La Fille du Tonnelier

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POÉSIE

LA FILLE DU TONNELIER



I.

Jean-Maurice habitait, au fond d’un carrefour,
Une vieille maison à fenêtres grillées :
À travers les barreaux à peine entrait le jour,
Tant les vitres étaient de poussière souillées.
Sous les coups répétés d’un lourd marteau de fer,
La grand’porte s’était déjetée et fendue ;
Aux ferrures du puits une corde pendue
Depuis tantôt dix ans se balançait en l’air.
Des mauves fleurissaient sur l’escalier de pierre,
Et du haut du portail, des pavots empourprés,
Au moindre effort du vent, parsemaient les degrés
De pétales flétris et de graine légère.
Maurice avait vingt ans ; son cœur, ô rareté !
Ne s’était point gâté dans les murs du collège ;
Au logis paternel il avait rapporté
Sa foi, trésor sans prix, blanche virginité
Qui fond aux premiers feux comme un flocon de neige.
Il n’avait pour amis que ses livres poudreux,
Fidèles compagnons peuplant sa solitude ;
Il ignorait le monde et se trouvait heureux
Entre les quatre murs de sa chambre d’étude.
Dès la pointe du jour, courbé sur son bureau,
Il lisait jusqu’au soir près de sa vitre ouverte.
Où grimpaient en été deux brins de vigne verte.

Quand le soleil fuyait derrière le coteau,
Il relevait la tête, et, laissant la lecture
Des poètes aimés du bon temps d’autrefois,
La Fontaine ou Régnier, les auteurs de son choix,
Il contemplait d’un air songeur l’allée obscure
Du jardin assoupi dans l’ombre et la verdure :
C’était un grand enclos couvert d’arbres fruitiers,
Où les plantes poussaient à la bonne aventure;
L’herbe avait remplacé le sable des sentiers,
Des ronces se tordaient aux bras des espaliers,
Et quelques rares fleurs y venaient sans culture.
Maurice, l’âme émue et le cœur plein d’espoir,
Regardait le verger, calme à l’heure du soir.
Tandis que, dans un coin de sa chambrette nue,
Souvenir de sa mère et du jour des Rameaux,
Une branche de buis, par un christ soutenu.
S’inclinait pour bénir les rêves d’or éclos
Avec les fleurs de mai dans cette âme ingénue...

À cette heure sacrée, heureuse mille fois,
La femme qui, passant près de ce coin de terre.
Eût deviné l’amour sous ce toit solitaire.
Et sur ce cœur brûlant eût fait tomber son choix!
Qui sait combien alors de fleurs, de perles fines.
Elle aurait pu trouver au fond de ces vingt ans?
Mais vers le seuil, bordé de ronces et d’épines,
Hélas! pas une main ne vint heurter à temps :
Désirs, songea d’amour, fleurs et perles divines,
Restèrent enfouis sous les murs en ruines.

II.


Jean-Maurice était pauvre. En ce siècle d’airain,
Les rêves les plus beaux, hélas! ne font pas vivre;
Loin du toit de son père, il lui fallut poursuivre
L’idéal de nos jours, l’or qui donne du pain.
Il partit, le cœur riche et les poches légères;
Il prit le grand chemin qui conduit à Paris,
Joyeux et se disant que là-bas, à tout prix,
Il réaliserait ses rêveuses chimères. —
Paris! vieil enchanteur, que de cœurs ingénus
A fait battre déjà ton nom plein de promesses!
Combien de jeunes gens près de toi sont venus
Au prix de leurs vingt ans marchander tes largesses!

Par un matin d’automne ils quittaient leur logis,
Heureux ils cheminaient sur les routes poudreuses,
Et, voyant vers le soir monter aux cieux rougis
De ta grande cité les brumes onduleuses,
Ils croyaient contempler à l’horizon lointain
Les doux et premiers feux de leur gloire prochaine…
Ah! combien ont souffert et sont morts à la peine!
Combien de leur province ont repris le chemin,
Tristes, déçus, le cœur plein de trouble et de haine !

