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La Fille du tambour-major

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La Fille du tambour-major
Opéra-Comique en trois Actes et quatre Tableaux
Éditions Stock, Delamain et Boutelleau.

Opéra-Comique en trois Actes et quatre Tableaux
PERSONNAGES
MONTHABOR, tambour-major MM. Lucc.
LE LIEUTENANT ROBERT Lepers.
LE DUC DELLA VOLTA Maugé.
GRIOLET, tambour Simon Max.
LE MARQUIS BAMBINI Bartel.
CLAMPAS, aubergiste Henriot.
GRÉGORIO, jardinier du couvent Noirot.
LE SERGENT MORIN Speck.
ZERBINELLI Jeault.
DEL PONTO Abel.
UN SERGENT Duriol.
STELLA. Mmes Simon-Girard.
LA DUCHESSE DELLA VOLTA Girard.
CLAUDINE, cantinière Mles Vernon.
LA PRIEURE Lestrade.
FRANCESCA, pensionnaires du couvent. Reval.
LORENZA Andrée.
LUCREZIA Georges.


Soldats, Religieuses, Pensionnaires, Seigneurs, Grandes Dames, Hommes et Femmes du Peuple.


La scène se passe en Italie, en 1800 : au premier acte, dans un couvent à Biella ; au deuxième acte, dans le palais du duc Della Volta, à Novare, et au troisième acte, à Milan.




S’adresser, pour la musique, à MM. Choudens, éditeurs, 30, boulevard des Capucines.

ACTE PREMIER

Le théâtre représente le jardin d’un couvent. — À gauche, les arcades du cloître formant galerie ; sous cette galerie, la porte qui conduit dans le couvent. — Au fond, un mur au milieu duquel est une grande porte charretière. — À droite, au milieu des arbres, un petit pavillon ; sur le mur de ce pavillon, une niche, dans laquelle est une madone. — Bancs et chaises de jardin.



Scène PREMIÈRE

LA PRIEURE, FRANCESCA, LORENZA, LUCREZIA, PENSIONNAIRES, puis STELLA, puis GRÉGORIO.

Au lever du rideau, les pensionnaires sont en train de prier la madone. — À droite, sur un banc de jardin, la prieure est endormie, un gros livre ouvert sur ses genoux.

CHŒUR DES PENSIONNAIRES.
Reçois, sainte madone,
L’hommage de nos cœurs,
Ô toi, notre patronne !
Accepte ici ces fleurs.
Tu fus toujours si bonne
Pour les pauvres pécheurs,
Reçois, sainte madone,
L’hommage de nos cœurs.

Stella paraît au fond.

LORENZA.
C’est Stella !…

A Stella qui descend.

C’est Stella !… Chut !
STELLA.
C’est Stella !… Chut ! Pourquoi ?
LORENZA, lui montrant la prieure qui dort.
C’est Stella !… Chut ! Pourquoi ? Silence !…
STELLA.
Pour vous je viens de ravager
Le jardin et le potager…

Ouvrant son tablier qui est rempli de fleurs, de raisins, de figues et d’oranges.

Regardez…
LES PENSIONNAIRES, jetant un cri d’admiration.
Regardez… Ah !
STELLA.
Regardez… Ah ! De la prudence !
J’ai cueilli tout cela pour vous,
Des fleurs, des fruits pour tous les goûts…
LES PENSIONNAIRES.
Quoi ! c’est pour nous !
STELLA.
Oui, c’est pour vous…
COUPLETS
I
Prenez les grappes empourprées
De ce beau raisin succulent,
Prenez ces oranges dorées,
Prenez, et régalez-vous-en !
Tout ça c’est de la contrebande,
Mais, comme au paradis… perdu,
Moquons-nous de la réprimande
Et mordons au fruit défendu !
CHŒUR.
Moquons-nous de la réprimande
Et mordons au fruit défendu !
STELLA.
II
Autrefois, ce fut une pomme
Qu’à belles dents Ève croqua,
Moi j’apporte autre chose, — en somme,
Il faut croquer ce que l’on a !
Eh ! qu’importe que le fruit change,
L’important, c’est qu’il soit mordu,

Mangeant une orange.

Que ce soit pomme… ou bien orange,
Oui, mordons au fruit défendu !
TOUTES.
Que ce soit pomme ou bien orange,
Oui, mordons au fruit défendu !
LA PRIEURE, s’éveillant.
Ce bruit… que faites-vous… hein ? quoi ?
STELLA, bas.
Elle s’éveille… imitez-moi…
Stella et ses compagnes se prosternent devant la madone.
REPRISE DU CHŒUR.
Reçois, sainte madone,
L’hommage de nos cœurs,
Ô toi, notre patronne !
Accepte ici ces fleurs.
LA PRIEURE, qui s’est levée, les admirant.

Parfait ! voilà les sentiments de bonnes italiennes… et de plus une excellente tenue… C’est très bien, mesdemoiselles, je suis heureuse de vous le dire… (A Stella.) à vous surtout, Stella, qui êtes parfois si dissipée, si turbulente…

STELLA, d’un ton soumis.

Moi, ma mère…

LA PRIEURE.

Oui, vous, mon enfant… n’oubliez pas que vous êtes la fille du duc Della Volta, un des plus grands seigneurs de la Lombardie, et que par conséquent vous devez servir d’exemple à toutes vos compagnes.

STELLA, de même.

Je ne l’oublierai plus, ma mère.

LA PRIEURE.

À la bonne heure !… (Appelant Grégorio qui entre en ratissant les plates-bandes.) Grégorio !

GRÉGORIO, s’avançant.

Ma mère ?

LA PRIEURE.

C’est aujourd’hui jour de fête… le jardinier du couvent doit se reposer comme tout le monde… je vous donne congé.

GRÉGORIO.
Merci bien… Alors je vas en profiter et aller à la ville acheter des graines pour le potager (A part.) et boire un petit coup !
LA PRIEURE.

C’est cela… allez, Grégorio… allez ! (Grégorio sort, aux jeunes filles.) Et vous, mes enfants, amusez-vous, mais décemment, et comme il convient à des jeunes filles de votre âge.

Elle sort à pas lents et en lisant un gros livre.


Scène II

STELLA, FRANCESCA, LORENZA, LUCREZIA et Toutes Les Elèves.
STELLA, très gaiement aussitôt que la prieure a disparu.

Ouf ! la voilà partie !… j’ai cru que le sermon n’en finirait pas… Ah ! vive la gaîté et la liberté ! Amusons-nous, mesdemoiselles, rions, chantons et dansons !…

TOUTES.

Oui, oui… il faut danser.

FRANCESCA.

Qui est-ce qui sait une ronde, une chanson ?

LORENZA.

À propos de chanson, il paraît qu’il y en a une que l’on chante partout maintenant.

STELLA.

Oui, mais tout bas, car elle est mise à l’index.

LUCREZIA.

À l’index !… et pourquoi ça ?

STELLA.

Ah ! pourquoi… parce que c’est une chanson concernant les Français.

TOUTES.
Les Français !…
FRANCESCA.

Il est donc défendu d’en parler.

LORENZA.

Je crois bien… il paraît même qu’il est impossible de se la procurer, cette fameuse chanson.

STELLA.

Impossible !… allons donc. (Tirant un papier de sa poche.) Tenez, la voici.

TOUTES.

Ah !

LUCREZIA.

Comment est-elle en ta possession ?

TOUTES

Oui, comment ?

STELLA.

Vous allez voir… C’était à ma dernière sortie… j’étais à Novare dans le salon de mon père… j’avais l’air de feuilleter un album, mais j’écoutais…

TOUTES, se rapprochant.

Après ! après !…

STELLA.
Il y avait là deux messieurs, un grand sec, et un petit bossu, qui causaient avec mon père… (Prenant une voix de basse.) « Oh ! oh ! disait le grand sec, vous croyez que les Français auraient la folle prétention de revenir à Milan, comme ils y sont déjà venus en 1796, il y a quatre ans… (Prenant une voix de fausset.) — C’est un bruit qui court, disait le petit bossu, mais il n’y a pas lieu de s’en inquiéter, ils ne pourront jamais entrer en Italie… — Jamais !… reprenait le grand sec, le général Mélas garde les plaines du Piémont… — Et les Alpes sont infranchissables !… Qu’ils essaient !… » Et ils riaient !… ils riaient tous les trois… surtout le petit bossu !
FRANCESCA.

Mais je ne vois pas venir la chanson…

STELLA.

Attendez donc… (Prenant un ton grave.) « Croiriez-vous, reprit mon père, que certains Italiens appellent à grands cris ces maudits Français qui, disent-ils, doivent délivrer le pays du joug étranger !… — Est-ce possible ?… — C’est comme je vous le dis… et tenez, j’ai là sur mon bureau plusieurs exemplaires d’une chanson… »

LORENZA.

Ah ! nous y voilà…

STELLA.

Oui… (Continuant.) « d’une chanson qui circule mystérieusement dans la ville… »

FRANCESCA, vivement.

Bon !… c’est celle que tu as là ?

STELLA.

Sans doute… j’en ai pris un exemplaire.

LUCREZIA.

Et qu’est-ce qu’elle dit cette chanson ?

LORENZA.

C’est donc bien terrible ?

TOUTES.

Dis-nous la… dis-nous la…

STELLA.

Je veux bien… Nous sommes seules… écoutez.

Petit Français, brave Français
Viens délivrer notre patrie,
Par les enfants de l’Italie,
Tu seras bien reçu…
La prieure parait au fond.

Scène III

Les Mêmes, LA PRIEURE, entrant avec une sous-maîtresse.
LA PRIEURE.

Qu’entends-je ?…

TOUTES, effrayées.

La prieure !…

LA PRIEURE, prenant la chanson que tient Stella.

Donnez-moi cela, mademoiselle… Eh quoi !… Stella… vous osez chanter une chanson pareille !

STELLA.

Ma mère, j’ignorais que ce fût mal !

LA PRIEURE.

Taisez-vous, mademoiselle ! Vous le saviez très bien !… mais c’est affreux !… vous appelez à votre aide les ennemis de votre pays !… Ah ! mes enfants, vous ne les connaissez pas, ces Français !… Ce sont des brigands qui ne respectent rien !… les églises, ils les pillent !… les petits enfants, ils les fouettent !… et les femmes !… Ah ! les femmes !…

TOUTES, sa rapprochant.

Les femmes… eh bien ?

LA PRIEURE.

Je ne sais pas au juste… mais il paraît que c’est horrible !…

TOUTES, se regardant avec effroi.

Ah !

LA PRIEURE.

Aussi, Stella a mérité une punition exemplaire et elle l’aura, (A la sous-maîtresse.) Conduisez-la dans la lingerie où elle restera jusqu’à ce soir au pain sec et à l’eau !…

FRANCESCA, bas, à Stella.

Nous te porterons des confitures…

LUCREZIA.

Et du raisiné…

STELLA, très gaiement.

Ah bah !… je n’en mourrai pas… un jour est bien vite passé… Au revoir, mesdemoiselles…

S’en allant avec la sous-maîtresse et fredonnant.

Moquons-nous de la réprimande
Et mordons au fruit défendu !…

La sous-maîtresse l’entraîne.

LA PRIEURE, furieuse.

Eh bien ! eh bien !… petite séditieuse !… Au pain sec et à l’eau ! vous entendez !…

TOUTES LES ÉLÈVES.

Pauvre Stella !…

LA PRIEURE, leur imposant silence

Silence, mesdemoiselles !… ou je punis tout le monde… (On entend sonner deux heures.) Voici l’heure du goûter, prenez vos rangs et allons au réfectoire…

Au moment où elles se dirigent vers la gauche, Grégorio entre vivement par le fond, il est pâle et défait et tremble de tous ses membres.


Scène IV

Les Mêmes, GRÉGORIO.
GRÉGORIO, d’une voix entrecoupée.
Ma… dame la prieure… mes… demoiselles… arrêtez !…
TOUTES, rompant les rangs et l’entourant.

Quoi donc ?… Qu’avez-vous ?…

LA PRIEURE.

Parlez, parlez, Grégorio…

GRÉGORIO.

Que saint Grégoire, mon patron, nous protège !… (D’une voix étranglée.) Les Français sont ici !…

TOUTES, avec effroi.

Les Français !…

LA PRIEURE.

C’est impossible !… Seriez-vous devenu fou ?

GRÉGORIO.

Pas encore… mais ça ne tardera pas… Faut vous dire que j’étais sorti pour faire quelques achats de graines… je me trouvais tout au bout du village… quand tout à coup, j’entends comme un bruit de tambour…

TOUTES.

De tambour… Ah ! mon Dieu !

GRÉGORIO.

Je me glisse derrière un gros arbre… j’attends… et qu’est-ce que je vois surgir… — les cheveux m’en dressent encore sur la tête… — des uniformes français !

LA PRIEURE.

Vous en êtes sûr ?…

GRÉGORIO.

Ah ! je les connais bien, allez… Je les ai déjà vus en 96… il y avait tout un régiment… des tambours qui battaient… une vivandière avec sa voiture… et des clairons… traînée par un âne… qui jouaient de la trompette…

TOUTES.
Grand Dieu !
GRÉGORIO.

Il faut les voir !… des moustaches hérissées, des yeux flamboyants et des nez rouges… enfin, de vraies figures de Satan…

LA PRIEURE, mettant la main devant ses yeux.

C’est horrible !… Enfin, ils sont passés…

GRÉGORIO.

Sans me voir… oui… mais ils ont pris la route qui conduit tout droit ici…

TOUTES.

Ici !…

LA PRIEURE, tremblante.

Sainte Vierge !… Est-ce possible ?…

GRÉGORIO.

Alors, j’ai rassemblé tout mon courage… Je n’en avais guère, mais je l’ai rassemblé tout de même… j’ai fait un détour et je suis rentré par la petite porte du potager pour vous prévenir…

LA PRIEURE, perdant la tête.

Que faire ?… que devenir ?… Et toutes ces pauvres enfants…

On entend le son du tambour au loin.

TOUTES, effrayées.

Les voilà !… (Se précipitant vers la supérieure.) Ma mère !… ma mère !… sauvons-nous !

LA PRIEURE.

Attendez… attendez… ne criez pas… Nous allons nous réfugier à une lieue d’ici… au couvent de Santa-Maria… on ne refusera pas de nous donner asile…

GRÉGORIO.

Oui, c’est cela… (Montrant la gauche.) Fuyons par le potager…

Bruit de tambour plus rapproché.
FRANCESCA, tremblante.

Ils s’approchent !…

LA PRIEURE, de même.

Serrez-vous bien autour de moi, mes enfants.

TOUTES.

Oui, ma mère…

Grand bruit de pas, cliquetis de fusils au dehors. – On frappe à la porte du fond.

GRÉGORIO, chancelant.

Les voici !… En route !… Et que tous les saints du paradis veillent sur nous !… (Ils disparaissent tous par la gauche pendant que l’on continue à frapper à la porte du fond et qu’on entend des voix qui crient : Ouvrez ! Ouvrez !… il n’y a donc personne ?)

LA VOIX DE GRIOLET, au dehors.

Hissez-moi, les amis…


Scène V

GRIOLET, Une Compagnie de Soldats Français, Un Sergent, MONTHABOR, puis ROBERT.
GRIOLET, paraissant sur le haut du mur où il se met à califourchon.

Cordon, s’il vous plaît !… peut-on entrer ?… Oui… merci ! (Descendant en scène en s’accrochant aux espaliers.) Ne vous dérangez pas, je connais l’escalier (Sautant à terre.) Houp ! là ! (Regardant autour de lui.) Tiens ! visage de bois. (Allant à la porte du fond et l’ouvrant.) Entrez, camarades.

Tout le monde entre.
CHŒUR DES SOLDATS.
Par un’chaleur aussi forte
Nous consigner à la porte,
Vraiment ça n’était pas d’jeu !
Ici nous pourrons à l’aise,
Protégés contr’la fournaise,
Enfin nous r’poser un peu.
MONTHABOR, regardant autour de lui.
Nous s’rons ici parfaitement,

A Robert qui entre.

N’est-il pas vrai, mon lieutenant ?
ROBERT.
Très bien, — et nous avons vraiment
Bien gagné ce r’pos d’un moment !
COUPLETS.
I
Nous courons tous après la gloire,
Mais nous somm’s fourbus, harassés,
Sans avoir à manger ni boire,
Tantôt rôtis, tantôt glacés !
Et quand on a brûlé l’étape,
Le fusil et le sabre en main
A travers la mitraill’qui frappe,
Il faut se frayer un chemin !
Pif ! paf !
Plein d’ardeur guerrière !
Pif ! paf !
En avant, morbleu !
Pif ! paf !
En bon militaire,
Pif ! paf !
On s’élance au feu !
II
Mais quand nous entrons dans un’ville
On nous tress’des couronn’s de fleurs
Et d’la façon la plus civile
Chacun nous reçoit en vainqueurs
Le mari, qu’un beau zèle enflamme,
S’en va nous chercher son vin vieux,
Et pendant ce temps-là sa femme
En cachett’nous fait les doux yeux.
Pif ! paf !
En amour, en guerre,
Pif ! paf !
En avant, morbleu !
Pif ! paf !
En bon militaire,
Pif ! paf !
On s’élance au feu !
ROBERT, regardant autour de lui

Ah ça ! où sommes-nous ici ?… Ça m’a l’air d’un couvent.

MONTHABOR.

Comme qui dirait une caserne de demoiselles… pas vrai, Griolet ?

GRIOLET.

C’est mon avis, papa Monthabor… mais où sont-elles donc, les demoiselles ?

MONTHABOR.

Envolées, que je supperpose… la cage est vide.

ROBERT.

Ça me fait cet effet-là.

MONTHABOR, s’épongeant le front.

Corbleu ! que j’ai chaud ! Foi de Monthabor, tambour-major à la 20e demi-brigade ; je fonds comme du beurre !… Et toi, Griolet ?

GRIOLET, s’épongeant le front.

Moi idem, papa Monthabor… c’est ce polisson de soleil qui vous tape sur la coloquinte…

ROBERT.

Ah bah !… nous en verrons bien d’autres… Nous étions tranquillement bivouaqués en Suisse, quand, tout à coup, on nous dit : Sac au dos et en avant ! vous voyez bien ces grandes montagnes couvertes de neige…

MONTHABOR, allumant sa pipe.

Le Saint-Bernard… rien que ça !

ROBERT.

Il faut passer par là-dessus… C’est bien… puisqu’il le faut, on y passera… et on y est passé ni plus ni moins que si c’avait été une simple cosse d’orange… Nous avons gravi les sentiers, escaladé les pics, franchi les ravins, traîné nos canons et nos affûts… en riant et en chantant !… et ce matin, nous débouchions gaîment dans la vallée d’Aoste…

MONTHABOR.

Alors, changement à vue… un vrai paradis terrestre…

ROBERT.

Nous avons continué l’étape jusqu’ici… nous allons nous y reposer quelques heures, et ce soir, en route…

GRIOLET.

Pour aller où ?…

ROBERT.

Ça, je l’ignore… c’est l’affaire du premier consul et de ses généraux… Mais en attendant, mes enfants, quittez vos sacs et reposez-vous… (A un sergent.) Vous, sergent, allez faire une petite visite dans l’établissement…

LE SERGENT.

Tout de suite, mon lieutenant !

MONTHABOR.

Et tâchez moyen de trouver quelque chose à nous insérer dans le gosier…

Le sergent sort à gauche avec deux soldats.

GRIOLET.
Le fait est qu’il fait une soif !… N’est-ce pas, papa Monthabor ?
MONTHABOR.

Atroce… Griolet !… J’ai beau fumer ma pipe… ça ne me désaltère pas…

ROBERT.

Eh bien ! appelez la vivandière…

GRIOLET, vivement.

Qui… oui… appelons-la… la belle, la superbe Claudine, la reine des vivandières…

MONTHABOR.

Tenez, regardez-moi ça… le v’là-t-il pas qu’y s’allume, ce tapin-là ?…

CLAUDINE, au dehors.

Hue donc, Martin, hue donc !…

GRIOLET.

