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La Fille du capitaine/XII

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 141-151).

XII

L’ORPHELINE


La kibitka s’arrêta devant le perron de la maison du commandant. Les habitants avaient reconnu la clochette de Pougatcheff et étaient accourus en foule. Chvabrine vint à la rencontre de l’usurpateur ; il était vêtu en Cosaque et avait laissé croître sa barbe. Le traître aida Pougatcheff à sortir de voiture, en exprimant par des paroles obséquieuses son zèle et sa joie. À ma vue il se troubla ; mais se remettant bientôt : « Tu es avec nous ? dit-il ; ce devrait être depuis longtemps ».

Je détournai la tête sans lui répondre.

Mon cœur se serra quand nous entrâmes dans la petite chambre que je connaissais si bien, où se voyait encore, contre le mur, le diplôme du défunt commandant, comme une triste épitaphe. Pougatcheff s’assit sur ce même sofa où maintes fois Ivan Kouzmitch s’était assoupi au bruit des gronderies de sa femme. Chvabrine apporta lui-même de l’eau-de-vie à son chef. Pougatcheff en but un verre, et lui dit en me désignant : « Offres-en un autre à Sa Seigneurie ».

Chvabrine s’approcha de moi avec son plateau ; je me détournai pour la seconde fois. Il me semblait hors de lui-même. Avec sa finesse ordinaire, il avait deviné sans doute que Pougatcheff n’était pas content de lui. Il le regardait avec frayeur et moi avec méfiance. Pougatcheff lui fit quelques questions sur l’état de la forteresse, sur ce qu’on disait des troupes de l’impératrice et sur d’autres sujets pareils. Puis, tout à coup, et d’une manière inattendue :

« Dis-moi, mon frère, demanda-t-il, quelle est cette jeune fille que tu tiens sous ta garde ? Montre-la-moi. »

Chvabrine devint pâle comme la mort.

« Tsar, dit-il d’une voix tremblante, tsar, … elle n’est pas sous ma garde, elle est au lit dans sa chambre.

– Mène-moi chez elle », dit l’usurpateur en se levant.

Il était impossible d’hésiter. Chvabrine conduisit Pougatcheff dans la chambre de Marie Ivanovna. Je les suivis.

Chvabrine s’arrêta dans l’escalier : « Tsar, dit-il, vous pouvez exiger de moi ce qu’il vous plaira ; mais ne permettez pas qu’un étranger entre dans la chambre de ma femme.

– Tu es marié ! m’écriai-je, prêt à le déchirer.

– Silence ! interrompit Pougatcheff, c’est mon affaire. Et toi, continua-t-il en se tournant vers Chvabrine, ne fais pas l’important. Qu’elle soit ta femme ou non, j’amène qui je veux chez elle. Votre Seigneurie, suis-moi. »

À la porte de la chambre Chvabrine s’arrêta de nouveau et dit d’une voix entrecoupée : « Tsar, je vous préviens qu’elle a la fièvre, et depuis trois jours elle ne cesse de délirer.

– Ouvre ! » dit Pougatcheff.

Chvabrine se mit à fouiller dans ses poches et finit par dire qu’il avait oublié la clef. Pougatcheff poussa la porte du pied ; la serrure céda, la porte s’ouvrit et nous entrâmes.

Je jetai un rapide coup d’œil dans la chambre et faillis m’évanouir. Sur le plancher et dans un grossier vêtement de paysanne, Marie était assise, pâle, maigre, les cheveux épars. Devant elle se trouvait une cruche d’eau recouverte d’un morceau de pain. À ma vue elle frémit et poussa un cri perçant. Je ne saurais dire ce que j’éprouvai.

Pougatcheff regarda Chvabrine de travers, et lui dit avec un amer sourire : « Ton hôpital est en ordre ! »

Puis, s’approchant de Marie : « Dis-moi, ma petite colombe, pourquoi ton mari te punit-il ainsi ?

– Mon mari ! reprit-elle ; il n’est pas mon mari ; jamais je ne serai sa femme. Je suis résolue à mourir plutôt, et je mourrai si l’on ne me délivre pas. »

Pougatcheff lança un regard furieux sur Chvabrine : « Tu as osé me tromper, s’écria-t-il ; sais-tu, coquin, ce que tu mérites ? »

Chvabrine tomba à genoux.

Alors le mépris étouffa en moi tout sentiment de haine et de vengeance. Je regardai avec dégoût un gentilhomme se traîner aux pieds d’un déserteur cosaque. Pougatcheff se laissa fléchir.

« Je te pardonne pour cette fois, dit-il à Chvabrine ; mais sache bien qu’à ta première faute je me rappellerai celle-là. »

Puis, s’adressant à Marie, il lui dit avec douceur : « Sors, jolie fille, je suis le tsar ».

