La Fileuse, Récit du Bocage

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LA FILEUSE
RECIT DU BOCAGE



I

Pendant les premières années qui suivirent la restauration, la partie de la Vendée que l’on nomme le Bocage présentait un aspect à la fois triste et souriant. Partout, dans les bourgs et à travers la campagne, on apercevait des maisons à moitié écroulées et désertes, dont les murailles chancelantes, soutenues à peine par des poutres noircies, tremblaient au vent d’automne. Dans presque toutes les paroisses se dressaient les ruines des châteaux brûlés pendant les guerres de la révolution, tours lézardées servant de retraite aux chouettes et aux éperviers, donjons chargés de lierre autour desquels s’ébattaient durant les beaux jours des volées d’hirondelles et de martinets. Au milieu de l’eau stagnante des douves remplies de joncs, on entendait le cri sourd de la jodelle ralliant ses petits. Cependant à côté de ces muets témoins d’une époque désastreuse s’édifiaient de nouvelles demeures, mieux construites et plus spacieuses que les anciennes. En face des manoirs féodaux qui ne devaient plus se relever de leurs ruines, au pied de ces édifices gigantesques saccagés par les colonnes républicaines, de grandes métairies toutes neuves montraient à travers les arbres leurs toits de briques rouges. Le pays se repeuplait rapidement sous l’influence d’une paix profonde : après de si longues et de si terribles tempêtes, chacun croyait à la durée du calme. Les fils des glorieux descendans de la grande armée vendéenne, race laborieuse et soumise, rendaient la vie et l’abondance à ces champs dévastés, à ces sillons arrosés de sang et de larmes. Dans ces campagnes tranquilles et mystérieuses, on comptait à peine quelques routes de première classe, et encore aucune diligence n’y faisait voler la poussière en été ; on n’y rencontrait que de nombreuses bandes de bœufs en marche vers Paris et les charrettes des messagers qui s’en allaient cahotant d’une ornière dans l’autre. En revanche, le piéton voyait s’ouvrir devant ses pas une foule de charmans petits chemins ombreux et solitaires dans lesquels il faisait bon rêver en se promenant.

Par un de ces sentiers étroits bordés de chênes émondés et serpentant le long des collines, comme on en trouve beaucoup dans l’arrondissement de Cholet, passaient un soir tumultueusement dix ou douze bœufs de haute taille. Le paysan qui les conduisait, jeune homme robuste aux cheveux noirs, au profil sévère, essayait de calmer leur ardeur en sifflant ; mais on était aux premiers jours de juin, et quoique le soleil fût près de se coucher, la mouche piquait encore les grands bœufs fauves, qui secouaient leurs têtes, mugissaient avec bruit et se poussaient en désordre. Une pente rapide les ayant fait arriver à l’extrémité du chemin, les bêtes haletantes se mirent à entre-choquer leurs cornes en se jouant, tandis que leur maître, traversant le troupeau sans crainte, ouvrait la barrière d’une vaste prairie baignée dans sa longueur par un ruisseau dont une double rangée d’aulnes marquait le cours. Les bœufs alors se précipitèrent dans le pré, et, après s’être désaltérés dans l’eau limpide et fraîche, ils se mirent à tondre paisiblement l’herbe verte. Le paysan referma la barrière et s’y tint appuyé pendant cinq minutes, contemplant avec une calme satisfaction les beaux animaux dociles au joug, vaillans au travail, qui faisaient sa richesse et sa joie. Puis, remettant son aiguillon sur son épaule, il gravit lentement la pente qu’il venait de descendre, pour regagner la métairie de La Gaudinière que sa famille tenait à ferme depuis plus d’un siècle. À ce moment-là, et par un autre chemin tombant à angle droit dans le sentier qu’il foulait lui-même, rentraient les brebis, pas à pas, broutant sur les haies quelques tiges d’épine blanche, et flânant le long des buissons. La jeune fille qui les ramenait au bercail suivait à quelque distance. Sa quenouille au côté, elle chantait un de ces vieux cantiques naïfs dont la tradition va se perdant chaque jour. Près d’elle marchait le gros chien de garde, l’Abri, moucheté de noir et de blanc, courageuse bête habituée à lutter contre les loups, qui s’élançaient souvent en plein jour du milieu des champs de genêts.

La Fileuse n’allait pas vite ; elle s’arrêtait fréquemment pour rouler la laine autour du fuseau et aussi pour se reposer, parce qu’une chute qu’elle avait faite dans son enfance l’avait rendue boiteuse. Cette infirmité, dont la pensée la tourmentait jusque dans la solitude des champs, avait imprimé sur sa physionomie une tristesse mélancolique. Par suite, une extrême douceur était répandue sur tous ses traits, comme si elle eût voulu se faire pardonner cette imperfection de nature à force de soumission et d’obéissance. Pour être réduite à garder les moutons au fond du Bocage, une jeune fille ne se résigne pas volontiers à ne pouvoir plaire !… La Fileuse chantait donc, se croyant seule ; mais quand elle entendit les pas du paysan, son jeune maître, elle se tut, se rapprocha de ses brebis et fit un suprême effort pour rendre à ses deux pieds l’équilibre qui leur manquait. Elle allait, comme une perdrix craintive et blessée, non qu’elle eût peur du métayer, mais elle n’était que la servante de la métairie, une pauvre orpheline élevée par pitié, et le visage austère du jeune paysan lui inspirait le respect.

— Allons, Marie, dit le métayer quand il se trouva près de la jeune fille, voilà la nuit qui vient ; l’étoile du berger se montre. Presse-toi de rentrer les bêtes.

— En vérité, Louis, ce n’est pas ma faute si je suis en retard ! répondit celle-ci ; les mouches se sont mises après le troupeau, et les brebis sautaient par-dessus les haies comme si elles avaient vu le loup !… Elles m’ont bien fait courir, allez !…

— Je ne te dis point cela, pour te faire de la peine, reprit le métayer ; mais tu sais que ma mère n’est pas commode : elle pourrait te gronder.

— La maîtresse ne m’aime guère, il y a longtemps que je m’en suis aperçue, dit la Fileuse…


— Les gens du temps passé n’étaient pas tendres pour eux-mêmes ; il n’est donc pas étonnant qu’ils soient parfois un peu sévères à l’égard des autres.

Parlant ainsi, Louis agitait à tour de bras son chapeau à larges bords pour faire avancer le troupeau. Les brebis effarées trottèrent d’abord à petits pas en bêlant les unes après les autres. Quand elles furent en vue de la métairie, elles s’arrêtèrent brusquement, puis, prenant leur course au galop, elles vinrent se ranger devant la porte de la bergerie. À ce moment, Louis enjambait la barrière de l’aire pour rentrer à la maison par le jardin. Marie, qui restait en arrière, regardait avec une admiration secrète le grand jeune homme, si leste et si robuste, droit comme un chêne et doux comme un enfant ; mais Jacqueline, la vieille métayère, paraissait sur le seuil de la porte et promenait autour d’elle un regard mécontent.

— Eh bien ! voilà encore les ouailles qui reviennent seules des champs ?… où donc est Marie ?

— Elle vient, ma mère, répondit Louis, qui entrait au logis par la porte de derrière ; vous savez bien qu’elle ne peut pas aller vite.

Marie, haletante, fatiguée, arrivait d’un pas inégal. Tandis qu’elle introduisait dans la bergerie le troupeau vagabond, la métayère l’apostropha à haute voix : — Marie, Marie ! disait-elle, tu n’as pas décourage, tu es molle, paresseuse ; bien sûr je ne te garderai pas à mon service.

— Ma mère, interrompit Louis, elle fait de son mieux, la pauvre fille… Ce n’est pas le courage qui lui manque, c’est la force…

— Vraiment ! reprit la mère de Louis, tu vas trouver qu’elle a raison !… Moi qui suis restée veuve après la guerre, quand tout le pays était en friche, moi qui vous ai élevés tous, toi et tes trois frères, je sais peut-être ce que vaut le travail !…

Marie pleurait ; humiliée par les reproches de sa maîtresse, elle continuait sa besogne avec résignation et sans ouvrir la bouche pour se justifier. Le sentiment de l’obéissance régnait encore dans les familles du Bocage ; on souffrait sans se plaindre, on ne connaissait pas plus les disputes verbeuses que les conversations gaies et bruyantes. Il semblait que le souvenir du passé pesait encore sur les cœurs de ces hommes et de ces femmes taciturnes et rêveurs. Bientôt les trois jeunes frères de Louis, qui étaient allés faucher dans les prés, revinrent au logis, leurs vestes sous le bras, la faux sur l’épaule. Leurs gros sabots ronds fendus et reliés par de petites bandes de fer, résonnaient sur les cailloux. Ils allèrent tremper dans l’eau de l’abreuvoir leurs bras nerveux et leurs pieds fatigués, puis, avec la dignité sérieuse de soldats qui rangent leurs armes sous le vestibule d’un château, ils posèrent leurs faux tranchantes sous le hangar. Tous les trois ils secouèrent leurs longs cheveux bruns, comme des lionceaux qui secouent leur crinière, et ils prirent place sur un banc de bois, devant la table. Louis vint s’asseoir à côté d’eux ; les quatre frères, au moment où la soupière brûlante fut débarrassée de son couvercle, soulevèrent leurs chapeaux pour faire le signe de la croix, et les cuillers d’étain plongèrent alternativement dans l’épais brouet. La mère de famille, la vieille Jacqueline, mangeait à part, auprès de la croisée. Sur le bahut, elle avait laissé pour Marie un plat de lait caillé dans lequel trempaient des miettes de pain de seigle ; mais la servante, assise à l’écart, baissait tristement la tête : le chagrin lui ôtait l’appétit. Le chien de garde, après avoir posé sa tête sur les genoux de Marie, comprit bientôt qu’il n’avait rien à attendre de celle dont il partageait d’habitude le frugal repas, et il alla rôder autour de la grande table. Le souper se poursuivit ainsi au milieu d’un silence profond et dans une obscurité presque complète. Les laboureurs du Bocage n’aiment guère à causer, et puis, comme ils mangent toujours la même chose, ils savent leur repas par cœur, et n’ont pas besoin pour souper d’allumer la résine.

