La Fiancée de Lammermoor/29

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 281-287).




CHAPITRE XXIX.

entrevue de bucklaw et de lucy.


C’était le sujet de tous nos entretiens. Au lit, il ne dormait point ; à table, il ne mangeait point, parce que je lui faisais toujours les mêmes reproches. Étions-nous seuls, je ne parlais pas d’autre chose ; en compagnie, j’y faisais souvent allusion.
Shakspeare, Les Méprises.


Le lendemain matin, on vit Bucklaw et son fidèle Achate, Craigengelt, arriver au château de Ravenswood. Ils furent reçus avec le plus grand empressement par sir William et lady Ashton, ainsi que par leur fils aîné, le colonel Sholto. Après avoir long-temps rougi et balbutié (car Bucklaw, malgré son caractère d’audace en toute autre occasion, avait cette timidité puérile qui est le partage ordinaire de ceux qui ont peu vécu dans la bonne société) il parvint enfin à exprimer son désir d’avoir un entretien avec miss Ashton au sujet de leur futur mariage. Sir William et son fils regardèrent lady Ashton, qui répondit avec beaucoup de calme qu’elle allait sur-le-champ faire venir sa fille. « J’espère, » ajouta-t-elle en souriant, « que, comme Lucy est très-jeune et qu’elle a eu la faiblesse de consentir à contracter un engagement dont elle rougit aujourd’hui, vous voudrez bien, mon cher monsieur Bucklaw, l’excuser si elle désire que je sois présente à cette entrevue. — En vérité, ma chère lady, répondit Bucklaw, c’est précisément ce que je désirais moi-même ; car j’ai si peu d’habitude de ce que l’on appelle la galanterie, que je suis bien sûr que je commettrai quelque maudite bévue, si je n’ai l’avantage de vous avoir pour interprète. »

Ce fut ainsi que le trouble et l’embarras que Bucklaw éprouvait en ce moment critique lui firent oublier les craintes qu’il avait manifestées eu égard à l’influence que lady Ashton avait pu exercer sur l’esprit de sa fille, et lui firent perdre l’occasion de s’assurer par lui-même des véritables sentiments de Lucy.

Le reste de la compagnie sortit, et bientôt après lady Ashton et sa fille entrèrent dans l’appartement. Lucy parut à Bucklaw telle qu’il l’avait vue dans ses visites précédentes, plutôt calme qu’agitée ; mais un juge plus exercé et plus réfléchi que lui aurait eu peine à décider si ce calme était celui du désespoir ou celui de l’indifférence. Il était d’ailleurs trop ému lui-même pour démêler avec exactitude les sentiments de la jeune personne : il balbutia quelques phrases incohérentes, confondit ensemble les différents objets auxquels elles avaient rapport, et resta court avant d’avoir pu terminer son discours d’une manière tant soit peu claire. Miss Ashton l’avait écouté, ou avait eu l’air de l’écouter ; mais elle ne fit aucune réponse, et continua à tenir ses regards attachés sur un petit ouvrage de broderie, dont, soit par instinct, soit par habitude, elle s’occupait avec beaucoup d’attention. Lady Ashton était assise à peu de distance, dans une embrasure de croisée, où elle se tenait comme en embuscade ; mécontente du silence que gardait sa fille, elle lui dit d’un ton qui, bien que doux et affectueux, exprimait un avertissement, sinon un ordre : « Lucy, ma chère, à quoi pensez-vous donc ? Avez-vous entendu ce que M. Bucklaw vous a dit ? »

La jeune infortunée paraissait avoir perdu tout souvenir de la présence de sa mère. Elle tressaillit, laissa tomber son aiguille, et prononça à la hâte et presque tout d’une haleine, ces paroles contradictoires : « Oui, madame… non, milady… je vous demande pardon… je n’ai pas entendu. — Vous n’avez pas besoin de rougir, mon enfant, et moins encore de pâlir et de trembler, » dit lady Ashton en s’approchant d’elle ; « nous savons qu’une jeune personne ne doit point se montrer empressée de prêter l’oreille aux discours des hommes, mais vous devez vous rappeler que M. Bucklaw nous parle d’un sujet sur lequel vous avez depuis long-temps consenti à l’écouter favorablement. Vous savez combien votre père et moi avons à cœur de voir s’accomplir un mariage aussi sortable. »