C’est elle ! j’entends son organe enchanteur… (Courant au fond.) La v’là ! la v’là ! avec sa voiture et son âne !…


Scène VI

Les Mêmes, CLAUDINE, suivie de quelques soldats.

Claudine entre par le fond, montée dans une petite voiture traînée par un âne.

TOUS.

Salut à Claudine… et salut à Martin.

CLAUDINE.

Merci pour moi, mes enfants… (Montrant l’âne.) et merci pour lui… pour mon brave Martin, le roi des baudets.

COUPLETS
I
Ce n’est pas un âne ordinaire
Un lourdaud, un âne bâté,
Martin possède l’art de plaire,
Il a le charme et la beauté !
Doué d’un très bon caractère,
Il est loyal, soumis, constant…
Y a bien des hommes sur la terre
Qui n’en pourraient pas dire autant !
Hi han !
Le bel organe !
Qu’il est joli !
Hi han !
C’est pas un âne,
C’est un ami !
II
Il est sag’comme un’demoiselle,
Il est brav’comme un vieux troupier,
Il est doux comme un’tourterelle
Et coquet comme un officier !
On devrait l’couronner rosière,
Car son cœur est encor… tout blanc !
Y a bien des femmes sur la terre
Qui n’en pourraient pas dire autant !
Hi han !
Le bel organe !
Qu’il est joli !
Hi han !
C’est pas un âne,
C’est un ami !
CLAUDINE.

Bonjour, les enfants… Enchantée de me retrouver au milieu de vous, moi et mon âne… (Caressant le cou de son âne.) A-t-il chaud, ce pauvre chérubin…

GRIOLET, vivement.

Attendez, Claudine… je vas l’éponger avec mon mouchoir… (Il tire son mouchoir et éponge l’âne, à part.) J’en fais-t-y des bassesses pour lui plaire…

CLAUDINE.
Or donc que ça va bien par ici… en général… (A Robert.) et vous, mon lieutenant, en particulier ?
ROBERT.

Très bien, Claudine…

MONTHABOR.

Sauf, par exemple, que nous avons latéralement la pépie… Vous serait-il facultatif de nous verser un léger verre de schnick ?…

TOUS.

Oui… à boire… à boire !…

CLAUDINE.

Désolée, mes amis… mais, sécheresse générale… plus rien dans le bidon… C’est à peine si, en pressant bien, je pourrai en trouver encore un verre… (Elle penche son tonneau tant qu’elle peut et en tire un petit verre d’eau-de-vie.) Ce sera pour mon lieutenant…

Elle l’offre à Robert.

GRIOLET, à part.

Le soigne-t-elle assez, son Robert !

ROBERT.

Merci, Claudine… mais je refuse…

CLAUDINE.

Tiens, pourquoi donc ?

ROBERT.

Parce que nous sommes tous égaux devant la soif… et que s’il n’y en a que pour un, il n’y en a pour personne… voilà ma manière de voir…

MONTHABOR, le montrant.

La v’là, la crème des supérieurs. (Prenant le petit verre d’eau-de-vie.) Mais faut pas qu’y se perde pour ça… (Montrant l’âne.) Ce sera pour Martin… étant d’un autre sexe que nous, il n’y aura pas de jalousie.

ROBERT.
Bonne idée !…
MONTHABOR, allant à l’âne.

Tiens, mon fiston, avale… ça te fera du bien à ta petite estomaque

Il lui fait avaler le petit verre.

GRIOLET, lui frottant le gosier.

C’est bon, hein ?… Dis merci à papa…

CLAUDINE.

Allons, laissez-le donc tranquille… Je vas le mettre à son aise…

Elle dételle son âne et le fait sortir par la gauche.

GRIOLET, se précipitant.

Attendez, je vas remiser votre voiture. (Il traîne la voiture.) J’en fais-t-y des bassesses !… J’en fais-t-y !

MONTHABOR.

Avec tout ça, les camarades ne reviennent pas de leur visite domiciliaire… l’estomac commence à tirailler et j’avoue qu’un joli rata…

ROBERT, désignant la gauche où on voit reparaître des soldats.

Les voilà… Nous allons savoir s’ils ont découvert quelque chose…

MONTHABOR, regardant.

Tiens !… qu’est-ce qu’ils amènent donc là… une fillette…

ROBERT, regardant.

Une petite nonne !… Pristi !… Qu’elle est gentille !


Scène VII

Les Mêmes, STELLA, amenée par Le Sergent et Les Soldats.
STELLA.
De grâce, ayez pitié de moi !
Pitié, messieurs les militaires !…
ROBERT.
Mon enfant, calmez votre effroi,
Nous ne sommes pas des corsaires !
STELLA.
Vraiment, vous n’êtes pas méchants ?
TOUS.
Non, nous ne sommes pas méchants
Nous sommes de très bons enfants
ROBERT.
Quelle surprenante aventure :
Comment êtes-vous seule ici ?
STELLA.
Je n’en sais rien, je vous le jure,
C’est bien ce qui m’étonne aussi…
J’étais en pénitence,
Mes sœurs, dans leur effroi
Ont dû s’enfuir, je pense…
Sans plus songer à moi…
Aussi je tremble…
ROBERT.
Aussi je tremble… Allons donc !… Et pourquoi ?
En nous tous ayez confiance !…
Nous avons la tête légère,
Nous sommes gais et sans façons,
Mais j’vous l’jur’vous avez affaire
A de bons et braves garçons !
Sur votre front plus de nuage,
Certain’de notre loyauté,
Ainsi qu’il convient à votre âge
Reprenez vit’votre gaîté !
STELLA, très gaîment.
C’est fini. Non… Je n’ai plus peur,
Et même s’il faut vous le dire,
Vers vous je sens au fond du cœur
Un je ne sais quoi qui m’attire !
ROBERT.
À la bonne heure, c’est charmant
MONTHABOR.
Elle m’plaît considérablement.
CLAUDINE, jalouse, à part.
Voyez-vous, cett’petit’sucrée,
Somme elle fait sa mijaurée !
STELLA, gaîment.
Puisque je suis seule en ces lieux,
Je vous y reçois, — et je veux,
Si vous le permettez, vous faire
Les honneurs de ce monastère !
Je vais vous m’ner au poulailler !
CHŒUR.
Ell’va nous m’ner au poulailler !
STELLA.
Puis vous conduire au potager !
CHŒUR.
Puis nous conduire au potager !
STELLA.
Je vous ouvrirai le cellier !
CHŒUR.
Elle nous ouvrira le cellier !
STELLA.
Et nous allons tout saccager !
CHŒUR.
Et nous allons tout saccager !
CHŒUR GÉNÉRAL.
Vite, vite, au poulailler !
Avec lapins et volaille,
Avec le vin du cellier
Nous allons faire ripaille !
ROBERT.
Allez donc, mais modérément…
Le nécessaire seulement !…
STELLA, très gaîment, faisant le salut militaire
C’est entendu, mon lieutenant…

Aux soldats.

Suivez-moi, soldats, en avant !
MONTHABOR, à Stella.
En avant !
Montrez-nous l’chemin, commandant !
REPRISE DU CHŒUR.
Vite, vite au poulailler !
Etc., etc.

Stella sort avec Monthabor, Robert et les soldats. — Claudine va pour les suivre.


Scène VIII

CLAUDINE, GRIOLET.
GRIOLET, retenant Claudine.

Un mot !… un mot, belle Claudine.

CLAUDINE.

Laissez-moi… vous ne voyez donc pas qu’il s’en va avec cette petite.

GRIOLET.

Qui ça ?… Votre Robert ?

CLAUDINE.

Oui, mon Robert !

GRIOLET.

Ah çà ! décidément, vous avez un coup de soleil pour lui.

CLAUDINE.
Quand ça serait ; est-ce que ce n’est pas le plus brave et le plus bel homme du régiment ?
GRIOLET, à part.

Oh ! je marronne !

CLAUDINE.

Malheureusement, il ne fait guère attention à moi… je suis amoureuse d’un glaçon… je me consume pour un caillou… c’est dur !

GRIOLET.

Pardi ! je vous l’ai toujours dit, vous perdez votre temps avec le lieutenant… C’est un être incombustible… tandis que moi…

CLAUDINE.

Vous !… Laissez-moi donc tranquille… vous n’êtes pas assez bel homme, mon cher…

GRIOLET.

Vous êtes toujours à me jeter mon physique à la tête… Si je n’ai pas six pieds, j’ai des talents d’agréments… d’abord, je suis tambour… et de plus tailleur de mon ancien état, ce qui est déjà pas mal distingué. Ah ! tenez, Claudine, vous ne savez pas ce que c’est qu’un tailleur amoureux !

COUPLETS
I
Tout en tirant mon aiguille,
J’pense à vous, et quand j’vous vois
Ma prunelle s’écarquille,
J’rougis, j’pâlis à la fois.
Vous m’aim’rez, je l’espère,
Car sachez-le, sur terre
Rien n’est plus vaporeux,
Qu’un tailleur amoureux !
II
En voyant que j’vous adore,
Vous s’rez ému’certain’ment,
Si je n’vous plais pas encore,
Ça viendra tout doucett’meut.
Vous m’aim’rez, je l’espère,
Car sachez-le, sur terre
Rien n’est plus vaporeux
Qu’un tailleur amoureux !

(Avec force.) Ah ! Claudine ! Claudine ! si vous saviez les choses dont je suis capable pour vous plaire… Tenez, un exemple… Voilà votre uniforme de vivandière qui commence à rire et qui demande un remplaçant, pas vrai ?… Eh bien ! je vous en fabrique un sournoisement dans mes heures de loisir… Je compte vous l’offrir le jour de votre fête… en guise de bouquet… c’est-y délicat, ça ?… Et voilà les choses que l’amour m’inspire, à moi !… C’est pas votre Robert qui serait susceptible d’en faire autant…

CLAUDINE.

Mon Dieu ! Griolet… je ne dis pas… vous êtes un bon garçon… Mais, qu’est-ce que vous voulez, j’ai beau faire, je sens que je ne vous aime pas…

GRIOLET.

Ça viendra… on a vu des choses plus bêtes que ça… Oui, ça vous viendra, ô Claudine, cantinière céleste, ça vous viendra à la longue…

CLAUDINE.

J’en doute…

GRIOLET.

Et moi, j’en caresse voluptueusement l’hypothèse… et alors, quelle noce !… (Monthabor entre.) Nous nous marierons !…

MONTHABOR.
Imbécile !…

Scène IX

Les Mêmes, MONTHABOR, et Plusieurs Soldats.

Monthabor a un tablier de cuisine, il tient à la main un saladier et des romaines ; des soldats, au nombre de quatre ou cinq, entrent après lui. Ils sont également en tabliers de cuisine, deux d’entre eux portent des tables, les autres des paniers renfermant de la vaisselle.

GRIOLET, à Monthabor.

Pourquoi ça, imbécile ?

MONTHABOR.

Parce que tu parles de mariage, clampin… (Lui donnant les romaines.) Tiens, épluche la salade. (Reprenant.) Le mariage… vois-tu, c’est pas toujours drôle… J’en sais quelque chose… attendu que j’y ai passé…

GRIOLET.

Vous, papa Monthabor ?

MONTHABOR.

Moi-même… (Aux soldats qui sont entrés avec des tables, leur montrant le milieu du théâtre.) Posez ça là… (Reprenant.) Tel que vous me voyez, j’ai allumé dans le temps les torches de l’hyménée…

CLAUDINE.

Ah bah !… Alors, vous êtes veuf ?…

MONTHABOR, prenant un papier de vaisselle des mains d’un soldat et le vidant.

Je suis veuf sans l’être… Autrement dit, je suis redevenu garçon sans avoir perdu ma femme…

GRIOLET, épluchant la salade.
V’là qu’est drôle !
CLAUDINE, à Monthabor.

Contez-nous donc ça…

MONTHABOR, à Claudine.

Oh ! C’est bien simple… (Lui donnant des assiettes.) Aidez-moi à mettre le couvert… (Tout en mettant le couvert avec Claudine.) Faut vous dire qu’il y a de ça dix-neuf ans… j’étais teinturier à Paris… j’y fis la connaissance d’une séduisante blanchisseuse… jolie comme un amour… et qui chantait toute la journée comme une vraie fauvette…

GRIOLET, mangeant des feuilles de salade

Dans mon genre…

MONTHABOR, les lui arrachant.

Veux-tu laisser la salade… (Reprenant.) Je me dis : V’là mon affaire !… Je me déclare, elle m’accepte et je l’épouse ostensiblement… (A Claudine.) Mettez les couteaux…

GRIOLET, mangeant des feuilles de salade.

Chançard de major !

MONTHABOR.

Chançard !… Ah ben ouiche !… au bout de six mois, notre ménage était devenu un enfer… et quelques années après nous divorcions… d’un commun accord !… C’était la première fois que nous étions du même avis !

CLAUDINE.

Alors, tout était pour le mieux…

MONTHABOR.

Oui, s’il n’y avait pas eu un enfant…

GRIOLET, mangeant des feuilles de salade.

Vous avez un enfant ?…

MONTHABOR.
Une jolie petite fille… (Lui arrachant les feuilles de romaine.) Veux-tu laisser la salade…
CLAUDINE.

Et qu’est-ce qu’elle est devenue ?…

MONTHABOR.

Ah ! voilà le chiendent !… J’avais été obligé de m’enrôler comme tout le monde pour courir à la frontière… Quand je revins, plus de nouvelles de mon ex-épouse… elle avait disparu avec la petite.

CLAUDINE.

Et vous n’avez jamais pu remettre la main dessus ?

MONTHABOR.

Jamais !… Vous comprenez… quand on est soldat, on ne va pas où on veut… (Avec une émotion qui le gagne peu à peu.) Dire pourtant que j’ai quelque part une fillette qui a aujourd’hui dix-huit ans… qui doit être belle et bien bâtie, si elle tient de son père… et que je ne peux pas l’embrasser !… Cré tonnerre ! voyez-vous, on a beau être un vieux racorni, c’est fichant !… Ça vous serre le cœur !…

GRIOLET, mangeant des feuilles de salade.

Pauvre major !…

MONTHABOR, très ému.

Oui… pauvre major… (Changeant de ton et arrachant à Griolet la romaine qu’il tient.) Mais, mille millions d’obus ! à la fin, veux-tu laisser la salade !… Il va manger tout notre dessert, cet animal-là !…

CLAUDINE, au fond.

Il n’en aura pas le temps… V’là les camarades…

Pendant cette scène, Monthabor et Claudine ont mit complètement le couvert.

Scène X

Les Mêmes, STELLA, ROBERT, Les Soldats.
STELLA, entrant.

Eh bien, monsieur Monthabor, tout est-il prêt ?

MONTHABOR, montrant la table.

Tout est prêt, ma commandante…

ROBERT.

Le coup d’œil est superbe !

STELLA.

Je vous avais promis de vous faire les honneurs du couvent, j’ai tenu ma promesse… le dîner vous attend.

TOUS.

Bravo ! bravo !

CLAUDINE, à part.

Elle me déplaît, cette petite !

MONTHABOR.

Et vous allez voir quel menu, mes enfants ; je vous recommande surtout la sauce du lapin.

ROBERT.

Elle est de votre composition ?

MONTHABOR.

Un peu… comme il n’y avait pas de poivre dans l’établissement, j’ai eu l’idée de le remplacer par une pincée de poudre à canon… c’est estomachique.

GRIOLET.
Dites donc, Monthabor… de la poudre… c’est donc que vous prenez nos bouches pour des bouches à feu ?
TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !

MONTHABOR.

Satané Griolet !… est-il spirituel cet imbécile-là !… À table !

TOUS.

À table !…

Pendant le chœur qui suit on s’est assis. — Robert est au milieu de la table, ayant à sa droite le sergent, puis Monthabor, puis Stella. — À la gauche de Robert un soldat puis Griolet, puis Claudine. — Les autres militaires mangent debout autour de deux petites tables qui sont placées à droite et à gauche de la grande. — Chaque soldat a devant lui son pain de munition.

CHŒUR.
Puisque le couvert est mis
Pour ce festin mémorable,
Asseyons-nous, mes amis.
Et plaçons-nous vite à table !

On s’est placé à table.

MONTHABOR, coupant d’énormes tranches de pain.
Je vais couper un peu de pain…
STELLA, à qui il en offre un morceau.
C’est beaucoup…
MONTHABOR.
C’est beaucoup… Bast ! il faut qu’on mange !
GRIOLET, la bouche pleine.
Pristi !… mais c’est du vrai lapin…
MONTHABOR, de même.
Un peu, Griolet… Ça nous change…
Et quelle sauce !…
GRIOLET.
Et quelle sauce !… C’est divin !
Ça vous emporte la mâchoire !
ROBERT.
Par bonheur nous avons du vin…
Allons, vite qu’on verse à boire !
TOUS.
A boire ! à boire !

On remplit les verres.

ROBERT, se levant le verre en main et montrant Stella.
Amis, je bois à la santé
De la fée aimable et charmante,
Qui nous donn’l’hospitalité
D’une façon si bienveillante !
TOUS, trinquant.
A notr’fée aimable et charmante !
A sa santé !
MONTHABOR.
Soyons gais comme des pinsons,
C’est l’heur’d’entonner des chansons,
Chacun va dire sa chacune…

A Stella.

A vous l’honneur…
STELLA.
A vous l’honneur… Je n’en sais qu’une
C’est un air défendu que j’ai trouvé chez nous,
Une chanson enfin, où l’on parle de vous…
ROBERT.
De nous, vraiment !…
Mais c’est charmant !
LE CHŒUR.
Dites-nous la, ma belle enfant…
STELLA.
COUPLETS.
I
Depuis longtemps l’Italien
Veut enfin devenir son maître.
Nous crions, on n’écoute rien,
C’est à qui nous enverra paître ;
Bon Français, viens, nous t’implorons,
En attendant ce jour de fête,
Le jour où nous te reverrons,
Chacun de nous tout bas répète :
Petit Français, brave Français,
Viens délivrer notre patrie ;
Par les enfants de l’Italie
Tu seras bien reçu, tu sais,
Brave Français.
CHŒUR.
Petit Français, brave Français,
Etc.
STELLA.
II
Le Français a le cœur brûlant,
Il en a donné plus d’un gage ;
Car il a laissé dans Milan
Des souvenirs de son passage.
Toujours, dans les tendres combats
Sa victoire fut si complète,
Que les dames disent tout bas,
En pensant à quelque amourette :
Petit Français, gentil Français,
Viens délivrer notre patrie,
Par les femmes de l’Italie
Tu seras bien reçu, tu sais,
Gentil Français !
CHŒUR.
Petit Français,
Etc.

Le sergent et quelques soldats entourent Stella.

LE SERGENT.
Bravo ! ma belle
Demoiselle ! Voulant lui prendre la taille.
Elle est charmante, sur ma foi.
STELLA, effrayée.
Ah ! messieurs, messieurs, laissez-moi !
ROBERT, écartant brusquement les soldats.
Plus un mot, et que ça finisse,
Respect aux femm’s, c’est notre loi !
Par la mordieu ! qu’on m’obéisse,
Ou l’on aurait affaire à moi.
LE SERGENT et LES SOLDATS.
C’est bien, lieut’nant, on reste coi…
STELLA et CLAUDINE.

Chacune dans un sentiment différent.

Ah ! quelle ardeur à me défendre
la
MONTHABOR, clignant de l’œil.
Tiens, tiens, tiens ! je crois comprendre.
ROBERT, aux soldats.
N’en parlons plus… que Griolet
A son tour nous chante un couplet
GRIOLET, parlé.

À nous deux, Claudine… la légende du petit troupier.