Quand la soupière fut vide, la mère de famille se retira dans un coin, derrière son lit, pour y réciter le chapelet. Les trois jeunes frères allèrent s’agenouiller sur de grosses pierres, hors de la maison ; les instans consacrés à la prière du matin et du soir étant les seuls de la journée où ces rudes travailleurs ôtaient leurs chapeaux, ils se sentaient mal à l’aise et passaient constamment la main sur leurs longs cheveux plats. Louis, que ses frères respectaient parce qu’il était l’aîné, fit sa ronde dans les étables ; puis, s’approchant du foyer, il souffla sur un tison et alluma un bout de résine qu’il fixa sur une tige de fer piquée dans la cheminée. Marie était là, immobile, la tête penchée. Elle leva sur le métayer son œil bleu mouillé de larmes ; sa physionomie délicate exprimait la souffrance, et Louis fut ému de la voir si accablée.

— Pourquoi ne manges-tu pas, Marie ? dit-il avec douceur. Tu te rendras malade, et tu ne pourras plus aller aux champs !…

— La métayère ne veut plus de moi, répliqua tout bas Marie ; elle me renverra !…

— C’est une parole de mauvaise humeur qui lui a échappé. Prends courage, ma pauvre fille ; tu sais que je te veux du bien moi.

— Oh ! vous avez si bon cœur, Louis !… Pour vous obéir, je vais tâcher de souper.

Marie avala son assiette de lait caillé lentement et sans appétit. Comme elle remettait sa cuiller dans le tiroir du bahut, Louis prit sur le manteau de la cheminée un livre enfumé, imprimé en gros caractères, et se mit à prier avec toute l’ardeur d’un croyant du moyen âge. Cet homme aux dehors rudes et incultes avait souvent des élans d’une piété exaltée. L’énergie de sa robuste nature le portait aux grands dévouemens ; mais, dans ce pays pacifié et tranquille, au milieu de ce Bocage fermé aux bruits du dehors et éloigné de tout centre d’action, il cherchait vainement l’emploi de ses forces surabondantes. Alors, retombant sur lui-même, fatigué de ses propres pensées, il s’agenouillait et priait. Les passions violentes ne troublaient point cet honnête paysan, dompté par la foi et par le travail ; mais l’âpre mélancolie des campagnes le jetait parfois dans une langueur chagrine, et alors son front soucieux ne se déridait qu’à la vue de ses troupeaux paissant dans la prairie et à la voix de Marie la Fileuse, qui chantait en ramenant ses ouailles.


II

Le dimanche suivant, vers dix heures du matin. Louis, resté seul à la métairie de La Gaudinière, venait de fermer son gros livre de prières. C’était son tour de garder le logis. La mère de famille, ses trois jeunes fils et la servante Marie, partis depuis longtemps, arrivaient à ce même instant aux premières maisons du village. Les cloches de l’église sonnaient le dernier coup de la grand’messe, et ce tintement lointain arrivait aux oreilles du métayer par-dessus les vieux chênes de la vallée. Celui-ci, les mains jointes, la tête penchée, écoutait avec recueillement ces voix aériennes, tout attristé de ne pouvoir répondre à leur appel. Il régnait dans la campagne un silence solennel ; les bœufs de travail, étendus dans l’étable, sur une fraîche litière, ruminaient nonchalamment en prenant leur part du repos du dimanche. Cependant le chien de garde, qui rôdait autour des bâtimens, fit entendre un aboiement prolongé. Louis leva la tête et regarda du côté de la porte : une vieille femme, vêtue de haillons, s’avançait lentement vers la métairie ; des mèches de cheveux blancs flottaient sur son cou noirci par le soleil, et sa main ridée s’appuyait sur un bâton de houx.

— C’est la vieille Jeanne, dit tout bas le métayer… La pauvre folle, elle ne connaît plus ni fêtes ni dimanches !… Tais-toi, l’Abri, tais-toi, mon chien.

L’animal avait cessé d’aboyer ; reconnaissant la vieille mendiante, il la laissa passer avec indifférence et s’alla coucher sur la paille. Jeanne venait à La Gaudinière de loin en loin, à des intervalles irréguliers. Sans s’annoncer par un bonjour, elle entra dans la maison d’un air inquiet, se hâta de refermer la porte derrière elle, et s’assit devant le foyer.

— Louis, mon garçon, dit-elle à demi-voix, as-tu du pain à me donner ?… Depuis hier midi, je n’ai rien mangé…

— Où donc avez-vous passé la nuit, mère Jeanne ?

— Dans le taillis là-bas, mon garçon. J’ai des cachettes dans tout le canton… Il faut bien avoir des gîtes comme le lièvre pour se garer des bleus !…

— Il n’y a plus de bleus, mère Jeanne, répliqua Louis ; le drapeau blanc ne flotte-t-il pas sur tous les clochers ?

— Te voilà comme les autres, toi aussi ! reprit la vieille avec colère. Mets le verrou à ta porte et fais le guet à la fenêtre, entends-tu, si tu veux que je mange tranquille.

Le métayer avait trempé une soupe de pain bis qu’il présenta à la vieille Jeanne. Celle-ci se mit à manger avidement tout en marmottant quelques imprécations contre les bleus, qu’elle croyait voir et entendre partout, la nuit comme le jour. Les souffrances prolongées qu’elle avait eues à endurer pendant les guerres de la Vendée ayant troublé sa raison, elle en était restée à ces jours terribles, et sa pauvre intelligence, subitement arrêtée, comme une pendule dont le ressort se brise, lui rendait toujours présens les désastres de l’armée vendéenne, dont elle avait été témoin. Depuis près de vingt années, la pauvre folle courait la campagne comme un spectre, objet de compassion pour ceux de son temps et sujet de risée pour les enfans, qui s’amusaient à la voir fuir en lui jetant par-dessus les haies ces mots terribles, dont ils ne comprenaient plus le sens : « Jeanne, voici les bleus. »

Lorsqu’elle eut achevé son maigre repas, la vieille renversa sa tête sur le dos de sa chaise, et s’assoupit sans lâcher le bâton de houx qu’elle tenait à la main. Le métayer regardait avec pitié cette pauvre femme, qui, après avoir survécu à tant de misères, de combats et de poignantes épreuves, en gardait toujours l’indélébile empreinte, comme ces chênes, frappés de la foudre, qui semblent vivre encore, parce qu’ils restent debout. Ému de compassion à l’aspect de ce visage sillonné de rides, et dont la vie paraissait s’être retirée, il alla prendre dans un coin du bahut une bouteille de vieux vin d’Espagne qu’un ancien curé de la paroisse avait rapporté de l’émigration. Le précieux liquide, versé dans une petite tasse, frappa les yeux de la vieille lorsqu’elle s’éveilla.

— Qu’est-ce là, mon fils ? demanda-t-elle.

— Buvez, mère Jeanne, répondit le métayer ; cela vous redonnera des forces…

— Des forces, répliqua la vieille, je n’en ai plus, et je n’en veux plus !… A quoi bon redevenir alerte et robuste ?… Pour fuir toujours ?… Autant vaut mourir au coin d’une haie… C’est de l’eau-de-vie, n’est-ce pas ?… On en buvait quelquefois dans la grande armée ; ces messieurs en portaient dans de petites bouteilles pour se réchauffer après les nuits froides. La seule fois que j’en aie goûté, c’était au combat de Dol-de-Bretagne, où les Vendéens et les républicains, à bout de munitions, prenaient des cartouches dans les mêmes caissons… C’est là que ton pauvre père a été tué, Louis !… Une balle lui avait percé le cœur ; je lui ai fait faire le signe de la croix avec la main droite, et il n’a plus bougé… Un bel homme que ton défunt père, grand et fort comme toi !…

Louis essuya une larme que lui arrachait le souvenir de son père ; il aimait à entendre raconter ces batailles que l’on a appelées des combats de géans. Essayant donc de raviver une lueur de raison dans l’esprit de la pauvre folle :

— Mère Jeanne, reprit-il, vous vous battiez donc aussi, vous ?

— Non, je ne me battais pas, répondit-elle, mais je me jetais dans la mêlée pour chercher ma pauvre maîtresse, Mme de Boisfrénais, qui fuyait avec sa petite-fille entre ses bras.

— Et vous avez pu la rejoindre ?

— La rejoindre !… qui cela ? Ah ! Mme de Boisfrénais,… tu as raison… En vérité, ce que tu as versé la dans la tasse me fait du bien… Écoute un secret, mon garçon, un secret que je vais te confier à condition que tu le garderas comme je l’ai gardé moi-même. Marie, la petite Marie qui mène tes ouailles aux champs…

— Il ne s’agit pas de Marie, interrompit le métayer ; vous parliez du combat de Dol…

— Eh bien ! oui, de Dol-de-Bretagne et de la petite Marie. Sa mère, Mme de Boisfrénais, venait de la laisser tomber, la pauvre enfant, et ce n’était pas sa faute, puisqu’un coup de baïonnette l’avait étendue à terre, baignée dans son sang. La petite poussait de grands cris, qu’on n’entendait guère au milieu des coups de canon et de la fusillade. Moi, qui n’étais point blessée encore, je pris l’enfant, et j’emmenai la mère en la traînant comme je pouvais. Nous arrivâmes ainsi derrière la ville, dans un champ où les chirurgiens pansaient les blessés. Ils avaient bien de la besogne, va ! Là, madame, qui se sentait mourir, me donna une petite cassette pleine de papiers, un sac plein de pièces d’or, et me confia sa fille en me disant : « A la paix, tu la rendras à ses parens, s’il lui en reste… »

— Lui en est-il resté ? demanda vivement Louis.

— Ne parle pas si haut, mon garçon ! Si les bleus t’entendaient, Ils feraient mourir la petite. À quoi m’aurait servi de la cacher pendant si longtemps ?… Tu vois que j’ai bien gardé le secret, n’est-ce pas ? Ah ! si la paix était venue, j’aurais été trouver la vieille demoiselle qui demeure auprès de Montrevault, Mme de La Verdière ; c’est la tante de Marie, la sœur de sa mère…

— Mais la cassette, les papiers, où sont-ils ?

— Hein !… répliqua Jeanne en fermant les yeux à demi. Tu vois bien que je veux dormir, Louis…

— Voyons, mère Jeanne, reprit tout doucement le métayer, où avez-vous caché les papiers ?…

— Je ne m’en souviens plus… Quel combat, mon Dieu ! le canon, la mitraille, les coups de fusil, et nous allions au milieu des morts et des mourans… Et la déroute du Mans, c’était encore pire ! C’est là que j’ai reçu dans la tête un coup de crosse qui a failli me tuer… Ah ! bien sûr que je n’ai pas pris une seule pièce d’or dans la bourse de madame, et quand on trouvera la cassette…

— Eh bien ! moi, je sais où vous avez caché tout cela, reprit Louis, d’un ton d’assurance ; .je vous ai vue souvent rôder autour du chiron de la Grand’Prèe[1]. Voyons, ai-je deviné ?

