La Fille aux voluptés défendues/1

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(pseudonyme, auteur inconnu)
Éditions du Vert-Logis (p. 7-22).


CHAPITRE PREMIER


Elle s’appelait Sarah, non point qu’elle fût israélite, mais parce que son père aimait les noms bibliques. Dès sa naissance, elle marqua un penchant certain pour une sorte de sensualité languide, profonde. Elle aimait ses aises et se roulait sur un édredon de plumes avec des mouvements de jeune chatte.

À six ans, elle suçait encore son pouce, manifestant pour cette succion un plaisir nullement dissimulé, sans doute envisageait-elle déjà l’avenir !

Ses goûts pour la nourriture n’avaient rien de bizarres et pourtant restaient particulier autant que précis.

Les ailes de son nez, élégamment dessinées, palpitaient lorsque flottaient des odeurs fortes, quoi qu’elle évitait plutôt les parfums habituels dont les coiffeurs sont si généreux.

En somme, elle formait déjà un petit être parfaitement établi, sachant ce qu’elle aimait, ce qu’elle souhaitait, bien qu’une honnête timidité l’empêchât de le divulguer au prochain.

Ce fut la lecture des classiques qui parut fixer définitivement ses penchants. Rabelais l’incita à abandonner momentanément le papier, pour le remplacer par la fourrure de sa maman : un renard de l’Alaska.

Elle éprouvait une joie profonde à se promener sur l’arrière-train cette toison abondante et douce.

Ce fut à cette époque que sa mère, Madame Clarizet, trouva que sa fourrure sentait le fauve. Elle la donna à sa voisine qui en fit ses dimanches.

Sarah ressentit sa première satisfaction unique en voyant le renard de l’Alaska au cou de Madame Petitmangin, la voisine.

N’ayant plus de toison pour cet usage intime, elle essaya divers procédés, ainsi que le recommandait Rabelais. Aucun ne lui plut d’une façon particulière.

Elle avait alors quatorze ans et, de caractère plutôt timide, elle demeurait en une apparente sagesse. Nous entendons par là qu’elle ne se promenait point en compagnie de garçons de son âge, ainsi que le pratiquaient ses compagnes de lycée. En revanche, elle aimait les longues solitudes, au cours desquelles, d’un doigt agile autant qu’expert, elle effeuillait la rose inépuisable des désirs.

Ainsi, son imagination puérile s’habituait doucement aux extravagances, tandis que l’ordinaire nature lui apparaissait déjà comme un plat sans saveur.

À quoi devait-elle ce tempérament ? demanderont de doctes savants. Mon Dieu ! à une enfance très douce, croyons-nous, enfance suivie d’une adolescence plus douce encore, dans un intérieur paisible aux habitudes régulières.

Monsieur Clarizet, qui n’aurait jamais inventé la poudre, se constitua cependant une fortune rapide durant la guerre. Trois ans après l’armistice, il se retirait pour ne plus pratiquer que la belote et les plaisirs honnêtes.

Sarah avait alors seize ans, et si elle prisa ce changement dans l’existence, elle n’en dit rien à personne et s’accoutuma vite au demi-luxe nouveau.

Madame Clarizet, en effet, n’avait rien de pervers, elle était grasse, peu portée à l’effort physique. Par contre, d’un heureux caractère, elle souriait à la vie, à son mari, à sa fille ; en résumé, elle ne cessait de sourire.

Cette sérénité de vache laitière ne la portait point aux grandes dépenses de la vie mondaine. Elle préférait un intérieur douillet, une table soignée et une aimable paresse.

Si Sarah allait au lycée, c’était beaucoup parce que l’on ne savait trop que faire d’elle pendant le cours du jour. Elle apprenait cahin, caha, une multitude de choses, mais n’y attachait une réelle importance.

À cette époque, le rêve chez elle avait été élevé à la hauteur d’une habitude d’hygiène. Tandis que sa mère somnolait dans la salle à manger, et que son père caressait la dame de pique, elle s’enfermait en sa chambre virginale de jeune fille et, dans un retroussis élégant, elle faisait vibrer ce que nous pourrions appeler la corde sensible de son âme puérile.

Cependant, les conversations de ses compagnes, ses lectures, lui donnaient lentement une relative curiosité ; en réalité, plus de curiosité que de désirs, ceux-ci trouvant leur exutoire dans les vibrations de sa harpe personnelle.

Malheureusement, cette curiosité ne pouvait se satisfaire, à cause de la timidité qui la retenait. Elle avait, certes, pour les hommes rencontrés dans la rue des regards audacieux, des rires moqueurs, mais elle s’éloignait à la moindre tentative.