CHANSON.
I
CLAUDINE.
Il était une grand’princesse…
GRIOLET.
Il était un petit troupier…
CLAUDINE.
Elle avait un’immens’richesse…
GRIOLET.
Il était simple fusilier…
CLAUDINE.
Ell’vit le troupier, la princesse…
GRIOLET.
Il vit la princess’, le troupier…
CLAUDINE.
Pour lui vlà qu’ell’se prit d’tendresse…
GRIOLET.
Et qu’ils se l’dir’nt sur du papier !
TOUS LES DEUX.
Ça, mes enfants, c’est de l’histoire,
Les princess’s ador’nt les soldats,
Sans hésiter on peut y croire,
Car c’est dans tous les almanachs.
REPRISE EN CHŒUR.
Ça, mes enfants, c’est de l’histoire,
Etc., etc.
II
CLAUDINE.
Elle aimait tant, cett’grand’princesse…
GRIOLET.
Elle aimait tant ce p’tit troupier…
CLAUDINE.
Qu’ell’l’épousa, le cœur en liesse…
GRIOLET.
Il devint princ’, fichu métier !
CLAUDINE.
Grâce à l’amour de la princesse…
GRIOLET.
Grâce au courag’du p’tit troupier…
CLAUDINE.
Il arriva qu’en leur vieillesse…
GRIOLET.
Ils régnèr’nt sur le monde entier !…
TOUS LES DEUX.
Ça, mes enfants, c’est de l’histoire…
Les princess’s épous’nt des soldats !
Sans hésiter on peut y croire,
Car c’est dans tous les almanachs.
TOUS.
Ça, mes enfants, c’est de l’histoire…
Etc., etc.

A ce moment on entend au dehors un appel de trompettes.

ROBERT.
On fait l’appel, entendez-vous…
MONTHABOR.
Allons, morbleu ! dépêchons-nous.
ROBERT.
Oui, c’est assez se divertir ;
A son devoir fidèle,
Un bon soldat doit obéir
Quand le clairon l’appelle !
LE CHŒUR.
Oui, c’est assez se divertir,
A son devoir fidèle,
Un bon soldat doit obéir
Quand le clairon l’appelle.

Tous les soldats sortent par le fond à gauche, après avoir repris leurs fusils et leurs sacs.

STELLA, les regardant sortir.
Braves soldats… quand je pense qu’on nous faisait si peur des Français… Ils sont gentils tout plein… et pas effrayants du tout.
ROBERT, qui est resté.

Alors, vous voilà complètement rassurée, mademoiselle ?

STELLA.

Complètement… et tenez, il me semble que si j’avais été homme, j’aurais voulu être soldat.

ROBERT.

Vraiment…

STELLA.

Mais on vous attend… (Lui faisant une révérence.) Au revoir, mon lieutenant… au revoir.

Elle entre à gauche, premier plan.

ROBERT.

Décidément elle est adorable, cette jeune fille… Quelle charmante petite femme ça ferait… (On entend au-dehors le roulement d’une voiture et la voix de Della Volta.) Quelqu’un !… Allons retrouver mes soldats.

Il sort par le fond à gauche.


Scène XI

LE DUC DELLA VOLTA, LE MARQUIS BAMBINI.
LE DUC, au dehors.

Nous y sommes… (Passant sa tête par l’entrebâillement de la porte.) Tiens !… la porte est ouverte… (Il la pousse et entre.) La tourière aura oublié de la refermer… Entrez, mon cher marquis… (Bambini entre. — Regardant autour de lui.) Eh bien ! où êtes-vous donc ?

BAMBINI.

Par ici… à votre gauche…

LE DUC, se retournant de son côté.

Ah ! bon… nous voici dans le couvent où ma fille Stella a été élevée… je vais la demander… (Regardant la statue qui est à droite.) Ah ! justement la supérieure…

Il s’avance et salue.

BAMBINI, l’arrêtant.

Mais non… c’est une madone.

LE DUC.

Une madone… vous croyez ?… (Il met son lorgnon.) C’est ma foi, vrai… je suis très distrait… il y a même des gens qui, à cause de cela, se figurent que j’ai la vue basse…

BAMBINI.

Quelle erreur… (A part.) Il est myope comme une taupe…

LE DUC.

Personne… et aucun bruit… Tout le monde est à l’office, probablement…

BAMBINI.

Probablement…

LE DUC.

Mon avis est que nous ne dérangions pas ces saintes femmes… Nous avons le temps d’attendre… Ah ! ah ! Stella ne se doute guère que je viens la chercher pour la marier…

BAMBINI.

Croyez-vous qu’elle consentira…

LE DUC.

À vous prendre pour époux… il serait curieux qu’elle osât résister aux ordres de la duchesse et aux miens… Vous êtes le marquis Ernesto Bambini, moi le duc Della Volta, deux grands noms, deux arbres généalogiques qui veulent enlacer leurs rameaux ?…

BAMBINI.
Oh ! oui… je ne demande qu’à enlacer…
LE DUC.

D’ailleurs, c’est un cas de force majeure… ce mariage est absolument indispensable pour mettre fin au procès qui divise nos deux vieilles branches…

BAMBINI.

Procès que vous avez perdu d’avance, avouez-le… et qui vous ruinerait de fond en comble…

LE DUC.

On ne sait pas… les avocats sont si adroits… Mais, du reste, peu importe, puisque vous glissez dans la corbeille une renonciation à toute prétention sur mes biens…

BAMBINI.

Oui, je fais cette sottise… je suis tellement amoureux.

LE DUC, vivement.

Nous ferons le mariage le plus tôt possible… (A part.) Il n’aurait qu’à changer d’avis… (Changeant de ton.) Mais, dites-moi, comme on sent bien qu’on est ici dans l’asile de la piété et du recueillement… Quel calme… quelle tranquillité… quelle sérénité…

BAMBINI.

Pas un bruit !

LE DUC.

Pas un souffle !… (On entend fredonner.) Ah ! Si… si… écoutez… il me semble que j’entends des chants sacrés…

UNE VOIX, en dehors à gauche (ténor).
En avant, Fanfan-la-Tulipe,
Mille millions d’une pipe en avant !
LE DUC.
La Tulipe… un cantique sur les fleurs… C’est drôle, je ne reconnais pas les airs…
UNE AUTRE VOIX, en dehors à gauche (basse taille).
Vive le vin,
Vive ce jus divin !…
LE DUC.

C’est la supérieure… elle me parait bien enrhumée…

BAMBINI

Oh ! oui…

LE DUC.

Je ne reconnais pas du tout les airs…

Les deux voix chantent en même temps et très fort.

BAMBINI.

Mais ce sont des voix d’hommes…

LE DUC.

Des hommes ! allons donc…

BAMBINI.

Voyons… voyons… (Il regarde à gauche et pousse un cri en rétrogradant vivement.) Oh !…

LE DUC, même jeu.

Ah !…

Ils se trouvent dos à dos.

BAMBINI, tremblant.

C’est plein de soldats !…

LE DUC.

Des militaires…

TOUS DEUX, se soutenant à peine.

Les Français !…

BAMBINI, claquant des dents.

Mais alors, beau-père…

LE DUC, même jeu.
Quoi ?…
BAMBINI, même jeu.

Que sont devenues… les…

LE DUC, même jeu.

Les pensionnaires…

BAMBINI, de même.

Et les religieuses…

LE DUC, même jeu.

Je n’ose y penser !… c’est… c’est horrible !…

BAMBINI, même jeu.

Effroyable !…

À ce moment entrent vivement par la gauche les pensionnaires poursuivie par des soldats


Scène XII

Les Mêmes, LES PENSIONNAIRES, poursuivies par Des Soldats puis LA PRIEURE.
ENSEMBLE.
LES PENSIONNAIRES.
Messieurs les militaires,
De grâce laissez-nous ;
Nous dirons des prières
Pour vous !
LES SOLDATS.
O gentilles commères
Aux yeux noirs et si doux,
Soyez hospitalières
Pour nous !
LE DUC, à la prieure qui entre tout effarée.
Enfin vous voilà, Dieu merci !
D’où venez-vous, courant ainsi ?
LA PRIEURE.
De soldats la route était pleine
Et nous revenons au logis,
Toute tremblante, j’y ramène
Mon troupeau de jeunes brebis.
LE DUC.
Bien !… mais parmi votre famille
Grand Dieu !… je ne vois pas ma fille !…
LA PRIEURE.
Ah ! pardonnez-moi,
J’étais si troublée,
Qu’en ces lieux, je croi
L’avoir oubliée !
LE DUC.
Eh quoi ! ma fille est restée
Aux pris’avec un corps d’armée !…
Où peut-elle être, ma Stella ?
Et qu’en ont-ils fait ?
STELLA, entrant suivie de Robert, Monthabor, Griolet, Claudine et des autres soldats.
Et qu’en ont-ils fait ? Me voilà !

Scène XIII

Les Mêmes, STELLA, ROBERT, MONTHABOR, GRIOLET, CLAUDINE, Soldats.
LE DUC, courant à Stella.
Ma fille !… elle est vivante !… enfin !
ROBERT.
Son père…
MONTHABOR.
Son père… Ce vieux parchemin ?
STELLA, au duc.
A tous ces braves militaires
Soyez ici reconnaissant ;
En bons camarades, en frères,
Ils ont veillé sur votre enfant !
LE DUC, aux soldats avec raideur.

C’est très bien, messieurs… serviteur !…

Il leur tourne le dos.
GRIOLET.

Voilà tout !

MONTHABOR, dans sa moustache.

Il n’use pas sa langue, ce coco-là.

LE DUC, à sa fille.

Allons, Stella, partons pour Novare.

STELLA.

Un moment ! (Aux soldats.) Mes amis, un seul mot.

LE DUC, cherchant à l’entraîner.

Venez, venez donc !

MONTHABOR.

Laissez-la faire, mon bonhomme.

LE DUC, avec colère.

Je ne suis pas votre bonhomme !

STELLA.
I
Pour recevoir un régiment,
J’étais seule en ce vieux couvent
Et fort en peine !
Mais quand je vis ce régiment.
De mon cœur je bannis viv’ment
Un’crainte vaine !
Soldats de ce brav’régiment,
Vingtièm’demi-brigade,
De près, de loin, dès ce moment
Je suis votr’petit’camarade !
Ah !
Désormais pour le régiment
Qui s’expose aux dangers d’la guerre,
Chaque soir au Dieu très clément
Je ferai bien dévotement
Ma prière.
II
Je demande qu’au régiment
On se rappelle simplement
À la veillée
Que, servante du régiment,
Avec lui j’ai passé gaîment
Une journée !
Soldats de ce brav’régiment,
Vingtièm’demi-brigade,
N’oubliez pas que dès c’moment
Je fus votr’petit’camarade !
Ah !
En échang’, pour le régiment
Qui s’expose aux dangers d’la guerre,
Tous les soirs au Dieu très clément
Je ferai bien dévotement
Ma prière !
LE DUC, à Stella.
Allons, allons,
Dépêchons
Et partons !
LES PENSIONNAIRES, entourant Stella.
Petite amie,
Jamais n’oublie,
En t’éloignant,
Ce vieux couvent.
Ici personne,
Chère mignonne,
Crois bien cela,
Ne t’oubliera !
GRIOLET, à Stella.
Vous partez… Allons, courage !
LE DUC, s’interposant.
Oui, c’est bien… elle en aura.
ROBERT, de même.
Vous partez… c’est grand dommage.
LE DUC, même jeu.
Il se peut… mais laissez-la !
MONTBABOR, de même.
Vous partez… moi, ça m’chiffonne.
LE DUC, même jeu.
Ça suffit… Allons, c’est bon !
ROBERT.
Quittez-nous, puisqu’on l’ordonne.
LE DUC.
Per Bacco ! laissez-la donc !
LES PENSIONNAIRES.
Petite amie,
Jamais n’oublie,
Etc.
ROBERT, MONTHABOR, et GHIOLET.
De ce jour passé parmi nous,
Souvenez-vous.
STELLA.
Oui, je vous le promets, Stella
S’en souviendra !

Aux soldats.

En vous disant adieu ce soir,
Amis, je conserve l’espoir
Qu’un jour nous pourrons nous revoir.

Le duc cherche à l’entraîner, elle lui échappe et redescend près des soldats.

Petit Français, gentil Français,
Viens délivrer notre patrie,
Par les femmes de l’Italie
Tu seras bien reçu, tu sais,
Gentil Français !
Le duc furieux la saisit par la main et l’entraîne vers le fond pendant la reprise du chœur.
CHŒUR.
Petit Français, gentil Français,
Etc.

Les pensionnaires sont rangées à droite, les soldats à gauche forment la haie et portent les armes. Stella, arrivée au fond, se retourne et envoie à tous des baisers. — Tableau.



ACTE DEUXIÈME

CHEZ LE DUC DELLA VOLTA

Un riche salon donnant sur une terrasse à l’italiene. — Au fond on aperçoit le haut des arbres du parc et tout à fait dans l’éloignement les maisons de la ville de Novare.



Scène PREMIÈRE

LE DUC DELLA VOLTA, LA DUCHESSE, LE COMTE ZERBINELLI, LE CHEVALIER DEL PONTO, Plusieurs autres Seigneurs Italiens.

Au lever du rideau, le duc assis devant un guéridon dépouille une volumineuse correspondance, la duchesse est assise à gauche, les seigneurs les entourent.

LE DUC.

Tout va bien… les dépêches qui nous arrivent ici, à Novare, sont excellentes.

ZERBINELLI.

Il court cependant des bruits…

LE DUC.
Absurdes… mes renseignements sont précis.
LA DUCHESSE.

Pourtant ne disiez-vous pas vous-même qu’en allant chercher notre fille à son couvent, il y a quelques jours, vous aviez rencontré des Français ?

LE DUC, haussant les épaules.

Peuh !… une poignée de soldats que le premier consul pousse en avant pour faire croire qu’il a une armée… un ramassis de vieillards et d’éclopés, bons tout au plus à faire peur aux petits enfants et à l’aide desquels il tente de faire une diversion…

DEL PONTO.

Qui ne trompera personne.

LE DUC.

Personne… D’ailleurs le colonel Badanowitz est à deux lieues d’ici, qui les surveille… mais laissons cela et parlons de choses plus sérieuses.

LA DUCHESSE.

Oui, le duc a raison… Vous savez, messieurs, que nous donnons aujourd’hui une fête, où l’on signera le contrat de mariage de notre fille avec le marquis Bambini.

DEL PONTO.

Toutes nos félicitations.

LE DUC.

Messieurs, je compte sur vous… je veux que toute la noblesse de Novare assiste à cette soirée… Le gouverneur de Milan lui-même, doit s’y faire représenter par son neveu qui arrive exprès de Turin.

ZERBINELLI.

Ah ! oui, son neveu, un jeune monsignor que l’on dit assez écervelé.

LA DUCHESSE.
Il paraît… mais chut ! c’est le neveu du gouverneur, il est parfait.
TOUS.

Parfait…

LA DUCHESSE, les congédiant.

À ce soir donc, messieurs.

TOUS.

À ce soir !

Ils remontent.

LE DUC, les reconduisant.

Et surtout imprégnez-vous bien de cette idée !… Il n’y a pas d’armée française, il n’y en a pas.

Les seigneurs sortent.


Scène II

LE DUC, LA DUCHESSE, puis BAMBINI.
LA DUCHESSE.

Voilà nos invitations faites. Tout marche à merveille.

LE DUC.

Pourvu qu’à présent Bambini ne change pas d’avis… nous serions ruinés…

LA DUCHESSE.

Vous avez toujours peur, Ascanio… il n’y a pas de danger, il est éperdument amoureux de Stella.

LE DUC.

C’est bien là-dessus que je compte. (Bas.) Mais du reste, le voici, nous allons savoir à quoi nous en tenir.

BAMBINI, entrant.
Bonjour, cher duc. (Saluant la duchesse et lui baisant la main.) Duchesse !
LA DUCHESSE.

Bonjour, marquis !

BAMBINI.

Comment allez-vous ce matin ?

LA DUCHESSE.

Faiblement… bien faiblement.

BAMBINI.

Qu’avez-vous donc ?

LA DUCHESSE.

Toujours mes vapeurs, ma migraine.

COUPLETS.
I
Examinez bien ma figure,
Et remarquez mes yeux battus,
En me regardant, j’en suis sûre,
Vous ne me reconnaîtrez plus !
Mon teint, fait de lis et de rose,
A perdu toute sa fraîcheur,
Et quand vous en saurez la cause,
Vous me plaindrez du fond du cœur…
J’ai ma migraine !
Je ressens d’immenses douleurs !
Hélas !… je me soutiens à peine…
J’ai ma migraine
Et mes vapeurs !
II
D’habitude, aimable et légère,
Je ris du matin jusqu’au soir,
Car j’ai le plus doux caractère,
Le plus charmant qu’on puisse voir !
Mais soudain, — quelle turlutaine, —
Je voudrais battre mon époux…
Je brise tout… la porcelaine…
Les cristaux !… c’est que, voyez-vous,
J’ai ma migraine !
Il me semble que je me meurs !
Par instant je respire à peine !
J’ai ma migraine
Et mes vapeurs !…
BAMBINI.

Ce ne sera rien, une indisposition de jolie femme.

LA DUCHESSE, minaudant.

Taisez-vous, vous me feriez oublier que j’ai une grande fille.

BAMBINI, très galant.

Qu’importe, si vous paraissez être sa sœur. (A part.) Ça n’est pas bête ça !

LA DUCHESSE, minaudant.

Flatteur !

LE DUC.

Si nous nous occupions un peu de nos petites affaires.

BAMBINI.

Volontiers. Nous signons toujours le contrat ce soir ?

LE DUC.

Tel est notre projet… Cependant, avant d’aller plus loin, nous avons besoin, la duchesse et moi, d’avoir avec vous un entretien confidentiel.

BAMBINI.

Vous m’intriguez… qu’avez-vous donc à me dire ?

LA DUCHESSE, lui faisant signe de s’asseoir.
Vous allez le savoir… mais attendez-vous à quelque chose d’étrange, de romanesque.
BAMBINI.

Je ne déteste pas ça…

LE DUC.

Eh bien ! j’irai droit au fait… marquis, Stella n’est pas ma fille.

BAMBINI, stupéfait.

Qu’est-ce que vous dites ?

LA DUCHESSE.

C’est la mienne…

BAMBINI.

À vous ?… (Montrant le duc.) Et ce n’est pas celle de… Je n’y suis pas du tout… Expliquez-vous.

LE DUC.

Ecoutez… Il y avait une fois à Madrid, une cantatrice appelée la Rosita… cette grande artiste appartenait à une noble famille du Poitou… (A la duchesse.) C’est bien du Poitou, n’est-ce pas ?

LA DUCHESSE.

Du Poitou, parfaitement… Elle avait été forcée de se mettre au théâtre pour élever sa fille.

BAMBINI.

Ah !… mais comment avait-elle une fille ?

LE DUC.

De la façon la plus naturelle… Ses nobles parents… du Poitou, lui avaient fait épouser malgré elle un homme…

LA DUCHESSE.

Un gentilhomme, qu’elle ne pouvait aimer… il avait quatre-vingt-un ans et il était brutal…

LE DUC.
Bref !… ils avaient divorcé et le mari… le gentil-homme… était parti un beau matin pour l’Amérique.
LA DUCHESSE.

Où il fut mangé quelque temps après par les Peaux-Rouges.

BAMBINI.

À quatre-vingt-un ans, il devait être bien dur. (Au duc.) Continuez.

LE DUC.

Si j’ajoute qu’à cette époque se trouvait également à Madrid un certain secrétaire d’ambassade, beau cavalier, qui devint épris de la Rosita ; si je dis enfin que, fou d’amour, il offrit sa main à la grande et noble artiste, j’aurai tout dit et vous connaîtrez à fond tous les détails de cette histoire.

BAMBINI, vivement.

J’ai compris, le secrétaire d’ambassade…

LE DUC.

Beau cavalier.

BAMBINI.

C’était vous !… la grande et noble artiste, c’était madame la duchesse.

LA DUCHESSE, étourdiment.

Et Stella est la fille du teintu… (Se reprenant vivement.) du gentilhomme qui a été mangé par les Peaux-Rouges.

LE DUC.

Voilà !… Maintenant vous savez notre secret… à vous de nous dire si cela modifie vos projets…

BAMBINI, vivement.

Du tout… puisque pour tout le monde mademoiselle Stella est la fille du duc… qu’est-ce que ça me fait… j’épouse… j’épouse plus que jamais.

LE DUC, joyeux.
Très bien !
LA DUCHESSE, bas, au duc.

J’en étais sûre…

BAMBINI.

Ma charmante future sait-elle que nous signons le contrat ce soir ?

LA DUCHESSE.