— Quand les bleus seront partis, répondit mystérieusement la vieille folle, je te mènerai tout droit à ma cachette… C’est dommage que la petite soit restée boiteuse de la chute qu’elle a faite ce jour-là… Après tout, c’est un miracle qu’elle ait traversé une pareille mêlée sans y rester. Mon pauvre homme à moi fut pris deux jours après et fusillé dans les genêts… Quand je rentrai au pays avec la petite Marie, on a cru que c’était une orpheline, une fille de paysan que j’avais ramassée après la déroute du Mans. Et je l’ai laissée ici pour la mieux cacher… Les bleus n’ont qu’à la chercher, ils ne reconnaîtront jamais l’enfant de madame dans cette fille de ferme qui va derrière les moutons, la quenouille au côté… File, Marie, file, ma petite, et ris-toi des bleus… Les ronces ont poussé sur la pierre qui recouvre notre trésor, ô ma chérie ! ton secret est bien gardé, et je l’emporterai sous la terre…

Parlant ainsi, la vieille prit la quenouille suspendue auprès de la cheminée et se mit à filer…

— Mère Jeanne, mère Jeanne, dit le métayer, vous filez le dimanche !… N’entendez-vous pas la cloche de l’église qui tinte ? Voici que la grand’messe va finir…

— La grand’messe !… il n’y en a plus, répliqua la vieille fille ; c’est le tocsin, mon garçon. Les bleus arrivent… Au revoir, je me sauve bien vite… Tu m’as donné quelque chose à boire qui m’a fait tourner la tête ; voilà une heure que je déraisonne…

— Pauvre femme ! pensa le métayer ; elle croit déraisonner quand elle retrouve son bon sens… Et, appuyé sur le seuil, il regarda la vieille Jeanne qui fuyait, courbée sur son bâton, ne se souvenant plus de ce qu’elle avait dit, et se replongeant dans les inquiétudes et les agitations d’un passé déjà lointain. Sans chercher à la suivre, même du regard, il remarqua qu’elle prenait le chemin de la Grand’Prée, où tant de fois il l’avait vue rôder avec mystère. Cependant le secret qu’il venait de surprendre le jetait dans une vive agitation. Il se sentait attiré par une curiosité invincible vers le rocher solitaire qui perçait de sa masse grise, couverte de lichens, la verte surface de la prairie. Sa conscience lui disait que la justice et l’honneur lui faisaient un devoir de connaître la vérité tout entière. Si l’humble fileuse, si Marie, la servante de sa mère, était réellement la fille d’un gentilhomme tué au combat de Dol, pouvait-il la retenir plus longtemps à son service et la soustraire aux caresses de sa famille ? Non ; mais il lui fallait perdre celle que depuis son enfance il entourait de la plus touchante affection, celle dont la voix le consolait dans ses sombres tristesses. Une fois que Marie aurait quitté La Gaudinière, il n’y aurait plus de joie pour lui. Qu’elle parte donc, pensait-il avec chagrin, qu’elle parte, si la vieille Jeanne a dit la vérité !… Il est temps qu’elle soit heureuse ; le bonheur qui l’attend, elle l’a mérité, il lui appartient… Et le visage délicat et résigné de Marie lui apparaissait déjà revêtu d’une grâce souriante ; il la voyait, fière de son rang et de ses titres, quitter avec dédain les champs témoins de son abaissement et relever enfin son front candide, courbé si longtemps par la misère.

Il rêvait ainsi, ému jusqu’aux larmes, honteux de sa faiblesse et épouvanté de ressentir au fond de son cœur une si vive tendresse pour Marie. Dès que sa mère fut de retour de la grand’messe, Louis descendit résolument vers la Grand’Prée, sans se hâter et avec le courage d’un homme qui veut remplir un devoir, coûte que coûte ; mais il avait beau se contenir, son cœur battait plus vite que de coutume. Il lui semblait que les rouges-gorges perchés sur les barrières des champs le regardaient passer d’un air narquois, et que les corbeaux croassant dans les airs voulaient, par leurs cris, le détourner de son projet. Il y a ainsi dans la vie des momens solennels où tout inquiète ; on hésite, et pourtant on va droit à son but, bien que l’on sente qu’il s’agit de jouer son repos à pile ou face. Arrivé à la barrière de la prairie, le métayer remarqua sur l’herbe l’empreinte des pas traînans de la vieille folle. Il suivit cette trace, qui le conduisit, comme il l’avait prévu au pied du rocher. Les ronces en recouvraient la base, et rien ne trahissait aux regards les plus attentifs l’existence d’une ouverture dans laquelle une main humaine pût s’introduire. Après une minute de réflexion, Louis coupa dans la haie voisine une longue baguette de coudrier et se mit à sonder le terrain. Les lézards, troublés dans leur repos, couraient çà et là sur les lichens, disparaissant au fond des petites fissures et reparaissant encore, comme s’ils eussent pris plaisir à ces évolutions ; mais la baguette de coudrier ne rencontrait partout que le rocher. — Fou que je suis d’avoir prêté l’oreille aux contes d’une vieille folle ! — pensa le jeune homme. Dans son dépit, il tourna le dos au chiron, et tous les rêves qui l’agitaient quelques minutes auparavant, rêves de chagrin plus que de joie, s’envolèrent de son esprit, comme un essaim de moineaux importuns. Il allait donc retourner à la métairie, remis de ses agitations passagères, heureux et presque fier d’avoir repris la possession de son calme habituel, quand le chien de garde, sautant par-dessus la barrière du pré, vint gambader autour de lui. Tout joyeux d’avoir rejoint celui dont il cherchait les traces, l’animal courut dans l’herbe en aboyant et en décrivant de grands cercles ; puis, passant à côté du chiron, il s’arrêta et s’enfonça sous les ronces.

— Cherche là, cherche, l’Abri, dit le jeune métayer revenant malgré lui à ses premières investigations, cherche, mon chien !

L’Abri, caché par les épines, grattait avec ses pattes les feuilles et les branches mortes accumulées au pied du rocher. Louis se glissa sous les ronces par l’ouverture que son chien y avait pratiquée, et bientôt une pierre ronde roula sous l’effort de ses deux mains. Dans le trou que recouvrait cette pierre, il plongea le bras, et il en retira les deux objets dont la vieille femme avait parlé : un sac rempli de pièces d’or et une cassette qui renfermait des parchemins. Devenu possesseur de ce double trésor, Louis, le front ruisselant de sueur et tremblant comme s’il eût commis un larcin, s’éloigna en toute hâte du bloc de grès. Il fit en sorte de rentrer à la métairie sans éveiller l’attention de sa mère, qui sommeillait dans le jardin, à l’ombre d’un pommier. Son premier soin fut de déposer le sac dans son bahut et d’en retirer la clef, après quoi il glissa le parchemin dans la poche de sa veste, mit sur sa tête son large chapeau des dimanches, et partit pour assister aux vêpres.

Bien qu’il fût assez avancé dans la lecture pour déchiffrer couramment les livres de prières imprimés en gros caractères, le jeune métayer n’avait point appris à lire dans les papiers, comme on dit à la campagne. Vainement essayait-il de deviner le contenu de ceux qu’il déployait d’une main tremblante, tout en marchant vers le village : ces lignes mystérieuses, sorties de la plume très fine d’un tabellion du dernier siècle, ne lui révélaient point les secrets qu’il cherchait à pénétrer ; seulement il y distinguait ça et là les noms de la famille de Boisfrénais, tracés en lettres majuscules. Heureusement, au bas de la dernière page, il trouva collé un morceau de papier sur lequel une belle et grosse écriture ronde, quasi moulée, avait peint ces mots touchans : « Ayez pitié de ma fille, Marie de Boisfrénais ! Prenez soin de la pauvre orpheline, et Dieu vous récompensera ! »

À force d’épeler ces lignes, Louis arriva bientôt à les lire. Il les répéta plusieurs fois, et, tombant à genoux au milieu de la route, il s’écria : — Mon Dieu ! combien a dû souffrir celle qui a écrit ces lamentables paroles !… Et c’était à un paysan comme moi qu’une grande dame les adressait au moment de quitter son château, qu’elle ne devait plus revoir… Que sa volonté s’accomplisse, et que Dieu soit béni pour avoir laissé près de moi pendant vingt ans cette pauvre orpheline !


III

Louis alla prendre sa place dans le chœur, derrière les chantres, mais il ne chanta point comme de coutume. Sa physionomie, sérieuse et grave, avait pris une teinte de morne tristesse. Pour la première fois de sa vie, il souffrait de ce mal indéfinissable que l’on pourrait nommer l’angoisse du cœur. L’idée de voir partir de la métairie la jeune fille douce et craintive qui avait grandi à ses côtés, et que si souvent il avait protégée contre les sévérités de sa mère, lui causait un insupportable chagrin. Il semblait qu’une main étrangère allait lui ravir le trésor qu’il gardait avec une affection jalouse. Le jeune homme sortit donc de l’église comme il y était entré, inquiet et pensif. Le long du chemin qu’il suivait pour retourner chez lui, il aperçut ses frères, qui jouaient aux boules avec un groupe d’amis. Tous ces jeunes gars avaient déposé leurs vestes sur les haies ; on entendait le bruit sec des boules écornées qui se heurtaient violemment et les rires bruyans des joueurs qui les lançaient avec des gestes de discoboles. Les passans s’arrêtaient pour juger les coups douteux, et les anciens, la veste sous le bras, la main derrière le dos, traînant leurs houseaux à pas lents, souriaient à ces simples plaisirs, qui avaient égayé leur jeunesse. Les femmes et les jeunes filles regardaient aussi la partie du coin de l’œil, et causaient tout bas des foins, des blés, de tous ces détails de la vie agricole que Virgile a chantés, et que dédaignent les habitans des villes. Puis peu à peu paysans et paysannes se dispersaient par les petits chemins pour regagner leurs métairies, et l’on voyait circuler le long des haies, par des sentiers étroits et tortueux, la coiffe blanche et le grand chapeau rond, qui disparaissaient bientôt derrière une touffe d’églantier.

