La Fille naturelle

La bibliothèque libre.


Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de GoetheLibrairie de L. Hachette et Cietome II (p. 378-465).



PERSONNAGES.


LE ROI. LE DUC. LE COMTE. EUGÉNIE.

LA GOUVERNANTE. LE SECRÉTAIRE. LARDÉ.

LE CONSEILLER. LE GOUVERNEUR L’ABBESSE. LE MOINE.


LA

FILLE NATURELLE.

TRAGÉDIE.


ACTE PREMIER.

Un bois touffu.


SCÈNE I.

LE ROI, LE Duc-

Le ROI.

La proie fugitive, qui, attachant, comme par magie, sur sa trace les chiens, les chevaux et les hommes, les entraîne après elle, le noble cerf, nous a égarés si loin, à travers montagnes et vallées, que moi-même, quoique je connaisse fort bien le pays, je ne m’y retrouve pas. Où sommes-nous, mon oncle ? Duc, dis-moi, vers quelles collines allions-nous courir ?

LE DUC.

Sire, le ruisseau qui murmure autour de nous coule à travers les terres de ton serviteur, qui en fut investi par ta faveur royale et celle de tes ancêtres, comme premier vassal de ton royaume. De l’autre côté de ce rocher, sur la pente verte, se cache une jolie maison, qui ne fut nullement bâtie pour un hôte tel que toi, mais qui est prête à te recevoir avec le respect qui t’est dû.




LE ROI.

Laisse les hautes voûtes de ces arbres nous prêter leur ombre agréable pour le moment du repos ; laisse les jeux caressants de ces zéphyrs nous envelopper doucement, afin qu’au tumulte et à l’ardeur du plaisir de la chasse se joigne aussi le plaisir du repos.

LE DUC.

Comme toi, sire, derrière ce boulevard de la nature, je me sens tout à coup entièrement séparé du monde. Ici tu n’es pas assiégé par la voix des mécontents, par les mains ouvertes d’impudents solliciteurs. Solitaire par choix, tu ne remarques pas si les ingrats s’éloignent furtivement. Ici n’arrive pas le monde importun, qui demande sans cesse et ne veut jamais servir.

LE ROI.

Si tu veux que j’oublie ce qui chaque jour m’obsède, il faut que nulle parole ne m’en fasse souvenir. Que le retentissement des bruits lointains du monde expire peu à peu dans mon oreille. Oui, cher oncle, tourne la conversation sur des objets plus convenables à ce lieu. Ici des époux doivent se promener ensemble, considérer avec délices leur bonheur croissant dans des enfants bien nés ; ici un ami doit s’approcher de son ami pour lui livrer avec confiance le secret de son cœur ; et naguère ne m’as-tu pas fait entendre avec mystère que tu espérais, dans un moment tranquille, me déclarer une liaison secrète…. et m’avouer avec candeur, dans l’espérance de les voir accomplis, le gracieux objet de vœux ardents ?

LE DUC.

Sire, tu ne pouvais m’accorder une faveur plus grande et plus chère, que de m’inviter en ce moment à rompre le silence. Ce que j’ai à dire pourrait-il être mieux écouté par un autre que par mon roi, pour qui, parmi tous ses trésors, aucun ne brille comme ses enfants, et qui partagera cordialement avec son sujet la suprême jouissance, la plénitude de la joie paternelle ?




LE ROI.

Tu parles de joies paternelles ! Les as-tu donc jamais senties ? Ton fils unique n’a-t-il pas attristé, par son caractère dur et sauvage, par ses désordres, sa prodigalité, son inflexible orgueil, tes jours bien remplis, ta paisible vieillesse ? A-t-il changé tout à coup de nature ?

LE DUC.

Je n’attends point de lui des jours heureux…. Son esprit sombre n’enfante que des nuages, qui souvent, hélas ! obscurcissent mon horizon. Une autre étoile, une autre lumière, me réjouit. Et, comme la fable dit que les escarboucles brillent dans les noires cavernes, et animent agréablement, de leur magnifique et doux éclat, la mystérieuse horreur de la nuit solitaire, j’ai aussi obtenu en partage, moi, mortel fortuné, un merveilleux trésor, que je garde avec joie et crainte, avec plaisir et souci, plus soigneusement que la possession de nos biens acquis ou héréditaires, que la lumière de mes yeux, de ma vie.

LE ROI.

Ne parle pas mystérieusement d’un mystère.

LE DUC. .

Qui parlerait avec assurance de ses fautes devant la majesté royale, si elle ne pouvait, elle seule, changer la faute en légitime jouissance et en bonheur ?

LE ROI.

Cet heureux trésor, secrètement gardé ?…

LE DUC.

Est une fille.

LE ROI.

Une fille ? Comment ? Mon oncle, pareil aux dieux de la fable, s’est-il tourné furtivement vers le monde inférieur, pour y chercher le bonheur de l’amour et les joies paternelles ?

LE DUC.

La grandeur, comme la bassesse, nous force de nous conduire et d’agir mystérieusement. Elle n’était que trop élevée, la condition de la femme qui, par un sort étrange, me fut secrètement unie : c’est pour elle que la cour porte encore le deuil, et partage les secrètes douleurs de mon àme.




LE ROI.

La princesse ? Cette femme respectée, ma proche parente, qui vient de mourir !…

LE DUC.

C’était la mère. Laisse-moi, oh ! laisse-moi ne te parler que de cette enfant, qui, toujours plus digne de ses parents, jouit de la vie avec des sentiments élevés. Que le reste soit enseveli avec cette femme au noble esprit, au noble cœur. Sa mort m’ouvre la bouche ; j’ose nommer ma fille devant mon roi ; j’ose le prier de l’élever à moi, de l’élever à lui, de lui accorder, par sa pleine grâce, le rang de princesse devant sa cour, devant son royaume, devant le monde entier.

LE ROI.

Si la nièce que tu songes à me produire tout élevée, réunit en elle les vertus de son père et de sa mère, la cour, la maison royale, devront, à l’heure qu’un astre nous est ravi, admirer le lever d’un astre nouveau.

LE DUC.

Oh ! apprends à la connaître, avant de te résoudre tout à fait en sa faveur. Ne te laisse pas séduire par les discours d’un père. La nature a Tait pour elle beaucoup de choses, que j’observe avec ravissement, et j’ai établi, pour veiller sur son enfance, tout ce qui vit dans mon entourage. Une femme cultivée, un homme sage, dirigèrent ses premiers pas. Avec quelle vive intelligence elle jouit du présent, tandis que l’imagination sait lui peindre les biens à venir avec les flatteuses couleurs de la poésie ! Son cœur pieux s’attache à son père ; et, tandis que son esprit, se développant par degrés, écoute paisiblement les leçons d’excellents maîtres, les exercices chevaleresques ne manquent pas à son corps élégant et robuste. Toi-même, sire, tu l’as vue autour de toi, sans la connaître, dans le tumulte de la chasse. Oui, aujourd’hui même !… La jeune amazone qui, la première, sur un cheval fougueux, s’est élancée vivement dans la rivière à la suite du cerf !