Pas encore, mais nous allons l’en prévenir…

On entend au fond deux, coups de feu.

LE DUC, effrayé.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BAMBINI.

Quelque garde qui chasse le lapin dans votre parc.


Scène III

Les Mêmes, STELLA, en costume de chasse.
STELLA, entrant un fusil de chasse à la main.

Bonjour, maman… bonjour, papa…

LE DUC.

Comment c’est vous, mademoiselle, qui faites tout ce tapage !… d’où venez-vous donc ?

STELLA.

De la chasse !… c’est si amusant de chasser… de monter à cheval… de franchir les haies… hop-là ! hop-là !… de tirer des coups de fusil… pif ! paf !…

LE DUC.

Elle est étonnante…

LA DUCHESSE.
Stella, posez ce fusil… et écoutez-nous…
STELLA.

Oui, maman… (Elle pose son fusil. — Revenant.) De quoi s’agit-il donc ?

LA DUCHESSE.

De votre mariage avec M. le marquis Bambini…

Bambini salue.

STELLA.

De mon mariage… mais je vous ai déjà dit que je ne voulais pas me marier…

LA DUCHESSE.

Vous ne voulez pas… Qu’est-ce à dire ?… Sachez, mademoiselle, qu’une jeune fille de bonne famille ne doit avoir d’autres volontés que celles de ses parents…

STELLA.

Pourtant… si je n’aime pas monsieur…

LA DUCHESSE.

C’est un détail…

LE DUC.

Sans importance…

BAMBINI.

Evidemment…

LE DUC.

Il nous convient… c’est l’essentiel…

LA DUCHESSE.

D’ailleurs, c’est parce que nous vous aimons que nous tenons à ce mariage…

STELLA.

Parce que vous m’aimez ?

RONDEAU.
Ah ! vraiment je le déclare,
Les parents sont étonnants
C’est d’une façon bizarre
Qu’ils adorent leurs enfants !
On les choie, on les caresse,
Quand ils sont petits, petits,
Ce sont trésors de tendresse,
Et soins jamais ralentis ;
On est, pendant leur enfance,
Heureux de leur obéir,
Ils parlent, et l’on devance
Jusqu’à leur moindre désir !
Pour eux, constamment en peine,
On les gâte tant qu’on craint
De leur causer une gêne,
Ou le plus mince chagrin.
Mais lorsque la jeune fille
Atteint dix-huit ou vingt ans,
Elle voit dans sa famille
Des changements surprenants.
Pour se débarrasser d’elle,
Dût-on la sacrifier,
On lui dit : Mademoiselle,
Vite, il faut vous marier !
Qu’il vous plaise ou non, qu’importe !
Voilà votre époux, bonsoir !
Avec lui prenez la porte,
Au plaisir de vous revoir !
Sans pitié pour ses alarmes,
On n’écoute pas ses cris,
On ne veut pas voir ses larmes,
On lui répond : Obéis !
Avec de tels mariages,
Qu’advient-il, gens imprudents ?
C’est que dans tous ces ménages
On voit beaucoup… d’accidents !
Ah ! vraiment je le déclare,
Les parents sont étonnants,
C’est d’une façon bizarre
Qu’ils adorent leurs enfants
LE DUC.

Elle veut nous donner une leçon !

LA DUCHESSE, à Stella.

Assez, mademoiselle… plus un mot et préparez-vous à nous obéir.

STELLA, avec résolution.

Excusez-moi, ma mère, mais ça me serait impossible.

LE DUC.

Nous signerons le contrat ce soir.

STELLA.

Je ne signerai rien !

LA DUCHESSE.

C’est trop fort !… Mademoiselle, allez vous habiller.

STELLA.

Non, non, non ! mille fois non ! je vais m’enfermer dans ma chambre et je n’en sortirai pas.

Ella entre à gauche.

LA DUCHESSE, furieuse.

A-t-on idée de ça !

LE DUC.

Courez après elle.

LA DUCHESSE.

Eh ! laissez-moi donc vous !… je sais ce que j’ai à faire. (Elle remonte.) Ah ! il faudra bien qu’elle m’obéisse !

Elle sort à la suite de Stella.

Scène IV

LE DUC, BAMBINI.
BAMBINI.

C’est l’équitation qui la met dans cet état-là ?

LE DUC.

Ne faites pas attention, pur enfantillage… J’espère que ça ne vous refroidit pas ?

BAMBINI.

Moi ?… vous ne me connaissez guère, au contraire, ça m’excite, ça me monte.

LE DUC.

J’aime ce caractère. (A part.) Il est idiot heureusement. (Haut.) Voyez-vous, mon ami, elle a comme ça des turlutaines depuis ce jour où elle a rencontré à son couvent cette troupe de soldats français…

BAMBINI.

Ah ! dites donc… à propos de ces Français, savez-vous ce que l’on dit ?

LE DUC.

Non.

BAMBINI.

On prétend qu’ils ont marché en avant et que leur avant-garde a pénétré dans la ville.

LE DUC.

Dans Novare ! à dix lieues de Milan. (Riant.) Ah ! ah ! mais c’est impossible… les dépêches disent tout le contraire… ça n’a pas le sens commun.

Pendant ces derniers mots, on a vu paraître au fond Robert, Monthabor et Griolet qui s’orientent. Griolet a un paquet à la main.
BAMBINI.

Vous me rassurez.

LE DUC.

Allez chez le notaire, mon ami, et ne vous préoccupez pas de toutes ces sottises.

BAMBINI

J’y vole… à bientôt.

Il sort par la gauche.

LE DUC.

À Novare… allons donc !… est-ce qu’ils oseraient jamais y pénétrer.


Scène V

LE DUC, ROBERT MONTHABOR et GRIOLET.

Les trois soldats se sont montré le duc et sont descendus près de lui.

ROBERT.

M. le duc Della Volta ?

LE DUC.

C’est moi. (Se retournant et se trouvant en face de Robert.) Hein !… Eux ici ?

ROBERT, le reconnaissant.

Tiens !

MONTHABOR, de même

Le père de la petite.

GRIOLET, de même
En voilà une rencontre !
LE DUC.

Que voulez-vous ?

ROBERT, saluant et lui présentant un papier

Jetez les yeux sur ce papier.

MONTHABOR.

Lisez !

QUATUOR.
ROBERT.
C’est un billet de logement !
TOUS LES TROIS.
C’est un billet de logement.
MONTHABOR.
Il est en règle strictement,
GRIOLET.
Et vous allez évidemment.
ROBERT.

Avec beaucoup d’empressement.

GRIOLET.
Nous recevoir très poliment.
TOUS LES TROIS.
C’est un billet de logement.
ROBERT.
Que nous faut-il ?… un’bagatelle,
Bien peu de chose assurément.
GRIOLET.
Place au feu, place à la chandelle.
MONTHABOR.
Et des égards… énormément !
LE DUC.
Non, pour quitter mon domicile
Je vous donnerai de l’argent
TOUS LES TROIS.
Hein ! de l’argent !
LE DUC.
Vous l’irez dépenser en ville…
TOUS LES TROIS.
Du tout, lisez le document,
C’est un billet de logement.
Etc.
LE DUC.

(Parlé.) Ah ! vous voulez loger chez moi !…

Eh bien ! j’ai ce qu’il vous faut :
Deux mansardes magnifiques
Tout en haut.
LES SOLDATS, avec colère.
Tout en haut !
LE DUC.
Vous y serez bien au chaud,
Avec mes vieux domestiques,
Tout en haut !
LES SOLDATS.
Tout en haut !
LE DUC.
Chez moi, ne vous gênez pas,
Vous trouverez la cantine
Tout en bas.
LES SOLDATS.
Tout en bas !
LE DUC.
Et vous prendrez vos repas,
Mes amis, à la cuisine,
Tout en bas.
LES SOLDATS.
Tout en bas !
MONTHABOR.
Morbleu ! vous moquez-vous de nous ?
GRIOLET et ROBERT.
Chut ! calmez-vous !
MONTHABOR.
J’vas flanquer tout sens d’ssus dessous !
GRIOLET et ROBERT.
Chut ! calmez-vous !
ROBERT.
Monseigneur voudrait-il, vraiment,
Insulter notr’brav’régiment ?
GRIOLET, au duc.
Vous vous trompez assurément,
Relisez bien le document.
LE DUC.
Quel document ?
TOUS LES TROIS, montrant le papier.
Ce document !
C’est un billet de logement,
Etc.
LE DUC, ironiquement.

C’est entendu, militaires, on aura pour vous les plus grands égards. (Il remonte. — À part.) Vite un mot au colonel Badanowitz pour le prévenir que les Français sont ici. (Haut, au fond.) Beaucoup d’égards !…

Il disparaît en ricanant.

Scène VI

ROBERT, MONTHABOR, GRIOLET.
ROBERT.

Mordieu !… c’est qu’il a l’air de se moquer de nous !

MONTHABOR, furieux.

Ah ! mille tonnerres ! si on ne se retenait pas, quel plaisir on aurait à tambouriner les côtes d’un pékin de cette espèce-là.

ROBERT, le retenant.

Pas de bêtises… du calme, Monthabor, du calme…

MONTHABOR.

Je me dompte, mon lieutenant… je comprends les sentiments internes qui vous agitent… C’est le papa de la petite… sufficit !… on respectera l’amphibie.

ROBERT.

Le papa de la petite… qu’est-ce que tu entends par là ?

MONTHABOR.

Parbleu !… j’entends qu’elle vous a tapé dans l’œil, la jolie colombe du couvent… c’est visible à l’œil nu.

ROBERT.

Allons donc !… ça n’a pas le sens commun… moi, un simple lieutenant, sans le sou… tu croirais que je suis amoureux…

MONTHABOR.

Un peu, mon neveu…

ROBERT.
Certainement, je la trouve charmante cette jeune fille…
MONTHABOR.

Elle l’est…

ROBERT.

Mais, Dieu merci, je n’ai pas la cervelle fêlée… et comme je ne peux nourrir le fol espoir de devenir jamais son mari…

MONTHABOR.

Pourquoi donc pas ?

ROBERT.

Allons, farceur, tais-toi… pas de mauvaise plaisanterie.

MONTHABOR.

C’est bon, je clos mon bec… (A part.) mais je garde mon idée.

GRIOLET, qui a essayé tous les fauteuils les uns après les autres.

Quel crâne mobilier !… (S’asseyant dans un grand fauteuil et rebondissant sur les élastiques.) Cristi ! en v’là un d’un moelleux… Essayez donc ça, papa Monthabor.

MONTHABOR, s’asseyant dans un fauteuil.

Voyons !… (Rebondissant sur les élastiques) Cré nom !… on dirait qu’on est assis dans du beurre…

ROBERT, même jeu.

Le fait est qu’on est remarquablement bien dans ces machines-là…

MONTHABOR.

Pour faire la siesta… comme ils disent…

TOUS LES TROIS, étendus dans les fauteuils

Oh ! la siesta !

On entend au dehors le bruit de deux vigoureux soufflets. Robert, Monthabor et Griolet se relèvent d’un bond en s’écriant : Hein !
GRIOLET.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ROBERT, en riant.

Parbleu ! c’est Claudine… Je reconnais sa manière.


Scène VII

Les Mêmes, CLAUDINE, DEUX DOMESTIQUES.
CLAUDINE, au fond, aux domestiques qui cherchent à la retenir.

Si vous en voulez d’autres, ne vous gênez pas… (Elle lève la main, les domestiques reculent.) Je vous dis que j’ai à parler au soldat Griolet… (Montrant Griolet.) Et tenez, le voilà… (Repoussant vigoureusement les deux domestiques qui trébuchent.) Laissez-moi donc passer, clampins !… (Elle descend.) A-t-on jamais vu !…

COUPLETS.
I
Eh bien ! en voilà dès manières !
Vous voulez m’empêcher d’passer.
Apprenez que les cantinières,
Ça n’a jamais su reculer.
Comme un canich’dans un jeu d’quilles,
Vous prétendez me recevoir,
Allons, rentrez dans vos coquilles
Ou ventrebleu ! vous allez voir !…
Si l’un de vous s’approche,
Je crois qu’ça lui cuira,
Car ma répons’la v’là :

Faisant le geste de donner des soufflets.

V’li ! v’lan !
Mets-ça dans ta poche,
V’li ! v’lan !
Attrap’ça !

Les domestiques sortent.

II
En amour c’est la même affaire,
Faut pas toucher à qui me plaît.
C’est pas par mauvais caractère,
Mais j’ai la têt’près du bonnet.
Supposons qu’un beau jour j’adore
Quelque garçon à l’air vainqueur,
Ah ! si jamais quelque pécore
Prétendait m’disputer son cœur,
Je n’lui f’rais pas d’reproche,
J’suis trop poli’pour ça
Mais j’crierais : halte-là !
V’li ! v’lan !
Mets ça dans ta poche,
Vl’i ! lv’lan !
Attrap’ça !
ROBERT, riant.

Vertudieu ! je vois qu’il ne ferait pas bon de s’y frotter.

CLAUDINE.

Oh ! mais non !

GRIOLET.

Pour lors donc, c’est moi que vous cherchez ?

CLAUDINE.

Oui, mon petit… histoire de savoir si vous avez terminé mon costume.

GRIOLET, le tirant à moitié de son sac.

Le voilà !… je n’ai plus qu’un point à y faire.

Il s’assied et coud.

CLAUDINE.
Dépêchez-vous… je tiens à être bien ficelée le jour où nous entrerons à Milan.
ROBERT.

Oh ! oh ! à Milan… comme vous y allez… Ça ne doute de rien, les femmes… nous n’y sommes pas encore

CLAUDINE.

Mais nous y serons bientôt, je l’espère… j’ai là un brave homme d’oncle…

ROBERT.

Bah ! un Français ?

CLAUDINE.

Non, un Champenois… qui est établi aubergiste, et que je ne serais pas fâchée d’embrasser.

MONTHABOR.

Et tatati, et tatata ! En voilà-t-il, des paroles pour nous mettre dedans… Vous ne voyez donc pas, mon lieutenant, que toutes ces fariboles-là, c’est un prétexte pour venir vous retrouver…

GRIOLET.

Oh !

Il se pique et suce son doigt.

ROBERT.

Moi ?… voilà une idée, par exemple !

CLAUDINE, bas à Monthabor.

Taisez-vous donc… vous allez me faire rougir devant lui.

ROBERT.

Ce diable de Monthabor, je ne sais pas ce qu’il a aujourd’hui… à l’entendre, on croirait, ma parole d’honneur, que je suis un don Juan de régiment.

CLAUDINE, vivement.
Je suis venue surtout pour voir si vous ne manquez de rien ici… (A part.) et pour surveiller l’ingénue du couvent. (Haut.) Où vous case-t-on ?
MONTHABOR.

Au grenier !

GRIOLET.

Avec les souris…

ROBERT, gaîment.

Ah bah ! nous en avons vu bien d’autres… Il me semble que nous n’avons pas pour habitude de nous dorloter dans des lits de plume… Est-ce que par hasard vous devenez des sybarites !

MONTHABOR, avec indignation.

Des sybarites, jamais !

ROBERT.

Va donc pour le grenier, nous y serons très bien.

CLAUDINE.

Je vas voir ça. (A part.) J’aurai l’œil au grain. (Haut.) Et quand on voudrait vous fourrer dans une cabane à lapins, je vous réponds, mon lieutenant, que grâce à moi, vous y serez comme un cœur… (le regardant amoureusement) comme un cœur…

GRIOLET, à part.

Mais c’est de la démence… elle est passionnée pour cet homme !

On entend une musique de danse dans un salon voisin.

MONTHABOR.

Tiens, tiens !… entendez-vous ?

ROBERT, remontant.

On danse par là.

GRIOLET, de même.

C’est une fête.

CLAUDINE, même jeu.
Un bal !
UN DOMESTIQUE, entrant avec un plateau chargé de rafraîchissements. — Aux soldats.

Les invités de monseigneur vont venir dans ce salon, vous ne pouvez pas rester ici.

ROBERT.

C’est bien… nous allons nous retirer… venez, major !

Il sort par le fond à droite.

MONTHABOR.

Oui, oui.

Il prend un sorbet sur le plateau. Griolet l’imite, ils boivent.

LE DOMESTIQUE, stupéfait.

Eh bien !… voyons, venez, je vais vous conduire à vos chambres.

Il remonte.

MONTHABOR.

On y va… (Remontant à son tour et regardant au fond à gauche.) Ah ! nom d’une pipe !… en voilà des habits brodés, et des femmes d’un décolleté…

GRIOLET, regardant.

Décolletées !… voyons…

CLAUDINE.

Décolletées !… Ici Griolet… suivez-moi…

Elle sort par le fond à droite.

GRIOLET, la suivant.

Voilà ! voilà !

Il disparaît.

MONTHABOR, jetant un dernier regard à gauche.

Ces Italiennes vous ont un galbe… Eh bien, voyons, Monthabor, veux-tu bien t’en aller !

Il sort par le fond à droite au moment où les invités entrent en valsant.

Scène VIII

LE DUC, LA DUCHESSE, BAMBINI, Seigneurs et Dames, puis MONTHABOR.
CHŒUR.
Dansons
Et valsons !
Que la fête
Soit complète,
Dansons
Et valsons !
BAMBINI, à la duchesse.
Mais je ne vois pas votre fille,
Où donc est la belle Stella ?
LA DUCHESSE.
Stella dans sa chambre s’habille
Et dans un instant sera là.
CHŒUR.
Dansons
Et valsons !
Que la fête
Soit complète,
Dansons
Et valsons !
MONTHABOR, entrant furieux par la droite.
Nous loger ainsi !… moi, ça m’blesse ?

A un domestique qui est près de lui.

Le patron ?… J’voudrais lui parler.
LE DOMESTIQUE, montrant à Monthabor la duchesse qui cause avec Bambini et leur tourne le dos.
Voici madame la duchesse.
MONTHABOR.
C’est bon… J’m’en vas l’interpeller.

S’avançant vers la duchesse.

Pardon, duchess’si j’vous attaque,
Mais, mill’z’yeux ! on veut nous fourrer
Dans une espèce de baraque
Et j’viens…

La duchesse se retourne, il recule en poussant un cri !

Et j’viens… Ah !…
LA DUCHESSE, même jeu.
Et j’viens… Ah !… Ah !…
MONTHABOR.
Et j’viens… Ah !… Ah !… Nom d’un Cosaque !
Margot !…
LA DUCHESSE.
Margot !… Bernard !

Chancelant.

Margot !… Bernard ! Je puis à peine respirer !

Elle s’évanouit dans les bras de Bambini qui la dépose dans un fauteuil, le duc et tous les invités accourent.

TOUS.
La duchesse se trouve mal !
Au fond, ça nous est bien égal !
LE DUC.
Eh quoi !… ma femme évanouie !
BAMBINI, criant.
Un verre d’eau…
MONTHABOR.
Un verre d’eau… De l’eau, malheur !
Quelle amère plaisanterie !

Prenant sa gourde.

Pour ça le rhum est bien meilleur…
Buvez !

Il fait boire la duchesse à même sa gourde.

LA DUCHESSE, se levant d’un bond.
Buvez ! Ah ! pouah !… quelle infamie !
MONTHABOR.
Vous voyez, la v’là rétablie !
BAMBINI, montrant Monthabor.
C’est ce soldat qui vient d’oser
D’un ton tout rempli de rudesse…
MONTHABOR.
Suffit !… Je m’en vas m’excuser…
Deux mots à madam’la duchesse…

Il écarte du geste les invités et s’approche de la duchesse.

Quoi ! te v’là donc, Margot !
LA DUCHESSE, à mi-voix.
Par grâce, pas un mot !
MONTHABOR, à mi-voix.
C’est bon, je ne f’rai pas d’esclandre
Mais ici, où je vais t’attendre,
Tu vas revenir, il le faut.
LA DUCHESSE.
Soit !… j’y serai !… mais pas un mot !

Haut en souriant.

Je vous pardonne cette offense,
N’en parlons plus… c’est oublié !…

L’orchestre du bal se fait entendre. — Aux invités très gaîment.