Marie Ivanovna lui jeta un coup d’œil rapide, et devina que c’était l’assassin de ses parents qu’elle avait devant les yeux. Elle se cacha le visage des deux mains, et tomba sans connaissance. Je me précipitais pour la secourir, lorsque ma vieille connaissance Palachka entra fort hardiment dans la chambre et s’empressa autour de sa maîtresse. Pougatcheff sortit, et nous descendîmes tous trois dans la pièce de réception.

« Eh ! Votre Seigneurie, me dit Pougatcheff en riant, nous avons délivré la jolie fille ; qu’en dis-tu ? ne faudrait-il pas envoyer chercher le pope, et lui faire marier sa nièce. Si tu veux, je serai ton père assis, Chvabrine le garçon de noce, puis nous nous mettrons à boire, et nous fermerons les portes. »

Ce que je redoutais arriva. Dès qu’il entendit la proposition de Pougatcheff, Chvabrine perdit la tête.

« Tsar, dit-il en fureur, je suis coupable, je vous ai menti ; mais Grineff aussi vous trompe. Cette jeune fille n’est pas la nièce du pope : elle est la fille d’Ivan Mironoff, qui a été supplicié à la prise de cette forteresse. »

Pougatcheff darda sur moi ses yeux flamboyants.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-il avec la surprise de l’indignation.

– Chvabrine t’a dit vrai, répondis-je avec fermeté.

– Tu ne m’avais pas dit cela ! reprit Pougatcheff dont le visage s’assombrit tout à coup.

– Mais sois-en le juge, lui répondis-je ; pouvais-je déclarer devant tes gens qu’elle était la fille de Mironoff ? Ils l’eussent déchirée à belles dents ; rien n’aurait pu la sauver.

– Tu as pourtant raison, dit Pougatcheff, mes ivrognes n’auraient pas épargné cette pauvre fille ; ma commère la femme du pope a bien fait de les tromper.

– Écoute, continuai-je en voyant sa bonne disposition ; je ne sais comment t’appeler, et ne veux pas le savoir. Mais Dieu voit que je serais prêt à te payer de ma vie ce que tu as fait pour moi. Seulement, ne me demande rien qui soit contraire à mon honneur et à ma conscience de chrétien. Tu es mon bienfaiteur ; finis comme tu as commencé. Laisse-moi aller avec la pauvre orpheline là où Dieu nous amènera. Et nous, quoi qu’il arrive, et où que tu sois, nous prierons Dieu chaque jour pour qu’il veille au salut de ton âme… »

Je parus avoir touché le cœur farouche de Pougatcheff.

« Qu’il soit fait comme tu le désires, dit-il ; il faut punir jusqu’au bout, ou pardonner jusqu’au bout ; c’est là ma coutume. Prends ta fiancée, emmène-la où tu veux, et que Dieu vous donne bonheur et raison. »

Il se tourna vers Chvabrine, et lui commanda de m’écrire un sauf-conduit pour toutes les barrières et forteresses soumises à son pouvoir. Chvabrine se tenait immobile et comme pétrifié. Pougatcheff alla faire l’inspection de la forteresse ; Chvabrine le suivit, et moi je restai, prétextant les préparatifs de voyage.

Je courus à la chambre de Marie ; la porte était fermée. Je frappai :

« Qui est là ? » demanda Palachka.

Je me nommai. La douce voix de Marie se fit entendre derrière la porte.

« Attendez, Piôtr Andréitch, dit-elle, je change d’habillement. Allez chez Akoulina Pamphilovna ; je m’y rends à l’instant même. »

J’obéis et gagnai la maison du père Garasim. Le pope et sa femme accoururent à ma rencontre. Savéliitch les avait déjà prévenus de tout ce qui s’était passé.

« Bonjour, Piôtr Andréitch, me dit la femme du pope. Voilà que Dieu a fait de telle sorte que nous nous revoyons encore. Comment allez-vous ? Nous avons parlé de vous chaque jour. Et Marie Ivanovna, que n’a-t-elle pas souffert sans vous, ma petite colombe ! Mais dites-moi, mon père, comment vous en êtes-vous tiré avec Pougatcheff ? Comment ne vous a-t-il pas tué ? Eh bien ! pour cela merci au scélérat !

– Finis, vieille, interrompit le pète Garasim ! ne radote pas sur tout ce que tu sais ; à trop parler, point de salut. Entrez, Piôtr Andréitch, et soyez le bienvenu. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus. »

La femme du pope me fit honneur de tout ce qu’elle avait sous la main, sans cesser un instant de parler. Elle me raconta comment Chvabrine les avait contraints à lui livrer Marie Ivanovna ; comment la pauvre fille pleurait et ne voulait pas se séparer d’eux ; comment elle avait eu avec eux des relations continuelles par l’entremise de Palachka, fille adroite et résolue, qui faisait, comme on dit, danser l’ouriadnik lui-même au son de son flageolet ; comment elle avait conseillé à Marie Ivanovna de m’écrire une lettre, etc. De mon côté, je lui racontai en peu de mots mon histoire. Le pope et sa femme firent des signes de croix quand ils entendirent que Pougatcheff savait qu’ils l’avaient trompé.