LE ROI.

Nous étions tous inquiets pour cette noble enfant ! Je suis charmé d’apprendre qu’elle est ma parente.

LE DUC.

Et ce n’est pas aujourd’hui la première fois que j’ai senti combien l’orgueil et le souci, la joie paternelle et l’angoisse se confondent en un sentiment trop fort pour l’humanité.

LE ROI.

D’une course vive et prompte, le cheval s’est porté, avec son écuyère, sur l’autre bord, sous les épais ombrages de Collines boisées, et c’est ainsi qu’elle a disparu à ma vue.

LE DUC

Mes yeux l’ont vue encore une fois, avant qu’elle se perdit dans les détours de la chasse rapide. Qui sait quelles campagnes lointaines elle parcourt, le cœur blessé de ne pas se trouver au rendez-vous, où il ne lui est permis encore de s’approcher qu’à une respectueuse distance de son monarque adoré, jusqu’au moment où il daignera la saluer, avec la grâce royale, comme une fleur de sa tige antique ?

LE ROI.

Quel tumulte vois-je naître là-bas ? Quel concours vers les parois du rocher ? (Il fait un signe vers le fond du théâtre. ).

SCÈNE II.

LE DUC, LE ROI, LE COMTE.

LE ROI.

Pourquoi la foule se rassemble-t-elle là-bas ?

LE COMTE.

L’audacieuse écuyère vient, à l’instant même, de se précipiter de ces rochers.

LE DUC.

Dieu !

LE ROI.

Est-elle grièvement blessée ? ’

LE COMTE.

Sire, on a bien vite appelé ton chirurgien.




(

LE DUC.

Qu’est-ce que j’attends ? Si elle est morte, il ne me reste rien qui puisse m’attacher encore à la vie. (Il s’éloigne.)

SCÈNE III.

LE ROI, LE COMTE.

LE ROI.

Sais-tu la cause de l’accident ?

LE COMTE. ’

Il s’est passé sous mes yeux. Une troupe nombreuse de cavaliers, qui s’étaient vus par hasard séparés de la chasse, conduits par cette belle, se sont montrés sur le haut de ces roches boisées. Ils entendent, ils voient eii bas, dans le vallon, lâchasse terminée ; ils voient le cerf livré en pâture à la meute bruyante. Aussitôt la troupe se disperse, et chacun se cherche à part un sentier, ici ou là, par un détour plus ou moins long. Elle seule n’hésite pas un moment, et oblige son cheval de courir droit à nous, de rocher en rocher. Nous observons avec étonnement le bonheur de cette action téméraire, car elle lui réussit quelques moments, mais enfin, vers le bas, le long de la pente escarpée, les étroites saillies du rocher finissent par échapper au cheval : il se précipite ; elle avec lui. C’est tout ce que j’ai pu observer, avant que la foule me l’ait dérobée. Mais bientôt j’ai entendu appeler ton médecin. C’est alors que je suis accouru, sur ton signal, pour t’apprendre l’accident.

LE ROI.

Oh ! puisse-t-elle lui rester ! Il est redoutable, l’homme qui n’a rien à perdre.

LE COMTE.

L’effroi lui a donc arraché soudain le secret qu’il s’efforçait jusqu’ici de .cacher avec tant de soin ?

LE ROI.

Il m’avait déjà tout confié.

LE COMTE.

La mort de la princesse lui ouvre la bouche, pour avouer maintenant ce qui était depuis longtemps pour la cour et la ville un secret publte. C’est une idée singulière et bizarre, que nous croyions par notre silence anéantir pour nous et pour les autres ce qui est arrivé.




LE ROI.

Oh ! laisse à l’homme ce noble orgueil. Il peut, il doit arriver beaucoup de choses que la bouche ne peut avouer.

LE COMTE.

On l’apporte ici, et, je le crains, sans vie !

LE ROI.

Quel événement terrible et inattendu !

SCÈNE IV.

LES PRÉCÉDENTS, EUGENIE, comme morte, portée sur des rameaux entrelacés, LE DUC, LE CHIRURGIEN, SUITE.

Le Duc, au Chirurgien. Si ton art peut quelque chose, homme expérimenté, auquel est confiée la vie de notre roi, trésor inestimable, fais que cette jeune fille ouvre encore une fois son œil brillant, afin que l’espérance m’apparaisse encore dans ce regard ; que je sois arraché, du moins quelques moments, à l’abîme de ma douleur ! Si tu ne peux ensuite rien de plus ; si tu ne peux me la conserver que quelques instants, laissez-moi me hâter de mourir avant elle, afin qu’au moment de la mort, je m’écrie encore, avec consolation : « Ma fille est vivante ! »

LE ROI.

Eloigne-toi, mon oncle, et laisse-moi remplir ici fidèlement les devoirs de père. Cet homme habile tentera tous les moyens. Il fera, en conscience, pour ta fille tout ce qu’il ferait pour moi-même, si j’étais là couché.

LE DUC.

Elle a fait un mouvement !

LE ROI.

Est-il vrai ?

LE COMTE,

Elle a fait un mouvement !

CŒTHE — TH. I !






LE DUC.

Elle regarde fixement le ciel ; elle regarde autour d’elle avec égarement. Elle vit ! elle vit !

Le Roi, se retirant un peu. Redoublez vos soins.

LE DUC.

Elle vit ! elle vit ! Elle a rouvert ses yeux à la lumière. Oui, elle reconnaîtra bientôt son père, ses amis. Ma chère enfant, ne disperse pas ainsi autour de toi tes regards étonnés, incertains ; tourne-les d’abord sur moi, sur ton père. Reconnais-moi ; que ma voix frappe la première ton oreille, à présent que tu reviens à nous de cette nuit silencieuse.

Eugénie, qui est revenue à elle-même par degrés et s’est relevée. Que nous est-il arrivé ?

LE DUC.

Reconnais-moi d’abord !… Me reconnais-tu ?

EUGÉNIE.

Mon père !

LE DUC.

Oui, ton père, que cette douce parole arrache des bras du désespoir.

EUGÉNIE.

Qui nous a portés sous ces arbres ?

Le Duc, à qui le Chirurgien a donné un linge blanc. Reste tranquille, ma fille ! Prends ce fortifiant avec calme, avec confiance !

Eugénie. Elle prend des mains de son père le linge qu’il lui a présenté, et en couvre son visage ; ensuite elle se relève soudain, en se découvrant la figure.