Soyons, soyons tout à la danse
Et reprenons notre gaîté !…
TOUS.
Soyons, soyons tout à la danse
Et reprenons notre gaîté !…
LA DUCHESSE, prenant le bras de Bambini.
Marquis, la valse nous appelle.
LE DUC, offrant son bras à une dame.
Valsons, valsons, ma toute belle.
CHŒUR, sur le motif d’entrée.
Dansons
Et valsons !
Que la fête
Soit complète,
Dansons
Et valsons !

Tout le monde s’éloigne par la gauche en valsant. — Monthabor reste seul.


Scène IX

MONTHABOR, puis LA DUCHESSE.
MONTHABOR, seul.

En voilà une histoire !… ma femme grande dame !… duchesse !… Ah ! il va falloir qu’elle me dise ce qu’elle a fait de la petite… À cette idée-là le cœur me bat… (La duchesse rentre vivement par la gauche.) La voilà…

LA DUCHESSE, fermant la porte de gauche.

Fermez les portes… Bernard…

MONTHABOR.

Oui !… (Après avoir fermé les portes.) Là… nous sommes bien seuls…

LA DUCHESSE.

Parlez donc, maintenant… que me voulez-vous ?

MONTHABOR.

Tu ne me tutoies plus… C’est bon, c’est bon… Je comprends, à cause de l’autre, du numéro 2… Alors, t’es devenue duchesse, rien que ça !… c’est un peu plus distingué que quand tu repassais des chemises…

LA DUCHESSE.

Je vous en prie… plus bas…

MONTHABOR.

Quant à mon successeur, là vrai, Margot, je ne peux pas t’en faire compliment… c’est une jolie cassure… (Regardant les meubles.) Et si tu as gagné du côté du pigeonnier… (Se rengorgeant.) tu as rudement perdu du côté du pigeon… mais enfin, n’importe… c’est ton affaire… Tu préfères les ducs aux teinturiers… Ça ne me regarde pas… aussi ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit… et si je t’ai fait venir, c’est pour te demander ce que tu as fait de notre fille.

LA DUCHESSE, à part.

Nous y voilà… (Haut) Notre fille… (A part.) Si je lui dis… il fera rompre le mariage, ce sera un scandale…

MONTHABOR.

Eh bien !… voyons… j’attends…

LA DUCHESSE, à part.

C’est impossible… (Haut.) Je n’ose vraiment vous dire…

MONTHABOR, frappé d’une idée.

Tu n’oses pas… (Avec un cri.) Margot ! notre fille… elle vit… elle existe… n’est-ce pas ?…

LA DUCHESSE, vivement.

Oui… oui…

MONTHABOR, soulagé.

Ah !… nom d’une pipe… tu m’avais fait une peur…

LA DUCHESSE, à part.

Oh ! non !… pas ce mensonge… ce serait affreux… gagnons seulement du temps…

MONTHABOR.

Où est-elle ?… Dis… Oh !… attends donc… cette jeune fille, Stella… est-ce que par hasard ?…

LA DUCHESSE, vivement.

Non ! non !… vous vous trompez…

MONTHABOR.
Ah !…
LA DUCHESSE.

Stella est la fille de mon mari… la fille du duc Della Volta…

MONTHABOR.

Tant pis… J’avais cru… à cause de l’âge… et puis parce que… Je ne sais pas… la sympathie… Enfin !… la nôtre… la nôtre ?…

LA DUCHESSE.

La nôtre… vous me pardonnerez… Bernard… je me suis séparée d’elle…

MONTHABOR.

Bon !… Je comprends… Tu n’as pas osé avouer à ce vieux singe que tu avais un enfant…

LA DUCHESSE.

Justement…

MONTHABOR.

Et alors ?

LA DUCHESSE, cherchant ses mots.

Alors… (A part.) Que lui dire ?… (Haut.) Alors ! je l’a laissée en France… dans un grand pensionnat…

MONTHABOR.

En France… L’adresse ?… Donne-moi l’adresse ?…

LA DUCHESSE.

Je veux bien… mais à une condition, Bernard…

MONTHABOR.

Voyons…

LA DUCHESSE.

C’est que vous ne direz à personne que vous êtes mon premier mari…

MONTHABOR.
Accepté !
LA DUCHESSE.

C’est que vous agirez comme si nous ne nous étions jamais vus…

MONTHABOR.

Accepté !…

LA DUCHESSE.

Vous me le jurez ?

MONTHABOR.

Parbleu !… pourvu que je revoie ma fille, voilà tout ce qu’il me faut… Cette adresse ?

LA DUCHESSE, à part.

Ah !… ma foi… au hasard… (Haut.) A Paris… chez les Bénédictines… rue de Sèvres…

MONTHABOR.

À Paris… J’étais si près d’elle… et je ne me doutais pas… Ah ! nom d’une bombe !… j’ai hâte maintenant que la campagne soit finie pour retourner là-bas… pour courir rue de Sèvres… pour dire à ma fille : viens dans mes bras, ma chérie… Ah ! que c’est bête, satané chien ! que c’est bête !…

LA DUCHESSE, le regardant.

Ce pauvre Bernard !… (Hésitante.) Mais non… non… je ne peux pas faire autrement.


Scène X

Les Mêmes, ROBERT, GRIOLET, puis LE DUC.
ROBERT, entrant par la gauche suivi de Griolet.
Nous sommes installés !… Claudine est en train de faire nos lits…
MONTHABOR, vivement.

Ah ! mon lieutenant… si vous saviez…

ROBERT, étonné.

Quoi donc ?

MONTHABOR, regardant la duchesse qui a mis vivement un doigt sur sa bouche.

Non… rien… Madame la duchesse, je vous présente M. Robert, mon lieutenant, un lapin qui n’a pas froid aux yeux…

LA DUCHESSE, saluant légèrement.

Monsieur !

ROBERT, s’inclinant.

Madame !

GRIOLET, à part.

Eh bien ! et moi ?… il ne me présente pas…

LE DUC, entrant vivement.

Ah ! duchesse, je vous cherche de tous les côtés… on s’étonne de votre absence… (Regardant les soldats.) Oh ! oh ! encore ces gens !

ROBERT, à Monthabor.

Evitons de nouvelles insolences et débarrassons le plancher…

Il va pour sortir.

GRIOLET, le suivant.

Oui… et vivement…

MONTHABOR, les retenant.

Du tout… restez donc… (Regardant le duc.) Ah ! tu as été grossier avec nous, toi !… Je vas te repiger…

LE DUC.
On vous a indiqué votre chambre… il me semble que vous n’avez rien à faire ici…
ROBERT, à Monthabor.

Tu entends… allons ! du leste !…

Il veut sortir.

MONTHABOR, le retenant.

Mais restez donc… et attendez un peu… vous allez voir… (Au duc.) Pardon, mon cher… pardon, mon très cher…

LE DUC.

Hein ?

MONTHABOR, prenant des airs dégagés.

Je causais avec madame la duchesse…

LE DUC, ricanant.

Vous causiez…

MONTHABOR.

Amicalement… C’est une très brave femme… Je lui disais qu’on nous avait colloqués dans les mansardes… et elle me répondait : C’est impossible, mon mari a manqué de tact… J’entends que vous soyez logés au premier étage, dans une des plus belles chambres de l’hôtel…

ROBERT, surpris, à Griolet.

Qu’est-ce qu’il chante ?

LE DUC, étonné, à sa femme.

Vous avez dit cela ?

MONTHABOR.

Certainement… n’est-ce pas, madame ?… (Bas et vivement.) Pas vrai, Margot ?

LA DUCHESSE, vivement.

Oui, oui… Nous devons recevoir de notre mieux, ces braves militaires…

ROBERT, étonné.
Hein ?
LE DUC.

Mais.

LA DUCHESSE, impérieusement.

Je le veux, Ascanio !…

LE DUC, doucement.

C’est différent… permettez-moi seulement de vous faire remarquer que… à cause de ce bal, de cette fête…

GRIOLET, à Monthabor.

Une fête !… C’est moi qui aurais voulu voir ça…

MONTHABOR.

Tu en as envie… attends… (Au duc.) Oui, la fête… Justement, mon très cher… nous en parlions… madame la duchesse disait : Quelques uniformes militaires feront très bien… et alors… elle nous a invités…

LE DUC, stupéfait.

Invités !… Vous !…

ROBERT, à Griolet.

Il va nous faire flanquer à la porte !

GRIOLET, à part.

Il est fou…

MONTHABOR.

N’est-ce pas, madame ?… (Bas.) Pas vrai, Margot ?…

LA DUCHESSE.

Oui… oui… certainement…

ROBERT, stupéfait.

Comment !… elle consent !

LE DUC.

Mais, ma chère amie…

LA DUCHESSE, impérieusement.
Je le veux, Ascanio !…
LE DUC, abasourdi.

C’est différent… (A part.) Je n’y comprends plus rien… (A sa femme.) Expliquez-moi au moins…

LA DUCHESSE, bas au duc.

Ménageons-les… On ne sait pas ce qui peut arriver…

LE DUC, à part.

C’est vrai… (A lui-même.) Quel diplomate !… elle est très forte !

LA DUCHESSE, montrant aux soldats la porte à droite.

Cette chambre sera la vôtre… Je vais donner des ordres… pour que rien ne vous manque. (saluant gracieusement.) Messieurs !

MONTHABOR, saluant grotesquement.

Médème !…

Les deux autres s’inclinent.

LA DUCHESSE, au duc.

Suivez-moi, Ascanio…

Elle sort par la gauche.

LE DUC.

Oui… ma chère amie… Etonnante !… Elle est étonnante !…

Il sort.


Scène XI

MONTHABOR, ROBERT, GRIOLET.
ROBERT.

Mais, c’est de la féerie…

GRIOLET.
De la fantasquemagorie !…
ROBERT.

Ah çà ! Monthabor, vous êtes donc devenu sorcier ?

MONTHABOR, modestement.

Vous savez, on a des petits talents de société… Mais, c’est pas tout ça… s’agit de nous astiquer pour le bal.

GRIOLET.

Oui, faut faire honneur au régiment… je vas aller emprunter les bottes du sergent.

MONTHABOR.

Mais avant, mon fiston, emménageons dans notre nouvelle cage.

ROBERT, qui a été ouvrir la porte de droite.

Elle est superbe, et dorée sur toutes les coutures.

GRIOLET.

Allons-y… c’est là dedans que je serai bien pour donner le coup de fion à l’uniforme de Claudine.

MONTHABOR, à Robert qui est remonté et regarde attentivement à gauche.

Venez-vous, mon lieutenant ?

ROBERT, préoccupé.

Oui, oui… je vous suis.

MONTHABOR, prenant Griolet par la main.

Et ensuite, Griolet, on se dérouillera les jambes.

Ils sortent en valsant, et en faisant des grâces.


Scène XII

ROBERT, puis STELLA.
ROBERT, regardant toujours à gauche.

C’est elle !… c’est bien elle que j’aperçois là-bas… plus jolie encore mille fois que sous ses vêtements de pensionnaire… Ah ! pourquoi ne suis-je qu’un simple lieutenant, sans sou ni maille… Tandis qu’elle !… (S’interrompant.) Allons, je crois que Monthabor a raison et que décidément je deviens un peu fou…

Il remonte vivement en voyant entrer Stella.

STELLA, entrant par la gauche en grand costume de bal.

J’ai pu m’échapper un instant… J’étouffe au milieu de ce bal.

Elle s’essuie les yeux avec son mouchoir.

ROBERT, s’approchant.

Qu’a-t-elle donc ?

STELLA, se levant.

Quelqu’un !… (Très surprise.) Monsieur Robert ! ici !

ROBERT, avec joie.

Vous vous rappelez mon nom ?…

STELLA, vivement.

Oh ! oui !… (S’arrêtant un peu confuse de ce qu’elle vient de dire.) et ceux de vos camarades aussi… Pendant ces quelques heures que j’ai passées au milieu de vous, vous avez tous été si bons pour moi… (Avec un soupir.) Ah !… ce jour-là, j’étais heureuse, tandis qu’aujourd’hui…

ROBERT.

Aujourd’hui, en effet, il me semble apercevoir sui votre visage…

STELLA.

Je viens de pleurer…

ROBERT, vivement.

Vous avez pleuré ?

STELLA.
Cela vous étonne… J’en suis étonnée moi-même… c’est si peu dans mes habitudes…
ROBERT, vivement.

Et quel est le motif de votre chagrin ?… (Se reprenant.) Oh ! pardon… je vous interroge…

STELLA.

Oh ! ce n’est pas un secret… je vais me marier…

ROBERT.

Vous marier !…

STELLA.

À un homme que je déteste… Ah ! j’ai bien lutté, allez !… je me suis mise en colère… j’ai frappé du pied… mais ma mère a été inflexible… Ah ! monsieur Robert, que dois-je faire ?

ROBERT, tristement.

Obéir !

STELLA, frappée de l’accent de Robert.

Vous me dites cela d’un ton…

DUO.
ROBERT.
Tenez, j’aurai de la franchise,
Demain je pars… il faut, Stella,
Il faut qu’aujourd’hui je vous dise
Ce que je ressens là.
I
J’ose vous le dire,
Ange radieux,
Ah ! je ne respire
Que pour vos doux yeux
Oui, je vous ai vue,
Et depuis ce jour,
Mon âme vaincue
S’ouvrit à l’amour.
J’ose vous le dire,
Ange radieux,
Ah ! je ne respire
Que pour vos doux yeux.
STELLA.
Un tel aveu…
ROBERT.
Un tel aveu… Pardon !… de cet amour funeste
Je saurai me guérir… bientôt je resterai
Couché sur quelque champ de bataille — et du reste
Je ferai pour cela, tout ce que je pourrai…
STELLA, avec élan.
Ah ! je vous le défends !
ROBERT.
Ah ! je vous le défends ! Stella ! chère Stella !
Ai-je bien entendu ce que vous dites là ?
STELLA.
A cet aveu tendre,
Je le dis bien bas,
Vous devez comprendre
Tout mon embarras.
Mes lèvres sont closes,
Je crains de parler,
Car il est des choses
Qu’on doit deviner.
ROBERT, très ému.

Mais non ! c’est un rêve que nous faisons là !… non, non, c’est impossible !… Adieu, Stella ! nous ne devons plus nous revoir.

Il sort par le fond dans le plus grand désordre.

MONTBABOR, qui vient d’entrer, l’appelant.
Robert !… Robert !… Eh bien ! qu’est-ce qu’il a, donc le lieutenant ?…

Scène XIII

STELLA, MONTHABOR.
STELLA, très émue.

Ah ! monsieur Monthabor, il a un brave et noble cœur, le lieutenant Robert !

MONTHABOR.

C’est une crème… une vraie crème… On l’aime tout de suite, n’est-ce pas ? Faites excuse… je dis ça… c’est pas pour vous… c’est pour moi… parce que vous, une demoiselle de haute naissance… la fille d’un duc… (A part.) C’est drôle… il y a quelque chose qui me tarabuste la cervelle… quand je regarde cette jeune fille, il me semble que… Est-ce que par hasard Margot m’aurait trompé ?…

STELLA, qui s’est dirigée vers la gauche.

Allons, il faut retourner dans ce bal !…

MONTHABOR, la regardant s’éloigner.

Oh ! il n’y a pas… il n’y a pas.. j’en aurai le cœur net… (Haut.) Pardon, mademoiselle… un mot…

STELLA, vivement.

Parlez !…

MONTHABOR, embarrassé.
C’est que ce n’est pas très facile… vous allez peut-être vous dire : De quoi se mêle-t-il, cet olibrius-là ? Mais, vous savez, nous autres tambours-majors, nous avons quelquefois des idées… Enfin ! voilà la chose : c’est une simple question… Est-ce que quand vous étiez tout enfant, vous avez été élevée dans la soie et le velours ?
STELLA, étonnée.

Pourquoi me demandez-vous cela ?

MONTHABOR.

Une idée, que je vous dis… une curiosité… histoire de m’instruire en voyageant… et si vous vouliez bien…

STELLA.

Mon Dieu ! j’ai un souvenir bien vague de mon enfance… mais il me semble, au contraire, qu’à cette époque-là, mes parent ne devaient pas être très heureux…

MONTHABOR, vivement.

Ah !… alors, il n’y avait pas de lambris dorés ?

STELLA.

Il s’en faut… une petite chambre… autant que je me rappelle… avec des gravures sur les murs…

MONTHABOR, vivement.

Le Juif Errant ?

STELLA.

Peut-être bien…

MONTHABOR.

Et… et votre papa ?… À cette époque… est-ce qui avait des habits brodés ?…

STELLA.

Oh ! non… c’est même bien bizarre… Dans ces souvenirs lointains, je le vois très différent de ce qu’il est maintenant… il avait une tout autre figure.

MONTHABOR.

Il a eu bien tort d’en changer… et quand vous étiez toute petite, toute petite… est-ce que vous ne vous souvenez pas d’un grand danger que vous avez couru… d’un accident ?…

STELLA.
Si…
MONTHABOR.

Ah !

STELLA.

Une voiture lancée à fond de train…

MONTHABOR.

Un cheval emporté, qui vous a renversée… foulée aux pieds.

STELLA.

Oui… mais comment savez-vous cela ?

MONTHABOR.

Ne faites pas attention… dites… parlez !…

STELLA.

Je les vois encore, arrivant sur moi… je voulus fuir, mais je n’eus pas le temps… À ce moment un cri répondit aux miens… un homme m’enleva dans ses bras… pleurant… me couvrant de baisers…

MONTHABOR, très ému.

C’est ça !… c’est ça !

STELLA.

Il me transporta dans notre chambre… me coucha dans mon petit lit… puis pendant ma maladie qui fut longue… il m’apportait tous les soirs des gâteaux, des joujoux…

MONTHABOR, avec des larmes dans la voix.

Un Polichinelle ?…

STELLA.

Oui… un grand Polichinelle… mais ce qu’il y avait de plus singulier, ce que je me rappelle très bien, c’est que lorsqu’il me présentait ces gâteaux et ces joujoux, il n’avait jamais les mains de la même couleur…

MONTHABOR.
Ah !…
STELLA.

Tantôt jaunes… tantôt bleues…

MONTHABOR.

Tantôt vertes… un teinturier !… (Avec force.) Ah ! j’en étais bien sûr !

STELLA.

Qu’avez-vous ?

MONTHABOR.

Ce que j’ai… Oh ! je ne suis pas fou… Écoute… ta mère a divorcé… j’étais le numéro un… l’autre, le vieux singe d’ici, c’est du faux… le vrai, le v’là !

STELLA.

Que voulez-vous dire ?

MONTHABOR.

Ce que je veux dire… (Lui prenant les mains.) Regarde-moi… regarde-moi bien dans le blanc des jeux.

STELLA, le regardent et comprenant.

Oui !…

MONTHABOR.

Le teinturier, le Polichinelle, le tambour-major, tout ça ne fait qu’un… et cet un-là, c’est moi…

STELLA.

Vous… mon Dieu !… mon Dieu !

Elle chancelle et tombe évanouie dans les bras de Monthabor.

MONTHABOR, éperdu.

Eh bien !… qu’est-ce que j’ai fait là… j’ai bien travaillé… Mon enfant, mon enfant… voyons… reviens à toi.

STELLA, rouvre les yeux, regarde longuement Monthabor, lui prend la tête entre les mains et l’embrasse.
Mon père !
MONTHABOR.

Ah ! tonnerre !… y a-t-il longtemps que j’attends ce mot-là… Ah ! tiens, je t’aimais déjà avant de savoir… mais maintenant c’est bien autre chose. Une belle fille comme ça… à moi… Nom d’une pyramide !… j’en suis comme une bête !… (S’essuyant les yeux.) Quand on n’a pas l’habitude.

STELLA.

Vous la prendrez, mon père, car maintenant nous ne nous séparerons plus.

MONTHABOR.

Aïe !… V’là une phrase qui me tombe comme une cheminée sur l’occiput.

STELLA.

Comment !… vous voudriez me quitter ?

MONTHABOR.

Dame !… je ne peux pas rester ici… il n’y a pas de place pour deux pères… D’ailleurs, je suis soldat et il faut que je marche en avant.

STELLA, avec élan.

Oui… mais moi, je peux vous suivre.

MONTHABOR, ému.

