La Figure de proue/En partance

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Eugène Fasquelle (p. 155-157).

En partance

Pourquoi prétendaient-ils qu’on n’arrive jamais ?
Le voyage pour moi n’est pas ce grand mensonge.
Chaque nouveau pays est celui que j’aimais,
Je reconnais partout la couleur de mes songes.

Quand le sifflet des trains m’a lézardé le cœur,
Je me sentais sortir de moi par tous les pores.
Les bateaux ont crié ma joie et ma douleur
D’océans inconnus et de nouvelles flores.

Que si parfois je perds de moi-même, en passant,
Comme un agneau sa laine aux ronces acérées,
Le large étonnement des terres ignorées
Me refera peut-être un regard innocent.


Je poserai des yeux différents sur les choses
D’avoir, entre mes cils, tenu tant d’horizons.
Je possède déjà plus que notre raison
D’Europe, ayant dormi certaines nuits de roses.

Le monde reste grand pour qui le voit de près.
On lève vers le ciel une face accueillie
Aux jours qu’on s’accompagne, à travers les forêts,
D’une traîne de fleurs et de branches cueillies.

L’esprit vole aussi haut qu’un grand archange clair
Quand on ouvre les bras vers des mers ineffables,
Qu’on va, sur une bête emportée au désert,
Éventrer le soleil qui se meurt dans le sable.

On goûte plus avant, le cœur gonflé d’adieu,
La couleur, le parfum, la musique des villes,
Et leurs femmes d’un soir, belles comme des dieux,
Secouant sur leurs bras des bracelets serviles.

Comme j’ai soif encor de couchants ensablés,
De cités au soleil, d’ardentes forêts vertes !
Que je sens tous les lieux où je voudrais aller
Me fasciner du fond de l’étendue offerte !


Je suis partie ! Au jour de revoir mon pays,
Ma ville capitale et ma native plage,
Mes hivers trépidants, mes automnes rouis,
Je veux que ce retour soit encore un voyage.

L’univers est à moi, tout pays est le mien.
Je suis chez moi partout et partout étrangère.
D’exister sans foyer, de ne compter sur rien,
M’a donné le secret d’avoir l’âme légère.

On rêvait de mourir, mais voyager vaut mieux ;
Je me suis pour toujours arrachée à mes fibres.
Quelle terre me peut retenir, ou quels yeux ?
Mon être s’est enfin dispersé : je suis libre !