Je reviens à moi !… Oui, je sais tout maintenant. J’étais làhaut ; j’ai hasardé de descendre à cheval, en droite ligne. ParT donne ! N’est-ce pas, je me suis précipitée ? Me pardonnes-tu ? On m’a relevée pour morte ? Mon bon père ! Et pourras-tu encore aimer la téméraire qui t’a causé une si amère douleur ?

LE DUC.

Je croyais savoir, ô ma fille, quel noble trésor m’a été dispensé en toi : maintenant la crainte que j’ai eue de te perdre augmente en moi jusqu’à l’infini le sentiment du bonheur.




Le Roi, au Comte, après s’être jusque-là entretenu, dans le fond du théâtre, avec lui et le Chirurgien. Fais éloigner tout le monde. Je veux lui parler.

SCÈNE V.

LE DUC, LE ROI, EUGÉNIE.

Le Roi, s’approchant. La vaillante écuyère a-t-elle repris ses forces ? Ne s’est-elle point blessée ?

LE DUC.

Non, sire ! Et ce qui lui reste encore de douleur et d’effroi, tu le dissiperas, ô mon maître, par ton regard favorable et par le doux son de ta voix.

LE ROI.

Et à qui appartient cette chère enfant ?

Le Duc, après une pause. Puisque tu m’interroges, j’ose te l’avouer ; puisque tu l’ordonnes, j’ose te la présenter comme ma fille.

LE ROI.

Ta fille ? La fortune a donc fait pour toi, mon cher oncle, infiniment plus que la loi. *

EUGÉNIE.

Je puis bien demander si je suis réellement revenue à la vie de ce mortel étourdissement, et si ce qui m’arrive n’est pas un songe. Mon père me nomme sa fille devant son roi ! Oh ! je la suis donc ! L’oncle d’un roi me reconnaît pour son enfant !… Je suis donc la parente du grand monarque ! Oh ! que Sa Majesté me pardonne, si, d’une situation mystérieuse et cachée, entraînée tout à coup à la lumière, et éblouie, je ne puis, incertaine, chancelante, être maîtresse de moi ! (Elle se jette aux pieds du Roi.)

LE ROI.

Cette attitude peut témoigner la résignation avec laquelle, dès ton enfance, tu as accepté ton sort ; l’humilité, dont tu as rempli le fâcheux devoir en silence, durant plusieurs années, sachant ton illustre origine : mais, puisque je t’ai relevée de mes pieds vers mon cœur ; (illa relève et la presse dans ses bras) puisque ton oncle a déposé sur ce beau front un saint baiser paternel ; que ce soit aussi un signe et un sceau : je t’ai reconnue pour ma parente, et bientôt je répéterai, en présence de ma cour, ce qui s’est fait ici en secret.




LE DUC.

Une si grande faveur exige une reconnaissance, sans partage et sans bornes, de toute la vie.

EUGÉNIE.

De nobles esprits m’ont enseigné beaucoup de choses, et j’ai puisé plus d’une leçon dans mon propre cœur ; mais, de parler h mon roi, je suis bien loin de m’y sentir préparée. Cependant, si je ne sais pas te dire tout ce qui conviendrait, je ne voudrais pas, seigneur, rester malhonnêtement muette devant toi. Que te manquait-il ? Que serait-il possible de t’offrir ? L’abondance même, qui se presse vers toi, n’en découle ensuite à flots que pour les autres. Des milliers d’hommes sont là pour te défendre ; des milliers agissent à ton moindre signe ; et, quand un seul voudrait te consacrer avec joie son cœur et son âme et son bras et sa vie : dans une si grande foule, il ne compte pas, il doit disparaître devant toi et devant lui-même.

LE ROI.

Douce et noble enfant, si la foule te paraît avoir de l’importance,-je ne te blâme pas : elle a son importance sans doute, mais il en a davantage encore le petit nombre des hommes créés pour diriger cette foule par leurs actes, leur influence et leur autorité. Si le roi y fut appelé par sa naissance, ses plus proches parents sont ses conseillers naturels, qui, réunis avec lui, devraient protéger et rendre heureux le royaume. Plût au ciel qu’avec de secrètes menées la discorde hypocrite ne pénétrât jamais dans ces régions, pour conseiller ces suprêmes gardiens ! Noble nièce, je te donne un père par une décision souveraine, royale : à ton tour, conserve-moi maintenant, gagne-moi le cœur et la voix de mon proche parent ! Un prince a de nombreux contradicteurs : oh ! ne le laisse pas renforcer ce parti !

LE DUC.

De quels reproches tu affliges mon cœur !




EUGÉNIE.

Que ces paroles sont incompréhensibles pour moi !

LE ROI.

Ah ! n’apprends pas trop vite à les comprendre ! Je t’ouvre, de ma propre main, les portes de notre maison royale ; je t’y introduis sur des pavés de marbre glissant. Tu es encore étonnée ; tout te surprend, et tu ne présages, dans ces profondes demeures, que dignité tranquille et contentement. Tu trouveras autre chose ! Oui, tu es venue en un temps où ton roi ne te conviera point ù une joyeuse et riante fête, lorsqu’il célébrera prochainement le jour qui lui donna la vie : mais, à cause de toi, ce jour me doit être agréable : là je te verrai dans une grande assemblée, et tous les yeux seront fixés sur toi. La nature te donna le plus bel ornement : laisse Ion père, laisse ton roi veiller à ce que la parure soit digne de la princesse.

EUGÉNIE.

Les cris éclatants de la joyeuse surprise, les vives démonstrations de gestes expressifs pourraient-ils témoigner le ravissement que tu as fait naître dans mon cœur ? Laisse-moi, seigneur, me taire à tes pieds. (Elle veut se mettre à genoux.)

Le Roi, la retenant.

Tu ne dois pas plier le genou.

EUGÉNIE.

Laisse-moi, oh ! laisse-moi goûter ici le bonheur du plus parfait dévouement. Si, dans les moments rapides où le courage nous enflamme, nous restons debout, et, prompts et hardis, nous prenons une joyeuse confiance en nous-mêmes, comme en notre propre soutien, alors la terre et le ciel semblent nous appartenir ; mais ce qui, dans les moments d’extase, fait ployer les genoux, est aussi un doux sentiment ; et ce que nous voudrions offrir, en pur sacrifice d’actions de grâces, d’amour sans bornes, à notre Dieu, notre roi, notre père, c’est dans cette attitude qu’on l’exprime le mieux. (Elle se prosterne devant lui.) Le Duc. Il se met aussi à genoux.

Permets-moi de renouveler mon hommage.

EUGÉNIE.

Reçois-nous pour tes vassaux à jamais.




LE ROI.