Bien, mon enfant… merci !… mais je n’accepte pas ça.

STELLA.

Pourquoi ?

MONTHABOR.

Parce que t’as été élevée comme une princesse… et que moi, je ne pourrais t’offrir que ma paie… dix sous par jour…

STELLA.
Qu’importe !… pourvu que je sois près de vous.
MONTHABOR.

Il te faudrait endosser l’habit de cantinière.

STELLA.

Eh bien !… est-ce qu’il m’ira plus mal qu’à une autre ?

MONTHABOR.

Non… mais tu serais obligée de te contenter de l’ordinaire du troupier.

STELLA.

Le pain de munition… je l’adore !

MONTHABOR.

Tu n’es pas difficile… mais je ne veux pas que tu sois malheureuse. Tu resteras avec ta mère… je viendrai t’embrasser de temps en temps… et je m’en retournerai content.

CLAUDINE, appelant en dehors.

Monthabor ! Monthabor !

MONTHABOR, vivement à Stella.

Quelqu’un !… Je ne te connais plus… éloigne-toi…

Il remonte avec sa fille.


Scène XIV

Les Mêmes, CLAUDINE, puis GRIOLET.
CLAUDINE, entrant vivement par la droite.

Monthabor !…

MONTHABOR.

Quoi ?… qu’est-ce qu’il y a ?

CLAUDINE.
On vous demande au quartier… vite, vite…
MONTHABOR.

C’est bon… on y va… (Bas, à Stella en lui montrant Claudine.) Regarde, voilà comme tu serais.

Il sort par le fond.

GRIOLET, entrant par la droite.

Ah ! Claudine… (Poussant un cri.) Oye !… J’ai eu tort de mettre les bottes du sergent… (A Claudine) Il est fini, complètement fini, votre uniforme.

STELLA, au fond, écoutant, à part.

Un uniforme…

GRIOLET, à Claudine.

Et fignolé !… je ne vous dis que ça. (Montrant la droite.) Je l’ai étalé là, sur deux chaises, il fait un effet…

Pendant la ritournelle du couplet, Stella entre vivement dans la chambre de droite.

COUPLETS.
I
Il est là ce bel uniforme
Tout pimpant, tout luisant, tout frais,
En lui donnant un’joli’forme
C’est aux vôtres que je pensais !
Oui, cher’Claudine, avec ivresse
En le confectionnant pour vous,
Je ne voyais, je le confesse,
Que ce qu’il y aurait dessous !
II
Le corsage c’est ça qui m’occupe,
Sur votre bust’va se mouler ;
Les plis de cette heureuse jupe
Sur vos hanches vont s’étaler.
En songeant que bientôt peut-être
Il emboîterait vos appas,
Je m’disais que j’voudrais bien être
Cet uniform’que je n’suis pas. (Parlé.) Eh bien ! voyons Claudine, êtes-vous satisfaite ? (Poussant un cri.) Oye !
CLAUDINE.

Griolet, je suis contente de vous.

GRIOLET.

Enfin !… v’là donc une bonne parole

CLAUDINE.

Oui, avec ce bel uniforme, je finirai peut-être par plaire à Robert.

GRIOLET, avec colère.

Encore !… Et c’est pour ça que je l’aurais cousu amoureusement… (Poussant un cri.) Oye ! que je suis donc fâché d’avoir emprunté les bottes du sergent !…


Scène XV

Les Mêmes, ROBERT et MONTHABOR, puis LA DUCHESSE et LE NOTAIRE.
ROBERT, entrant suivi de Monthabor.

Griolet !… Claudine !… Ah ! vous voilà !

CLAUDINE.

Eh bien ? qu’est-ce qu’il y a donc, mon lieutenant ?

ROBERT.

Il y a que Monthabor revient du quartier, et qu’il faut vous tenir prêts, mes enfants, parce que d’un moment à l’autre nous pouvons recevoir l’ordre de partir d’ici.

GRIOLET.

Comment partir ?

MONTHABOR.

Oui… l’état-major est réuni… je ne sais pas ce qui se passe, mais paraîtrait qu’il y a de mauvaises nouvelles dans l’air.

GRIOLET.

Ah bah ! ça se dissipera… En attendant, nous sommes invités au bal, et moi j’éprouve le besoin de gigotter un brin.

LA DUCHESSE, paraissant au fond avec le notaire.

Venez, venez, monsieur le notaire, c’est ici que l’on va signer le contrat.

MONTHABOR.

Le contrat !… de qui donc ?

ROBERT.

De mademoiselle Stella !

MONTHABOR.

De mad… (se reprenant vivement.) de la petite bourgeoise ?…

ROBERT.

Oui… (Avec effort.) Partons…

MONTHABOR, le retenant.

Un instant… faut que je voie ça…

LA DUCHESSE, qui est descendue à l’avant-scène, à part.

Je suis d’une inquiétude… je ne sais pas ce qu’est devenue Stella… Bambini et le duc la cherchent partout… et ils ne reviennent pas… Voici mes invités, ne laissons rien paraître…

Elle remonte d’un air riant et va recevoir les invités.

Scène XVI

Les Mêmes, Seigneurs et Dames, puis LE DUC et BAMBINI.
FINALE.
CHŒUR.
Par devant monsieur le notaire,
Nous allons signer au contrat
De la belle et riche héritière
Des nobles ducs Della Volta !
LA DUCHESSE.
Asseyez-vous… ma fille va paraître…
Voici le duc qui nous l’amène…

Au duc qui entre.

Voici le duc qui nous l’amène… Eh bien ?
LE DUC.
Je ne l’ai pas trouvée !…
LA DUCHESSE.
Je ne l’ai pas trouvée !… Où peut-elle être ?

A Bambini qui entre.

Eh bien ?
LE DUC, à Bambini.
Eh bien ? Eh bien ?
BAMBINI.
Eh bien ? Eh bien ? Rien… absolument rien !
TOUS LES CHŒURS.
Quoi ! la future n’est pas là !
Appelons-la…
Stella !… Stella !

Scène XVII

Les Mêmes, STELLA, en cantinière.
STELLA, paraissant en cantinière.
On m’appelle…
TOUS.
On m’appelle… Qu’ai-je vu là !
CLAUDINE.
C’est mon costume…
LE DUC.
C’est mon costume… Eh quoi ! ma fille…
STELLA, avec force.
Non ! je ne suis pas votre fille…
TOUS.
Grand Dieu ! que veut dire cela ?…
MONTHABOR, ému, à part.
Mill’z’yeux ! j’sens mon cœur qui gambille !
STELLA, allant à lui, et lui prenant la main.
Mon père… le voilà !…
TOUS.
Ah !…
ENSEMBLE GÉNÉRAL.
STELLA.
Oui, c’est mon père !
Plus de mystère !
Tout haut je viens le déclarer !
Et je l’espère,
Rien sur la terre,
Rien ne pourra nous séparer.
LE DUC.
Quoi ! c’est son père !
Triste mystère,
Qui tout à coup vient m’atterrer !
À ma colère,
Rien sur la terre,
Non, rien ne peut se comparer !
MONTHABOR.
C’est moi son père !
Plus de mystère !
Tout haut je viens le déclarer,
Et je l’espère
Rien sur la terre,
Ne pourra plus nous séparer !
ROBERT.
Quoi ! c’est son père !
Plus de mystère !
Stella vient de le déclarer.
Ah ! je l’espère,
Rien sur la terre,
Ne pourra plus nous séparer !
LA DUCHESSE.
De ce mystère,
Voile éphémère,
Quand tu viens de te déchirer.
Je désespère
Et vois sur terre
Contre moi tout se conjurer !
GRIOLET.
Quoi ! c’est son père !
Drôle d’affaire !
Pouvait-on se le figurer !
Rien, je l’espère,
Sur cette terre
Ne pourra plus les séparer !
CLAUDINE.
Quoi ! c’est son père !
Mauvaise affaire !
Car ils vont pouvoir s’adorer !
Je désespère
Et vois sur terre
Contre moi tout se conjurer !
BAMBINI.
Quoi ! c’est son père !
Triste mystère !
Qui tout à coup vient m’atterrer !
Je désespère
Et vois sur terre
Contre moi tout se conjurer !
LES CHŒURS.
Quoi ! c’est son père !
Triste mystère !
Pouvait-on se le figurer !
Mauvaise affaire,
Et que va faire
Notre cher duc pour s’en tirer !
LE DUC.
Stella, que prétendez-vous faire ?
STELLA.
Vous quitter… et suivre mon père !…
COUPLETS.
I
Que m’importe un titre éclatant,
Le luxe dont on m’environne,
Pour un destin bien moins brillant !
Sans regrets je les abandonne !
Non, désormais, je ne suis plus
Une noble et riche héritière,
J’ai troqué ces dons superflus
Pour l’humble habit de cantinière !
Ah !
Je suis mamzelle Monthabor,
La fille du tambour-major !
II
Je vous le dis bien franchement,
Parmi vous j’étais mal à l’aise,
Car je sens sous ce vêtement
Battre le cœur d’une Française !
Voici mes vrais, mes seuls amis,
Je m’enrôle sous leur bannière,
C’est le drapeau de mon pays
Et nom d’un’pipe, j’en suis fière !
Ah !
Je suis mam’zelle Monthabor,
La fille du tambour-major !
MONTHABOR, enthousiasmé, l’embrassant.
Bravo ! bravo ! ma fille,
Je reconnais mon sang !
Laiss’ta noble famille
Et partons sur-le-champ !
LE SERGENT MORIN, entrant vivement et s’adressant à Robert.

Lieutenant… lieutenant ! je viens vous prévenir que nous sommes cernés.

TOUS LES TROIS.

Cernés !

MORIN.

Le colonel Badanowitz a été prévenu, et comme nous ne sommes ici qu’une poignée d’hommes, on bat en retraite.

ROBERT.

Alors, en route !

Ils remontent tous les cinq.

LE DUC, auquel un seigneur est venu parler à l’oreille.
Non ! non !… vous ne sortirez pas !…
ROBERT.
Et pourquoi ?
LE DUC.
Et pourquoi ? Les Français de Novare à cette heure
Sont partis…
ROBERT, MONTHABOR, GRIOLET, etc.
Sont partis… Que dit-il ?
LE DUC.
Sont partis… Que dit-il ? Partis jusqu’aux derniers !
Vous êtes seuls dans ma demeure
Et je vous fais mes prisonniers.

Il tire du fourreau son épée qui est enveloppée de papier de soie.

LES FRANÇAIS.
Prisonniers !…
MONTHABOR, au duc.
Prisonniers !… Tu plaisantes, mon bon…
ROBERT, aux seigneurs qui ont tiré leurs épées.
Faites-nous place…
LES ITALIENS.
Faites-nous place… Non ! non ! non !…
ROBERT, à Monthabor et Griolet.
Alors, sabre en main !…
MONTHABOR, tirant son sabre.
Alors, sabre en main !… C’est la danse
Qui commence ?

Le duc retire le papier de soie qui entoure son épée.

ROBERT, le sabre à la main.
Formons le bataillon carré !…

Ils forment le bataillon carré, Stella et Claudine au milieu, Robert, Monthabor, Griolet et le sergent Morin autour d’elles, en carré, faisant face aux seigneurs le sabre à la main.

ROBERT.
Nous sortirons bon gré, mal gré !
GRIOLET.
A tous nous vous faisons la nique !
MONTHABOR, envoyant des coups de pointe.
Gar’là-dessous, mes amours, ça pique !

Ils remontent, toujours en bataillon carré, au milieu des seigneurs qui cherchent à les attaquer et auxquels ils présentent de tous côtés la pointe de leurs sabres.

ENSEMBLE.
LES FRANÇAIS.
Venez-y, — venez-y donc !
De vous, nous aurons raison,
Celui qui s’y frott’s’y pique !
Messeigneurs, bon gré mal gré,
Notre bataillon carré
Sort en vous faisant la nique !
LES ITALIENS.
Pas de trêve, de pardon,
Et d’eux pour avoir raison
Montrons une âme héroïque !
Empêchons, bon gré mal gré,
Que ce bataillon carré
Sorte en nous faisant la nique !

Les Français battent en retraite en tenant leurs adversaires en respect et la toile tombe au moment où ils atteignent le fond du théâtre, poursuivis par la foule furieuse des seigneurs.

Tableau.


ACTE TROISIEME

L’HOTELLERIE DU LION D’OR A MILAN.

Le théâtre représente une salle d’auberge. — Au fond, une large porte et de grandes fenêtres garnies de plantes grimpantes et donnant sur la rue. — Portes latérales. — Un petit bahut au fond. — Au milieu du théâtre, une caisse.



Scène PREMIÈRE

CLAMPAS, Italiens et Italiennes, hommes et femmes du peuple, puis ROBERT et CLAUDINE.

Au lever du rideau, Clampas est au milieu du théâtre, les Italiens et les Italiennes l’entourent.

LES CHŒURS.
Chut ! chut ! il faut de la prudence,
Cachons jusqu’au bruit de nos pas,

A Clampas.

Nous vous écoutons en silence,
Parlez, Clampas… parlez bien bas !
CLAMPAS, mystérieusement.
Personne ne peut nous entendre ?
Personne ne peut nous surprendre ?
LES CHŒURS.
Non, personne… pas de danger !
CLAMPAS.
Vous êtes de bons patriotes ?
Des ennemis de nos despotes ?
LES CHŒURS.
Oui… nous détestons l’étranger !
CLAMPAS, pendant que la musique continue à l’orchestre. — Montrant la caisse.

Eh bien alors, écoutez-moi bien… Vous voyez cette caisse, adressée à M. Palamos, rue Bonifacio, 27… un des nôtres… un chaud… Que croyez-vous qu’elle contienne ?

UN ITALIEN, regardant

C’est écrit dessus… (Lisant.) « Pâtes alimentaires. »

CLAMPAS.

Oui… c’est écrit dessus… mais dedans il y a… (Baissant la voix) il y a des drapeaux français.

TOUS.

Des drapeaux !

CLAMPAS.

Que Palamos m’envoie… en fraude… et que je vous distribuerai le jour où nos libérateurs entreront dans Milan.

On porte la caisse au fond.

UNE ITALIENNE.

Hélas ! ils sont encore loin d’ici…

CLAMPAS.

Peut-être pas si loin que vous croyez…

TOUS, se rapprochant de lui.
Comment ?
CLAMPAS.

Je puis me fier à vous, n’est-ce pas ?

TOUS.

Oui… oui…

CLAMPAS.

Si je vous disais que je cache ici… dans mon auberge… deux Français…

TOUS.

Deux Français !…

CLAMPAS.

Un soldat… et une vivandière…

TOUS.

Nous voulons les voir…

CLAMPAS.

C’est bien dangereux… il y a des patrouilles qui passent à chaque instant… Enfin, soit !… Mais au moindre danger…

TOUS.

Oui… oui…

Clampas va avec précaution ouvrir la porte de droite, premier plan.

CLAMPAS, faisant entrer Claudine.
D’abord ma nièce que voilà,
Française et de plus cantinière.
LE CHŒUR.
Est-il vrai ?
CLAUDINE, entrant et leur donnant des poignées de mains.
Est-il vrai ? Si ça peut vous plaire !
CLAMPAS, faisant entrer Robert.
De plus, un brave lieutenant,
Officier du mêm’régiment :
Monsieur Robert !…
A Robert.
Monsieur Robert !… Soyez sans crainte,
Vous pouvez répondre à l’étreinte.

Robert serre les mains que l’on tend vers lui.

LES CHŒURS, à Robert et Claudine.
Mais comment êtes-vous ici ?
CLAUDINE.
L’histoire est simple.
ROBERT.
L’histoire est simple. Et la voici…
CLAMPAS, aux chœurs.
Attendez !… l’idée est nouvelle.
Par prudence faisons semblant
De danser une tarentelle
En l’écoutant !

On prend des tambours de basque et on fait semblant de danser pendant que Robert raconte.

ROBERT.
Nous étions à Novare
Logés dans un château,
Voilà qu’sans crier gare,
Subito,
Jugez de l’équipée,
Un tas d’seigneurs soudain
Contre nous met l’épée
A la main !
Lors nous nous défendons
Contre ces escogriffes
Et nous nous escrimons
Pour sortir de leurs griffes !
Ils croyaient à leur gré
Nous t’nir… je t’en souhaite !
En bataillon carré
Nous faisons notr’retraite !
Mais pendant que dans l’ombre
Nous décampions viv’ment,
Dans un bois la nuit sombre
Nous surprend !
Fuyant ces bons apôtres,

Montrant Claudine.

Tous deux nous nous trouvons
Séparés d’nos trois autres
Compagnons !
En vain je crie… en vain j’appelle,
Rien ne répond à notre voix !
Claudine et moi, chance cruelle,
Nous étions seuls dans ce grand bois !
Mais le matin…

Un sbire ouvre la porte du fond, jette un regard dans la salle puis tourne le dos ; un moment de silence. — Robert reprend.

Mais le matin… Voyez l’aventure,
Voilà qu’un’voiture
Vient à passer…

Même jeu. — Un moment de silence.

Vient à passer… D’vant nous ell’s’arrête,
Claudin’lèv’la tête…
Deux cris s’échapp’nt…

Même jeu.

Deux cris s’échapp’nt… Mon oncle !… ma nièce !…
Deux cris d’allégresse !
C’était Clampas !…

À ce moment un des Italiens en sentinelle s’écrie : Une patrouille !… Aussitôt on forme deux groupes adroite et à gauche et les Italiennes cachent Robert et Claudine derrière leurs jupes qu’elles étalent ; entrée de la patrouille de soldats autrichiens conduite par un sergent. — On fait semblant de danser la tarentelle. Le sergent, qui s’est avancé, regarde un moment ce tableau, puis il fait un signe de tête qui veut dire : Tout va bien ! — Il rejoint ses hommes au fond et sort avec eux. — La patrouille s’éloigne. — Robert et Claudine reprennent leurs places.

ROBERT, reprenant son récit.
Enfin, enfin il nous emmène,
Et bien cachés à tous les yeux,
Sans craint’qu’ici l’on nous surprenne,
Dans Milan nous voilà tous deux !
LES CHŒURS.
Ah ! quel bonheur !… il les emmène
Et bien cachés à tous les yeux,
Oui, sans crainte qu’on les surprenne,
Dans Milan les voilà tous deux !
CLAMPAS, aux chœurs.
Et maintenant éloignez-vous…
TOUS.
Eloignons-nous !

En s’en allant.

Eloignons-nous… de la prudence…
Soyons discrets… parlons bien bas,
Le moment de la délivrance
Peut-être ne tardera pas !

Les chœurs sortent par le fond.


Scène II

ROBERT, CLAUDINE, CLAMPAS.
CLAMPAS, après avoir fermé avec soin la porte du fond.

Vous le voyez, mes amis… mon auberge est le rendez-vous des bons patriotes et vous êtes en sûreté chez moi.

ROBERT, lui serrant la main.

Merci, monsieur Clampas…

CLAUDINE, l’embrassant.

Mon brave oncle !…

ROBERT.

Vous nous avez sauvés… mais nos pauvres camarades, que sont-ils devenus ?… Où est Monthabor ?… Où est Stella ?…

CLAUDINE.

Et Griolet, où est-il ?… Depuis que je ne l’ai plus là sous la main pour le tarabuster, il me semble qu’il me manque quelque chose…

ROBERT.

Vous verrez que vous finirez par l’adorer.

CLAUDINE.

C’est bien possible… lui, au moins, il fait tout ce qu’il peut pour qu’on l’aime…

CLAMPAS.

Allons, allons, mes enfants… est-ce que vous allez encore vous disputer ?…

ROBERT.

Non… nous avons à songer à des choses plus sérieuses… car nous ne pouvons pas rester ici… Dès ce soir il faut que Claudine et moi nous ayons rejoint notre régiment…

CLAMPAS.

Quitter Milan… mais c’est impossible…

ROBERT.

Pourquoi ?

CLAMPAS.

Parce qu’on vient d’afficher sur tous les murs une nouvelle ordonnance… À partir d’aujourd’hui, on ne peut plus sortir de la ville sans un sauf-conduit du gouverneur.

CLAUDINE.

Aïe !

ROBERT.

