La Fille du capitaine/VII

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Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 83-94).

VII

L’ASSAUT


De toute la nuit, je ne pus dormir, et ne quittai même pas mes habits. J’avais eu l’intention de gagner de grand matin la porte de la forteresse par où Marie Ivanovna devait partir, pour lui dire un dernier adieu. Je sentais en moi un changement complet. L’agitation de mon âme me semblait moins pénible que la noire mélancolie où j’étais plongé précédemment. Au chagrin de la séparation se mêlaient en moi des espérances vagues mais douces, l’attente impatiente des dangers et le sentiment d’une noble ambition. La nuit passa vite. J’allais sortir, quand ma porte s’ouvrit, et le caporal entra pour m’annoncer que nos Cosaques avaient quitté pendant la nuit la forteresse, emmenant de force avec eux Ioulaï, et qu’autour de nos remparts chevauchaient des gens inconnus. L’idée que Marie Ivanovna n’avait pu s’éloigner me glaça de terreur. Je donnai à la hâte quelques instructions au caporal, et courus chez le commandant.

Il commençait à faire jour. Je descendais rapidement la rue, lorsque je m’entendis appeler par quelqu’un. Je m’arrêtai.

« Où allez-vous ? oserais-je vous demander, me dit Ivan Ignatiitch en me rattrapant ; Ivan Kouzmitch est sur le rempart, et m’envoie vous chercher. Le Pougatch est arrivé.

– Marie Ivanovna est-elle partie ? demandai-je avec un tremblement intérieur.

– Elle n’en a pas eu le temps, répondit Ivan Ignatiitch, la route d’Orenbourg est coupée, la forteresse entourée. Cela va mal, Piôtr Andréitch. »

Nous nous rendîmes sur le rempart, petite hauteur formée par la nature et fortifiée d’une palissade. La garnison s’y trouvait sous les armes. On y avait traîné le canon dès la veille. Le commandant marchait de long en large devant sa petite troupe ; l’approche du danger avait rendu au vieux guerrier une vigueur extraordinaire. Dans la steppe, et peu loin de la forteresse, se voyaient une vingtaine de cavaliers qui semblaient être des Cosaques ; mais parmi eux se trouvaient quelques Bachkirs, qu’il était facile de reconnaître à leurs bonnets et à leurs carquois. Le commandant parcourait les rangs de la petite armée, en disant aux soldats : « Voyons, enfants, montrons-nous bien aujourd’hui pour notre mère l’impératrice, et faisons voir à tout le monde que nous sommes des gens braves, fidèles à nos serments. »

Les soldats témoignèrent à grands cris de leur bonne volonté. Chvabrine se tenait près de moi, examinant l’ennemi avec attention. Les gens qu’on apercevait dans la steppe, voyant sans doute quelques mouvements dans le fort, se réunirent en groupe et parlèrent entre eux. Le commandant ordonna à Ivan Ignatiitch de pointer sur eux le canon, et approcha lui-même la mèche. Le boulet passa en sifflant sur leurs têtes sans leur faire aucun mal. Les cavaliers se dispersèrent aussitôt, en partant au galop, et la steppe devint déserte. En ce moment, parut sur le rempart Vassilissa Iégorovna, suivie de Marie qui n’avait pas voulu la quitter.

« Eh bien, dit la commandante, comment va la bataille ? où est l’ennemi ?

– L’ennemi n’est pas loin, répondit Ivan Kouzmitch ; mais, si Dieu le permet, tout ira bien. Et toi, Macha, as-tu peur ?

– Non, papa, répondit Marie ; j’ai plus peur seule à la maison. »

Elle me jeta un regard, en s’efforçant de sourire. Je serrai vivement la garde de mon épée, en me rappelant que je l’avais reçue la veille de ses mains, comme pour sa défense. Mon cœur brûlait dans ma poitrine ; je me croyais son chevalier ; j’avais soif de lui prouver que j’étais digne de sa confiance, et j’attendais impatiemment le moment décisif.

Tout à coup, débouchant d’une hauteur qui se trouvait à huit verstes de la forteresse, parurent de nouveau des groupes d’hommes à cheval, et bientôt toute la steppe se couvrit de gens armés de lances et de flèches. Parmi eux, vêtu d’un cafetan rouge et le sabre à la main, se distinguait un homme monté sur un cheval blanc. C’était Pougatcheff lui-même. Il s’arrêta, fut entouré, et bientôt, probablement d’après ses ordres, quatre hommes sortirent de la foule, et s’approchèrent au grand galop jusqu’au rempart. Nous reconnûmes en eux quelques-uns de nos traîtres. L’un d’eux élevait une feuille de papier au-dessus de son bonnet ; un autre portait au bout de sa pique la tête de Ioulaï, qu’il nous lança par-dessus la palissade. La tête du pauvre Kaimouk roula aux pieds du commandant.