Jamais, depuis qu’il était à la tête de la ferme, Louis ne s’était mêlé aux joueurs de boules ; rarement il s’attardait à converser avec ses voisins, les coudes sur la barrière d’un champ. Ce jour-là pourtant, il se prit à envier les joies et les causeries de tous ceux, vieux ou jeunes, qu’il laissait derrière lui dans sa marche rapide. — Pourquoi suis-je ainsi ? Pensait-il tristement ; pourquoi ne puis-je prendre plaisir à ce qui amuse les autres ?… Je croyais avoir un peu de sagesse et de raison, et je ne puis rien supporter ! Le moindre ennui m’accable !…

Il allait donc droit devant lui, solitaire et chagrin, quand, au pied d’une croix toute chargée encore des fleurs dont on l’avait décorée au jour des Rogations, il vit Marie assise, la tête dans ses mains. — Marie, lui dit-il, que faites-vous là ?

— Je me repose, répondit la jeune fille ; la route est longue du village à La Gaudinière, et j’ai là un panier qui me fatigue le bras.

— Donnez-le-moi, Marie. — Le jeune homme prit le panier, et, tendant la main à la jeune fille : — Allons, lui dit-il, levez-vous et marchons.

— Qu’avez-vous donc ce soir, Louis ? demanda la jeune fille ; vous me dites vous, et vous portez mon panier ?

Louis ne répondait rien ; il jetait des regards attentifs sur celle qui était depuis si longtemps la servante de sa mère, comme s’il la voyait pour la première fois. Marie effrayée se mit à marcher en avant avec quelque effort, comme pour s’enfuir ; les talons de ses sabots en bois d’aulne claquaient sur les pierres du chemin.

— Marie, dit le jeune métayer, attendez un peu ; on croirait que je cours après vous… Pauvre Marie, n’est-ce pas que je ne vous ai jamais fait de peine ? N’est-ce pas qu’à La Gaudinière il y a quelqu’un qui vous a toujours traitée comme une sœur ?… Aujourd’hui je suis bien heureux de marcher à côté de vous, et de vous ramener comme une petite brebis. Eh bien ! pourtant je me sens plus triste que jamais, et si triste que je ne voudrais pas même être consolé. Vous n’êtes point comme ça, vous, Marie ! Quand il vous arrive un peu de chagrin, vous pleurez, et tout est dit, après quoi vous vous mettez à chanter en filant comme une fauvette. Moi, je ne saurais chanter, pas même au matin, comme l’alouette ; il me semble que j’ai toujours un poids sur le cœur… En vérité je devrais être ce soir satisfait et joyeux ; si j’étais jaloux de votre bonheur, je m’en voudrais, et en conscience j’en aurais bien du remords, car ce serait un péché… Ah ! Marie, vous n’irez plus aux champs, vous ne filerez plus en menant les ouailles…

— Comment donc ! demanda la jeune fille, troublée par ces paroles étranges dont elle ne pouvait deviner le sens… Est-ce que votre mère me renvoie de La Gaudinière ?… De quel bonheur parlez-vous ?…

— Ma mère ne comprendrait pas mieux que vous ce que je veux dire, si elle m’entendait, reprit le métayer. Vous êtes sortie des bras de la vieille Jeanne pour entrer, pauvre orpheline, dans notre métairie ; vous sortirez demain de La Gaudinière, grande et noble demoiselle, pour retourner dans le château de vos parens !… Vous voyez bien qu’il faut que je vous dise vous, que c’est à moi de porter votre panier, et si j’ose causer familièrement avec vous ce soir encore, c’est que je n’ai pas dévoilé tout mon secret…

Marie écoutait silencieusement, toute bouleversée par ces révélations qui la troublaient jusqu’au fond du cœur. Le grand Louis s’était arrêté tout à coup, suffoqué par ses larmes ; ses jambes chancelaient ; il s’appuya sur une barrière en cachant sa tête entre ses mains. La jeune fille, effrayée, saisit le panier que Louis avait déposé par terre, et, prenant ses sabots dans ses mains, elle se mit à courir vers la métairie.

— Marie, lui cria le métayer, mademoiselle Marie, je vous le demande en grâce, ne parlons de rien ce soir ; demain je serai plus maître de moi…

Marie courait toujours ; en proie aux sentimens les plus opposés, elle crut un instant que Louis avait perdu la tête. Malgré elle cependant s’éveillait dans son esprit l’espoir d’un avenir plus heureux ; Louis ne s’était-il pas exprimé avec l’émotion d’un homme qui dit la vérité ? La pauvre fileuse cesserait donc d’être l’humble servante d’une vieille métayère au sévère langage pour être servie à son tour !… Elle aurait donc sa chambre à elle, propre, élégamment meublée, et le loisir de vaquer à tous les soins de sa toilette ! Et la veille encore elle se fût trouvée heureuse d’être la femme du jeune métayer !… Cette pensée lui fit monter la rougeur au front, et elle s’empressa de la rejeter bien loin, comme une pensée d’orgueil. — Pauvre Louis, songeait-elle, en m’épousant il se fût abaissé ! Qu’étais-je hier, que suis-je encore aujourd’hui ? Si tout cela était un rêve, si Louis avait ainsi parlé pour m’éprouver… Oh ! non, je ne serai jamais que l’orpheline de La Gaudinière, et demain je retournerai aux champs par ces mêmes sentiers que je foule depuis mon enfance…

Se parlant ainsi à elle-même, Marie arriva devant la métairie de La Gaudinière. La métayère préparait le souper, et ses trois jeunes fils, de retour du village, venaient de quitter leurs habits du dimanche pour vaquer aux travaux du soir. L’un portait de grandes brassées de foin dans la crèche, l’autre conduisait les troupeaux à l’abreuvoir, le troisième ramenait au grand trot du pâturage la jument blonde suivie de son poulain. Ils s’étonnaient tous de l’absence de leur aîné, qui d’ordinaire rentrait le premier au logis. La mère de famille, la vieille Jacqueline, jetant un regard sérieux sur le visage troublé de Marie, lui demanda vivement : — Où donc est Louis ?

— Je l’ai vu qui revenait du bourg derrière moi, répondit la jeune fille en se détournant pour cacher son émotion ;… il a pris à travers les prés…

— Il y a quelque chose là-dessous, murmura la métayère.

— Il n’y a rien du tout, répliqua sèchement Marie.

— Ah ! il n’y a rien du tout, reprit la mère de famille en élevant la voix !… En vérité, Marie, on dirait que tu t’ennuies d’être trop bien avec nous et que tu voudrais aller ailleurs traîner tes sabots !… Qui voudrait de toi dans les métairies du canton, de toi, pauvre infirme ?

Les trois jeunes garçons prenaient place à la table, Voyant que leur mère allait se fâcher pour tout de bon, ils se mirent à manger silencieusement, baissant la tête et d’un air embarrassé.

— Ah ! continuait la métayère, allant et venant avec impatience, voilà la jeunesse d’à présent… Tu ne sais donc pas que sans moi tu serais à courir les chemins, le bissac sur le dos, avec la vieille Jeanne… Veux-tu me répondre, Marie ? Où est Louis ?… Pourquoi n’est-il pas rentré ?…

— Il vous le dira lui-même, répliqua Marie en se redressant avec une certaine fierté. Est-ce à moi de suivre votre fils dans les chemins à la tombée du jour !…

— Tiens, Marie, vrai comme j’ai nom Jacqueline Taboureau de La Gaudinière, je vais prendre une hart de genêt pour te corriger, reprit la métayère…

Ce qu’elle disait, la mère Jacqueline allait le faire à l’instant, et Marie se sauvait du côté de la porte quand Louis entra.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le jeune homme.

— Il y a que tu as gâté notre servante par tes complaisances, et elle me répond malhonnêtement. Va manger ta soupe, il est bien temps, Louis… Tes frères sont rentrés depuis une heure.

— Ma mère, répliqua Louis, embrassez Marie…

— Que dis-tu, mon fils ? C’est à moi de lui demander pardon de ses insolences ?… As-tu perdu la tête ?…

— Il ne s’agit point de cela, ma mère, reprit doucement Louis… Je voulais me taire jusqu’à demain matin ; mais je n’y tiens plus, mon secret m’étouffe, il faut que je parle… Eh bien ! Marie, embrassez-la, vous ! — Puis, s’adressant à ses frères : — Et vous, mes gars, ôtez vos chapeaux, faites comme moi, et saluez mademoiselle…

La mère de famille et ses trois fils se regardaient en silence. Marie avait jeté ses bras autour du cou de la métayère et l’embrassait en versant des larmes.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria la mère Jacqueline en cherchant à se dérober aux caresses de Marie. Je le disais bien, il y a quelque chose là-dessous.

— Il y a que Marie n’appartient ni à la vieille Jeanne, ni à vous, ma mère, ni à personne de notre condition… Elle se nomme mademoiselle de Boisfrénais… Dès demain, nous la reconduirons chez sa tante, au château de La Verdière… Tu entends, Marie, je voulais te dire tout cela le long du chemin ; mais le cœur m’a manqué, et puis je ne savais comment m’y prendre…

— Est-ce bien vrai tout cela ? demanda la métayère.

La vieille Jeanne a parlé, et toute folle qu’elle est, elle a dit la vérité. Les preuves, les voici : tenez, Marie, ces papiers-là vous appartiennent, attendez un peu. — Ouvrant son bahut, le métayer en tira le sac de cuir, et il en versa le contenu sur la table. Ceci vous appartient encore, Marie, ajouta-t-il ; cent beaux louis d’or à l’effigie de Louis XVI…

Les trois jeunes gars et leur mère considéraient avec stupéfaction les louis d’or et les parchemins. Marie, tout interdite, ne put s’empêcher de se jeter une seconde fois au cou de la métayère. — Ah ! ma pauvre fille, dit celle-ci en l’embrassant sur les deux joues, j’aurais bien dû penser que tu étais née demoiselle, car tu n’as jamais fait une fameuse paysanne. Il y eut un temps, — et Dieu veuille qu’on n’en revoie jamais de pareils ! — où ton père, M. de Boisfrénais, venait se cacher ici pour manger un morceau de pain. Un soir il est parti avec mon défunt mari pour ne plus revenir… Ils sont morts côte à côte ; le malheur avait fait deux amis du noble et du paysan… Toi, ma fille, tu as été élevée ici avec mes enfans, et voici que tu vas nous quitter… Pense à nous quelquefois, car l’ingratitude est un vilain défaut !… Si je t’ai grondée par hasard, c’est que tu le méritais, crois-le bien ; tu t’en trouveras mieux d’avoir été menée un peu durement dans ton enfance.