Il y avait dans le son de voix de lady Ashton un mélange d’autorité, de rigueur et de sévérité, soigneusement caché sous l’apparence de la tendresse maternelle la plus affectueuse. Le sens apparent de ses paroles était pour Bucklaw, à qui l’on pouvait assez facilement en imposer ; mais leur sens réel était pour la tremblante Lucy, qui savait comment elles devaient être interprétées, bien que des observateurs désintéressés eussent pu croire qu’elles n’avaient besoin d’aucun commentaire.

Miss Ashton, immobile sur sa chaise, jeta autour d’elle des regards où se peignait la frayeur, ou même un sentiment plus terrible encore, mais continua de garder le silence. Bucklaw, qui pendant ce temps-là s’était promené en long et en large dans le salon, afin de retrouver sa présence d’esprit, s’arrêta enfin à quelque distance de Lucy : « Je crois, miss Ashton, lui dit-il, que je viens de jouer le rôle d’un sot ; j’ai essayé de vous parler, comme on dit que les jeunes personnes aiment qu’on leur parle, et je ne crois pas que vous ayez compris ce que je vous ai dit ; car le diable m’emporte si je le comprends moi-même ! Mais enfin, une fois pour toutes, et en pur écossais, je vous dis que votre père et votre mère approuvent la demande que je leur ai faite de votre main, et que si vous voulez accepter pour mari un jeune homme franc, loyal et qui ne vous contrariera en rien de ce qui vous plaira, je vous placerai à la tête du plus bel établissement qui soit dans les trois Lothians ; vous habiterez le château de Girningham ou celui de Bucklaw, à votre choix ; vous aurez la maison de lady Girnington, dans Canongate, à Édimbourg ; vous irez où vous voudrez et ferez tout ce qu’il vous plaira ; je ne peux pas dire mieux. Seulement, je réserve un coin au bas bout de la table pour un vieux mauvais sujet de mes amis, de la compagne duquel je me passerais fort bien, si ce démon-là n’eût réussi à me persuader qu’il m’est absolument nécessaire : ainsi, j’espère que vous ne refuserez pas la société de Graigie, quoique, à dire vrai, il serait facile d’en trouver une meilleure. — Fi donc ! Bucklaw, s’écria lady Ashton ; comment pouvez-vous croire que Lucy ait la moindre idée de bannir cet homme franc, honnête et bon, le capitaine Craigengelt ? — Madame, répliqua Bucklaw, pour ce qui est de la franchise, de l’honnêteté et de la bonté, je crois que ces qualités vont à peu près de pair chez Craigengelt. Mais passons là-dessus. Le drôle connaît ma manière, mes habitudes ; il sait se rendre utile, et je ne pourrais guère me passer ne lui, comme je le disais tout-à-l’heure. Mais, je le répète, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; et, puisque j’ai eu le courage de faire une proposition toute franche, je serais bien aise d’entendre de la bouche de miss Ashton une réponse tout aussi sincère. — Mon cher Bucklaw, dit lady Ashton, laissez-moi ménager la timidité de Lucy. Je vous affirme, en sa présence, qu’elle a déjà consenti à se laisser guider, dans cette affaire, par son père et par moi. Lucy, ma chère, » ajouta-t-elle avec ce ton singulièrement combiné de douceur et de sévérité que nous avons déjà remarqué, « répondez, la chose n’est-elle pas comme je le dis ? — J’ai promis de vous obéir, » répondit sa victime, d’une voix douce et tremblante, « mais à une condition… — Elle veut dire, » répondit lady Ashton en se tournant vers Bucklaw, « qu’elle attend une réponse à la lettre qu’elle a écrite à l’homme en question, et qu’elle a adressée à Vienne, Ratisbonne, Paris, ou quelque part qu’il soit, pour lui demander la révocation de l’engagement qu’il a eu l’art de lui surprendre. Je suis bien sûre, mon cher ami, que vous ne trouverez pas mauvais qu’elle ait sur cet article une délicatesse que, dans le fait, nous devons tous partager. — Cela est juste, parfaitement juste, » dit Bucklaw, et il se mit à fredonner ce refrain d’une vieille chanson :

Avant de se livrer à nouvelles amours,
Des anciennes il faut se délivrer toujours.

