La Fièvre d’or/22

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Amyot (p. 267-279).
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XVIII

LES PREMIERS JOURS.

Il aurait fallu être essentiellement pessimiste ou connaître bien à fond le caractère mexicain pour redouter une trahison en voyant la chaude réception faite aux Français par les habitants de Guaymas.

C’était un enthousiasme, un délire, qui ne se peuvent décrire.

Leperos, rancheros, campesinos, vaqueros, riches hacienderos, tous se pressaient autour des Français et se disputaient pour leur faire fête.

On aurait dit que cette petite troupe d’aventuriers, qui ne faisait pourtant que passer en cette ville, apportait à la Sonora la paix, la tranquillité, la liberté, enfin toutes les choses qui manquent aux Mexicains, et après lesquelles ils soupirent vainement.

Les cris de : Viva los Franceses ! viva el conde ! éclataient de toutes parts avec un bruit assourdissant.

Aussitôt que la compagnie eut touché la plage, sur l’ordre de don Luis, les rangs furent formés en quelques secondes, et le comte ayant à sa droite le colonel Florès, et à sa gauche don Antonio, qui se prélassaient auprès de lui et souriaient agréablement, conduisit sa troupe au logis qui lui avait été préparé, en fendant avec peine les flots pressés de la multitude.

Devant le logis, l’alcade mayor et le juez de lettras, c’est-à-dire les deux principales autorités de la ville, flanqués de leurs alguazils en haillons, attendaient l’arrivée de la compagnie.

En les apercevant, don Luis fit faire halte.

Alors les deux magistrats firent quelques pas au devant du comte, qui, de son côté, s’était avancé vers eux. Ils le saluèrent respectueusement et commencèrent un long discours, farci de toutes les ronflantes hyperboles mexicaines au milieu de l’emphase duquel il fut facile à don Luis de comprendre que les Sonoriens se réjouissaient du fond du cœur de l’arrivée de la vaillante compagnie française ; qu’ils plaçaient en son courage tout leur espoir pour les protéger et les défendre contre leurs féroces voisins les Apaches ; que les Français n’étaient pas débarqués sur une terre étrangère, mais au milieu de frères, d’amis sincères, qui seraient heureux d’être bientôt mis à même de leur prouver leur dévouement, et mille choses encore beaucoup trop longues à rapporter.

Lorsque l’alcade mayor eut terminé son discours au milieu des applaudissements chaleureux de la foule, le juez de lettras en commença un à son tour, tout aussi long, tout aussi diffus et tout aussi perfide que le premier et qui du reste obtint le même succès.

Nous ferons observer que les Mexicains adorent les discours.

Enfin, lorsque les deux magistrats eurent fini de parler, le comte s’inclina, les salua avec grâce, et leur répondit par quelques-uns de ces mots qui viennent du cœur et qu’il savait si bien trouver.

Cette fois ce ne fut plus de l’enthousiasme ni du délire, ce fut une véritable frénésie : la foule hurlait et trépignait de joie, en agitant les mouchoirs et en faisant voler les chapeaux, et de toutes les fenêtres une véritable pluie de fleurs s’échappa des mains mignonnes des señoritas, et inonda littéralement les aventuriers, qui répondirent cordialement à cette délicate attention.

La compagnie entra dans son logement. C’était une grande maison, avec une vaste cour intérieure, parfaitement disposée pour l’usage auquel elle servait en ce moment, et qui semblait avoir été faite pour ce but.

Les aventuriers s’installèrent immédiatement, sous les ordres de leurs officiers ; et avec cette facilité d’emménagement que possèdent si bien les Français, ils surent tirer si parfaitement parti de tout, qu’une heure après avoir pris possession de cette maison, on aurait juré qu’ils y étaient établis depuis plusieurs mois déjà, tant chaque chose était à sa place et les chambrées bien installées.

Le comte se croyait enfin débarrassé de l’alcade et du juez de lettras ; il n’en était rien : les dignes magistrats avaient encore plusieurs demandes à lui adresser avant que de le laisser libre, et ces demandes leur tenaient au cœur.

De même que dans tous les autres centres de population au Mexique, à Guaymas chacun vit un peu à sa guise, faisant ce qui lui plaît, sans trop s’inquiéter des autorités ; cette liberté, ou plutôt cette licence, peut être avantageuse à une certaine partie de la population, mais elle est évidemment fort préjudiciable à l’autre, en ce sens que les coquins ayant la liberté entière de commettre toutes les mauvaises actions que le diable leur souffle incessamment à’ l’oreille, les honnêtes gens en sont réduits à se garder eux-mêmes, et à ne compter en aucune façon sur la protection d’une police problématique qui, lorsque par hasard elle existe, fait naturellement cause commune avec les bandits.

