La Fiancée du Nuton

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Paul Lacomblez (p. 15-25).

LA FIANCÉE DU NUTON


(conte)


Ils étaient six dans la vaste salle à manger, les pieds sur les chenets, pâles en le nimbe de fumée des pipes, écoutant le vieux docteur Dureinaux, pendant qu’au dehors la froide bise secouait les auvents vermoulus de la grande maison carrée.

« Oui, mes enfants, c’est une lugubre histoire, commença l’aïeul, qui avait bien près de cent ans. Il y a longtemps, bien longtemps, on ne rencontrait en ce hameau du Hébret qu’une seule habitation : c’était la cense de la Hulotte ; mais alors on ne l’appelait pas encore de ce nom.

Il arriva que le propriétaire, qui l’occupait, mourût et, presque en même temps que lui, sa femme aussi rendit l’âme. Un enfant restait – une fillette, qui n’avait pas encore l’âge de raison.

Les gens de peine, pour qui avaient été bons et généreux ceux qui venaient de trépasser, continuèrent à ensemencer les terres et à rentrer les blés, et, l’hiver, les lourds fléaux, comme auparavant, martelaient l’aire de la grange.

La jeune censeresse, que tous à l’envi entouraient de soins, grandit heureusement au milieu de cette nombreuse famille de ses sujets qui l’avaient tous comme adoptée.

Isabelle, à dix-huit ans, était la plus jolie fille de la région. Élancée, mais robuste, elle avait la santé d’une paysanne qui boit par tous les pores de sa peau les chauds rayons du soleil. Un sang riche et pur rosait ses belles joues. Sous ses bandeaux luisants de cheveux noirs, noirs comme un miroir d’ébène, son visage aux traits fins de madone resplendissait d’une fraîcheur incarnadine ; et tout grands rêveurs éclataient, comme deux brillants, ses deux yeux, dont la flamme incendiaire empêchait presque de voir la couleur.

Depuis quelques années, l’orpheline avait pris la direction de sa rurale exploitation ; sa main de femme avait la virile énergie qui assure l’ordre, la diligence, le succès. Son commandement était fait d’activité intelligente et de bonté. Personne qui ne la respectât, qui ne l’aimât.

De tous les villages voisins chaque jouvenceau souhaitait que le regard d’Isabelle s’arrêtât favorablement sur lui. Les soupirants se présentèrent nombreux. Ils se hasardaient timides, les dimanches ; ils venaient, vêtus de leurs sarraus neufs, montés sur leurs lourds chevaux. Mais la fière censeresse affectait de ne point comprendre le motif de leurs visites.

Quand Isabelle eut vingt ans, sa beauté n’avait rien perdu de son éclat ; mais le feu de ses prunelles s’était fait plus ardent encore et les amoureux n’osaient plus la regarder en face.

On se parlait à la ronde, vous comprenez bien, de cette fière fée, dont la marmoréenne indifférence n’avait d’égal que le charme captivant de sa personne.

Oui, mes enfants, on cita quatre beaux gars qui successivement moururent d’amour pour elle ! Les pères tremblaient pour leurs fils, qu’étreindrait, peut-être, quelque jour aussi, une folle passion pour cette inhumaine. Ce devait être une sorcière, qu’on ne pouvait connaître sans aimer, qu’on ne pouvait aimer sans mourir...

* * *

A cette époque, revint, à la cense du Hapsain, le fils de « la grande Fresée », ayant achevé son terme de service militaire.

Robert – ainsi s’appelait-il – avait vingt-cinq ans. Il était beau, d’une beauté mâle, ayant su marier à sa force d’enfant du plein air une élégance acquise rapidement durant le temps qu’il avait passé loin de Marnève. Il avait pleuré, disait-on, en quittant sa tunique et ses galons de sous-officier.

J’ai dit, n’est-ce pas, que le fermier du Haspain était l’homme le mieux fait de Hesbaye : grand, blond avec des cheveux fins qui se frisaient et auréolaient sa tête sculpturale, au front élevé, aux yeux fouilleurs et hardis. Il avait eu des succès dans sa vie de soudard. Il avait passé l’âge des émotions niaises et faciles. Ce que vous appelez aujourd’hui « le magnétisme féminin » n’avait guère d’action sur lui, libertin déjà blasé, trop compliqué pour avoir pratiqué la femme, tôt et dans ses variétés.

Mais quand il vit Isabelle, ce lui fut, à ce fort, je ne sais quelle commotion subite, qui lui laissa, avec un désir violent de se faire aimer, une curiosité d’aller au fond d’une sensation nouvelle.

Comment aurait-il douté de la réussite, lui, dont la juanesque beauté n’avait remporté que des triomphes ? Et il escomptait je ne sais quelle volupté souveraine et dégustatrice de mâle irrésistible, qu’il éprouverait à allumer le cœur et les sens de cette vierge fière, à faire fléchir enfin cet impassible orgueil...

Robert, cette fois, put croire qu’il avait perdu sa puissance séductrice. Il rencontra une résistance décourageante. La belle censeresse l’éconduisit au premier mot d’amour. Mais il fut tenace, subjugué qu’il était par tant de charmes convoités, laissant peu à peu son cœur et ses sens s’embraser à la flamme de ces yeux qui l’attiraient comme des aimants.

Elle aussi, devant cette beauté insolente et joyeuse, semblait parfois lasse de lutter et son regard alors se chargeait de mélancolie...

Avait-elle fait un pacte avec le diable la jolie Isabelle ?

C’est ici, mes enfants, que le drame commence, terrible et sombre.

Robert avait juré de l’emporter, à quelque prix que ce fût. Il rêvait, à certains instants, d’un rapt chevaleresque, d’aventures romanesques.