    Quand Maurice partit en habits de voyage,
À la maison voisine un rose et frais visage
Se mit à la croisée afin de le mieux voir.
Et d’une voix d’argent, lui cria : — Bon courage.
Bon espoir et bonheur, Jean-Maurice, au revoir ! —

III.


Or cette voix d’argent, cette voix enfantine.
Ce visage aussi frais qu’une fleur d’églantier,
C’étaient le doux minois et la voix d’Éveline,
La fille du voisin Jacques, le tonnelier.
Dont au soleil levant s’éveillait l’atelier.

    À l’abri d’un hangar, vieux fûts, neuves barriques,
Cuves au large ventre et douves de tonneaux,
Où devaient fermenter les raisins des coteaux,
Reposaient entassés sur le pavé de briques,
Tandis que le patron avec ses ouvriers,
En tablier de cuir, toisait les madriers.
Et chantait un refrain que renforçait encore
Du maillet travailleur le bruit vif et sonore.
Au-dessus du hangar, dans un angle et tout près
De la maison de Jean, s’ouvrait une croisée
Où, sur le bord moussu de la corniche usée,
Des muguets fleurissaient dans un vase de grès.
C’est là que chaque jour s’asseyait Éveline :
Un rameau de jasmin tordu dans les cheveux,
Ses grands yeux bruns penchés vers une toile fine
Où couraient lestement ses petits doigts nerveux,
Éveline songeait, et chaque matinée
Voyait recommencer la tâche inachevée.
Les courses de l’aiguille entre les plis du lin,
Et les songes vermeils de la quinzième année
Qui s’envolaient gaîment vers le toit du voisin.

Bien des fois, contemplant la maison délaissée
Et le sombre jardin où Jean ne venait plus,
Son cœur s’était serré : sa paupière baissée
Avait laissé tomber des pleurs inaperçus;
Mais, le printemps d’après, voyant une hirondelle
A son nid familier rentrer à tire-d’aile,
Son cœur battit plus libre, et l’enfant murmura,
En pensant à Maurice : — À son tour, lui, comme elle,
Vers la maison natale un jour il reviendra.


IV.


Il revint. Des voisins penchés à leur fenêtre,
Au coin du carrefour, le virent apparaître.
Six ans s’étaient passés. Les luttes, le chagrin,
Les longs travaux du jour, les veilles énervantes
Que prodigue Paris aux natures ardentes,
Avaient flétri son front, jadis rose et serein ;
Mais l’humble étudiant revenait médecin.
Pensif, il secoua ses pieds blancs de poussière
Sur les degrés disjoints de l’escalier de pierre ;
D’un coup de son bâton il brisa sans pitié
La giroflée en fleur et les mauves rosées
Dont les brins obstruaient son vieux seuil oublié ;
Puis, soulevant la porte aux ferrures usées,
Il entra. Sous l’auvent de ce logis obscur,
Au voyageur lassé personne ne fit fête ;
Pas un gai compagnon, pas un chien, ami sûr,
Qui vers le maître accourt en relevant la tête,
Pas un petit grillon dans les fentes du mur…
Il retrouva sa chambre aussi nue, aussi blanche
Qu’au jour de son départ; au chevet de son lit.
Le crucifix dormait auprès du buis bénit,
Les livres reposaient sur leur étroite planche ;
Six ans dans ce réduit n’avaient rien pu changer.
Rien, si ce n’est le cœur de l’enfant, qui peut-être
Maintenant s’asseyait ainsi qu’un étranger
Sous ce toit qu’il semblait à peine reconnaître.

     Il ouvrit sa croisée. En poussant le volet
Il détacha du mur le nid d’une hirondelle
Qui depuis bien longtemps, à la saison nouvelle,
Vers ce coin chaque année en chantant revolait.