Les traîtres nous criaient :

« Ne tirez pas : sortez pour recevoir le tsar ; le tsar est ici.

– Enfants, feu ! » s’écria le capitaine pour toute réponse.

Les soldats firent une décharge. Le Cosaque qui tenait la lettre vacilla et tomba de cheval ; les autres s’enfuirent à toute bride. Je jetai un coup d’œil sur Marie Ivanovna. Glacée de terreur à la vue de la tête de Ioulaï, étourdie du bruit de la décharge, elle semblait inanimée. Le commandant appela le caporal, et lui ordonna d’aller prendre la feuille des mains du Cosaque abattu. Le caporal sortit dans la campagne, et revint amenant par la bride le cheval du mort. Il remit la lettre au commandant. Ivan Kouzmitch la lut à voix basse et la déchira en morceaux. Cependant on voyait les révoltés se préparer à une attaque. Bientôt les balles sifflèrent à nos oreilles, et quelques flèches vinrent s’enfoncer autour de nous dans la terre et dans les pieux de la palissade.

« Vassilissa Iégorovna, dit le commandant, les femmes n’ont rien à faire ici. Emmène Macha ; tu vois bien que cette fille est plus morte que vive. »

Vassilissa Iégorovna, que les balles avaient assouplie, jeta un regard sur la steppe, où l’on voyait de grands mouvements parmi la foule, et dit à son mari : « Ivan Kouzmitch, Dieu donne la vie et la mort ; bénis Macha ; Macha, approche de ton père. » Pâle et tremblante, Marie s’approcha d’Ivan Kouzmitch, se mit à genoux et le salua jusqu’à terre. Le vieux commandant fit sur elle trois fois le signe de la croix, puis la releva, l’embrassa, et lui dit d’une voix altérée par l’émotion : « Eh bien, Macha, sois heureuse ; prie Dieu, il ne t’abandonnera pas. S’il se trouve un honnête homme, que Dieu vous donne à tous deux amour et raison. Vivez ensemble comme nous avons vécu ma femme et moi. Eh bien, adieu, Macha. Vassilissa Iégorovna, emmène-la donc plus vite. »

Marie se jeta à son cou, et se mit à sangloter. « Embrassons-nous aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, mon Ivan Kouzmitch ; pardonne-moi si je t’ai jamais fâché.

– Adieu, adieu, ma petite mère, dit le commandant en embrassant sa vieille compagne ; voyons, assez, allez-vous-en à la maison, et, si tu en as le temps, mets un sarafan à Macha. »

La commandante s’éloigna avec sa fille. Je suivais Marie du regard ; elle se retourna et me fit un dernier signe de tête.

Ivan Kouzmitch revint à nous, et toute son attention fut tournée sur l’ennemi. Les rebelles se réunirent autour de leur chef et tout à coup mirent pied à terre précipitamment. « Tenez-vous bien, nous dit le commandant, c’est l’assaut qui commence. » En ce moment même retentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles accouraient à toutes jambes sur la forteresse. Notre canon était chargé à mitraille. Le commandant les laissa venir à très petite distance, et mit de nouveau le feu à sa pièce. La mitraille frappa au milieu de la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef seul resta en avant, agitant son sabre ; il semblait les exhorter avec chaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cessé, redoublèrent de nouveau. « Maintenant, enfants ! s’écria le capitaine, ouvrez la porte, battez, le tambour, et en avant ! Suivez-moi pour une sortie ! »

Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvâmes en un instant hors du parapet. Mais la garnison, intimidée, n’avait pas bougé de place. « Que faites-vous donc, mes enfants ? s’écria Ivan Kouzmitch ; s’il faut mourir, mourons ; affaire de service ! »

En ce moment les rebelles se ruèrent sur nous, et forcèrent l’entrée de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta ses armes. On m’avait renversé par terre ; mais je me relevai et j’entrai pêle-mêle avec la foule dans la forteresse. Je vis le commandant blessé à la tête, et pressé par une petite troupe de bandits qui lui demandaient les clefs. J’allais courir à son secours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lièrent avec leurs kouchaks en criant : « Attendez, attendez ce qu’on va faire de vous, traîtres au tsar ! »

On nous traîna le long des rues. Les habitants sortaient de leurs maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches. Tout à coup des cris annoncèrent que le tsar était sur la place, attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute la foule se jeta de ce côté, et nos gardiens nous y traînèrent.

Pougatcheff était assis dans un fauteuil, sur le perron de la maison du commandant. Il était vêtu d’un élégant cafetan cosaque, brodé sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orné de glands d’or, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figure ne me parut pas inconnue. Les chefs cosaques l’entouraient.