* * *

Il se glissa, un soir – un soir d’août – par l’enclos, escaladant les haies où saignaient les mûres, se déchirant aux épines et aux ronces. Oh ! contempler sa demeure, à Elle ! Qui sait ? Peut-être voir son ombre se profiler en le vague des rideaux...

Il arriva sous la petite fenêtre basse de la chambre où reposait Isabelle. Il écouta : tout dormait, la cense, la campagne et, là-bas, le bois. Et, dans le silence, si complet qu’il en était pénétrant et terrible, il eut l’audition de deux souffles, de deux respirations : la sienne et une autre ; il frissonna. Vain émoi ! C’était son souffle régulier à Elle, s’alanguissant comme une céleste mélodie, en s’échappant par la fenêtre laissée béante pour aspirer les fraîcheurs en cette nuit tiède. Oh ! ce rythme enivrant pour l’amoureux !...

Robert crut défaillir de bonheur. Puis soudain la tentation l’étreignit, cet ardent, de repaître aussi ses yeux et tous ses sens de l’aimée qui était là, qu’à peine un faible obstacle séparait de lui. Doucement, bien doucement, il se hissa, violant le virginal dormitoire, sans peur maintenant, voulant voir de près...

Avec lui, la lune, irrompant de ses voiles nuageux, inondait de sa brusque clarté la joyeuse chambrette.

Et, tandis que ses tempes battaient fort et qu’il tombait à genoux, faible dans son extrême émotion, Robert eut soudain cette vision : Isabelle, endormie, blanche en la blancheur des draps, avec ses cheveux noirs d’ébène, dénoués et glissant sur l’oreiller – ô la riche toison pour reposer la tête de l’amant !

Mais comment chanter ce corps harmonieux et suave, trop vague en la lueur mélancolique de l’astre : ce nez de Grecque et blanc de lait, l’arc de ses deux sourcils buissonneux qui n’en faisaient qu’un, la fleur au capiteux parfum de sa bouche, sa gorge roide sous la chemise, et ses bras si potelés, et ses mains égayant, comme deux roses, la pâleur du lit, et les senteurs de sa chair, et Elle toute enfin !...

Quelle griserie pour cet autre Faust, jeune et bouillant ! Songez donc : le doux air rythmique et berceur de ce souffle, que l’amoureux voudrait boire ; ces formes blanches, que la lune opalise en le mystère des bleus rideaux ; l’alangissement ensorcelant de tout ce corps follement adoré, tant vénuste en l’abandon du sommeil...

Oh ! s’agenouiller plus près d’Elle, fanatiquement, effleurer de son baiser le bout de ses doigts, le creux de son bras, le coin de ses yeux, ses lèvres !

Et l’émoi de ses sens étreignit l’effroi de son âme.

Déjà sa bouche brûlante touchait les ongles rosés de la belle main, qui avait glissé d’entre les draps tièdes...

Tout à coup, la lune se voila d’un fuligineux fouillis de nuages et, dans l’horreur blafarde, lugubrement les chats-huants crièrent et l’air noir s’emplit de leurs effrayantes clameurs.

Cette nuit-là, mes enfants, tous ceux de Marnève furent secoués de leur somme lourd par le bruit qui s’éleva en le val de la Burdinale. Tous se signèrent, croyant qu’un sabbat de Makralles se tenait tout près d’eux. Car chouettes et hiboux sonnaient l’infernale fanfare, les grands peupliers s’entrechoquaient et se tordaient avec un horrible vacarme et d’étranges plaintes planaient dans les cieux.

Le lendemain matin, quand avec Chanteclair s’éveillèrent moissonneurs et faneuses, le soleil, déjà souriant à l’Orient, irisait les vapeurs de l’aurore, et tous, encore alourdis et tremblants, furent surpris de voir le zénith radieux, les champs beaux et gais, et fièrement debout, les vieux arbres dans les prés.

A la cense du Hébret voici ce qu’on trouva : sur le parquet de la chambre de la jeune maîtresse, gisait le corps inanimé du beau Robert, la face tournée contre terre, avec, à la nuque, la trace de quatre petites dents aiguës ; au chevet du lit, vide, perchait l’oiseau des nuits aux yeux brûleurs, une vieille hulotte, qui s’enfuit quand on entra et s’envola vers les rochers.

Le cadavre du fils de la Fresée fut si lourd à porter que dix hommes purent à peine le soulever ; et la terreur fut grande dans le pays d’alentour.

Isabelle la jolie jamais ne revint en la cense. Elle vécut longtemps là-bas, à Mouha, en la Grotte des Nutons. Car celui qui l’avait enlevée, après avoir tué Robert, était un Nuton – le plus beau et le plus riche qu’il y eût – à qui la gente fille s’était fiancée un soir d’hiver.

Les bonnes gens, qui avaient pleuré le départ de la belle promise, souvent la revirent dans la suite, à l’heure du crépuscule – vision fugitive, belle et souriante – emportée en son carrosse, au galop de six chevaux blancs que conduisait son blond amant triomphateur.

La ferme longtemps resta inhabitée (on croyait au retour d’Isabelle), et chaque nuit, l’oiseau lugubre, qui avait veillé le triste amoureux défunt, revenait battre de ses ailes lourdes l’air noir tout autour de la cense, appelée depuis lors, la cense de la Hulotte. »

Le vieux Dureinaux se tut. La bise, soufflant en rafale, cognait aux persiennes et aux portes. Ils rêvèrent un instant – les six – à l’équipage de la Fiancée du Nuton.

― « Vos histoires nous glacent, papa Dureinaux, s’écria le joyeux Lescrenée ; encore une tasse de cet excellent vin chaud ! A votre santé, mes amis !... »