ma mère, en terme très précis,
D’établir au plutôt et sa fille, et son fils.

M. Duru.

Eh bien ? traître ?

Damis.

Eh bien ? traître ?À cet ordre elle s’est asservie
Non pas absolument, mais du moins en partie :
Il veut un prompt hymen, il s’est fait promptement.
Il est vrai qu’on n’a pas conclu précisément
Avec ceux que sa lettre a nommés par sa clause ;
Mais le plus fort est fait, le reste est peu de chose.
Le Marquis d’Outremont[2], l’un de nos bons ami,
Est un homme…

M. Gripon.

Est un homme…Ah ! c’est là cet ami du logis.
On s’est moqué de nous ; je m’en doutais, compère.

M. Duru.

Allons, faites venir vite le Commissaire,
Vingt huissiers.

Damis.

Vingt huissiers.Et qui donc êtes-vous, s’il vous plaît,
Qui daignez prendre à nous un si grand intérêt ?
Cher ami de mon père, apprenez que peut-être,
Sans mon respect pour lui, cette large fenêtre
Serait votre chemin pour vider la maison.
Dénichez de chez moi.

M. Duru.

Dénichez de chez moi.Comment, maître fripon,
Toi me chasser d’ici ! Toi scélérat, faussaire,
Aigrefin, débauché, l’opprobre de ton père !
Qui n’es point Avocat.


Scène V.

MADAME DURU, sortant d’un côté avec MARTHE ; LE MARQUIS, sortant de l’autre avec ÉRISE ; M. DURU, M. GRIPON, DAMIS.
Madame Duru., dans le fond.

Qui n’es point Avocat.Mon carrosse est-il prêt ?
D’où vient donc tout ce bruit ?

Le Marquis.

D’où vient donc tout ce bruit ?Ah ! je vois ce que c’est.

Marthe.

C’est mon questionneur.

Le Marquis.

C’est mon questionneur.Oui, c’est ce vieux visage,
Qui semblait si surpris de notre mariage.

Madame Duru.

Qui donc ?

Le Marquis.

Qui donc ?De votre époux il dit qu’il est agent.

M. Duru., en colère se retournant.

Oui, c’est moi.

Marthe.

Oui, c’est moi.Cet agent paraît peu patient.

Madame Duru., avançant.

Ah, que vois-je ! quels traits ! c’est lui-même, et mon âme…

M. Duru.

Voilà donc à la fin ma coquine de femme !

Oh ! comme elle est changée ! elle, n’a plus, ma foi,
De quoi raccommoder ses fautes près de moi.

Madame Duru.

Quoi ! c’est vous, mon mari, mon cher époux !

Damis, Érise, Le Marquis, ensemble.

Quoi ! c’est vous, mon mari, mon cher époux !Mon père !

Madame Duru.

Daignez jeter, monsieur, un regard moins sévère
Sur moi, sur mes enfants, qui sont à vos genoux.

Le Marquis.

Oh ! pardon ; j’ignorais que vous fussiez chez vous.

M. Duru.

Ce matin…

Le Marquis.

Excusez, j’en fuis honteux dans l’âme.

Marthe.

Et qui vous aurait cru le mari de madame ?

Damis.

À vos pieds…

M. Duru.

À vos pieds…Fils indigne, apostat du barreau,
Malheureux marié, qui fais ici le beau,
Fripon ; c’est donc ainsi que ton père lui-même
S’est vu reçu de toi ? C’est ainsi que l’on m’aime.

M. Gripon.

C’est la force du sang.

Damis.

C’est la force du sang.Je ne fuis pas devin.

Madame Duru.

Pourquoi tant de courroux dans notre heureux dessin ?
Vous retrouvez ici toute votre famille ;
Un gendre, un fils bien-né, votre épouse, une fille.
Que voulez-vous de plus ? Faut-il après douze ans
Voir d’un œil de travers sa femme et ses enfants ?

M. Duru.

Vous n’êtes point ma femme ; elle était ménagère ;
Elle cousait, filait, faisait très maigre chère ;
Et n’eût point à mon bien porté le coup mortel
Par la main d’un filou, nommé maître d’hôtel ;
N’eût point joué, n’eût point ruiné ma famille,
Ni d’un maudit marquis ensorcelé ma fille ;
N’aurait pas à mon fils fait perdre son latin,

Et fait d’un avocat un pimpant aigrefin.
Perfide ! voilà donc la belle récompense
D’un travail de douze ans et de ma confiance !
Des soupers dans la nuit, à midi petit jour !
Auprès de votre lit un oisif de la cour !
Et portant en public le honteux étalage
Du rouge enluminé qui peint votre visage !  !
C’est ainsi qu’à profit vous placiez mon argent ?
Allons, de cet hôtel qu’on déniche à l’instant,
Et qu’on aille m’attendre à son second étage.

Damis.

Quel père !

Le Marquis.

Quel père !Quel beau-père !

Érise.

Quel père ! Quel beau-père !Eh ! bon Dieu quel langage !

Madame Duru.