Il ne faut pas oublier qu’elle vivait en une réelle solitude, auprès des parents satisfaits. La mollesse de Madame Clarizet l’empêchait de fréquenter de nombreuses relations et les hommes qui venaient au logis auraient craint d’être honnis par leurs concitoyens s’ils avaient seulement essayé de troubler l’âme limpide d’une jeune fille par un simple propos égrillard.

Sarah, en son for intérieur, les traitait tous de vieilles pantoufles, et n’attachait à leur présence qu’une importance fort réduite.

Mais, comme il se doit, Sarah avait un cousin, et qui s’appelait Léon. Ce nom fut d’abord pour la jeune fille un sujet de facile moquerie. Puis, un jour, elle constata que Léon avait autant de timidité qu’elle-même et que, de surcroît, il possédait près de deux années de moins qu’elle.

Cette situation l’enhardit ; elle commença par tyranniser le benêt qui aimait à se trouver auprès de sa jolie cousine.

Au début, elle le pinça, le secoua, ensuite, elle passa aux calottes qu’elle lui administra au hasard. Enfin, elle se livra à des essais de lutte qui, malgré les contacts, ne lui apprirent rien de ce qu’elle voulait savoir.

Madame Clarizet assistait à ces ébats et, en sa sérénité, ne s’en émouvait point ; elle répétait avec son rire bonasse :

— Sont-ils enfants !

Naturellement, Léon éprouvait un plaisir terrible à ces jeux ; il en parlait à un camarade intime et, ensemble, ils essayaient à mi-voix, de détailler l’anatomie de Sarah. En leur innocence, ils ne parvenaient qu’à des à peu près, bien loin de les contenter.

Léon vint d’abord tous les jeudis, puis il s’arrangea à se trouver sur le passage de Sarah lorsque celle-ci rentrait au logis. Avec un rire elle l’entraînait à l’appartement Clarizet et les bousculades commençaient immédiatement.

Peu à peu, elle domptait ainsi le garçon, s’habituait à lui et gagnait chaque jour plus d’audace. Ils riaient aussi parfois de mots égrillards prononcés à voix basse, et cela créait entre eux une aimable complicité.

Un jeudi, que Sarah n’avait pu caresser son rêve quotidien par suite d’un incident imprévu, Léon arriva.

La jeune fille, l’âme troublée, n’eut pas envie de se livrer à des plaisanteries gymniques. Elle préféra ouvrir sagement un livre sur la table, tandis que Madame Clarizet, qui tricotait devant la fenêtre, leur tournait le dos.

Ils s’assirent côte à côte, fort près ma foi, et échangèrent à voix basse des propos légers. De temps à autre fusait un rire étouffé.

Décidément, Sarah sentait que sa séance de rêve lui manquait, une gêne indécise se cachait en son corps nubile. Ce fut sans doute ce qui lui donna de la hardiesse.

Sa main quitta la table et tout d’abord pinça la cuisse de Léon.

Celui-ci esquissa une grimace qui voulait être un rire ; mais la main de la jouvencelle avançait avec une prudence de serpent.

Léon, crispé, attendait, il n’osait esquisser un mouvement, de crainte de rompre le charme.

La table avait un somptueux tapis à l’ancienne mode et qui masquait la vue de l’autre côté de la pièce. Sarah jugea que ce paravent était suffisant pour protéger la pudeur maternelle.

Maintenant, Léon tremblait, parce que l’astucieuse cousine avait fait jaillir du tréfonds de son être des désirs jusqu’alors insoupçonnés.

Patiente, elle se livrait à des investigations minutieuses et, malheureusement, pour satisfaire sa curiosité, ne pouvait user que de ses mains.

Léon se mordait les lèvres, une bouffée de chaleur lui montait au visage, ses yeux brillaient, ses joues rougeoyaient.

Sarah le considéra avec un sourire interrogateur, mais il ne dit rien, n’apportant aucune précision aux investigations de la jeune fille. Celle-ci, sans méfiance, continua.

Une catastrophe était inévitable, elle ne tarda pas à se produire, catastrophe dont les complices s’effrayèrent.

Léon eut bien un sursaut, un faible appel ; trop tard, hélas !

Sarah fut étonnée.

Jamais elle n’aurait prévu pareille solution.

— Les enfants sont-ils drôles ! murmura Madame Clarizet à demi assoupie.

Sarah étudiait toujours, puis elle fit de son mieux pour effacer les traces du trouble inattendu de son fidèle cousin.

Celui-ci, en hâte, avait remis de l’ordre en sa toilette, si bien que lorsqu’elle se redressa et que son visage fut au niveau des genoux du garçonnet, elle ne vit plus rien. Elle en éprouva du mécontentement et lui bourra les côtes d’un coup de poing.

— Pourquoi que tu fais comme ça ?