Relevez-vous donc et placez-vous auprès de moi, dans le chœur des fidèles qui défendent à mes côtés la justice, la permanence ! Ah ! ce temps offre des signes terribles. Les inférieurs s’élèvent, les grands s’abaissent, comme si chacun ne pouvait trouver qu’à la place de l’autre l’accomplissement de ses vœux égarés ; ne se sentait heureux, que si toute distinction était effacée ; si fous, emportés péle-mêle dans un même courant, nous nous perdions dans l’Océan sans laisser de traces. Oh ! sachons résister, et, ce qui peut nous conserver, nous et notre peuple, que nos forces doublées et de nouveau réunies sachent le maintenir avec courage ! Oublions enfin l’ancienne discorde, qui excite les grands contre les grands, et perce par dedans le navire, qui ne se peut sauver qu’en opposant aux vagues ennemies un rempart bien fermé.

EUGÉNIE.

Quel nouvel et bienfaisant éclat m’environne et m’anime, au lieu de m’éblouir ! Comment ? Notre roi nous estime assez pour avouer qu’il a besoin de nous ? Nous ne sommes pas seulement ses parents ; par sa confiance, nous sommes élevés à la plus haute place ; et, quand les nobles de son royaume se pressent autour de lui pour couvrir sa poitrine, il nous appelle à un service plus important. Conserver les cœurs au monarque est le premier devoir de tous les gens de bien ; car, si le prince chancelle, la chose publique chancelle également, et, s’il tombe, tout s’écroule avec lui. La jeunesse, dit-on, présume trop de sa force, de sa volonté : mais cette force, cette volonté, ce qu’elles peuvent t’appartient à jamais.

LE DUC.

La confiance de cette enfant, auguste prince, tu sais l’apprécier, tu sais la pardonner. Et, si le père, l’homme expérimenté, sent et apprécie, dans toute sa valeur, la faveur de ce jour, son espoir le plus cher, tu es assuré de sa pleine reconnaissance.

LE ROI.

Nous nous, reverrons bientôt à cette fête, où mes fidèles célébreront l’heure qui m’a donné la lumière. C’est ce jour-là, noble enfant, que je te donnerai au grand monde, à la cour, à ton père et à moi. Que ta destinée brille auprès du trône ! Mais jusque-là je vous demande à tous deux le silence. Que nul n’apprenne ce qui s’est passé entre nous. L’envie est aux aguets ; elle soulève bien vite flot sur flot, tempête sur tempête ; elle pousse le navire contre les âpres rochers, où le pilote lui-même ne saurait le sauver. Le mystère protége seul nos actions. Un projet communiqué n’est plus à nous ; le hasard se joue dès lors de notre volonté. Celui même qui peut commander doit surprendre. Oui, avec la meilleure volonté, nous faisons bien peu, parce que mille volontés nous traversent. Ah ! si, avec mes intentions pures, la force pleine m’était aussi donnée pour un peu de temps, on ressentirait jusqu’au dernier foyer du royaume les soins zélés du père ; des heureux habiteraient sous l’humble toit ; des heureux habiteraient dans le palais ; et, quand j’aurais une fois joui de leur félicité, volontiers je renoncerais au trône, je renoncerais au monde ! (Il s’éloigne.)




SCÈNE VI.

LE DUC, EUGÉNIE.

EUGÉNIE.

Oh ! quel jour de bonheur et d’allégresse !

LE DUC.

Oh ! puissé-je n’en voir que de pareils !

EUGÉNIE.

De quel bonheur céleste le roi nous a comblés !

LE DUC.

Jouis purement de grâces si inattendues.

EUGÉNIE.

Il ne semble pas heureux, hélas ! et il est si bon !

LE DUC.

La bonté elle-même éveille souvent la résistance.

EUGÉNIE.

Qui. est assez dur pour lui résister ?

, LE DUC.

Celui qui attend de la sévérité le salut de l’État.

EUGÉNIE.

La douceur du roi devrait produire la doueeur.




LE DUC.

La douceur du roi produit l’audace.

EUGÉNIE.

De quelle noblesse la nature l’a doué !

LE DUC.

Mais elle l’a placé trop haut.

EUGÉNIE.

Et elle lui a départi tanrde vertus !

LE DUC.

Pour la famille, non pour le gouvernement.

EUGÉNIE.

C’est le rejeton d’une antique souche de héros.

LE DUC

La force manque peut-être au rejeton tardif.

EUGÉNIE.

Nous sommes là pour suppléer à sa faiblesse.

LE DUC

Pourvu qu’il ne méconnaisse pas notre force.

Eugénie, pensive. Ses discours me font naître un soupçon.

Le Duc

Quelle est ta pensée ? Ouvre-moi ton cœur.

Eugénie, après un moment de silence. Toi aussi, tu es au nombre de ceux qu’il craint.

LE DUC

Qu’il craigne ceux qui sont à craindre.

EUGÉNIE.

Des ennemis secrets le menaceraient-ils ?

LE DUC

Celui qui cache le danger est un ennemi. Sur quel sujet sommes-nous tombés ? Ma fille, comme l’accident le plus extraordinaire nous a entraînés tout à coup vers le but ! Je parle sans y être préparé ; avec ma précipitation, je t’égare au lieu de t’éclairer. Ainsi le paisible bonheur de la jeunesse devait .s’évanouir pour toi, dès ton entrée dans la vie. Tu n’as pu goûter, dans une douce ivresse, une satisfaction décevante. Tu touches au but, mais les épines cachées d’une trompeuse couronne déchirent ta main. Chère enfant, il ne devait pas en être ainsi. C’était seulement par degrés, je l’espérais, qu’au sortir de ta vie recluse, tu devais t’accoutumer au monde ; c’était par degrés seulement que tu devais apprendre à renoncer aux plus chères espérances, à plus d’un vœu charmant ; et maintenant, tout à coup, comme cette chute soudaine te le présage, tu es précipitée au milieu des soucis et des dangers. Dans cette atmosphère on respire la défiance. L’envie allume un sang fiévreux et abandonne ses malades au chagrin. Hélas ! ne dois-je plus désormais retourner le soir dans ce paradis qui t’entourait, et fuir la farce tumultueuse du monde dans le saint asile de ton innocence ! Enveloppée avec moi dans le filet, asservie, troublée, tu pleureras à l’avenir sur ton père et sur toi.




EUGÉNIE.

Non pas, mon père ! Si, jusqu’à ce jour, inactive, isolée et recluse, chétive enfant, qui ne comptais point, j’ai déjà pu, créature insignifiante, te donner la joie la plus pure, le délassement, la consolation, l’allégresse : combien ta fille, enfin associée à ton sort, ne doit-elle pas briller désormais, comme un fil aux riantes couleurs, dans la trame de ta vie ! Je prendrai part à toute noble action, à toute grande entreprise, qui rendront mon père plus cher au monarque et au royaume. Mon humeur vive, la jeune gaieté qui m’anime, se communiqueront à toi, dissiperont ces soucis, que l’immense, l’insupportable fardeau du monde amasse sur un cœur, d’homme pour l’écraser. Si autrefois, dans de tristes moments, je t’offris, enfant que j’étais, une bonne volonté impuissante, un vain amour, de frivoles badinages, j’espère maintenant, initiée à tes desseins, instruite de tes désirs, me conquérir glorieusement le droit de naissance légitime.