Marie reçut docilement ces rudes conseils qui s’échappaient de la bouche de la métayère comme les dernières rafales d’un orage à peine apaisé. Une heure après, un profond silence régnait dans la campagne, et les loups, sortis des grands genêts, trottaient hardiment à travers le pays, s’arrêtant aux carrefours pour flairer les brebis enfermées dans les bergeries. Tous les habitans de La Gaudinière étaient couchés, la mère de famille dans le grand lit à colonnes auprès de la cheminée, Louis dans l’angle opposé de la même chambre, les deux frères cadets dans une vieille couchette blottie sous un appentis où l’on ramassait l’herbe verte en été et les légumes secs durant l’hiver. Le plus jeune reposait dans l’étable, sur le foin, auprès des bœufs. Quant à Marie, elle habitait, depuis quinze ans une vieille pièce délabrée où se trouvaient le pétrin, le rouet, le dévidoir, tous les ustensiles du ménage. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit mal à l’aise sur son maigre grabat ; l’air lui manquait dans cette chambre étroite, pleine de poussière, et dont les araignées recouvraient les poutres d’un triple feston de toiles jaunies. Toute la nuit, elle songea les yeux ouverts à ce château de La Verdière où l’on devait la conduire le lendemain, et le coucou de la pièce voisine sonnait trois heures du matin qu’elle n’avait pu dormir encore. Louis comptait les heures, lui aussi ; l’aube avait à peine blanchi l’horizon, qu’il se levait pour aller donner l’avoine à sa jument.


IV

Tout fut bientôt prêt pour le départ dans la ferme de La Gaudinière. Après avoir donné à ses trois jeunes fils des instructions détaillées sur ce qu’ils auraient à faire pendant son absence, la mère Jacqueline monta à califourchon sur la haute selle à pommeau de cuivre. Louis lui remit d’une main l’éperon d’acier qu’elle accrocha au talon de son pied gauche, et de l’autre une ample devantière en serge verte qu’elle attacha autour de ses hanches. Marie parut la dernière ; elle avait mis ses habits du dimanche, et l’émotion qu’elle éprouvait à ce moment solennel colorait ses joues. Les mèches de ses cheveux blonds s’échappaient de dessous sa coiffe blanche avec une certaine coquetterie ; son corsage brun était si bien serré autour de sa taille, qu’il ne lui eût pas été possible de marcher longtemps à pied.

— Allons, Marie, dit le grand Louis en lui présentant une chaise, asseyez-vous derrière ma mère, et tenez-vous bien à sa devantière, parce que la jument trotte un peu dur.

Marie se plaça de côté sur la croupe de la jument, tandis que Louis attachait le sac de cuir aux pièces d’or sur le pommeau de la selle, en manière de bougette. Elle ramenait sur ses genoux les plis de sa grosse jupe rayée, qui laissait à découvert les brides noires de ses sabots. La mère Jacqueline appuya par trois fois l’éperon rouillé contre les flancs de la jument, et la bête lymphatique se décida à partir au petit trot. — Vous aurez bien soin de veiller à tout, mes gars ! dit la mère de famille à ses trois jeunes fils.

— Adieu, René ; adieu, Jean ; adieu, Mathurin, dit Marie en faisant un signe de tête amical.

Et les trois jeunes hommes, ôtant leurs grands chapeaux, la regardèrent sans rien répondre. N’ayant de leur vie parlé à une dame ni à une demoiselle, ils demeurèrent la bouche close. Le chien de garde, plus familier et plus hardi, voulut accompagner la jument ; il gambadait aux pieds de Marie la Fileuse, comme pour lui demander de l’emmener avec elle. Sur un geste que lui fit le grand Louis, la pauvre bête alla piteusement se recoucher dans l’aire, et les trois voyageurs se mirent en route. La jument trotta bien cinq minutes, après quoi le mauvais état des chemins, ravinés par les pluies de l’hiver et troués d’ornières profondes, l’obligea d’aller au pas. Louis marchait en avant, avec ses houseaux et ses souliers ferrés, le cuir de son bâton roulé autour de son poignet. Le soleil levant effleurait de ses rayons la cime des coteaux ; les gros bœufs fauves, couchés dans l’humide brouillard qui s’élevait sur les prairies au fond des vallées, ruminaient nonchalamment. Les coqs chantaient en battant de l’aile sur les barrières des métairies, et les chiens vigilans faisaient retentir les échos de leurs aboiemens prolongés. Tout s’éveillait dans les vertes solitudes du Bocage. L’alouette montait à tire-d’aile au-dessus des seigles où elle cache son nid ; le râle poussait son cri strident à travers les genêts, et la perdrix, inquiète de voir l’épervier aux ailes arquées planer au-dessus des guérets, rappelait sous son aile ses petits effarés. Sous l’épais feuillage des aulnes, penchés au-dessus des ruisseaux, les ramiers roucoulaient et volaient à grand bruit, tandis que la tourterelle, secouant la rosée du matin, s’élevait en planant sur la cime des ormeaux pour retomber lentement auprès de sa couvée. Délicieux mois de l’été, saison pleine de force, où le soleil triomphant lance sur les campagnes des torrens de lumière et des rayons brûlans !

Bien qu’élevée au milieu des champs, jamais encore Marie n’avait ressenti l’influence vivifiante de ces belles matinées de juin. Les jours d’été n’étaient pour elle que des jours plus longs et plus fatigans, lorsqu’elle filait, à l’ombre des chênes, à demi endormie par la chaleur ; mais une nouvelle vie commençait pour elle : délivrée d’un travail incessant et monotone, elle s’associait par la pensée aux joies des oiseaux qui chantaient gaiement en songeant que, comme eux, elle n’aurait plus rien à faire désormais qu’à se sentir exister, libre de tout souci. Souvent elle fermait les yeux pour mieux saisir les riantes idées qui s’éveillaient dans son esprit, et Louis, qui la croyait prête à s’endormir, lui disait à demi-voix : — Prenez garde de tomber, Marie, tenez-vous bien ! Si la jument allait faire un pas ! — Et la vieille métayère, tirant la bride, ranimait sa lente monture d’un coup d’éperon.

Ainsi ils cheminaient tous les trois silencieux ; que pouvaient-ils se dire ? Pour converser dans les grands momens de la vie, il faut une habitude de coordonner et d’exprimer ses pensées qui manquait aux trois voyageurs. De temps à autre, Louis demandait la route à des paysans qui la lui indiquaient du geste par-dessus les haies, et reprenaient aussitôt leur travail un moment interrompu. Les collines succédaient aux collines ; de loin en loin se montraient les métairies aux toits rouges entourées de leurs éternels champs de choux. Pendant cinq grandes heures, ils voyagèrent ainsi ; enfin un manoir d’assez respectable apparence se montra à une demi-lieue devant eux.

— Louis, dit la métayère, je crois que nous voilà enfin arrivés… À ces mots, Marie se pencha pour découvrir le château où ses pères avaient vécu et où allait se passer son existence. Elle ne distinguait encore qu’un donjon à demi écroulé et une longue allée d’ormeaux séculaires qui pour la plupart laissaient pendre au hasard leurs branches à demi mortes. On eût dit que les vieux arbres, menacés par le temps, se serraient autour de l’ancien manoir pour l’envelopper respectueusement de leur ombre et le soustraire aux regards des profanes. À la vue de cette habitation d’un aspect si mélancolique, Marie se troubla. Il lui semblait que les seigneurs de La Verdière, morts depuis des siècles, allaient sortir de l’éternel repos pour la regarder passer dans son costume de paysanne.

— Attendez ici, ma mère, et vous aussi, mademoiselle, dit Louis en les aidant l’une et l’autre à mettre pied à terre. Je vais aller en avant et expliquer à la maîtresse du logis les motifs de notre voyage au château.

La métayère attacha la jument aux branches d’un arbre ; tandis que la bête fatiguée broutait quelques touffes d’herbe verte, Marie, assise auprès de son ancienne maîtresse, regardait avec distraction l’eau couler à travers les prés sous les bouquets,de saule. Elle se préparait à répondre aux questions que lui adresserait Mlle de La Verdière, sa tante, et s’inquiétait de la manière dont elle serait reçue par celle-ci. Si elle l’eût osé, elle se serait mise à faire la révérence au milieu de l’allée pour s’exercer à saluer. La crainte de paraître gauche et paysanne la préoccupait ; ce n’était pas sans rougir qu’elle se surprenait à faire avec le bras gauche le mouvement de la fileuse qui redresse sa quenouille. Tandis qu’elle s’agitait ainsi intérieurement comme la chrysalide qui va devenir papillon, la métayère tira de sa poche un morceau de pain, et le séparant en deux parts :

— Marie, dit-elle à la jeune fille, rompons le pain ensemble une dernière fois. Quand je t’ai recueillie à La Gaudinière, j’en avais à peine assez pour mes enfans et pour moi ; pendant bien des années, tu ne pouvais rien faire, et je te nourrissais tout de même… Tu es pourtant bien aise de nous quitter ; tu as peut-être honte d’avoir vécu avec des paysans comme nous !…

Marie embrassa la vieille Jacqueline avec un sentiment profond de reconnaissance. — Si je pouvais vous rendre ce que vous avez fait pour moi, répondit-elle vivement ; si je pouvais m’acquitter envers vous !

— Grâce à Dieu, répliqua la métayère, nous voilà tirés d’affaire désormais ; mes gars sont grands… Et puis ce qu’on prend sur son nécessaire, on le donne de si bon cœur qu’on n’en redemande jamais le prix… Allons, Marie, levons-nous ; entendez-vous mon fils qui nous appelle ?

Louis paraissait en effet à l’extrémité de l’allée ; il appelait à grands cris sa mère et la jeune fille en leur faisant signe de venir. Les deux femmes se levèrent. Marie, tremblante d’émotion, prit le bras de la métayère ; après avoir passé sous l’ombre des grands arbres et traversé le pont jeté sur les douves, elles arrivèrent devant le perron du château. Une dame âgée, de haute taille, mise avec distinction et simplicité, s’avança pour les recevoir.

— Bonjour, ma bonne femme, dit-elle à la métayère, bonjour ; eh bien ! vous me ramenez donc ma pauvre nièce, la fille de ma sœur tant pleurée !… Venez, petite, que je vous embrasse !…

Marie, rassurée par cet accueil affectueux, s’approcha de Mlle de La Verdière, qui la pressa sur son cœur avec attendrissement.