Le juez de lettras et l’alcade mayor avaient résolu dans leur sagesse de profiter du séjour des Français à Guaymas pour inspirer aux coquins de toute sorte dont la ville abonde une salutaire terreur. En conséquence, ils prièrent le comte de faire garder les principaux postes du pueblo par des hommes de sa compagnie et de vouloir bien organiser des patrouilles qui, la nuit, parcourraient les rues et veilleraient à la tranquillité des citoyens et à la sécurité publique.

Lorsqu’après bon nombre de circonlocutions les deux magistrats eurent enfin formulé leur demande, le comte leur répondit en souriant qu’il était tout à la disposition du gouvernement mexicain, et que s’ils croyaient son concours utile, ils pouvaient disposer de lui et de ses hommes comme bon leur semblerait ; qu’il serait toujours heureux de leur être agréable.

Les magistrats le remercièrent avec effusion, et, alléchés par la facilité avec laquelle le comte avait accédé à leur première demande, ils se hasardèrent à articuler la seconde.

Celle-ci, dans leur pensée, était beaucoup plus délicate, intérieurement ils redoutaient un refus.

Voici ce dont il s’agissait.

La Fête-Dieu est la cérémonie religieuse la plus importante du Mexique. Cette fête, pour laquelle les populations s’imposent les plus grands sacrifices afin d’ajouter à sa splendeur, tombait cette année justement quelques jours après l’arrivée des Français en Sonora.

Il s’agissait d’obtenir du comte qu’il consentît à faire tirer le canon par les artilleurs et avec les pièces de la compagnie pendant tout le temps que la procession parcourrait les rues de la ville.

Guaymas possédait bien des canons dans le fort ; malheureusement ces canons étaient privés d’affûts d’abord, puis rendus complétement hors de service par la rouille.

On comprend que dans l’esprit des superstitieux Sonoriens, pour une fête aussi solennelle, les cloches ne suffisaient pas, et que la cérémonie manquerait complétement de solennité si quelques coups de canon au moins n’étaient tirés.

Les dignes magistrats causaient sans s’en douter un vif plaisir au comte en lui demandant comme une faveur deux choses que, s’il l’eût osé, il aurait réclamées comme un droit.

En voici la raison :

Depuis la découverte de l’or, tant de mauvais drôles de toute espèce étaient allés se réfugier à San-Francisco, que la population californienne jouissait à juste titre, nous sommes malheureusement contraint d’en convenir, d’une effroyable réputation de vice, de crime et de débauche, dans tous les pays circonvoisins et surtout dans les ports du Pacifique, où souvent ils s’abattaient comme des volées d’oiseaux de proie. Le comte désirait ardemment, dans l’intérêt même de son entreprise, montrer aux Sonoriens parmi lesquels elle devait vivre, que l’émigration française n’avait rien de commun avec ces bandits sinistres, et que les hommes qu’il avait l’honneur de commander étaient de braves gens résolus à se conduire bien partout où le hasard les pousserait, et ne molesteraient jamais les populations mexicaines.

Quant à la seconde question, elle était plus sérieuse encore aux yeux du comte.

Les Mexicains, non-seulement sont ignorants et superstitieux, mais encore, bien qu’ils ne comprennent pas un mot de la religion qu’ils professent, et peut-être à cause de cela même, ils sont d’un fanatisme outré et pardonnent plutôt un meurtre qu’une insulte, si légère qu’elle soit, non pas à la religion elle-même, mais seulement aux cérémonies exagérées du culte.

Ce fanatisme, soigneusement entretenu sous la domination espagnole, avait pour but d’éloigner les étrangers, c’est-à-dire les Anglais, qu’ils redoutaient beaucoup, des rivages de la Nouvelle-Espagne.

Du reste, à cette époque, les Anglais étaient à peu près les seuls Européens qui se hasardassent à visiter les colonies espagnoles.

Les moines profitèrent de la dissemblance de religion de ces braves insulaires pour faire d’eux à leurs paroissiens les portraits les plus exagérés, les gratifiant de cornes et de griffes, ainsi que doivent naturellement en avoir des suppôts de Lucifer.

Les Indiens, crédules comme tous les enfants, acceptèrent les yeux fermés toutes les bourdes qu’il plut aux moines de leur, débiter, et pour eux tout étranger devint un Anglais, c’est-à-dire un hérétique, un gringo.