LE DUC.

Ce que tu perds à ce grave changement te paraît sans valeur et sans dignité : ce que tu espères, tu en fais trop d’estime.

EUGÉNIE.

Partager avec des hommes d’une haute dignité, d’une hatite fortune, un puissant crédit, une honorable influence, quelle ravissante conquête pour les nobles âmes !

LE DUC.

Sans doute ! Pardonne-moi, si tu me trouves plus faible en ce moment qu’il ne convient à un homme. Nous avons fait un singulier échange de nos devoirs : je dois te conduire et c’est toi qui me conduis.




EUGÉNIE.

Eh bien, mon père,.monte avec moi dans les régions où se lève aujourd’hui pour moi ce nouveau soleil d’un éclat si pur. Mais que, dans ces belles heures, je provoque ton sourire, en te découvrant aussi l’objet de mes inquiétudes.

LE DUC.

Explique-toi.

EUGENIE.

Il y a dans la vie bien des circonstances importantes, où le cœur des mortels est assailli par la joie et la douleur. Si, vous autres "hommes, vous oubliez alors votre extérieur, et vous présentez souvent avec négligence devant la foule, une femme désire encore de plaire à chacun, et, par un costume recherché, une toilette accomplie, elle veut être distinguée et paraître sur tous digne d’envie. On me l’a dit souvent, et je l’ai souvent observé, et je sens aujourd’hui, dans le moment le plus décisif de ma vie, que je dois aussi mon tribut à la faiblesse des jeunes filles.

LE DUC.

Quelles choses peux-tu souhaiter que tu n’obtiennes pas ?

EUGÉNIE.

Tu es disposé à tout m’accorder, je le sais. Mais le grand jour est proche, trop proche pour tout préparer dignement ; et ce qu’il faut d’étoffes, de broderies, de dentelles et de joyaux pour ma parure, comment pourra-t-on se le procurer, comment achever ces apprêts ?

LE DUC.

Un bonheur longtemps souhaité nous surprend ; mais nous pouvons nous être préparés à le recevoir. Tout ce qu’il te faut est prêt, et, aujourd’hui même, tu recevras, dans une précieuse cassette, des présents que tu n’attendais pas. Cependant je t’impose une légère épreuve, comme présage de bien d’autres plus difficiles. Voici la clef : garde-la bien ; réprime ton désir ; n’ouvre pas ce trésor avant que je te revoie. Ne te confie à personne, qui que ce puisse être. La prudence le conseille ; le roi lui-même le commande.




EUGÉNIE.

Tu imagines une dure épreuve pour la jeune fllle : cependant je la soutiendrai, je le jure.

LE DUC.

Mon coupable fils épie déj’i les secrets chemins que je t’ai ouverts. Déjà il t’envie la petite portion de mes biens que je t’ai consacrée jusqu’à présent. S’il apprenait que tu es élevée plus haut par la faveur de notre roi, que bientôt tes droits pourront, à quelques égards, égaler les siens, quelle serait sa fureur ! Ne ferait-il pas méchamment tous ses efforts pour empêcher ce beau progrès ?

EUGÉNIE.

Attendons ce jour en silence ; et, l’acte une fois accompli, qui m’autorise à me nommer sa sœur, je ne manquerai ni de procédés obligeants, ni de bonnes paroles, de condescendance et d’affection. Il est ton fils, et ne serait-il pas formé à ton image, pour l’amour, pour la raison ?

LE DUC.

Je te crois capable de tous les miracles : accomplis-les pour le bien de ma maison, et reçois mon adieu ! Mais, hélas ! au moment de te quitter, je frissonne, saisi violemment d’une terreur soudaine. Ici je t’ai vue morte dans mes bras ; ici m’a vaincu le désespoir avec sa griffe de tigre : qui éloignera de mes yeux cette image ? Je t’ai vue morte ! Et la nuit et le jour.’tu m’apparaîtras souvent ainsi. Loin de toi, n’étais-je pas toujours inquiet ? Maintenant, ce n’est plus un rêve de malade ; c’est une image vraie, ineffaçable. Eugénie, la vie de ma vie, pâle, gisante, inanimée !

EUGÉNIE.

Ne rappelle pas ce que tu devrais éloigner. Que cette chute, que cette délivrance, te paraissent comme un précieux gage de mon bonheur. Tu me vois vivante devant tes yeux, (elle l’embrasse) et tu me sens vivante sur ton cœur. Laisse-moi revenir toujours, toujours ainsi. Et que, devant la vie ardente et pleine d’amour, s’évanouisse l’image de l’odieuse mort !

LE DUC.

Un enfant peut-il bien sentir comme la crainte d’une perte possible tourmente un père ? Que j’avoue seulement combien de fois déjà le courage téméraire avec lequel, comme incorporée à ton cheval, dans le plein sentiment de ta force doublée, ta force de centaure, tu t’élances à travers vallons et montagnes, rivières et fossés, comme un oiseau traverse les airs : combien de fois ce courage m’a plus alarmé que ravi. De grAce, que désormais ton ardeur se livre plus modérément à l’exercice du cheval !




EUGÉNIE.

Le danger fléchit devant la témérité, et la modération est en butte à ses surprises. Oh ! que ton cœur sente aujourd’hui comme au temps où, avec une hardiesse sereine, tu m’initiais gaiement, moi, petite fille, dans l’art du cavalier.

LE DUC.

J’avais tort en ce temps-là ; et maintenant une longue vie d’alarmes doit-elle me punir ! Et la pratique des actes dangereux n’amorce-t-elle pas le danger ?

EUGÉNIE.

C’est le bonheur et non la crainte qui maîtrise le danger. Adieu, mon père, suis ton roi, et sois désormais, même pour l’amour de ta fille, son vassal dévoué, son fidèle ami. Adieu !

LE DUC.

Arrête ! et demeure encore une fois, à cette place, vivante, debout, comme tu es revenue à la vie, quand tu as guéri, en le remplissant de joie, mon cœur déchiré. Que celte joie ne demeure pas stérile ! Je consacre ce lieu en souvenir éternel. Ici s’élèvera un temple consacré à l’heureuse guérison. Alentour, ta main fera surgir un royaume de fées ; un labyrinthe d’agréables allées enlacera la forêt sauvage et les buissons incultes ; la roche escarpée devient accessible ; ce ruisseau se répand çà et là en miroirs limpides ; ici le voyageur étonné se sent transporté dans le paradis ; ici, tant que je vivrai, ne retentira aucune arme à feu ; nul oiseau, sur sa branche, nul animal sauvage, en son gîte, ne sera effrayé, blessé, immolé. Enfin, quand ma vue obscurcie, quand mes pieds affaiblis me refuseront leur secours, je veux, appuyé sur ton bras, venir ici en pèlerinage ; le même sentiment de reconnaissance m’animera toujours. Et maintenant, adieu !… Mais quoi ?… Tu pleures ?