— Asseyez-vous là tous les trois sur ces fauteuils, continua Mlle de La Verdière en prenant place elle-même sur un siège à roulettes auprès de la fenêtre ; on va vous servir une collation… Marie, ma petite, ôtez votre coiffe, je vous prie, et secouez un peu ces cheveux blonds de manière qu’ils flottent librement sur votre cou… C’est cela ; relevez votre tête, mon enfant, ne rougissez pas, regardezmoi en face, regardez votre tante, et jetez un coup d’œil sur ce portrait ! C’est celui de votre mère à l’âge, que vous avez maintenant, et en vérité on dirait que c’est le vôtre !…

— En conscience, c’est la même coiffure et le même visage, dit Louis avec émotion.

— Pauvre sœur ! murmura Mlle de La Verdière, il me semble que je la vois encore, jeune, croyant à un heureux avenir !… — Puis, s’adressant à la métayère : — Votre mari était à la grande armée sans doute ?…

— Oui, madame, il a été tué au combat de Dol avec M. de Boisfrénais, le père de votre nièce… Il était capitaine de paroisse, mademoiselle…

— Embrassons-nous, ma bonne femme, embrassons-nous ; nos proches ont versé leur sang pour la même cause, ils ont eu là-haut la même récompense… Marie, ma chère nièce, remerciez la Providence d’avoir passé vos jeunes années dans cette honnête famille…

— Dame ! reprit la métayère, elle n’y était guère bien. Je l’ai élevée un peu sévèrement !

— Tant mieux, tant mieux,… répondit Mlle de La Verdière ; j’aurai moins à faire pour achever son éducation… Et la petite est obéissante, docile ?…

— Elle n’a jamais été rétive, la pauvre enfant. Je lui reprochais quelquefois de se montrer un peu molle au travail. Que voulez-vous, mademoiselle ? elle n’était point née pour cela, elle le sentait bien, à ce qu’il paraît…

— Laissez parler la métayère, jeune homme, dit Mlle de La Verdière : en s’adressant à Louis, qui cherchait à mettre un terme aux franches explications de sa mère. — A quel travail occupiez-vous ma nièce ?

— Dame ! que voulez-vous, mademoiselle ? nous l’occupions aux petits ouvrages des champs, sans trop la fatiguer à cause de son… infirmité… Elle filait et menait les ouailles…

— Très bien ! Hé, ma nièce, ne rougissez point de ces occupations pastorales, qui n’ont rien de déshonorant. La reine se plaisait à traire elle-même ses vaches à Trianon, et toutes ses dames l’imitaient. Dans tout le cours de votre vie, vous ne ferez peut-être plus rien qui vous élève à vos propres yeux autant que d’avoir su gagner votre pain à la sueur de votre front. Remerciez avec moi ces braves gens qui ont entouré votre enfance de soins désintéressés et votre première jeunesse de sages exemples…

— Vous êtes trop bonne, mademoiselle,… balbutia la mère Jacqueline.

— Pour de bons conseils et de bons exemples, continua Louis, ils ne lui ont point manqué ; nous n’avions que cela à lui donner à La Gaudinière. Ici ils ne lui feront point défaut non plus, et elle trouvera la richesse, le repos, le bien-être… Tenez, mademoiselle, ajouta le jeune homme en se levant les larmes aux yeux, il aurait mieux valu tout de même que j’eusse découvert tout cela dix ans plus tôt.

Mlle de La Verdière regarda avec étonnement le visage pâle et troublé du jeune paysan ; puis, se retournant vers Marie, que ces paroles naïves avaient fait rougir : — Il a raison, ajouta-t-elle sans paraître comprendre ; on aurait pris à La Gaudinière une fille plus forte que Marie, mieux propre aux travaux des champs, et qui eût rendu plus de services. N’est-ce pas cela que vous voulez dire, mon ami ?

Le pauvre Louis, honteux et confus, passa gauchement sa main sur ses longs cheveux bruns sans oser répondre. Après un moment de silence, il tira le bras de la vieille Jacqueline, en lui disant tout bas : — Partons, ma mère ; allons-nous-en, tout est fini. — La métayère fit une révérence, Louis ôta son chapeau, et ils se retirèrent à reculons, en saluant toujours. Mlle de La Verdière reconduisit Jacqueline et son fils jusqu’à la dernière marche du perron. Debout à côté de sa tante, Marie les suivit des yeux. Lorsque Mlle de La Verdière fut rentrée au salon, la jeune fille courut à moitié chemin de la longue allée, et Louis s’étant retourné vers le château : — Adieu, la métayère ! adieu, Louis ! répéta-t-elle à plusieurs reprises en leur faisant signe de la main. À ce moment suprême, il lui sembla que La Gaudinière, assise au soleil sur un coteau, était plus riante que ce grand manoir caché sous l’épais et sombre feuillage. Elle songea presqu’avec regret, et non sans mélancolie, à ces champs tranquilles où s’étaient écoulées ses jeunes années dans l’abnégation et le travail. Le cœur humain a de ces retours inattendus, de ces attendrissemens subits qui l’honorent ; la réflexion et l’amour-propre les arrêtent et les calment toujours trop tôt ! A peine rentrée au salon, Marie se trouva si bien dans un bon fauteuil, les pieds sur un tabouret, qu’elle ne put s’empêcher de sourire d’aise. Pour la première fois de sa vie, elle fixait ses regards sur une large glace où sa personne se reflétait complètement.

— Ma chère enfant, dit Mlle de La Verdière, défiez-vous de cette glace. Le jour où vous vous y verrez avec les vêtemens qui conviennent à votre rang, elle vous dira peut-être que vous êtes jolie ; elle l’a dit à bien d’autres !… Tenez, avant que je vous installe dans ce château, j’ai encore un devoir à remplir. Tirez le cordon de cette sonnette, s’il vous plaît.

Marie sonna. Un vieux domestique parut le chapeau à la main ; ses cheveux blancs, attachés par un cordon noir, formaient une queue qui se promenait sur le col de sa veste. — Bastien, lui dit Mlle de La Verdière, sellez votre meilleur cheval, prenez avec vous ce sac qui contient cent louis d’or et portez-les à la métairie de La Gaudinière, en coupant au plus court. Vous direz que j’entends payer avec cette somme les mois de nourrice de ma nièce, capital et intérêts. Les bons comptes font les bons amis !


V

Si la grande glace du salon disait à Marie qu’elle était jolie, elle ne mentait peut-être pas. Sous ses nouveaux vêtemens, Mlle de Boisfrénais ne manquait ni de grâce ni de noblesse. La chétive fileuse, trop longtemps égarée au milieu de robustes paysannes, se retrouvait en souriant dans ces bergères fraîches et élégantes qu’un peintre de l’école de Watteau avait représentées sur les panneaux de la salle à manger. Devenue châtelaine, Marie se gardait bien de lever trop haut sa tête blonde. Elle songeait qu’il lui serait plus difficile encore de se faire pardonner dans un château, au milieu du monde, la légère infirmité dont elle rougissait naguère dans la solitude des champs. Heureuse de n’avoir plus aux pieds ses lourds sabots, elle s’étudiait à marcher d’un pas plus leste, et accompagnait volontiers Mlle de La Verdière dans ses promenades du matin et du soir. Il lui semblait charmant de fouler le sable des allées du potager, d’errer sur le gazon, à l’ombre des grands arbres, de sentir couler les heures dans un doux repos. Après le dîner, Marie lisait à haute voix devant sa tante, qui rectifiait sa prononciation incorrecte et lui enseignait à s’exprimer avec une certaine élégance. Elle s’initiait ainsi aux premiers élémens de l’éducation qui lui manquait. N’ayant jamais eu d’autre maître que le grand Louis de La Gaudinière, Marie ne connaissait rien de l’histoire ; jamais elle n’avait lu de poésie. Les récits du passé et les accens inspirés qui éclatent dans les beaux vers charmaient son esprit et éveillaient son imagination, tout en lui causant un certain éblouissement. Au point de vue de l’intelligence, elle se trouvait dans la position d’un aveugle-né dont les yeux s’ouvrent tout à coup à la lumière.

Depuis une quinzaine de jours, Mlle de Boisfrénais menait cette existence tranquille et doucement occupée, remplie d’égards et de prévenances pour sa tante, qui lui témoignait de son côté la plus vive affection. Elle oubliait peu à peu le passé ; mais Mlle de La Verdière, plus calme et plus sérieuse, parce qu’elle avait plus d’expérience, lui dit un soir : — Mon enfant, votre histoire est un roman, elle fera du bruit dans la contrée. La véritable héroïne de cette histoire, c’est pourtant la pauvre et vieille Jeanne ! Je voudrais la voir, l’arracher à l’existence vagabonde qu’elle traîne depuis tant d’années. Depuis que vous êtes auprès de moi, je la fais chercher vainement dans toutes les paroisses du voisinage. Il faut que nous tentions un dernier effort. Demain, Bastien se mettra en campagne avec les métayers du château, et, à force de battre les champs, ils la rencontreront peut-être. Tant que nous n’aurons rien fait pour celle qui a reçu le dernier soupir de votre mère, de ma pauvre sœur, nous n’aurons pas acquitté la dette de la reconnaissance.

Marie avait toujours eu grand’peur de la vieille folle, qui courait après elle dans son enfance pour l’embrasser. Souvent elle s’était cachée derrière les haies pour ne pas être vue, lorsque la pauvre Jeanne, passant par les chemins, maugréait contre les bleus et levait son bâton d’un air menaçant. Cependant elle n’osa élever la moindre objection contre les projets de sa tante, et dès le lendemain matin Bastien accepta la mission dont on le chargeait, en protestant qu’il irait jusqu’au bout du monde, si mademoiselle l’ordonnait, mais qu’il était assez avisé pour dénicher à lui seul le gibier en question. Il partit donc : ses grandes bottes, sa culotte de peau, son chapeau à cornes, sa vieille veste verte à courtes basques, dont sa queue poudrée blanchissait le col, lui donnaient une physionomie étrange ; mais les paysans de la contrée, loin de sourire en le voyant passer, le prenaient au sérieux et l’appelaient monsieur Bastien, parce qu’il avait eu un grade dans la cavalerie vendéenne. Le vieux serviteur, monté sur un grand cheval de chasse, s’enfonça par les chemins creux, côtoyant les genêts et les bois, interrogeant les métayers qu’il rencontrait. Cette battue dura plusieurs heures, car il allait toujours, tirant du côté de La Gaudinière, sans avoir pu recueillir aucun indice de la vieille Jeanne. À force de regarder autour de lui, Bastien découvrit au pied d’un coteau escarpé un taillis dans lequel il lui était souvent arrivé de se blottir, avec bien d’autres, pendant les guerres. Mettant pied à terre, il attacha son cheval au tronc d’un arbre et se glissa sous la ramée. Les renards et les lapins avaient tracé un labyrinthe de petits sentiers à travers le bois. Bastien rampa sur les genoux jusqu’au plus épais du fourré, prêtant une oreille attentive, retenant son haleine et plongeant ses regards sous le feuillage sombre. Après une demi-heure de recherches, il lui sembla apercevoir une forme humaine, ou plutôt un paquet de haillons roulé au milieu d’un amas de fougères. De ce repaire obscur s’élevaient des gémissemens et des sanglots. C’était la vieille Jeanne qui répétait, en cachant entre ses genoux sa face ridée : — Ils m’ont volé mon trésor, les gredins !… Ils m’ont volé mon trésor !… Qui donc m’a trahie ?… Je n’ai pourtant révélé mon secret à personne !…

— Mère Jeanne, dit à demi-voix le vieux serviteur, votre trésor n’est point volé. Voulez-vous que je vous le rende ?… eh bien ! venez avec moi.