La déclaration de l’indépendance, en permettant aux Mexicains de voir des étrangers de toutes nations, ne changea rien à leurs convictions : on ne détruit pas facilement un préjugé enraciné depuis des siècles. Ils continuèrent comme par le passé, à ne voir dans les étrangers que des Anglais, et, par conséquent, des hérétiques et des gringos : de là, cette haine sourde qui éclate chaque fois que l’occasion s’en présente et cette secrète horreur qu’ils éprouvent à la vue d’un Européen quelconque.

Sur le point de s’enfoncer avec sa compagnie dans l’intérieur du Mexique, de traverser des populations fanatiques, crédules et ignorantes, avec lesquelles il était important de vivre en paix et de ne donner aucun prétexte de rixe, il était du plus haut intérêt pour le comte de montrer par une preuve éclatante et irrécusable que les Français n’étaient pas des gringos, mais, au contraire, aussi bons catholiques que les Sonoriens.

Il accueillit donc favorablement la demande des magistrats, demande qui peut-être cachait un piége, et leur promit que non-seulement le canon tonnerait pendant tout le temps de la procession, mais que la compagnie serait heureuse d’escorter, officiers en tête, le Saint-Sacrement pendant tout le temps de la promenade à travers la ville, d’autant plus, ajouta le comte, que les Français étaient catholiques, et qu’ils saisiraient avec empressement l’occasion de manifester leur ferveur pour leur religion révérée.

Les magistrats ayant enfin obtenu tout ce qu’ils désiraient, prirent congé du comte avec de grandes démonstrations de gratitude et de respect.

Don Luis respira ; la séance avait été longue. Cependant tout n’était pas fini encore ; le comte s’en aperçut bientôt.

Don Antonio et son inséparable ami, le colonel Florès, ne voulaient pas aussi facilement lâcher prise, ils ne consentirent enfin à se retirer qu’après que le comte leur eut promis d’assister le soir même, avec tous ses officiers, à un banquet que don Antonio avait préparé pour fêter l’arrivée de la compagnie française.

Le comte donna sa parole, et demeura enfin pour quelques heures libre de ses mouvements.

Maintenant que la compagnie était arrivée à Guaymas, c’est-à-dire à la première étape des mines qu’elle devait exploiter, l’expédition était commencée sérieusement, les premiers obstacles franchis ; il ne s’agissait plus, dans la pensée du comte, que de laisser quelques jours de repos à ses compagnons, et ensuite de pousser résolûment en avant.

Profitant de la première impression causée par la vue des Français, le comte, sans perdre un instant, fit viser ses papiers, et obtint assez facilement ses passe-ports pour l’intérieur.

Quelques jours se passèrent ainsi ; les Français régnaient en maîtres à Guaymas, choyés et caressés par les habitants, auxquels leur gaîté, leur entrain et leur insouciance plaisaient par-dessus tout, et qui ne pouvaient, eux qui n’avaient vu jusque-là que quelques soldats mexicains déguenillés et perdus de vices, se lasser d’admirer la bonne tenue, la tournure martiale et la dextérité parfaite avec laquelle les étrangers manœuvraient et surtout maniaient leurs armes.

La compagnie faisait la police de la ville avec un soin extrême ; les vols et les guet-apens avaient cessé comme par enchantement ; les Sonoriens dormaient tranquilles sur la foi de leurs nouveaux amis.

Le jour de la Fête-Dieu, ainsi que cela avait été convenu, le canon français tira une partie de la journée, et les aventuriers accompagnèrent la procession portant des bouquets au bout de leurs fusils et se comportant avec la plus grande décence : on n’eut pas un reproche à leur adresser.

Du reste, leur présence à l’église produisit tout l’effet que le comte en avait attendu ; et la certitude acquise par les habitants que les étrangers étaient bons catholiques, augmenta encore la sympathie qu’ils éprouvaient pour eux.

Les choses marchèrent ainsi pendant quelque temps, sans que le moindre nuage vînt troubler l’azur des projets du comte.

En effet, l’harmonie la plus complète régnait entre lui et les magistrats de la ville, du moins en apparence ; aussi, avec la franche loyauté de son caractère, le comte commençait à se reprocher secrètement la méfiance que d’abord il avait éprouvée, ou plutôt qui lui avait été inspirée par Valentin ; et tout bas il accusait son ami de s’être laissé dominer par d’injustes préventions envers des hommes qui semblaient s’étudier, non-seulement à satisfaire, mais même à aller au devant des moindres désirs des membres de l’expédition.

Du reste, comment le comte aurait-il pu soupçonner une trahison ? il n’était venu que sur la prière du gouvernement mexicain, c’était ce gouvernement qui avait exigé que la compagnie fût organisée militairement, nombreuse et bien armée. Les principales autorités du pays avaient un intérêt d’autant plus grand dans le succès de l’entreprise, que presque toutes étaient actionnaires de la société.