EUGÉNIE.

Ah ! si mon père peut craindre*avec angoisse de perdre sa fille, ne doit-il s’élever en moi aucune crainte que peut-être…. (comment puis-je le penser, le dire ?…) que peut-être je ne le perde un jour ? Les pères privés de leurs enfants sont à plaindre ; mais les enfants privés de leurs parents le sont davantage. Et moi,- la plus indigente, je resterais toute seule dans ce monde jmmense, étranger, barbare, si je devais me séparer de toi, mon unique ami !




Le Duc. .

Comme tu m’as fortifié, je veux te rendre la pareille. Marchons en avant, comme toujours, avec courage. La vie est le gage de la vie ; elle ne repose que sur elle-même, et doit être à elle-même son garant. Ainsi donc séparons-nous promptement l’un de l’autre. Un joyeux revoir nous consolera de cet adieu trop tendre. ( Ils se séparent vivement ; de loin ils s’adressent, par gestes, un adieu et s’éloignent à la hâte. )




ACTE DEUXIÈME.

L%ppartement d’Eugénie ; une salle d’un style gothique.


SCÈNE I.

LA GOUVERNANTE, LE SECRÉTAIRE.

LE SECRÉTAIRE.

Tu me fuis, l’ai-je mérité, au moment où je t’apporte une nouvelle souhaitée ? Du moins écoute d’abord ce que j’ai à dire !

LA GOUVERNANTE. ’

Je ne sens que trop bien quelle en est la portée. Ah ! laisse mon œil se détourner du regard et mon oreille de la voix connue. Laisse-moi échapper à la puissance, qui, autrefois agissante par l’amour et l’amitié, terrible maintenant comme un spectre, se dresse à mon côté.

LE SECRÉTAIRE.

Lorsque, après un long espoir, je verse tout à coup devant tes pieds la corne d’abondance ; quand l’aurore de ce jour qui doit fonder pour jamais notre alliance se lève à l’horizon avec un air de fête : indécise, mécontente, tu sembles fuir les offres d’un fiancé.

LA GOUVERNANTE.

Tu ne me présentes qu’un côté ; il brille et resplendit, comme la terre sourit aux rayons du soleil : mais derrière est la nuit ténébreuse, menaçante, dont je sens déjà l’horreur.

LE SECRÉTAIRE.

Eh bien, voyons d’abord le beau côté ! Veux-tu une habitation au milieu de la ville ? une habitation spacieuse, gaie, parfaitement meublée, comme on la désire pour soi, ainsi que pour ses hôtes ? Elle est prête ; l’hiver prochain nous y trouvera, si tu veux, brillamment entourés. Au printemps, soupires-tu après la campagne ? Là nous sont aussi réservés une maison, un jardin, une terre fertile. Et ce que l’imagination peut se représenter de charmant en forêts, bocages, prairies, lacs et ruisseaux, nous en jouissons, en partie comme de notre bien propre, en partie comme du bien commun ; à côté de cela, quelques rentes nous permettent encore de nous élever trèscommodément, par l’économie, à une plus sûre aisance.




LA GOUVERNANTE.

Ce tableau, si brillant que tu le présentes, s’enveloppe à mes yeux de tristes nuages. Ce n’est pas d’une manière désirable, mais horrible, que le dieu du monde s’approche de moi environné de l’abondance. Quel sacrifice demande-t-il ? Il me faudrait aider à détruire le bonheur de ma gracieuse élève ? Et le fruit d’un tel crime, je devrais en jouir d’un cœur libre ? Eugénie, toi dont l’aimable naturel, sous mes yeux, dès ton enfance, développa sans mélange ses riches trésors, puis-je encore distinguer chez toi ce qui t’appartient et ce que tu me dois ? Toi que je porte dans mon cœur, comme mon propre ouvrage, je devrais maintenant te détruire ? De quelle matière êtes-vous donc formés, cruels, pour oser demander un acte pareil, et pour croire de le récompenser ?

LE SECRÉTAIRE.

Un bon et noble cœur garde maint trésor dès l’enfance, et ne le forme, toujours plus beau et plus digne d’amour, que pour la gracieuse divinité du temple secret ; mais, quand la puissance qui nous gouverne commande un grand sacrifice, nous finissons néanmoins par l’offrir, le cœur saignant, à la nécessité. Ce sont deux mondes, mon amie, qui, se combattant avec violence, nous tyrannisent.

LA GOUVERNANTE.

Tu sembles marcher dans un monde tout à fait étranger à mes sentiments, quand tu prépares traîtreusement à ton maître, le noble duc, de si tristes jours, et te ranges dans le parti de son fils…. Quand la volonté suprême semble favoriser le crime, nous la nommons hasard ; mais l’homme qui, avec pleine réflexion, agit delà sorte par choix, est une énigme…. Cependant…. Et ne suis-je pas aussi une énigme pour moi, de le garder encore un tel attachement, quand tu t’efforces de m’entraîner dans l’abîme ? Ah ! pourquoi la nature te donna-t-elle un extérieur charmant, aimable, irrésistible, puisqu’elle avait résolu de mettre dans ton sein un cœur froid, un cœur malfaisant ?




LE SECRÉTAIRE.

Ne crois-tu pas à la chaleur de mon affection ?

LA GOUVERNANTE.

Ah ! je voudrais m’anéantir, si je pouvais. Mais pourquoi m’assiéger encore avec cet odieux projet ? N’as-tu pas juré d’ensevelir cette horreur dans une nuit éternelle ?

LE SECRÉTAIRE.

Hélas ! elle éclate malheureusement avec plus de violence. On force le jeune prince à prendre une résolution. Eugénie resta d’abord, plusieurs années, un enfant inconnu, insignifiant. Tu l’as élevée toi-même, dès ses premiers jours, dans ces salles antiques, visitée de peu de gens et seulement en secret. Mais comment s’est caché l’amour paternel ? Le duc, fier du mérite de sa fille, la laisse peu à peu paraître publiquement ; elle se montre à cheval, en voiture. Chacun demande et chacun sait enfin qui elle est. Maintenant la mère est morte. Cette enfant était pour l’orgueilleuse femme un objet d’horreur, qui semblait incessamment lui reprocher sa faiblesse. Elle n’a jamais reconnu sa fille, et à peine l’a-t-elle vue. Par sa mort, le duc se sent libre ; il forme des plans secrets, se rapprbche de la cour et renonce enfin à son ancien ressentiment ; il se réconcilie avec le roi, et il y met pour condition de voir cette enfant reconnue princesse du sang royal.