Riant bêtement, il souleva ses épaules juvéniles :

— Je ne sais pas, ça me gêne maintenant.

Il exhiba sa dentition saine.

— Tout à l’heure tu n’étais pas gêné !

Quatre heures sonnèrent, Madame Clarizet leur demanda s’ils souhaitaient goûter. Mais Léon ne désirait plus rien, sa jolie cousine ne l’intéressait plus. Il refusa et fila, la casquette sur l’oreille, l’air désinvolte.

Par la fenêtre, Sarah le vit s’éloigner et murmura :

— L’ingrat !

Elle n’eut pas de haine, mais une sourde volonté de vengeance. Elle s’étonnait qu’il n’eût pas autant de curiosité qu’elle-même, tandis qu’elle se sentait prête à lui dévoiler tous ses secrets.

Elle grinça des dents et se jura qu’il les examinerait quand même.

Après un goûter hâtif, elle s’enferma dans sa chambre et imagina les tourments qu’elle infligerait à l’égoïste lorsque l’occasion se présenterait.

Il n’en est pas moins vrai que la soirée entière elle fut troublée par ce souvenir de quelques minutes d’un jeu nouveau.

Son père, en rentrant de la belotte quotidienne, lui caressa la joue :

Un peu pâlotte, fifille, tu travailles trop à tes études.

Elle agita ses boucles brunes en signe de dénégation :

— Mais non, c’est le contre-jour qui me fait paraître pâle.

Madame Clarizet sourit, attira sa chaise vers la table et attendit placidement le dîner.

Sarah n’égaya point ce repas de ses propos joyeux, il y avait en son esprit un souci. Elle se remémorait les confidences de compagnes et cherchait à s’imaginer Léon jouant, auprès d’elle, le rôle d’ordinaire dévolu au monsieur.

Cette idée la fit rire : Léon était un petit cousin et non point un monsieur. Il ne serait jamais auprès d’elle qu’un ersatz nécessaire.

Elle fut se coucher plus tôt que d’habitude et s’endormit plus tard. Le résultat fut que le lendemain, en partant au lycée, elle avait les paupières lourdes et les reins brisés.

Cependant, elle souriait à la vie, ne s’émouvant point des légers excès que sa jeunesse robuste rendait supportables.

En classe, elle fit part à une voisine amie de ses connaissances nouvelles, fournit des précisions. L’autre, qui trompait ses impatiences en compagnie d’une camarade, se montra intéressée. Habilement, elle adressa des avances à Sarah, espérant conduire celle-ci aux plaisirs de Sapho.

Mais la jeune fille était instinctivement réfractaire à ce genre de distraction.

En réalité, sa sexualité venait à peine de s’éveiller, ce qu’il y avait en elle, auparavant, c’était une sensualité voluptueuse, un goût languide pour les sensations profondes, quelles qu’elles fussent. Le rêve appartenait à cette sensualité, à ce besoin inné de stimuler un tempérament empreint de la mollesse maternelle.

L’amie s’autorisa à son tour des confidences qui la rendirent songeuse.

L’après-midi, lorsqu’elle retourna au lycée, elle n’avait point de pantalon, éprouvant une satisfaction très douce au contact de ses cuisses tièdes, l’une contre l’autre.

À quatre heures, quand elle rentra, elle chercha Léon des yeux aux alentours. Mais Léon n’était point là retenu par les préparatifs d’une importante partie de rugby.

Elle fut déçue et mesura dès cet instant l’égoïsme masculin. Ce fut plus que de la rancœur qu’elle éprouva, plutôt une sorte de haine sourde, placide, qui s’accommodait avec son tempérament ennemi de l’effort physique.

Dans sa chambre, elle rêva, mais si dans ce rêve elle tenait la place de l’héroïne, Léon faisait figure de l’esclave tyrannisé. Tyrannisé, non par de la brutalité ou de la sauvagerie, mais par une sorte de malignité sournoise qui l’obligeait à mille turpitudes.

À ces images bizarres, elle goûta un plaisir nouveau qui se fixa dans son esprit, formant la base inconsciente de son érotisme futur.

Après le dîner, elle voulut répéter l’expérience, ignorant l’épuisement ou la fatigue physique. D’ailleurs, par une sorte de précaution instinctive, elle n’allait jamais jusqu’au bout du rêve, laissant la chair en suspens, réservant la solution pour la minute ultime où elle aurait enfin envie de dormir.

Le lendemain matin, elle se réveilla fort guillerette, certaine que la journée ne s’écoulerait pas sans qu’elle vit le charmant Léon.

La classe, les divagations d’un professeur en mal de pédagogie, la laissèrent indifférente, les joues dans les mains, elle contemplait le tableau noir et y voyait se dessiner progressivement l’emblème extravagant, attribut sacré de la force productrice dans la nature.