Je puis avoir des torts, vous quelques préjugés :
Modérez-vous de grâce, écoutez et jugez.
Alors que la misère à tous deux fut commune,
Je me fis des vertus propres à ma fortune ;
D’élever vos enfants je pris sur moi les soins ;
Je me refusai tout pour leur laisser, du moins
Une éducation qui tînt lieu d’héritage.
Quand vous eûtes acquis, dans votre heureux voyage,
Un peu de bien commis à ma fidélité,
J’en fus placer le fonds, il est en sûreté.

M. Duru.

Oui

Madame Duru.

OuiVotre bien s’accrut ; il servit, en partie,
À nous donner à tous une plus douce vie.
Je voulus dans la robe élever votre fils ;
Il n’y parut pas propre, et je changeai d’avis.
De mon premier état je soutins l’indigence ;
Avec le même esprit j’use de l’abondance.
On doit compte au public de l’usage du bien,
Et qui l’ensevelit est mauvais citoyen ;
Il fait tort à l’État, il s’en fait à soi-même.
Faut-il, sur son comptoir, l’œil trouble et le teint blême,
Manquer du nécessaire, auprès d’un coffre-fort,
Pour avoir de quoi vivre un jour après sa mort ?

Ah ! vivez avec nous dans une honnête aisance.
Le prix de nos travaux est dans la jouissance :
Faites votre bonheur en remplissant nos vœux.
Être riche n’est rien : le tout est d’être heureux.

M. Duru.

Le beau sermon du luxe et de l’intempérance !
Gripon, je souffrirais que pendant mon absence
On dispose de tout, de mes biens, de mon fils,
De ma fille !

Madame Duru.

De ma fille !Monsieur, je vous en écrivis :
Cette union est sage, et doit vous le paraître.
Vos enfants sont heureux, leur père devrait l’être.

M. Duru.

Non ; je serais outré d’être heureux malgré moi :
C’est être heureux en sot de souffrir que chez soi,
Femme, fils, gendre, fille ainsi se réjouissent.

Madame Duru.

Ah ! qu’à cette union tous vos vœux applaudissent !

M. Duru.

Non, non, non, non ; il faut être maître chez soi.

Madame Duru.

Vous le serez toujours.

Érise.

Vous le serez toujours.Ah ! disposez de moi.

Madame Duru.

Nous sommes à vos pieds.

Damis.

Nous sommes à vos pieds.Tout ici doit vous plaire,
Serez-vous inflexible ?

Madame Duru.

Serez-vous inflexible ?Ah ! mon époux !

Damis, Érise, ensemble.

Serez-vous inflexible ? Ah ! mon époux !Mon père !

M. Duru.

Gripon, m’attendrirai-je ?

M. Gripon.

Gripon, m’attendrirai-je ?Écoutez, entre nous,
Ça demande du temps.

Marthe.

Ça demande du temps.Vite, attendrissez-vous :
Tous ces gens-là, Monsieur, s’aiment à la folie ;

Croyez-moi, mettez-vous aussi de la partie.
Personne n’attendait que vous vinssiez ici.
La maison va fort bien, vous voilà, restez-y.
Soyez gai comme nous, ou que Dieu vous renvoie.
Nous vous promettons tous de vous tenir en joie.
Rien n’est plus douloureux, comme plus inhumain,
Que de gronder tout seul des plaisirs du prochain.

M. Duru.

L’impertinente ! Eh bien, qu’en penses-tu, compère ?

M. Gripon.

J’ai le cœur un peu dur ; mais après tout que faire ?
La chose est sans remède, et ma Phlipotte aura
Cent avocats pour un sitôt qu’elle voudra.

Madame Duru.

Eh bien, vous rendez-vous ?

M. Duru.

Eh bien, vous rendez-vous ?Çà, mes enfants, ma femme,
Je n’ai pas, dans le fond, une si vilaine âme.
Mes enfants sont pourvus. Et puisque de son bien,
Alors que l’on est mort, on ne peut garder rien,
Il faut en dépenser un peu pendant sa vie ;
Mais ne mangez pas tout, madame, je vous prie.

Madame Duru.

Ne craignez rien, vivez, possédez, jouissez.

M. Duru.

Dix fois cent mille francs par vous sont-ils placés ?

Madame Duru.

En contrats, en effets, de la meilleure sorte.

M. Duru.

En voici donc autant qu’avec moi je rapporte.

(Il veut lui donner son portefeuille, et le remet dans sa poche.)
Madame Duru.

Rapportez-nous un cœur doux, tendre, généreux ;
Voilà les millions qui font chers à nos vœux.

M. Duru.

Allons donc ; je vois bien qu’il faut, avec constance ;
Prendre enfin mon bonheur du moins en patience.


fin de la femme qui a raison.
  1. Rebours, rebourse, revêche.
  2. « Puisque vous avez un avocat nommé d’Outremont, je changerai ce nom dans la Femme qui a raison, écrit Voltaire à d’Argental ; j’avais un d’Outremont dans cette pièce. Je me suis déjà brouillé avec un avocat qui se trouva par hasard nommé Gripon : il prétendit que j’avais parlé de lui je ne sais où. » C’était encore dans la Femme qui a raison que Voltaire avait parlé de lui ; et Voltaire, quoi qu’il écrive ici, ne changea ni Gripon ni d’Outremont. (G. A.) — Voyez la note de la page 573.