LA GOUVERNANTE.

Vous n’enviez pas, je suppose, à cette nature excellente l’avantage d’appartenir au sang des princes ?

LE SECRÉTAIRE.

Chère amie, séparée du monde par ces murs, tu parles bien légèrement, et dans un esprit monacal, du prix des biens terrestres. Jette les yeux au dehors : là on apprécie mieux de si nobles trésors. Le père les envie à son fils ; le fils compte les.années de son père ; un droit incertain divise les frères, à la vie et à la mort ;-le religieux lui-même oublie le but qu’il devrait poursuivre, et il poursuit la richesse. Trouverait-on mauvais que le prince, qui s’est toujours senti fils unique, ne veuille pas s’accommoder d’une sœur qu’on lui impose, et qui diminue sa portion héréditaire ? Qu’on se mette à sa place et qu’on juge.




LA GOUVERNANTE.

Et n’est-il pas déjà un riche prince ? Et ne le sera-t-il pas outre mesure, à la mort de son père ? Oh ! comme une part de ces biens serait employée avec avantage, s’il savait, à ce prix, gagner son aimable sœur !

LE SECRÉTAIRE.

Agir selon le caprice est le bonheur du riche. Il résiste à l’appel de la nature, à la voix de la justice, de la raison, et répand ses dons au hasard. Posséder le nécessaire s’appellerait être indigent. Il faudrait tout avoir ! Des biens immenses sont désirables à une prodigalité sans bornes. Ne songe pas ici a conseiller, à modérer : si tu ne peux nous seconder, laissenous.

LA GÛUVEBNANTE.

En quoi donc vous seconder ? Dès longtemps vous menacez de loin le bonheur de cette aimable enfant. Qu’avez-vous enfin résolu sur elle dans votre affreux conseil ? Exigez-vous peutêtre que je m’associe aveuglément à votre dessein ?

LE SECRÉTAIRE.

Nullement ! Tu peux et tu dois savoir sur-le-champ ce que nous sommes nous-mêmes réduits à faire et à te demander. Tu emmèneras Eugénie ! Elle doit tout à coup disparaître du monde, si bien que nous puissions en sûreté la pleurer comme morte ; son sort futur doit, comme celui des morts, rester éternellement caché.

LA GOUVERNANTE.

Vous la consacrez vivante à la tombe ; vous me désignez méchamment pour sa compagne ; vous m’y précipitez avec elle : instrument de la trahison, il faut qu’avant la mort, je partage avec la victime la destinée des morts !

LE SECRÉTAIRE.

Tu l’emmèneras et tu reviendras aussitôt.

GŒTHF. — tu. il 26




LA GOUVERNANTE.

Doit-elle terminer ses jours dans un cloître ?

LE SECRÉTAIRE.

Non pas dans un cloître : nous ne voulons pas confier un tel gage à des prêtres, qui pourraient bien s’en servir comme d’un instrument contre nous.

LA GOUVERNANTE.

Doit-elle donc aller aux Iles ? Explique-toi.

LE SECRÉTAIRE.

Tu l’apprendras. Pour le moment, calme-toi.

LA GOUVEUNANTE.

Comment puis-je être calme, en présence du péril et du malheur qui menacent ma chère enfant, qui me menacent moimême ?

LE SECRÉTAIRE.

Ta chère enfant peut aussi être heureuse là-bas, et toi, le bonheur et la joie t’attendent ici.

LA GOUVERNANTE.

Oh ! ne vous flattez pas d’une pareille espérance. Que vous sert de m’assaillir,- de m’engager, de me pousser au crime ? Elle-même, la noble enfant, elle déjouera votre dessein. Ne croyez pas l’entraîner sans danger, comme une victime résignée. Cet esprit courageux, qui l’anime, cette force héréditaire, la suivront où qu’elle porte ses pas, et briseront le piége trompeur dont vous l’entourez.

. . LE SECRÉTAIRE.

La maintenir ?… Que cela te réussisse ! Veux-tu me faire croire qu’une enfant, bercée jusqu’à ce jour dans les bras caressants du bonheur, montrera, dans cette crise imprévue, la réflexion et la force, l’adresse et la prudence ? Son esprit est formé, mais non pour l’action, et, si elle sent avec justesse et parle sagement, il lui manque beaucoup encore pour agir avecmesure. Le grand et libre courage de l’homme sans expérience dégénère aisément en faiblesse et en désespoir, quand la nécessité se présente devant lui. Ce que nous avons résolu, à toi de l’exécuter. Il en résultera un peu de mal et beaucoup de bien.

LA GOUVERNANTE.

Donnez-moi donc le temps de réfléchir et de me déterminer. LE SECRÉ TAIRE.




Déjà le moment d’agir nous presse. Le duc parait certain que le roi, dans la fête prochaine, lui fera cette haute faveur et consentira à reconnaître sa fille. Car les habits et les joyaux sont prêts, tous enfermés dans un coffre magnifique, dont il garde lui-même soigneusement la clef, et pense garder un secret. Mais nous le connaissons bien et nous sommes prêts. Il faut maintenant que notre dessein s’exécute sans délai. Ce soir tu en apprendras davantage. Adieu.

LA GOUVERNANTE.

Vous poursuivez méchamment votre œuvre par des chemins ténébreux, et vous imaginez voir clairement votre avantage. Avez-vous donc fermé votre cœur à tout pressentiment, que sur le crime et l’innocence plane un Dieu qui répand la lumière, un Dieu sauveur et vengeur ?

LE SECRÉTAIRE.

Qui pourrait nier un Maître tout-puissant, qui se réserve de régler l’issue de nos actions selon son unique volonté ? Mais quel homme ose s’associer à son conseil suprême ? Qui peut reconnaître la règle et la loi selon lesquelles il décide et prononce ? Nous avons reçu l’intelligence, pour nous conduire librement nous-mêmes dans le monde terrestre, et ce qui nous est utile est notre loi suprême.

LA GOUVERNANTE.

Et vous niez par conséquent ce qu’il y a de plus divin, si les avis du cœur ne signifient rien pour vous ! Il m’appelle à détourner, de toutes mes forces, l’affreux danger loin de mon aimable élève ; à me munir de courage contre toi, contre la force et la ruse. Aucune promesse, aucune menace, ne me feront quitter mon poste. Ici, dévouée à son salut, je reste inébranlable.

LE SECRÉTAIRE.