« Que la puissance de la croix soit avec nous ! disait Akoulina Pamphilovna ; que Dieu détourne ce nuage ! Bien, Alexéi Ivanitch ! bien, fin renard ! »

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Marie Ivanovna parut, avec un sourire sur son pâle visage. Elle avait quitté son vêtement de paysanne, et venait habillée comme de coutume, avec simplicité et bienséance.

Je saisis sa main, et ne pus pendant longtemps prononcer une seule parole. Nous gardions tous deux le silence par plénitude de cœur. Nos hôtes sentirent que nous avions autre chose à faire qu’à causer avec eux ; ils nous quittèrent. Nous restâmes seuls. Marie me raconta tout ce qui lui était arrivé depuis la prise de la forteresse, me dépeignit toute l’horreur de sa situation, tous les tourments que lui avait fait souffrir l’infâme Chvabrine. Nous rappelâmes notre heureux passé, en versant tous deux des larmes. Enfin je ne pouvais lui communiquer mes projets. Il lui était impossible de demeurer dans une forteresse soumise à Pougatcheff et commandée par Chvabrine. Je ne pouvais pas non plus penser à me réfugier avec elle dans Orenbourg, qui souffrait en ce moment toutes les calamités d’un siège. Marie n’avait plus un seul parent dans le monde, je lui proposai donc de se rendre à la maison de campagne de mes parents. Elle fut toute surprise d’une telle proposition. La mauvaise disposition qu’avait montrée mon père à son égard lui faisait peur. Je la tranquillisai. Je savais que mon père tiendrait à devoir et à honneur de recevoir chez lui la fille d’un vétéran mort pour sa patrie.

« Chère Marie, lui dis-je enfin, je te regarde comme ma femme. Ces événements étranges nous ont réunis irrévocablement. Rien au monde ne saurait plus nous séparer. »

Marie Ivanovna m’écoutait dans un silence digne, sans feinte timidité, sans minauderies déplacées. Elle sentait, aussi bien que moi, que sa destinée était irrévocablement liée à la mienne ; mais elle répéta qu’elle ne serait ma femme que de l’aveu de mes parents. Je ne trouvai rien à répliquer. Mon projet devint notre commune résolution.

Une heure après, l’ouriadnik m’apporta mon sauf-conduit avec le griffonnage qui servait de signature à Pougatcheff, et m’annonça que le tsar m’attendait chez lui. Je le trouvai prêt à se mettre en route. Comment exprimer ce que je ressentais en présence de cet homme, terrible et cruel pour tous excepté pour moi seul ? Et pourquoi ne pas dire l’entière vérité ? Je sentais en ce moment une forte sympathie m’entraîner vers lui. Je désirais vivement l’arracher à la horde de bandits dont il était le chef et sauver sa tête avant qu’il fût trop tard. La présence de Chvabrine et la foule qui s’empressait autour de nous m’empêchèrent de lui exprimer tous les sentiments dont mon cœur était plein.

Nous nous séparâmes en amis. Pougatcheff aperçut dans la foule Akoulina Pamphilovna, et la menaça amicalement du doigt en clignant de l’œil d’une manière significative. Puis il s’assit dans sa kibitka, en donnant l’ordre de retourner à Berd, et lorsque les chevaux prirent leur élan, il se pencha hors de la voiture et me cria : « Adieu, Votre Seigneurie ; peut-être que nous nous reverrons encore. »

En effet, nous nous sommes revus une autre fois ; mais dans quelles circonstances !

Pougatcheff partit. Je regardai longtemps la steppe sur laquelle glissait rapidement sa kibitka. La foule se dissipa, Chvabrine disparut. Je regagnai la maison du pope, où tout se préparait pour notre départ. Notre petit bagage avait été mis dans le vieil équipage du commandant. En un instant les chevaux furent attelés. Marie alla dire un dernier adieu au tombeau de ses parents, enterrés derrière l’église. Je voulais l’y conduire ; mais elle me pria de la laisser aller seule, et revint bientôt après en versant des larmes silencieuses. Le père Garasim et sa femme sortirent sur le perron pour nous reconduire. Nous nous rangeâmes à trois dans l’intérieur de la kibitka, Marie, Palachka et moi, et Savéliitch se jucha de nouveau sur le devant.

« Adieu, Marie Ivanovna, notre chère colombe ; adieu, Piôtr Andréitch, notre beau faucon, nous disait la bonne femme du pope ; bon voyage, et que Dieu vous comble tous de bonheur ! »

Nous partîmes. Derrière la fenêtre du commandant, j’ aperçus Chvabrine qui se tenait debout, et dont la figure respirait une sombre haine. Je ne voulus pas triompher lâchement d’un ennemi humilié, et détournai les yeux.

Enfin, nous franchîmes la barrière principale, et quittâmes pour toujours la forteresse de Bélogorsk.