Qu’importe !… Nous forcerons la consigne… il en arrivera ce qui pourra…

CLAUDINE.
Au petit bonheur !… Le lieutenant a raison… Il n’y a pas… il faut retrouver les nôtres…
CLAMPAS.

Attendez donc !…

ROBERT.

Quoi ?

CLAMPAS.

Il me pousse une idée… (Montrant la caisse qui est déposée au fond.) Palamos… un de mes amis… habite une petite maison…

CLAUDINE, lisant sur la caisse.

« Rue Bonifacio, 27… »

CLAMPAS.

En haut du faubourg… tout près des portes de la ville… S’il consentait à vous recevoir chez lui, de là il vous serait facile de saisir une occasion et de vous glisser dehors.

ROBERT.

Oui…

CLAUDINE.

Bravo !… excellente idée… et je vais aller moi-même lui demander s’il consent à nous donner asile…

ROBERT.

Vous, Claudine… sous ce costume…

CLAUDINE.

Soyez donc paisible… On n’est pas née d’hier… Vous allez voir… (Elle va à un bahut et en tire une cornette et un manteau de paysanne.) Voilà l’affaire. Voyons, mille canons, aidez-moi donc !

ROBERT, prenant le manteau et le lui mettant sur les épaules.

Tout de suite…

CLAMPAS, même jeu avec le bonnet.
Attends…
CLAUDINE.

Un panier maintenant…

Robert lui donne un grand panier.

CLAMPAS.

Et le parapluie de ma défunte…

Il lui donne un gros parapluie rouge.

CLAUDINE, le panier sous le bras et le parapluie à la main.

Là… m’y v’là… ni vu ni connu…

ROBERT.

N’importe… soyez prudente…

CLAUDINE.

À pas peur, mon lieutenant, on a le fil…

LA VOIX DU DUC DELLA VOLTA, au dehors.

Oui, madame… je suis le maître, entendez-vous !

ROBERT.

Cette voix… il me semble…

CLAMPAS.

C’est un vieux monsieur qui est venu hier soir loger ici avec sa femme… Ils se disputent tout le temps… mauvaises figures… (A Robert.) Rentrez vite dans votre chambre…

ROBERT, entrant à droite.

Oui…

CLAMPAS, à Claudine.

Et toi… File au galop…

Claudine sort.

Scène III

CLAMPAS, LE DUC DELLA VOLTA, puis BAMBINI.
LE DUC, entrant par la gauche et parlant à la cantonade.

Oui, madame, je suis le maître !… (Descendant très en colère.) A-t-on jamais vu pareille chose !… Oser élever la voix après m’avoir ridiculisé… c’est trop fort !… Quelle honte !… moi, un noble duc, avoir épousé une ex-blanchisseuse !… la femme d’un teinturier !… et elle a l’audace de me dire qu’elle a perdu au change !… (Retournant à gauche.) C’est indécent, madame !… (Redescendant.) Oh !… je suis crispé !… et ce Bambini qui ne vient pas… (Apercevant Clampas.) Ah ! Si, le voilà… (Allant à Clampas.) Enfin, Bambini…

CLAMPAS.

Pardon, signor, vous vous trompez…

LE DUC.

Pas possible !… (Mettant son lorgnon.) Tiens, c’est l’aubergiste…

CLAMPAS, voyant paraître Bambini au fond.

Mais je crois que voilà la personne que vous demandez…

Il remonte et sort.

BAMBINI, au fond, apercevant Della Volta et descendant vers lui.

Ah !… cher duc…

LE DUC.

Arrivez donc… je commençais à craindre que vous n’eussiez renoncé à vos projets de mariage.

BAMBINI.
Moi ?… du tout… Vous ne me connaissez pas… les difficultés m’excitent… Il me faut Stella, je la veux !…
LE DUC.

Vous l’aurez… je ne me suis installé ici que pour mieux continuer mes recherches…

BAMBINI.

Auriez-vous quelque indice ?

LE DUC.

Oui… je suis convaincu que celui qui nous l’a enlevée, ce Robert, s’est réfugié dans Milan…

BAMBINI.

Le drôle !… Si nous le pinçons son affaire est claire…

LE DUC.

Fusillé… mais il s’agit de le pincer… Une fois que nous le tiendrons, nous tiendrons Stella…

BAMBINI.

C’est évident…

LE DUC.

Ah çà, et vous ?… vous venez de chez le gouverneur de Milan… vous a-t-il donné ce sauf-conduit dont on a besoin maintenant pour circuler sans être inquiété ?

BAMBINI.

Il vous l’enverra tout à l’heure.

LE DUC.

Bon…

BAMBINI.

De plus il met une escouade de sbires à votre disposition…

LE DUC.

Très bien…

BAMBINI.
Et c’est d’autant plus beau de sa part, que ce pauvre gouverneur est lui-même dans une bien grande inquiétude…
LE DUC.

Bah ! et pourquoi ?

BAMBINI.

À cause de son neveu… vous savez… le jeune monsignor…

LE DUC.

Oui… oui… le mauvais sujet ?

BAMBINI.

Précisément… il devait arriver ce matin à Milan… et pas de nouvelles !… on craint qu’il n’ait été attaqué en route…

LE DUC.

Ce serait fâcheux… (Grand bruit au dehors, roulement d’une voiture. — Acclamations.) Hein ? qu’est-ce que c’est que ça ?

BAMBINI, regardant au fond.

Un carrosse qui s’arrête à la porte.

LE DUC.

Un carrosse…

CLAMPAS, entrant vivement.

Oui… et dans ce carrosse le neveu du gouverneur !…

LE DUC et BAMBINI.

Ah bah !

CLAMPAS.

Il descend chez moi… quel honneur !… (Criant.) Beppo !… Josepha !… Catarina !… vite, vite !…

Plusieurs domestiques accourent.

LE DUC, à Bambini.

Alors le voilà retrouvé…

BAMBINI.
Je vole annoncer cette bonne nouvelle au gouverneur… il n’aura plus rien à nous refuser.
LE DUC.

C’est cela… allez, allez… Moi je cours passer un habit et recevoir ce jeune homme… il pourra nous servir.

BAMBINI.

Parfait… à tout à l’heure.

Il sort vivement par la gauche, deuxième plan. — Le duc sort par la gauche premier plan. — Cris au dehors, acclamations :

Vive monseigneur !…


Scène IV

GRIOLET, en monsignor italien, MONTHABOR, en capucin, CLAMPAS, Domestiques et Servantes d’Auberge.
GRIOLET.

C’est bien, mes amis, c’est bien !

MONTHABOR, au fond à la foule.

Allez, mes frères, et que la paix du Seigneur soit avec vous… Dominus Domino…

CLAMPAS, s’inclinant devant Griolet.

Monsignor… quel honneur pour ma maison !…

GRIOLET, affectant de grands airs.

Il suffit, aubergiste… dites à mon cocher de venir prendre mes ordres…

CLAMPAS.

Oui, monsignor…

Il sort avec les domestiques.

GRIOLET, de sa voix naturelle à Monthabor.
Ça y est !…
MONTHABOR, de même.

Nous y voilà !

Ils se mettent en face l’un de l’autre, se regardent et se mettent à rire.

GRIOLET.

Satané major !… Savez-vous que vous avez eu là une crâne idée ?

MONTHABOR.

Je le crois, mon fiston… mais quoi ! nous avions appris que Robert était dans Milan, fallait bien venir le rejoindre.

GRIOLET.

Sans doute… mais comment ?… c’était là le hic !

MONTHABOR.

Oui… nous nous creusions la boussole, lorsque tout à coup passe sur la route un carrosse conduit par un petit cocher anglais… Dans le carrosse se trouvait le neveu du gouverneur flanqué d’un gros capucin.

GRIOLET.

Nous les faisons descendre tous les trois.

MONTHABOR.

Avec une exquise politesse… et nous leurs empruntons leurs habits…

GRIOLET.

Avec une exquise politesse…

MONTHABOR.

Nous les endossons… et… fouette, cocher !…

GRIOLET.

Nous filons au galop… pendant que nos trois infortunés voyageurs…

MONTHABOR, riant.
Restaient sur la route…
GRIOLET, riant.

Dans un costume… d’un léger, d’un léger…

MONTHABOR, même jeu.

Bah ! il fait si chaud !

Ils se regardent et pouffent de rire.

GRIOLET, lui donnant un coup de poing en riant.

Ah ! ah ! ah ! satané Monthabor !

MONTHABOR, même jeu.

Ah ! ah ! ah ! farceur de Griolet !… (Voyant s’ouvrir la porte de gauche.) Oh ! quelqu’un !… silence dans les rangs !


Scène V

MONTHABOR, GRIOLET, DELLA VOLTA, en habit, puis STELLA.
LE DUC, arrivant en grand costume.

Où est-il ?… (Lorgnant.) Ah ! le voilà !… Quel air noble. (Saluant.) Monsignor !

GRIOLET, à part.

Le vieux de là-bas !

MONTHABOR, à part.

Nom d’un pépin !… (A Griolet.) Tiens-toi bien…

GRIOLET.

N’aye pas peur… (Au duc) A qui ai-je l’honneur ?…

LE DUC, s’inclinant.

Le duc Della Volta pour vous servir.

GRIOLET.

Comment donc, cher duc, enchanté, nom d’une bouffarde ! (Monthabor lui flanque un grand coup de coude.) Oh !… (Au duc étonné.) Pardon, une crampe d’estomac, (Bas à Monthabor.) Eh vite ! il faut prévenir Stella…

MONTHABOR, bas.

J’y cours…

STELLA, entrant en petit cocher anglais.

Monsignor il désirait parler à moi…

MONTHABOR.

Trop tard à la soupe !… (Bas et vivement à Stella lui montrant Della Volta.) Le duc…

STELLA, réprimant un mouvement de frayeur.

Oh !… (Haut à Griolet.) What are the orders of monsignor ?

GRIOLET.

Ya… (A part.) Qu’est-ce qu’elle veut dire ?

STELLA, bas à Griolet.

Vous avez vos ciseaux ?…

GRIOLET.

Comme tailleur… toujours !

STELLA.

Débarrassez-le de son lorgnon, je réponds du reste.

GRIOLET.

Bon…

Il remonte un peu.

LE DUC, s’approchant.

Ah !… c’est le cocher ?

MONTHABOR, occupant le duc pendant le jeu de scène de Griolet.
Oui, mon très cher frère… c’est le cocher… celui qui nous conduit… conductor omnibus… un petit gaillard bien intelligent
GRIOLET, derrière le duc, coupant le cordon du lorgnon qui tombe à terre, à part.

Ça y est… (Ramassant le lorgnon.) Je le tiens !

LE DUC, répondant à Monthabor.

Il doit avoir une figure espiègle… (Se tâtant.) Où diable ai-je fourré mon lorgnon ?

MONTHABOR, à part.

Cherche !

LE DUC, se tâtant toujours.

Je le tenais à l’instant… (A Griolet.) Il y a longtemps, monsignor, que ce garçon est à votre service ?…

GRIOLET, sans réfléchir.

Cinquante-trois ans.

LE DUC, étonné.

Comment ?

MONTHABOR, donnant un coup de poing à Griolet.

Animal !

STELLA, vivement.

Cinquante-trois ans de père en fils… nous étions tous cochers dans la famille de môa.

COUPLETS.
Je suis l’petit cocher,
A very nice cocher,
Je cours
Toujours, toujours,
Je cours
Sans accrocher !
Yes, c’est moi,
Je croi,
Le roi
Des beautiful cochers !
Aoh ! yes le gentil
Pretty
Little cocher !
If you please je suis sans rival,
Je conduis avec grâce et force
Un horse,
Un cheval,
Deux horses, trois horses
All right, cinq, six, ça m’est égal !
Je n’ai jamais fait une seule chute,
Je suis adroit ;
Yes, avec moi
Pas de culbute !
Je conduis break, dog-cart, mail-coach,
Brougham, laudau, bus, stage coach,
Buggy, berlin, cab, hackney-coach
Je suis l’petit cocher,
Etc.
Monsignor aim’les joli’s miss,
Mais il avait l’humeur changeante,
J’en avais conduit plus de dix
Et tout’s de couleur différente,
Des black,
Des fair,
Des brown,
Des white,
Des green,
Des blue,
Les red carrott !
All right ! all right !
Hip ! bip ! hip !
Je suis le petit cocher,
Etc.
LE DUC.

Il est très drôle… très drôle… (Se tâtant et cherchant toujours son lorgnon.) Il sera tombé dans mes bottes… (A Griolet.) Ce petit gaillard-là a dû vous conduire à plus d’un rendez-vous galant… hein ? chez les Angéla… les Julietta ?

GRIOLET, sans y penser.
Non, moi je n’aime que Claudine.
MONTHABOR, lui donnant un coup de poing.

Idiot !… (Haut.) Claudina… c’est une Vésuvienne… (A part.) Détournons la conversation… (Haut.) Mais vous, monsieur le duc, dans quel but, tirez-vous vos guêtres par ici ?

LE DUO, étonné.

Mes guêtres ?…

Griolet donne un coup de poing à Monthabor.

MONTHABOR.

Je veux dire vos sandales.

LE DUC.

Moi, je suis à la poursuite d’une jeune personne…

MONTHABOR, bas à Stella.

C’est toi qu’il cherche… il faut l’éloigner à tout prix…

STELLA, bas.

Laisse-moi faire… (Haut au duc, reprenant l’accent anglais.) Oh ? ce était très drôle… Monsignor il avait rencontré gioustement ce matin une petite miss…

LE DUC, à Griolet.

Vraiment… racontez-moi donc ça…

GRIOLET.

Moi ?… (A part.) C’est que je ne sais pas du tout… (Haut.) Non… voyez-vous… ça me gênerait… J’aime mieux que ce soit mon cocher…

MONTHABOR.

Il raconte très bien… Allez-y, John…

STELLA.

on ! yes… Cette matin je condouisais monsignor à Milan… lorsque au moment d’entrer dans cette ville, mon maître il aperçoit par le portière oune petite demoiselle qui était assise dessus la route et qui pleurait… beaucoup fort… comme une biche… Aôh ! elle était bien jolie, bien jolie cette petite miss sous son costume de vivandière…

LE DUC, vivement.

Vivandière… elle était en vivandière ?

MONTHABOR, à part, à Griolet.

Où veut-elle en venir ?

GRIOLET.

Sais pas…

STELLA.

Oh yes… vivandière français… dix-sept à dix-huit ans… des cheveux blonds et des yeux noirs…

LE DUC, à part.

Le signalement de Stella… (Vivement.) Continuez…

STELLA.

Alors monsignor il descend de son carrosse pour consoler la petite… et elle lui avouyait qu’elle avait enfui elle de chez ses parents… qu’elle avait perdu ses compagnons de route et enfin qu’elle ne savait plus du tout ce qu’elle allait devenir.

LE DUC, très inquiet.

Continuez… continuez… et alors ?

STELLA.

Oh ! alors, monsignor il a fait monter la jolie miss dans son carrosse et il a ordonné à môa tout bas de la conduire dans son petit maison du faubourg.

MONTHABOR, se voilant la face.

O tempora ! ô mores !

STELLA.

Voilà l’histoire… (Riant.) Oh ! oh ! oh ! elle était bien drôle, n’est-ce pas ?

LE DUC.
Dans sa petite maison !… (A Griolet.) Monsignor, quels sont donc vos projets ?
GRIOLET.

Mes projets ? (Poussant le coude au duc.) Voyons… est-ce que ça se demande ?

MONTHABOR, même jeu.

Il faudrait être bête comme un chou pour ne pas comprendre.

LE DUC.

Le révérend père a raison… et je comprends parfaitement… mais, monsignor, halte-là, vous n’irez pas plus loin !…

GRIOLET.

Bah ! et pourquoi ?

LE DUC.

Parce que cette femme, c’est ma fille !

MONTHABOR, GRIOLET et STELLA
, jouant l’étonnement.

Votre fille !

LE DUC.

Et, je vous supplie de me la rendre… il y va de ma fortune…

GRIOLET.

Il suffit… on est troubadour ou on ne l’est pas… (Au duc.) Je vous la rends…

LE DUC, avec joie.

Ah ! monsignor…

GRIOLET.

Mais je la regrette… elle m’allait comme un gant… (Voyant Stella qui lui apporte une plume et du papier.) Je vais écrire un mot.

Il écrit.

MONTHABOR.

Très bien, mon fils… (Au duc.) Vous n’aurez qu’à remettre ce billet à dame Léonora, — c’est la duègne, — et elle transvasera la tendre brebis entre vos mains… vostribus manibus…

GRIOLET, donnant le billet au duc.

Voici la lettre…

LE DUC.

Merci. (La regardant.) Pardon… vous avez oublié l’adresse…

Il la lui rend.

GRIOLET, embarrassé, la tournant entre ses doigts.

Ah ! oui… oui… l’adresse…

MONTHABOR, à part, à Stella.

Saperlotte, nous ne connaissons pas la ville… quelle adresse lui donner ?

STELLA.

Je ne sais… (Apercevant la caisse.) Ah ! en voilà une sur cette caisse… (Lisant et soufflant à Monthabor.) « Rue Bonifacio, 27. »

MONTHABOR, soufflant à Griolet.

Rue Bonifacio, 27…

GRIOLET, haut, écrivant.

Rue Bonifacio, 27.

Il rend la lettre au duc.

LE DUC.

Tout en haut du faubourg… Je vais lancer mes sbires… ils iront plus vite que moi… Ah ! monsignor, mille remercîments, je vous devrai plus que la vie, je vous devrai ma fortune… (En sortant.) Victoire ! je la tiens donc !

Il sort vivement par le fond

Scène VI

MONTHABOR, STELLA, GRIOLET.
STELLA.

Enfin, le voilà parti !

GRIOLET.

Bon débarras !

MONTHABOR.

Ouf !… (Rejetant son capuchon en arrière et ouvrant sa robe.) J’étouffe là-dessous…

STELLA.

Maintenant, agissons vite…

GRIOLET.

Il s’agit de savoir si c’est bien ici que notre lieutenant est caché.


Scène VII

Les Mêmes, ROBERT, puis CLAMPAS.
ROBERT, entr’ouvrant la porte de droite.

Je n’entends plus rien…

TOUS LES TROIS, le reconnaissait

C’est lui !…

ROBERT, courant à eux.
Vous !… vous ici… Ah ! mes amis !
QUATUOR
ROBERT.
Quoi ! c’est vous mes amis,
Ah ! ma joie est immense !
Plus d’ennuis, de souffrance,
Nous voilà réunis !
LES TROIS AUTRES.
Oui, ce sont vos amis,
Quel bonheur, quelle chance !
Plus d’ennuis, de souffrance,
Nous voilà réunis !
ROBERT, à Stella.
Non plus de chagrins, plus de peine,
Je vous revois, chère Stella !
MONTHABOR.
Allons ! entre vous pas de gêne
Et sur votre cœur pressez-la !…
ROBERT, à Stella.
Quoi ! vous permettriez cela ?
STELLA.
Ce devrait être fait déjà…
Il faut obéir à papa !…

Robert prend Stella dans ses bras.

GRIOLET, regardant Robert avec pitié.
Ça s’est battu dans vingt batailles
Et c’est timid’, comprend-on ça !
MONTHABOR.
Maintenant l’baiser des fiançailles,
Allons, mill’bomb’s, embrassez-la !
ROBERT, à Stella.
Quoi ! vous permettriez cela ?
STELLA.
Ce devrait être fait déjà…
Il faut obéir à papa !…
Robert embrasse Stella.
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
ROBERT.
Près de vous, mes omis,
Ah ! ma joie est immense !
Plus d’ennuis, de souffrance,
Nous voilà réunis !
LES TROIS AUTRES.
Oui, ce sont vos amis,
Quel bonheur, quelle chance !
Plus d’ennuis, de souffrance,
Nous voilà réunis !
ROBERT.

Mais comment se fait-il ?… ces costumes ?

STELLA.

Nous vous expliquerons cela plus tard…

GRIOLET, à Robert.

Et Claudine… Claudine… où est-elle donc ?

ROBERT.

Elle va rentrer dans un instant…

Clampas entre.