Mais il me semble, » ajouta-t-il après un moment de silence, « que vous auriez déjà dû recevoir six fois la réponse de Ravenswood. Le diable m’emporte si je ne vais la chercher moi-même, si miss Ashton veut me faire l’honneur de me charger de cette commission ! — Pas du tout, dit lady Ashton ; nous avons eu beaucoup de peine à empêcher Douglas, à qui cette commission conviendrait mieux, de faire une démarche aussi imprudente ; et pensez-vous que nous vous permettrions, mon bon ami, à vous qui nous êtes également cher, d’aller porter à un tel homme un message si extraordinaire ? Au reste, tous les amis de la famille sont d’avis, et ma chère Lucy doit penser de même, que, puisque cet homme, qui ne mérite aucun égard, n’a fait aucune réponse, son silence doit, selon l’usage, être regardé comme un consentement, et qu’un engagement est censé annulé lorsque l’une des parties n’insiste pas pour qu’il soit rempli. Sir William, qui s’y connaît mieux que nous, n’a pas le moindre doute à cet égard ; et ma chère Lucy… — Madame, » dit Lucy avec une énergie qui ne lui était pas ordinaire, « ne me pressez pas davantage. Si ce malheureux engagement est rétracté, je vous ai déjà dit que vous disposerez de moi comme vous le voudrez. Jusque-là, je me rendrais coupable aux yeux de Dieu et des hommes, si je faisais ce que vous me demandez. — Mais, ma chère enfant, reprit sa mère, si cet homme s’obstine à garder le silence… — Il ne le gardera point, répondit Lucy ; il y a six semaines que je lui ai envoyé, par une voie sûre, un duplicata de ma première lettre. — Vous ne l’avez point fait !… vous n’avez pu, vous n’auriez pas osé le faire ! » s’écria lady Ashton avec un emportement qui s’accordait peu avec le ton qu’elle s’était proposé de prendre. Mais se contraignant aussitôt : « Ma chère Lucy, dit-elle, comment avez-vous pu faire une telle démarche ? — N’importe, dit Bucklaw, je respecte la façon de penser de miss Ashton ; seulement, je regrette de n’avoir pas été moi-même le porteur du message. — Et dites-nous, je vous prie, miss Ashton, » lui demanda sa mère d’un ton ironique, « combien de temps nous devons attendre le retour de votre Pacolet, de votre messager aérien, puisque nos humbles courriers de chair et d’os n’étaient pas dignes d’une pareille confiance. — J’ai compté les semaines, les jours, les heures et les minutes, répondit Lucy ; encore une semaine, et j’aurai une réponse, ou je devrai croire qu’il est mort. — Jusque-là, monsieur, dit-elle à Bucklaw, je vous aurai une bien grande obligation, si vous voulez prier ma mère de ne plus me presser sur ce sujet. — J’en fais à lady Ashton la demande formelle, dit Bucklaw. Sur mon honneur, miss Lucy, je respecte vos sentiments, et quoique je désire plus vivement que jamais la conclusion de cette affaire, je vous jure, foi de gentilhomme, que j’y renoncerais si l’on vous pressait de manière à vous causer un seul instant de désagrément. — Monsieur Hayston, je pense, ne doit rien craindre de semblable, » dit lady Ashton pâlissant de colère, « lorsque le cœur d’une mère veille sur le bonheur de sa fille. Permettez-moi de vous demander, miss Ashton, quels étaient les termes de votre dernière lettre ? — Exactement les mêmes, madame, que ceux que vous m’aviez dictés précédemment. — Ainsi donc, dès que ces huit jours seront écoulés, » dit sa mère en reprenant son ton de tendresse, nous pourrons espérer, ma chère enfant, que vous mettrez fin à notre incertitude. — Miss Ashton ne doit pas être serrée de si près, madame, » interrompit Bucklaw dont l’étourderie et l’humeur bizarre ne provenaient nullement d’un défaut de délicatesse ; « des messagers peuvent être arrêtés, ou retardés ; un cheval déferré a quelquefois fait perdre une journée entière. Permettez-moi de jeter un coup d’œil sur mon agenda. Le vingtième jour, à partir de celui-ci, est la fête de Saint Jude ; et, la veille, il faut que je sois à Caverton-Edge pour voir une course entre la jument noire du laird de Kittlegirth et le cheval bai de quatre ans de Johnston, le marchand de farine. Au reste, je puis, en courant toute la nuit, venir savoir où en seront alors les affaires, et, au pis aller, vous envoyer Craigengelt. J’espère donc que comme, pendant ce laps de temps, je ne fatiguerai pas miss Ashton par mon importunité, vous voudrez bien, vous madame, sir William Ashton, et le colonel Douglas, lui laisser la tranquillité nécessaire pour prendre un parti. — Vous êtes généreux, monsieur, dit Lucy. — Généreux, dites-vous ? Nullement. Je vous l’ai déjà dit, je ne suis qu’un jeune homme tout uni, franc et loyal, qui est disposé à vous rendre heureuse, si vous voulez le lui permettre et lui indiquer ce qu’il doit faire pour y réussir. »