Pour supposer que ces gens eussent l’intention de le tromper dans de telles conditions, il fallait d’abord que le comte admît qu’ils fussent fous ou enragés ; car nul ne fait jamais la guerre à ses dépens, et les Mexicains sont en général connus pour tenir beaucoup à l’argent.

Nous insistons d’autant plus sur ces considérations que nous voulons établir un parallèle impartial entre les deux partis, afin que chacun puisse bien reconnaître de quel côté fut la loyauté dans toute cette hideuse affaire, qui a marqué d’un stigmate sanglant la république mexicaine, et lui a laissé au front une tache indélébile que jamais elle ne pourra effacer.

Cependant le temps fuyait rapidement ; le comte craignit que le moral de ses compagnons souffrît en demeurant plus longtemps au sein de la cité sonorienne ; il brûlait de se mettre en route ; malheureusement il lui était impossible de le faire sans que des vivres fussent préparés sur la route, et que le gouvernement de l’État eût réglé avec lui les mouvements définitifs de la compagnie dans la marche vers les mines.

Don Luis se plaignait amèrement, tantôt à don Antonio, tantôt au colonel Florès, des retards continuels qu’on lui faisait souffrir, et des prétextes plus ou moins plausibles dont on se servait pour le retenir dans une honteuse inaction.

Le gouverneur, qui n’avait pas voulu quitter le Pitic, ne faisait à ses lettres que des réponses évasives, ou bien lui objectait des fins de non recevoir.

Cet état de choses ne pouvait, ne devait pas durer plus longtemps. Au risque de voir la compagnie se dissoudre d’elle-même, et avant même d’avoir entamé sérieusement l’entreprise, de perdre tout le fruit des travaux préliminaires, don Luis résolut, coûte que coûte, de sortir de cette position équivoque. En conséquence, après avoir nettement formulé sa volonté au señor don Antonio et au colonel, il leur annonça que, puisque le général Guerrero, gouverneur de l’État, semblait ne pas comprendre la teneur de ses lettres, il était résolu à se rendre lui-même au Pitic et avoir avec lui une explication claire et catégorique.

Les deux hommes tressaillirent de joie à cette nouvelle. ; pour la réussite des plans qu’ils avaient formés, ils avaient besoin de l’absence du comte.

Au lieu de le détourner de son projet, ils l’engagèrent donc chaudement à le mettre à exécution sans retard, et à partir le plus tôt possible.

Don Luis n’avait nullement besoin d’être stimulé et piqué ainsi. Aussitôt après avoir quitté les deux hommes, il se rendit à la caserne, fit réunir la compagnie, lui annonça son départ, annonce qui fut reçue avec joie par tous ces hommes énergiques et pleins d’ardeur que le repos fatiguait et à qui l’oisiveté commençait à peser. Le comte confia le commandement provisoire à un des officiers sur lesquels il croyait pouvoir le plus compter, en lui intimant l’ordre, si, sous quatre jours, il ne recevait pas de ses nouvelles, de se mettre immédiatement en marche pour le rejoindre, et, après avoir une dernière fois recommandé à ses compagnons de conserver la discipline la plus sévère, il quitta enfin la caserne.

Il trouva chez lui Valentin, qui l’attendait ; celui-ci approuva sa conduite, mais il refusa de l’accompagner, donnant pour raison qu’il croyait être à même de mieux le servir en demeurant à Guaymas, qu’en le suivant au Pitic.

La vérité était que le chasseur ne se souciait pas de perdre de vue les gens qu’il s’était donné la mission d’épier, avant d’avoir découvert leurs machinations.

Luis n’insista pas. Il savait qu’avec un homme du caractère de Valentin, il n’y avait pas à discuter une fois qu’il avait pris une détermination. Suivi de don Cornelio et d’une escorte de dix cavaliers bien montés, choisis dans la compagnie, le comte s’éloigna après avoir, une dernière fois serré la main à son ami, et se dirigea vers le Pitic, où, du moins il l’espérait, le mot de l’énigme lui serait enfin donné.

— Hum ! murmura Valentin en le suivant d’un œil pensif, ou je me trompe fort, ou maintenant qu’il n’est plus là pour contrarier par sa présence les ténébreuses machinations des coquins qui veulent en faire leur dupe, nous ne tarderons pas à avoir du nouveau.

Après cet aparté, le chasseur prit de ce pas tranquille qui lui était habituel, le chemin de la caserne, où il arriva en quelques minutes, et où il trouva les aventuriers en proie à la plus grande effervescence, et encore sous le coup du départ de leur chef.