MONTHABOR, toussant en voyant Clampas.

Hum !… hum !… quelqu’un !

ROBERT.

Oh ! ne craignez rien… (A Clampas.) Clampas, ce sont mes amis…

CLAMPAS.

Ah bah !…

MONTHABOR.

Oui, mais, assez d’attendrissement comme ça… mes enfants, ça brûle… le temps presse.

STELLA, à Robert.

Notre carrosse est là… vous allez partir avec nous…

GRIOLET.

Faut attendre Claudine…

ROBERT.
Partir !… Mais on ne sort plus de la ville sans un sauf-conduit…
MONTHABOR.

Ah diavolo !… nous n’en avons pas…

CLAMPAS.

Ah !… et le gouverneur qui vient d’en envoyer un au duc Della Volta !

STELLA.

Vous l’avez ?

CLAMPAS, avec chagrin.

Eh non !… Comme il n’était pas là, je viens de le remettre à sa femme.

GRIOLET.

Alors, qu’allons-nous faire ?

LA DUCHESSE, à la cantonade

Ascanio !… où êtes-vous, Ascanio ?

Mouvement.

MONTHABOR.

C’est la voix de Margot… elle vient par ici. (Avec force.) Mes enfants, laissez-moi avec mon ex… elle a le sauf-conduit… il nous le faut !… et je l’aurai !… (A part.) quand je devrais l’étrangler.

ROBERT.

Mais…

MONTHABOR.

Je vous dis de me laisser… j’en fais mon affaire.

ROBERT, entraînant Griolet.

Allons, Griolet… obéissons.

STELLA, entraînant Clampas.

Et nous, allons nous assurer que la voiture est prête.

Robert et Griolet sortent par la droite. — Stella entraîne Clampas et disparaît avec lui par le fond.

Scène VIII

MONTHABOR, LA DUCHESSE.
MONTHABOR, baissant son capuchon.

Oui, nom d’une bombe, je l’aurai, mais je crois que ça va être rude.

LA DUCHESSE, entrant par la gauche.

Ascanio !… Comment ! il n’est pas là !… Il n’a plus le moindre égard…

MONTHABOR, à part, l’observant.

On dirait qu’elle a ses nerfs…

LA DUCHESSE.

Et c’est à un pareil homme que j’ai sacrifié mes plus belles années… que j’ai toujours été fidèle… on n’a pas idée de ça !

MONTHABOR, à part.

Employons d’abord la douceur… nous verrons après…

LA DUCHESSE, l’apercevant.

Un révérend !… Ah ! il faut que je lui demande conseil… (S’approchant.) Mon père…

MONTHABOR, avec componction.

Que désirez-vous, ma fille ?

LA DUCHESSE.

J’ai besoin de vous consulter sur un cas de conscience, et je vous prie de vouloir bien m’entendre.

MONTHABOR.
Bien volontiers… (A part.) Elle va me faire sa confession, je vais en apprendre de belles… (Croisant les mains sur son estomac.) Allez-y, mon enfant !
LA DUCHESSE.

Il faut d’abord que vous sachiez que j’ai été mariée deux fois.

MONTHABOR.

Ce n’est pas de trop.

LA DUCHESSE.

Ça dépend… J’ai épousé en secondes noces un grand seigneur pas jeune du tout, sec, laid, grincheux et ratatiné… (vivement.) Mais, pardon, j’ai peut-être tort d’en dire du mal…

MONTHABOR, vivement.

Du tout… au contraire…

LA DUCHESSE.

Comment ?

MONTHABOR, avec componction.

Il faut toujours dire ce que l’on pense.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! je l’avouerai, mon père, je ne l’ai jamais aimé.

MONTHABOR.

Très bien, mon enfant, voilà de bons sentiments.

LA DUCHESSE, étonnée.

Ah !

MONTHABOR.

Et ne l’aimant pas… est-ce que vous le trompâtes ?…

LA DUCHESSE.

Vous dites, mon père ?

MONTHABOR.
Je vous demande : le trompâtes-vous ?
LA DUCHESSE.

Ah ! quant à ça, jamais !

MONTHABOR.

Tant pis, car il le méritait bien.

LA DUCHESSE.

Sans doute, mais…

MONTHABOR.

Continuez, ma chère enfant, vous m’intéressez progressivement.

LA DUCHESSE.

Enfin !… je vivais résignée à mon sort… lorsque dernièrement…

Elle s’arrête.

MONTHABOR.

Eh bien… parlez… dernièrement…

DUO.
LA DUCHESSE.
Devant moi, contre toute attente,
Mon premier mari se présente…
MONTHABOR.
Vous m’intéressez fortement,
Continuez, ma chère enfant.
LA DUCHESSE.
Son bonnet à poil, pittoresque,
Avait un plumet gigantesque !
MONTHABOR.
Ça rentre dans le fourniment,
Continuez, ma chère enfant.
LA DUCHESSE.
Vous le dirais-je, à cette vue,
Ce grand plumet… je fus émus !
MONTHABOR.
Ça se comprend facilement,
Et j’vous approuve absolument.
ENSEMBLE.
LA DUCHESSE.
O mon père, mon père !
Je ne pense qu’à lui,
Voyez-vous, j’ai beau faire…
C’est un revenez-y !
MONTHABOR.
Je le comprends, ma chère !
Vous ne pensez qu’à lui,
Et vous avez beau faire…
C’est un revenez y.
LA DUCHESSE.
Depuis ce jour, je le confesse,
Mon Bernard m’apparaît sans cesse.
MONTHABOR.
Ça s’explique naturellement,
Continuez, ma chère enfant.
LA DUCHESSE.
Je lui trouve belle figure,
Fier maintien et mâle tournure.
MONTHABOR.
C’est un être plein d’agrément,
Continuez, ma chère enfant.
LA DUCHESSE.
Et dans mes longues insomnies,
Je revois ses buffleteries.
MONTHABOR.
Ça rentre dans le fourniment,
Et j’vous approuve absolument.
ENSEMBLE.
LA DUCHESSE.
O mon père, mon père,
Je ne pense qu’à lui,
Voyez-vous, j’ai beau faire.
C’est un revenez-y !
MONTHABOR.
Je le comprends, ma chère !
Vous ne pensez qu’à lui,
Et vous avez beau faire…
C’est un revenez-y !
LA DUCHESSE, se couvrant les yeux de ses mains.

Ah ! c’est affreux… n’est-ce pas ?

MONTHABOR.

Mais non… c’est assez naturel.

LA DUCHESSE.

Naturel !… que dites-vous ?

MONTHABOR.

Je dis… (Rejetant tout à coup son capuchon en arrière et tendant les bras à la duchesse.) Eh ! nom d’une bombe, Margot, viens donc que je t’embrasse !

LA DUCHESSE, se jetant dans ses bras.

Bernard !…

MONTHABOR, l’embrassant

Crelotte !…

LA DUCHESSE.

Toi ici !… à Milan !…

MONTHABOR.

Eh oui… J’y suis avec notre fille…

LA DUCHESSE.

Avec Stella ?

MONTHABOR, vivement.

Oui, mais il faut que nous fuyions au plus vite… et puisque te voilà des nôtres, tu vas me donner le sauf-conduit que tu as dans ta poche.

LA DUCHESSE, hésitant.

Mais… mais le duc !

MONTHABOR, avec force.

Voyons ! veux-tu nous sauver oui ou non ?

LA DUCHESSE, lui donnant le sauf-conduit.

Tiens… Bernard ! le voilà !

MONTHABOR, l’embrassant.

À la bonne heure !… Décidément, Margot, tu es une bonne fille… (Allant ouvrir la porte de gauche.) Griolet… mon lieutenant… venez !

ROBERT et GRIOLET, entrant.

Qu’y a-t-il ?


Scène IX

MONTHABOR, LA DUCHESSE, ROBERT, GRIOLET, CLAMPAS, puis LE DUC et Quatre Sbires, puis STELLA.
MONTHABOR, montrant le sauf-conduit.

Je le tiens, je le tiens !… en route, mes enfants.

ROBERT.

Et Stella ?…

MONTHABOR.

Elle ne peut être loin… Nous allons la chercher.

Il remonte avec Griolet, le duc Della Volta paraît au fond.

CLAMPAS, à Robert.

Adieu, monsieur Robert…

LE DUC, s’arrêtant et écoutant.

Robert !… c’est lui ! enfin !

Il fait un signe au fond, quatre sbires s’approchant doucement.

ROBERT.

Adieu, papa Clampas, on parlera souvent de vous au régiment.

Il lui donne une poignée de main.

LE DUC, aux sbires leur montrant Robert.
Arrêtez cet homme !
TOUS.

Ah !

ROBERT, à part.

Pris !… mais seul ! (Faisant un signe aux autres.) Silence (Aux sbires.) Me voici !

Il remonte avec eux près de la porte du fond.

LE DUC, à la duchesse, se frottant les mains.

Allons, aujourd’hui tout me réussit… car notre fille est retrouvée… mes hommes viennent de l’arrêter.

TOUS, à part.

Oh !

ROBERT, au fond.

Elle aussi, prisonnière… pauvre Stella !

Les sbires l’entraînent, il sort.

LE DUC, s’avançant.

Ah ! monseignor !… Ah ! mon révérend !… quel service vous m’avez rendu…

MONTHABOR.

Un service ?… nous ?

LE DUC.

Sans doute, mes sbires ont tout de suite trouvé ma fille à l’adresse que vous m’avez indiquée.

GRIOLET, ahuri.

Ah bah !

M0NTHABOR
, à part.

Pas possible !

LE DUC.

En costume de vivandière… impossible de s’y tromper.

GRIOLET, bas à Monthabor.
Mais alors, c’est Claudine.
MONTHABOR, bas.

Chut !

LE DUC.

Et immédiatement ils l’ont conduite au palais du gouverneur !… Encore une fois tous mes remercîments.

MONTHABOR.

Ça n’en vaut pas la peine.

LE DUC.

Oh si, car je triomphe !… (A la duchesse.) Et maintenant je suis sûr qu’elle épousera Bambini.

LA DUCHESSE.

Ah ! Comment ?

LE DUC.

J’ai trouvé un moyen irrésistible… mais pour cela j’ai besoin de vous… Venez, venez et vous verrez…

Il disparaît avec elle par le fond.

MONTHABOR.

Qu’est-ce qu’il chante ?

STELLA, entrant par la droite.

Tout est prêt… nous pouvons partir… (Regardant autour d’elle.) Où donc est Robert ?

MONTHABOR et GRIOLET.

Arrêté !

STELLA.

Arrêté !… que dites-vous ?

MONTHABOR.

Mais nous avons le sauf-conduit, nous sommes libres et nous le sauverons… Venez, venez !

Ils sortent tous par la gauche.


QUATRIÈME TABLEAU
UNE PLACE PUBLIQUE À MILAN.

A droite, premier plan, l’auberge de Clampas. — Au deuxième plan, le porche d’une église. — À gauche, premier plan, une maison à balcon, puis une rue en perspective. — Au fond à droite, un pont praticable.


Scène PREMIÈRE

CLAMPAS, Italiens et Italiennes.
CHŒUR.
Un mariag’s’apprête,
Qu’ici chacun de nous
Aujourd’hui fasse fête
Aux deux jeunes époux !
CLAMPAS, entrant
Savez-vous la nouvelle
Qu’on répète tout bas ?
LES ITALIENS.
Non, parlez… Quelle est-elle ?
Nous ne la savons pas…
CLAMPAS.
On dit que sur la route
Les Français s’approchant,
Vont avant peu sans doute
Pénétrer dans Milan…
TOUS, montrant des drapeaux cachés sous leurs vêtements.
Qu’ils vienn’nt !… on les attend !
CLAMPAS, voyant entrer le duc et Bambini.
Chut ! Prenez garde
Et taisez-vous !
On nous regarde,
Séparons nous !

Les Italiens se séparent et remontent. Le duc et Bambini avancent causant ensemble.


Scène II

Les Mêmes, LE DUC, BAMBINI, Un Sbire.
LE DUC, au sbire.

Portez cet ordre à la prison et que l’on conduise de suite cet officier hors de la ville.

Le sbire salue et sort.

BAMBINI.

Alors vous rendez la liberté à ce Robert ?

LE DUC.

Eh ! sans doute… un trait de génie !… c’était le seul moyen de faire obéir Stella. J’ai chargé ma femme de lui dire simplement ceci : Robert est entre nos mains, si vous voulez le sauver, épousez Bambini.

BAMBINI.

Et elle a consenti ?

LE DUC.

À l’instant et sans hésiter.

BAMBINI, soupirant.

Moi qui avais rêvé un mariage d’inclination.

LE DUC.

Eh bien ?… de quoi vous plaignez-vous, elle vous épouse par amour.

BAMBINI.

Pour un autre… ça n’est pas la même chose.

LE DUC.

Mais si, ça revient au même… j’ai pris immédiatement toutes les mesures nécessaires. En ce moment, la duchesse l’habille… car moi j’ai déclaré que je ne voulais la voir qu’à l’instant de la cérémonie… et tout à l’heure vous allez la conduire à l’autel… mais on doit nous attendre. Allons, venez…

BAMBINI.

Ça ne fait rien, j’aurais préféré être épousé pour moi-même.

Il sort avec le duc.

CLAMPAS, les regardant sortir.

Qu’est-ce qu’ils manigancent, encore ces deux-là ?


Scène III

Les Italiens, au fond, CLAMPAS, ROBERT, couvert d’un long manteau et coiffé d’un grand chapeau arrive par la droite conduit par deux sbires.
ROBERT, apercevant Clampas.
Clampas… Ah ! mon ami…
CLAMPAS, stupéfait.
Clampas… Ah ! mon ami… Robert !…
ROBERT.
Clampas… Ah ! mon ami… Robert !… Oui, c’est bien moi…
Je suis en liberté sans qu’on m’ait dit pourquoi ;
Mais de la ville il faut que sur-le-champ je sorte…
CLAMPAS.
Pour vous c’est le salut…
ROBERT.
Pour vous c’est le salut… Mon salut… que m’importe
Stella !… qu’en ont-ils fait ?…
CLAMPAS.
Stella !… qu’en ont-ils fait ?… Je l’ignore… partez !
ROBERT.
Non… non… je veux savoir…

On entend sonner les cloches.

Non… non… je veux savoir… Ces cloches… écoutez…

Scène IV

ROBERT, Les Sbires, LE DUC, donnant main à CLAUDINE voilée et en costume de mariée. BAMBINI, donnant le bras à LA DUCHESSE. Suite de Seigneurs et Dames, CLAMPAS, Peuple.
CHŒUR DE CORTÈGE.
A l’église rendons-nous,
Et, suivant l’usage,
Félicitons les époux
De leur mariage.
LA DUCHESSE, à la mariée.
Allons, ma fille… allons, Stella.
ROBERT, échappant aux sbires.
Stella ! dit-elle… ah ! la voilà !…
Oui, je comprends… on la marie
Et c’est pour me sauver la vie…

S’avançant et jetant son manteau et son chapeau.

Arrêtez !…
TOUS.
Arrêtez !…Un Français !…
CLAMPAS.
Arrêtez !…Un Français !… Il se perd !
LA DUCHESSE, à Robert.
Vous vous trompez, je vous le jure.
ROBERT.
Eh bien, je veux voir sa figure.

Il écarte le voile de la mariée.

Claudin’!
CLAUDINE.
Le pot aux ros’est découvert !
TOUS.
Ciel ! qu’ai-je vu là ?
Ce n’est pas Stella !
CLAUDINE, à Robert.
Que le bon Dieu vous patafiole !
Je vous croyais bien loin d’ici,
Et j’allais soutenir mon rôle…
Jusqu’au moment de dire : oui !
LES CHŒURS.
Eh quoi ! c’était Claudine !
LE DUC.
On se moquait de moi !
BAMBINI.
Vous allez, j’imagine,
Vous venger…
LE DUC.
Vous venger… Oui, ma foi.

Aux sbires, montrant Robert et Claudine.

Qu’on les saisisse
Sur-le-champ,
Et qu’on les punisse
A l’instant !

Clampas et le peuple entourent Robert et Claudine et tirent leurs poignards.

LE PEUPLE et CLAMPAS.
Non, non ! nous saurons les défendre.
ROBERT, se dégageant.
Amis, merci !… je dois me rendre.
Il va avec Claudine se mettre entre les mains des sbires.
LE DUC.
Vite à la prison !
LA DUCHESSE.
Vite à la prison ! Plus d’espoir !
CLAUDINE, à Robert.
Qu’avez-vous fait là ?
ROBERT.
Qu’avez-vous fait là ? Mon devoir !

Les sbires vont les entraîner. — Les Italiens se consultent du regard pour savoir s’ils doivent les laisser partir. — Tout à coup, on entend au loin et en sourdine une musique militaire jouant le Chant du départ. — Moment d’émotion. — Tout le monde écoute.

ROBERT, se relevant en frémissant.
Ecoutez !…
TOUS, prêtant l’oreille
Ecoutez !… Ecoutez !…
CLAUDINE.
Ecoutez !… Ecoutez !… Ces accents militaires…
ROBERT.
C’est le Chant du départ !… Ah ! je le reconnais.
TOUS.
Silence !…

Tout le monde écoute avec anxiété. La musique se rapproche de plus en plus.

CLAMPAS, au fond, criant.
Silence !… Ce sont les Français !
TOUS.
Les Français… nos amis, nos frères !
Ah ! comme des sauveurs ici recevons-les !
Soudain et comme par enchantement les maisons se pavoisent de drapeaux tricolores ; les Italiens en sortent de dessous leurs vêtements et les agitent. Les fenêtres se garnissent de monde. On monte sur les bancs, sur les tables pour voir arriver les soldats.
LE DUC, très inquiet.
Eux dans Milan !… que veut dire cela ?
TOUS LES ITALIENS.
Les voilà !… Vivat !…les voilà !

Tout le monde se précipite vers le fond du théâtre. — L’avant-garde de l’armée française paraît sur le pont, d’abord les sapeurs, puis Griolet et les tambours ayant à leur tête Monthabor, en grand uniforme, Stella à sa gauche, puis la musique jouant le Chant du départ, puis les soldats. — On agite les chapeaux, les mouchoirs, les drapeaux. — Des fenêtres on jette des fleurs aux soldats. — On rompt les rangs. — Les Italiens et Italiennes entourent les Français, leur serrent les mains et les embrassent. — Stella et Monthabor courent vivement à Robert. — Griolet s’élance vers Claudine. — Tous les cinq forment deux groupes étroitement embrassés.

LE DUC.
Il est temps que je fasse
Volte-face.

Agitant son chapeau.

Vivent, vivent les Français !
Mes amis, je vous attendais !…
ROBERT, à Stella.
Dans mes bras, quelle ivresse,
Je vous presse.
STELLA.
Plus de chagrin désormais,
A vous, Robert, et pour jamais !
CLAUDINE, regardant Robert et Stella.
Allons, je l’vois… la chose est claire,
Il n’m’aim’ra jamais…
GRIOLET.
C’est certain…
Épousez-moi… J’suis votre affaire…
CLAUDINE.
Vous avez raison… v’là ma main !
MONTHABOR, à la duchesse.
Margot, n’y a plus qu’un’chose à faire, Montrant Robert et Stella.
Marions bien vit’ces deux enfants…
LA DUCHESSE.
Volontiers…
LE DUC.
Volontiers… Mais…
MONTHABOR, levant sa canne sur lui.
Volontiers… Mais… Toi, tu vas t’taire !
LE DUC, atterré.
Je suis ruiné !… Les chenapans !
ROBERT, à Monthabor.
Nous n’f’rons qu’une seul’famille,
Papa Monthabor…
STELLA.
Et vive la fille
Du tambour-major !
COUPLET.

Au public.

Nous avons, pour vous divertir,
Combattu d’estoc et de taille,
Si voulez nous applaudir,
Nous aurons gagné la bataille.
Le bruit ne m’a jamais fait peur ;
Si l’on en doutait qu’on essaie !…
Frappez, messieurs, avec vigueur,
Frappez bien fort… rien ne m’effraie !…
Je suis mam’zelle Monthabor,
La fille du tambour-major !…

Reprise en chœur. — Tableau.


FIN