À ces mots, il la salua avec plus d’émotion qu’on ne devait en attendre d’un homme de ce caractère, et prit congé des deux dames. Lady Ashton le suivit hors de l’appartement, en l’assurant que sa fille rendait pleine justice à la sincérité de son attachement, et l’engagea à voir sir William avant son départ, « puisque, » dit-elle en se retournant vers Lucy, « il faut que nous soyons tous prêts, le jour de Saint Jude, à signer et sceller cette heureuse alliance. — Cette heureuse alliance ! » répéta Lucy d’une voix à peine articulée lorsque la porte de l’appartement fut fermée ; « dites plutôt signer et sceller mon arrêt de mort ! « Et joignant ses mains amaigries, elle se laissa tomber sur son fauteuil, dans un état complet d’abattement.

Elle en fut bientôt tirée par l’entrée bruyante de son frère Henri, qui vint lui rappeler la promesse qu’elle lui avait faite de lui donner deux aunes de ruban écarlate pour se faire des nœuds de jarretières. Lucy se leva avec le calme de la résignation, ouvrit une petite boîte d’ivoire, y chercha le ruban que son frère désirait, le mesura exactement, et lui fit les deux nœuds de jarretières, tels qu’il les demandait.

« Ne fermez pas si vite votre boîte, dit Henri ; il faut que vous me donniez un peu de votre fil d’argent pour attacher les sonnettes aux pattes de mon faucon. Pourtant il ne le mérite guère ; car, malgré toutes les peines que je me suis données pour le dénicher et le dresser, il ne sera jamais qu’un mauvais chasseur : il se contente de prendre la perdrix dans ses serres ; après quoi il la lâche, et la laissé s’échapper. Or, que peut faire après cela le pauvre oiseau, sinon languir et mourir sur la bruyère, ou sous le premier buisson qu’il rencontrera ? — Vous avez raison, Henri, vous avez bien raison, » dit tristement Lucy, en serrant la main de son frère après lui avoir donné le fil d’argent dont il avait besoin. « Mais il y a dans le monde d’autres oiseaux de proie que votre faucon, et bien plus encore d’oiseaux blessés qui ne cherchent qu’à mourir en repos, et qui ne peuvent trouver ni bruyère ni buisson pour y cacher leur tête. — Ah ! voilà une phrase que vous avez prise dans vos romans, dit l’enfant ; et Sholto assure qu’ils vous ont tourné la tête. Mais j’entends Norman qui siffle le faucon ; il faut que j’aille lui attacher les sonnettes. »

Et il s’échappa avec la joyeuse insouciance de son âge, laissant sa sœur en proie à l’amertume de ses réflexions.

« Il est donc écrit dans le livre du destin, dit-elle, que je dois être abandonnée par tout ce qui respire, même par ceux qui doivent me chérir le plus ! Je reste entièrement livrée à ceux qui m’obsèdent. Il est juste que cela soit ainsi ; seule et sans conseil, je me suis précipitée dans le danger ; seule et sans conseil, je dois m’en tirer, ou mourir. »