Le père Garasim, pale et tremblant, se tenait, la croix à la main, au pied du perron, et semblait le supplier en silence pour les victimes amenées devant lui. Sur la place même, on dressait à la hâte une potence. Quand nous approchâmes, des Bachkirs écartèrent la foule, et l’on nous présenta à Pougatcheff. Le bruit des cloches cessa, et le plus profond silence s’établit. « Qui est le commandant ? » demanda l’usurpateur. Notre ouriadnik sortit des groupes et désigna Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda le vieillard avec une expression terrible et lui dit : « Comment as-tu osé t’opposer à moi, à ton empereur ? »

Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernières forces et répondit d’une voix ferme : « Tu n’es pas mon empereur : tu es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien ! »

Pougatcheff fronça le sourcil et leva son mouchoir blanc. Aussitôt plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine et l’entraînèrent au gibet. À cheval sur la traverse, apparut le Bachkir défiguré qu’on avait questionné la veille ; il tenait une corde à la main, et je vis un instant après le pauvre Ivan Kouzmitch suspendu en l’air. Alors on amena à Pougatcheff Ivan Ignatiitch.

« Prête serment, lui dit Pougatcheff, à l’empereur Piôtr Fédorovitch.

– Tu n’es pas notre empereur, répondit le lieutenant en répétant les paroles de son capitaine ; tu es un brigand, mon oncle, et un usurpateur. »

Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon Ivan Ignatiitch fut pendu auprès de son ancien chef. C’était mon tour. Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en m’apprêtant à répéter la réponse de mes généreux camarades. Alors, à ma surprise inexprimable, j’aperçus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eu le temps de se couper les cheveux en rond et d’endosser un cafetan de Cosaque. Il s’approcha de Pougatcheff et lui dit quelques mots à l’oreille. « Qu’on le pende ! » dit Pougatcheff sans daigner me jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis à réciter à voix basse une prière, en offrant à Dieu un repentir sincère de toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceux qui étaient chers à mon cœur. On m’avait déjà conduit sous le gibet. « Ne crains rien, ne crains rien ! » me disaient les assassins, peut-être pour me donner du courage. Tout à coup un cri se fit entendre : « Arrêtez, maudits ».

Les bourreaux s’arrêtèrent. Je regarde… Savéliitch était étendu aux pieds de Pougatcheff.

« Ô mon propre père, lui disait mon pauvre menin, qu’as-tu besoin de la mort de cet enfant de seigneur ? Laisse-le libre, on t’en donnera une bonne rançon ; mais pour l’exemple et pour faire peur aux autres, ordonne qu’on me pende, moi, vieillard. »

Pougatcheff fit un signe ; on me délia aussitôt. « Notre père te pardonne », me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puis dire que j’étais très heureux de ma délivrance, mais je ne puis dire non plus que je la regrettais. Mes sens étaient trop troublés. On m’amena de nouveau devant l’usurpateur et l’on me fit agenouiller à ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse : « Baise la main, baise la main ! » criait-on autour de moi. Mais j’aurais préféré le plus atroce supplice à un si infâme avilissement.

« Mon père Piôtr Andréitch, me soufflait Savéliitch, qui se tenait derrière moi et me poussait du coude, ne fais pas l’ obstiné ; qu’est-ce que cela te coûte ? Crache et baise la main du bri… Baise-lui la main. »

Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant : « Sa Seigneurie est, à ce qu’il paraît, toute stupide de joie ; relevez-le ». On me releva, et je restai en liberté. Je regardai alors la continuation de l’infâme comédie.

Les habitants commencèrent à prêter le serment. Ils approchaient l’un après l’autre, baisaient la croix et saluaient l’usurpateur. Puis vint le tour des soldats de la garnison : le tailleur de la compagnie, armé de ses grands ciseaux émoussés, leur coupait les queues. Ils secouaient la tête et approchaient les lèvres de la main de Pougatcheff ; celui-ci leur déclara qu’ils étaient pardonnés et reçus dans ses troupes. Tout cela dura près de trois heures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit le perron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc richement harnaché. Deux Cosaques le prirent par les bras et l’aidèrent à se mettre en selle. Il annonça au père Garasim qu’il dînerait chez lui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques brigands traînaient sur le perron Vassilissa Iégorovna, échevelée et demi-nue. L’un d’eux s’était déjà vêtu de son mantelet ; les autres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les services à thé et toutes sortes d’objets.

« Ô mes pères, criait la pauvre vieille, laissez-moi, de grâce ; mes pères, mes pères, menez-moi à Ivan Kouzmitch. »

Soudain elle aperçut le gibet et reconnut son mari.

« Scélérats, s’écria-t-elle hors d’elle-même, qu’en avez-vous fait ? Ô ma lumière, Ivan Kouzmitch, hardi cœur de soldat ; ni les baïonnettes prussiennes ne t’ont touché, ni les balles turques ; et tu as péri devant un vil condamné fuyard.

– Faites taire la vieille sorcière ! » dit Pougatcheff.

Un jeune Cosaque la frappa de son sabre sur la tête, et elle tomba morte au bas des degrés du perron. Pougatcheff partit ; tout le peuple se jeta sur ses pas.