— Les bleus ! s’écria Jeanne entendant une voix humaine ; les bleus ! je suis trahie… Tuez-moi, lâches que vous êtes ! tuez-moi, je n’ai plus la force de fuir. Les loups ne veulent pas me manger parce que je suis trop vieille, et vous, vous me cherchez pour me faire mourir…

— La pauvre folle qui me prend pour un bleu ! murmura Bastien avec humeur. Et s’approchant d’elle : — Eh ! bonne femme, puisque vous avez fait la guerre, vous connaissez la devise : « Dieu et le roi ! » j’étais au passage de la Loire, à Savenay, à Dol, à Granville…

— Que dites-vous ? reprit la vieille ; je n’entends plus rien et je ne vois rien autour de moi… Que me voulez-vous ? Je sens bien que, je vais mourir…

— Impossible d’en rien tirer, se dit le vieux serviteur ; impossible de la faire sortir de son gîte… Quand je resterais ici jusqu’à demain, je n’en serais pas plus avancé. Il faut que je l’emmène au château dans une charrette, quand même elle me traiterait de bleu et de républicain. — Résolu à prendre ce parti, Bastien sortit du bois, monta sur son cheval et courut à la métairie la plus voisine requérir une charrette, dont il paya le prix immédiatement. Les paysans l’aidèrent à tirer la vieille Jeanne du gîte dans lequel elle se tenait blottie comme un renard. La pauvre femme essaya d’abord d’opposer quelque résistance : mais, trop faible pour tenir tête aux vigoureux garçons qui la soulevaient avec précaution sur leurs bras et l’entraînaient hors du taillis en écartant les ronces et les branches d’arbres, elle se laissa déposer sur la charrette, dont le fond était garni de paille. Les paysans piquèrent les quatre bœufs attelés au véhicule, et Bastien, pareil au gendarme qui escorte son prisonnier, se tint auprès de la roue, l’œil fixé sur la vieille, qui gémissait toujours.

Il y avait en ce temps-là plus d’un gentilhomme qui en était réduit à atteler des bœufs à son carrosse pour se tirer des chemins de traverse dans les départemens de l’ouest. Jeanne la mendiante voyageait donc en assez respectable équipage. Habitués à guider leurs bœufs dociles, les paysans, qui connaissaient la vieille folle et respectaient sa misère, cherchaient à lui éviter de trop rudes secousses. Jeanne finit par s’endormir, et elle sommeillait lorsque l’attelage parut au bout de la longue avenue conduisant au château de La Verdière. Au bruit que faisaient les roues en tournant sur l’essieu, Marie regarda par la fenêtre du salon. Elle aperçut Bastien, dont le cheval impatient caracolait et piaffait auprès de la lourde charrette.

— Ma tante ! s’écria-t-elle, ma tante, voici votre vieux serviteur !…

Comme elle achevait ces paroles, Bastien lâcha la bride à son cheval, et ôtant son chapeau à cornes, il annonça à Mlle de La Verdière l’heureux résultat de ses recherches.

— Très bien ! répondit Mlle de La Verdière ; faites que l’on apporte un bouillon. Approchez un fauteuil pour que je fasse asseoir cette pauvre vieille…

On fit descendre Jeanne de la charrette, on la plaça dans le fauteuil. La vieille folle semblait anéantie ; elle pleurait, la tête penchée sur sa poitrine. Mlle de La Verdière s’empressa de lui faire avaler quelques cuillerées de bouillon. — Marie, ma chère nièce, disait-elle en cherchant celle-ci du regard, venez donc m’aider à faire manger Jeanne. — Marie, surmontant à grand’peine l’effroi que lui inspirait la vieille folle, prit à son tour la cuiller, et Mlle de La Verdière s’assit auprès de la pauvre femme en lui tenant les mains.

— Jeanne, ma bonne Jeanne, lui demanda-t-elle, comment vous trouvez-vous ? — Parlant ainsi, elle contemplait avec une pitié profonde cette femme à demi morte, privée de raison, épuisée de fatigué et de misère, et qui mangeait encore avec une certaine avidité, comme l’animal que soutient jusqu’au bout l’instinct de la conservation.

— On m’a volé mon trésor, répondit Jeanne à demi-voix ; si c’est vous qui me l’avez pris, rendez-le-moi !… Il n’y a donc pas de bleus par-ici, puisqu’on y trouve encore à manger ?…

— Jeanne, reprit Mlle de La Verdière, regardez donc ce portrait là-haut : reconnaissez-vous cette dame-là ?

— Je ne vois rien, reprit la vieille ; laissez-moi donc dormir un peu, et puis après je me remettrai en route… J’ai peur quand je ne suis point dans les bois…

— Vous étiez au combat de Dol, ma bonne Jeanne ?

— Oui, j’y étais,… et bien d’autres, qui n’en sont pas revenus…

— Et la petite… vous savez bien ?…

— La petite… Ah ! mon Dieu, j’ai perdu mon trésor ! Pauvre petite !… Et quand la paix viendra, je ne serai plus de ce monde pour te dire mon secret… File, ma chérie, file derrière tes ouailles !… Les bleus, les bleus ! laissez-moi partir.

— Jeanne, continua Mlle de La Verdière, elle ne file plus, la petite, elle ne mène plus les ouailles !… Les louis d’or, les parchemins, tout est trouvé, entendez-vous ?…

— Ah ! on voudrait me faire parler, mais je ne le veux pas ! Laissez-moi tranquille ! dit la vieille en prenant son bâton de houx. Pourquoi m’a-t-on amenée ici ?…

Elle essaya de se lever, mais ses forces l’abandonnèrent, et elle retomba sur le fauteuil en poussant un gémissement plaintif. — Ma bonne Jeanne, vous resterez ici avec nous, reprit Mlle de La Verdière ; nous aurons bien soin de vous dans vos vieux jours. Laissez là votre bâton ; votre main, donnez, que je la baise, cette main qui a fermé les yeux de ma sœur chérie et reçu d’elle un dépôt sacré…

La vieille femme leva ses yeux égarés. — Qui donc êtes-vous ?… Où suis-je ?…

— Vous êtes chez Mlle de La Verdière, chez la sœur de Mme de Boisfrénais… C’est elle qui vous parle… La paix est faite il y a bien longtemps…

— Ne mentez-vous point ?… On m’a pourtant volé ce que j’avais caché, l’argent et les papiers de madame… Vous dites peut-être bien la vérité, car vous avez une de ces douces voix d’autrefois que j’aimais tant à entendre… Je voudrais bien comprendre ce que vous dites là ; mais ma pauvre tête est à l’envers… J’ai tant souffert !… Je suis folle, ma bonne dame, et j’ai beau faire pour me souvenir et penser, ça m’échappe comme une fumée… C’est dur, allez, de voir et d’entendre ce qui n’existe point !…

Mlle de La Verdière prit alors Marie par la main, et, la plaçant entre les genoux de la vieille, elle lui demanda : — Voyez-vous cette jeune fille ?…

La folle regarda, puis rougit, pâlit, et, levant les deux bras : — Madame, madame de Boisfrénais,… vivante et devant moi !…

— Hélas ! ce n’est plus elle, Jeanne, c’est sa fille, répondit doucement Marie.

La vieille porta les mains à son front et versa un torrent de larmes. — Tu as un son de voix qui fait pleurer… Marche un peu, ma petite, pas trop loin, je ne pourrais te voir… Ah ! oui, c’est toi, ma chérie, ma petite boiteuse, parée, belle comme ta mère, dans un château… Les bleus sont donc partis !… Ma bonne dame, laissez-moi mourir ici, je vous en supplie !… Je coucherai dans le foin, avec les vaches, et je ne tiendrai guère de place… Il faut que je reste auprès de toi, Marie… Vous disiez que vous vouliez bien me garder, n’est-ce pas ?…

L’épouvante que Marie éprouvait à la vue de la vieille folle avait disparu pour faire place à la plus tendre pitié. Elle veilla à ce que la pauvre Jeanne fût transportée dans une des meilleures chambres du château, et se fit un plaisir de lui prodiguer les soins les plus attentifs. Quand la vieille et fidèle Jeanne mourut six mois après, elle lui ferma elle-même les yeux, comme celle-ci avait de sa main fermé ceux de sa mère. — Hélas ! dit à sa nièce Mlle de La Verdière lorsque la pauvre folle expira, les corps de nos proches, des seigneurs de ce château, mutilés par les balles, insultés par la populace, ont été abandonnés dans les fossés ; que celui de la fidèle servante qui ne les quitta qu’après leur dernière heure repose là où ils devraient être eux-mêmes, dans le cimetière de la famille !