Tandis que les oiseaux fuyaient dans la ramée
En jetant, les pauvrets, un long cri de chagrin,
Indifférent et calme, et sifflant un refrain,
Il bourra lentement sa pipe bien-aimée,
Et, regardant au ciel s’en aller la fumée.
Il s’assit sur un banc, vers le seuil du jardin.
La nuit tombait, le vent agitait les feuillées,
L’odeur des foins montait vers les cieux étoiles.
Les vers luisans brillaient dans les herbes mouillées,
Et les cailles au loin gazouillaient dans les blés.
Mais Maurice était là, sans voir et sans entendre,
Et, l’esprit absorbé par un obscur dessein.
Il calculait tout bas combien il pourrait vendre
La maison de son père et l’antique jardin,
Pour retourner plus vite à son pays latin.
Dans le même moment, Éveline, joyeuse.
Songeait dans sa cellule aux bonheurs du retour.
Et la brise du soir et la nuit radieuse
L’enivraient de parfums et lui parlaient d’amour.


V.


Les semaines passaient; dans sa chambre ignorée,
Jean-Maurice restait enfermé jour et nuit.
Sa voisine, inquiète et d’ennui dévorée,
Sentait son cœur troublé bondir au moindre bruit
Que faisait en tournant la porte délabrée.
Et, du matin au soir assise, elle cousait,
Et, tout en travaillant, la pauvrette chantait…

Sa fraîche voix d’argent volait pure et légère
Jusqu’à Jean, à travers les halliers du jardin.
Mais la comprenait-il ? lui, qui ne savait guère
Que les folles chansons du vieux quartier latin,
Lui, dont les passions duraient un soir d’ivresse,
Lui, qui doutait du ciel et de son propre cœur
Et qui ne demandait jamais à sa maîtresse
Qu’un bras souple et nerveux et deux lèvres en fleur !…


VI.


Octobre était venu. La rue inanimée
Ne retentissait plus des chants de l’atelier ;
Silencieux était le toit du tonnelier.
Et la brune Éveline, à la vitre fermée,
Où le vent effeuillait les fleurs de son rosier,

N’avait pas reparu depuis un mois entier. —
Un soir, devant son feu dont les rouges flammèches
Étoilaient l’âtre noir, Jean-Maurice fumait,
Écoutant tout rêveur le bruit des feuilles sèches
Que le vent, dans la cour, en tourbillons poussait ;
Tout à coup du marteau retentit la voix forte.
Il ouvrit; un vieillard, Jacque, était à la porte,
Jacques le tonnelier. « Vous êtes médecin,
Dit-il ; si nous tardons, ma fille sera morte.
Hâtez-vous! » Calme et froid, Jean suivit son voisin.

     Hélas! on meurt d’amour tout comme on meurt de faim.
Le feu secret nourri dans sa jeune poitrine.
Étouffé trop longtemps, s’était fait jour enfin,
Et depuis le matin dévorait Éveline.
Auprès de son rouet, de ses vases de fleurs.
De l’œuvre inachevée où dormait son aiguille,
Sans que rien révélât ses intimes douleurs.
Sur son lit virginal gisait la pauvre fille.
Maurice s’approcha, prit son bras maigre et nu.
Toucha sa joue en feu, sa main sèche et brûlante,
Sonda ses grands yeux creux, et dit d’une voix lente :
« Cette femme se meurt, et d’un mal inconnu. »
La lampe grésillait, et, tantôt sombre ou claire,
Sa douteuse lueur faiblissait par degré ;
On entendait au loin la chanson populaire
D’un passant attardé; sur le pavé de pierre.
Le vieux père à genoux sanglotait éploré ;
Éveline leva sa tête appesantie.
Comme un pâle rayon d’un froid soleil d’hiver,
Sur ses lèvres on vit luire un sourire amer.
Et d’une faible voix du fond du cœur partie
Elle fit lentement à Maurice interdit
Ce solennel aveu que lui seul entendit :
— « Docteur, ce mal affreux où se perd ta science,
C’est un mal que ton art ne guérira jamais;
Dieu te garde toujours de semblable souffrance !
Je meurs, cruel enfant, parce que je t’aimais. » —
Par un suprême effort, prompt comme la pensée.
Sur les lèvres de Jean ses lèvres de vingt ans
Mirent son âme entière en un baiser passée,
Puis au bord de sa couche elle tomba glacée.
— Jean-Maurice comprit, mais il n’était plus temps.

André Theuriet.