VI

La présence de Marie redonnait au château de La Verdière la vie et l’animation, qui, depuis longtemps, lui manquaient. Pareille à ces visages cribles de cicatrices, qui peuvent se dérider encore, la façade du vieux manoir, avec ses écussons mutilés et les moulures à moitié frustes de ses fenêtres, semblait sourire quand le soleil levant l’éclairait de ses rayons vermeils. Il n’y avait plus de ces croisées toujours closes, de ces volets éternellement fermés qui attristent une demeure. La jeune fille allait et venait du haut en bas des escaliers, regardant les horizons par les balcons et les lucarnes, comme si elle eût voulu saisir par-dessus les grands chênes qui l’entouraient de leur silence les bruits lointains du monde. Ce monde, dont sa tante, Mlle de La Verdière, la tenait prudemment éloignée, jugeant qu’elle n’était pas encore en état de s’y montrer avec avantage, pénétrait cependant jusqu’au château au temps de la chasse. L’histoire de Marie ayant fait du bruit dans le canton, on voulait voir celle qui pendant vingt ans et plus avait vécu aux champs et joué au sérieux le rôle de paysanne. Marie avait beau s’appliquer à parler et à agir, il lui restait encore quelque gaucherie ; mais, comme elle ne manquait ni de tact ni d’esprit, elle comprenait qu’il valait mieux laisser cette enveloppe agreste tomber peu à peu que de s’en dépouiller trop vite, au risque de perdre le naturel. On prenait pour une coquetterie ce reste de rusticité dont le temps effaçait chaque jour quelque trace. Les hôtes de sa tante, les parens qui venaient au château à l’automne félicitaient souvent Mlle de La Verdière d’avoir retrouvé une nièce aussi simple et aussi charmante. La vérité est que Marie étudiait avec beaucoup de discrétion les manières de sa tante, qui avait connu le monde dans sa jeunesse, et, quoiqu’elle n’eût pas encore lu Florian, elle acceptait sans humeur le surnom de bergère que lui donnaient quelques vieux gentilshommes du voisinage.

Son plus grand plaisir était de courir à cheval en compagnie du vieux Bastien, qui la suivait partout en qualité d’écuyer. Un matin d’automne, par un de ces jours où il ne fait ni chaud ni froid, où le corps en parfait équilibre laisse à l’esprit toute liberté pour rêver et se souvenir, la fantaisie lui prit de pousser jusqu’à La Gaudinière. Bien des fois elle avait envoyé demander des nouvelles de la mère Jacqueline et des siens, mais jamais encore elle n’avait osé revoir de ses yeux cette métairie où sa première jeunesse s’était écoulée entre quatre jeunes gars à demi sauvages comme elle, comme elle aussi timides et soumis à la règle austère du devoir. Voulait-elle satisfaire une simple curiosité, remplir un acte de politesse envers la généreuse famille qui l’avait recueillie pauvre et délaissée ? Elle ne se le demanda point et partit, vêtue aussi élégamment que si elle eût rendu visite à quelque châtelaine de la contrée. Quand elle arriva en vue de La Gaudinière, tous ces champs dont elle savait les noms se peuplèrent de souvenirs. La bergère qui l’avait remplacée, grosse et forte fille aux mains rouges, filait au même carrefour où mainte fois la quenouille s’était échappée de ses mains fatiguées.

— Ma bonne fille, lui dit-elle, vous êtes de La Gaudinière, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit la fileuse, j’y suis depuis que l’autre est partie…

— La mère Jacqueline, la métayère, est en bonne santé, et ses fils aussi ?…

— Dame ! les gars sont aux champs. L’aîné laboure avec le plus jeune, les autres sont à couper des genêts ; mais la maîtresse est enterrée il y aura huit jours demain…

— Comment ! s’écria Mlle de Boisfrénais, elle est morte et on ne m’en a pas prévenue… Bastien, allons en avant ; au revoir, ma bonne fille…

L’heure du repas était venue. Les quatre frères, assis à la table, mangeaient, ayant tous sur la tête leurs grands chapeaux voilés de crêpe. Au bruit que firent les chevaux, l’Abri aboya et courut avec colère au-devant des cavaliers, puis, reconnaissant la voix de Marie, il fit éclater sa joie par mille gambades. — A bas, l’Abri ! à bas ! dit la jeune fille, j’ai une robe de soie maintenant, mon pauvre chien, il n’est plus permis de mettre tes pattes sur mes genoux… Bastien, tenez moi cheval.

Mlle de Boisfrénais avait mis pied à terre. Elle marcha droit à la porte de la métairie et entra. L’écuelle de Louis était là fumante à sa place, mais le métayer avait pris la fuite ; les trois autres gars se levèrent avec embarras. Le plus jeune eut seul assez de hardiesse pour apporter une chaise. Ils se tenaient debout, immobiles, regardant la demoiselle à l’élégant costume qui cherchait des yeux le grand Louis.

— Mes amis, dit Mlle de Boisfrénais, votre mère n’est donc plus de ce monde !… Comment l’avez vous laissé mourir sans me faire appeler ? J’aurais eu la consolation de l’embrasser encore et de lui demander pardon des impatiences que je lui ai causées.

Les jeunes gens pleurèrent en entendant ces paroles, et Mathurin, le dernier d’entre eux, répondit avec une imperturbable franchise : — Dame ! ce n’est pas notre faute, Louis s’est mis en route avec la jument pour vous aller quérir ; mais le cœur lui a manqué à une lieue du château… Vous savez bien comme il est…

— Oui, oui, dit à demi-voix Mlle de Boisfrénais, je le sais bien ; il s’est enfui en me voyant, n’est-ce pas ?… Sa soupe froidirait, il faut que je parte… Puisque je suis ici un objet d’épouvante, je n’y reviendrai plus ; adieu, mes amis, donnez-moi une poignée de main, les gars ; nous avons été longtemps frères et sœur… Je ne reviendrai plus, je vous l’affirme ; mais si vous avez besoin de moi, je suis toute à vous.

Ayant ainsi parlé, elle caressa le chien de garde une dernière fois et remonta à cheval. Comme elle tournait l’angle du jardin, elle distingua par-dessus la haie le chapeau de Louis, qui la regardait passer à travers les ronces. — Adieu, Louis, adieu, mon grand frère ! lui cria-t-elle d’une voix vibrante, et elle se mit à chanter un de ses cantiques d’autrefois. Louis, honteux d’avoir été surpris caché dans sa retraite, se sauva à toutes jambes, comme eût fait la défunte Jeanne quand les enfans lui criaient : Voilà les bleus !…

En fuyant la présence de Marie, le métayer n’obéissait pas seulement aux instincts d’une humeur sauvage et chagrine ; il voulait à tout prix déraciner de son cœur le sentiment tyrannique et violent qui s’y était enraciné presque à son insu. Homme des jours anciens, pieux et résigné, il souffrait en silence. Quand sa mère le pressait de se marier, il secouait la tête et ne répondait pas. Le souvenir de Marie ne le poursuivait pas seulement comme l’image du bonheur perdu ; il l’assaillait comme un remords. Il ne pouvait ni se pardonner son attachement pour elle, ni lui pardonner, à elle, d’avoir pris son vol dans une autre région. Le pauvre paysan s’accusait de faiblesse, comme s’il eût été le seul sur la terre à se livrer de ces rudes combats où l’on a peur de triompher. Le secret qui le tourmentait, il ne l’eût pour rien au monde confié à ses frères ni à qui que ce fût. Le soir, quand le crépuscule étendait sur les campagnes ces premières ténèbres qui portent à la tristesse, il croyait entendre une voix qui le conviait à chercher ailleurs le repos et la solitude absolue. Lorsque sa mère fut morte, le grand Louis tomba dans une mélancolie plus sombre encore. C’était un martyre pour le jeune métayer de demeurer seul dans ces champs où tout lui rappelait Marie filant derrière ses ouailles, et où il n’avait plus sa mère à entourer de respect. Il ne lui restait plus que le travail, distraction suprême de ceux dont l’esprit est agité ; mais pour bien travailler, il faut avoir la tête libre, le cœur tranquille. Louis n’éprouvait plus aucun plaisir à labourer, aucune joie à voir les gerbes dorées remplir son aire. Poursuivi par le besoin de renoncer à tout et de se quitter lui-même, il s’en allait faisant de longues prières le long des haies, par les sentiers déserts.

Le soir du jour où sonnait sa trentième année, Louis de La Gaudinière dit donc à ses trois frères : — Mes frères, vous n’avez point besoin de moi ; vous voilà grands, et d’âge à vous établir. Demain, quand je serai parti, ouvrez mon basset et partagez entre vous tout ce que vous y trouverez d’effets et d’argent. — Le lendemain, avant l’aube, il partit à petits pas par la porte du jardin, franchit la haie qui l’entourait et s’élança à travers champs. Comme il traversait la grande prairie au chiron, les bœufs couchés dans l’herbe se levèrent, croyant qu’il venait les quérir comme de coutume, et marchèrent à sa rencontre. Le métayer les caressa doucement de la main, les contempla quelques secondes le cœur gros, les larmes aux yeux, sans pouvoir se résoudre à quitter ces rudes et dociles compagnons de ses travaux journaliers. Tout à coup l’alouette chanta, le soleil montra son disque rouge à travers les aulnes, et le chien de garde, le vieux l’Abri, apparut dans le lointain flairant l’herbe pour chercher la piste de son maître. Le premier rayon du matin, c’est la vie, l’espérance, et non l’heure de l’adieu éternel ! Le grand Louis, suffoqué par une émotion qu’il ne pouvait vaincre, chancela comme un athlète blessé ; puis, luttant avec un redoublement d’énergie contre cette défaillance subite, il se mit alors à courir de toute sa force ; sautant par-dessus les haies et les fossés, il se sauva tout en pleurs, la tête en feu. La Gaudinière, avec ses champs et ses prés, disparut bientôt derrière les collines. Quand il ne vit plus rien de ce qui lui rappelait tant de chers ou douloureux souvenirs, Louis recouvra un peu de sérénité. Le chapelet à la main, il chemina d’un pas assuré, et marcha ainsi durant quatre longues heures. Arrivant enfin à la lande de Bégrolle, il découvrit les murs du couvent des trappistes de Bellefontaine. C’était l’asile vers lequel il se dirigeait, le lieu où depuis bien des années il était tourmenté du besoin d’aller s’ensevelir. À lui, pauvre paysan, il fallait une retraite plus absolue que celles du Bocage, une solitude sans horizon, une vie sans sourire. Il secoua ses souliers poudreux sur le seuil du cloître, et leva le marteau de la porte, qui s’ouvrit pour se refermer sur lui. Il était de ceux qui aiment mieux mourir à eux-mêmes que de vivre dans une inutile souffrance.

Un an après le jour où Louis de La Gaudinière entrait au couvent de Bellefontaine, Marie de Boisfrénais épousait un gentilhomme des environs de Châtillon, dont le père avait acquis une certaine illustration dans les guerres de la Vendée. En faisant ce mariage, Mlle de La Verdière stipula que sa nièce viendrait, avec son mari, habiter auprès d’elle au moins six mois de l’année. Elle ne pouvait consentir à se séparer tout à fait de celle que la Providence lui avait rendue pour consoler ses vieux jours.


TH. PAVIE.

  1. Les paysans du Bocage appellent chiron les blocs de grès qui s’élèvent au milieu des prairies et des champs, comme des pierres druidiques.