O ma chère, ce salut, toi seule tu peux le lui procurer ; toi seule tu peux détourner le danger loin d’elle, et c’est en nous écoutant ! Prends vite cette charmante fille ; emmène-la aussi loin que tu pourras ; dérobe-la aux regards de tous les hommes : car…. tu frissonnes, tu prévois ce que j’ai à te dire…. Soit ! puisque tu me presses, je le dis enfin : l’éloigner est le moyen le plus doux. Si tu ne veux pas concourir à ce dessein, si tu songes à t’y opposer secrètement, et si, d’une manière quelconque, tu oses, à bonne intention, trahir ce que je t’ai confié : tu la verras.moi te dans tes bras. Il m’en coûtera des pleurs à moi-même, mais il faut que cela soit ainsi. (Il sort.)




SCÈNE II.

LA GOUVERNANTE, seule.

Cette audacieuse menace ne me surprend point. Dès longtemps je vois couver ce feu, et il éclatera bientôt en flammes ardentes. Pour te sauver, chère enfant, il faut que je t’arrache à ton beau rêve du matin. Une seule espérance adoucit ma douleur ; mais elle disparaît au moment où je la saisis. Eugénie !… si tu pouvais renoncer à la haute fortune, qui semble infinie, sur le seuil de laquelle tu rencontres le danger et la mort, et, comme un sort plus doux, le bannissement ! Oh ! si j’osais t’éclairer ! si j’osais te découvrir les secrets repaires où te guette perfidement la troupe de tes persécuteurs conjurés ! Hélas ! je dois me taire. Je ne puis que faire entrevoir le danger par mes avis. Dans l’ivresse de ta joie, sauras-tu me comprendre ?

SCÈNE III.

EUGÉNIE, LA GOUVERNANTE.

EUGÉNIE.

Je te salue, amie, de mon cœur, que j’aime comme une mère. Je te salue.

LA GOUVERNANTE.

Je te presse avec délice sur mon sein, chère enfant, et je me réjouis de la joie que ta vive jeunesse épanche à flots abondants. Que ton œil brille d’un pur éclat ! Quel ravissement voltige autour de ta bouche et de tes joues ! Quel bonheur déborde de ton sein agité !

EUGÉNIE.

Un grave accident m’était arrivé : le cheval et l’écuyère s’étaient précipités d’un rocher.




LA GOUVERNANTE.

O Dieu !

EUGÉNIE.

Sois tranquille. Tu me revois, après cette chute, bien portante et au comble de la joie.

LA GOUVERNANTE.

Et comment ?

EUGÉNIE.

Je t’apprendrai comme le bonheur est admirablement sorti de cet accident. .

LA GOUVERNANTE.

Hélas ! la souffrance vient souvent à la suite du bonheur.

EUGÉNIE.

Évite les paroles de mauvais présage, et n’éveille pas en moi la frayeur et le souci.

LA GOUVERNANTE.

Oh ! si tu voulais tout me confier sur-le-champ !

EUGÉNIE.

A toi avant tout le monde ! Mais à présent, chère amie, laissemoi. Il faut que j’apprenne à me trouver seule avec mes propres sentiments. Tu sais combien mon père est charmé, quand il est accueilli, à l’improviste, par quelques petits vers, tels que la faveur de la Muse m’en accorde en mainte circonstance. Laisse-moi. Dans cet instant même mon esprit voit flotter de riantes images : je veux les saisir avant qu’elles m’échappent.

LA GOUVERNANTE.

Quand viendra, comme autrefois, une suite d’heures paisibles, qui nous récrée dans de longs entretiens ? Comme d’heureuses jeunes filles, qui se lassent à peine de se montrer cent fois leurs parures, quand ouvrirons-nous les plus secrets replis de nos cœurs, pour jouir, dans un facile épanchement, de leurs mutuelles richesses ?

EUGÉNIE.

Elles reviendront aussi ces heures, dont on aime à redire le bonheur tranquille, avec une confiance que le souvenir fait renaître. Mais aujourd’hui laisse-moi trouver, dans une complète solitude, le besoin de ces jours d’autrefois. (La Gouvernante sort.)




SCÈNE IV.

EUGÉNIE, seule, et ensuite LA GOUVERNANTE, au dehors.

Eugéhie. Elle tient un portefeuille.

Et maintenant, vite, les tablettes et le crayon ! Je l’ai tout entier, et je le rassemble à la hâte, ce que je dois offrir au roi, comme un sincère hommage, dans cette fête, où, recevant de sa parole une nouvelle naissance, j’entrerai dans la vie. (Elle récite lentement et elle écrit.)

« Quelle vie délicieuse est ici dispensée ! Ne veux-tu pas, ô maître de ces hautes régions ; ménager la faiblesse de la novice ? Je succombe, éblouie par la majesté.

« Mais bientôt,,rassurée et levant les yeux vers toi, je jouis de me voir heureusement au pied de ton trône inébranlable, moi, rejeton de ta race, et tout mon premier espoir est comblé.

« Qu’elle coule donc l’aimable source des grâces ! Ici le cœur fidèle veut s’arrêter avec joie et se raffermir auprès de la bienveillance royale.

« Tout mon être tient à un fil léger ; je me sens comme entraînée invinciblement à sacrifier pour toi la vie que tu m’as donnée. »

(Elle regarde avec complaisance ce qu’elle vient d’écrire.) O mon cœur agité, il y a longtemps que tu ne t’es ainsi exprimé en paroles mesurées. Qu’on est heureux d’imprimer aux sentiments de son cœur le sceau de l’immortalité ! Mais est-ce bien assez ? (Portant la main sur son cœur.) Ici cela coule encore ! Ici cela déborde !… Tu approches, grand jour, qui nous donnas le roi, et qui maintenant me donneras à lui, à mon père, à moi-même, pour un bonheur immense. Que mes chants célèbrent cette fête solennelle ! Mon imagination s’élance, en, déployant ses ailes ; elle me conduit devant le trône et me présente ; elle me donne dans l’assemblée….

LA GOUVERNANTE, du dehors.

Eugénie !

EUGÉNIE.

Que veut-on ?




LA GOUVERNANTE.

Écoutemoi, et ouvre à l’instant !

EUGÉNIE.

Fâcheuse interruption ! Je ne puis ouvrir.

LA GOUVERNANTE.

Un message de ton père.

EUGÉNIE.

Comment ? De mon père ! A l’instant. (A part.) Il faut ouvrir.

LA GOUVERNANTE.

Je crois qu’il t’envoie de beaux présents.

EUGÉNIE.

J’y vais.

LA GOUVERNANTE,

Entends-tu ?

EUGÉNIE.

J’y vais ! (A part.) Mais où cacherai-je cette feuille ? Elle parle trop clairement, cette espérance <|ui me ravit. Ici rien pour enfermer ! Et, chez moi, il n’est rien de sûr nulle part…. eette poche à peine ; car mes domestiques ne sont pas tous fidèles. On m’a déjà feuilleté et détourné bien des choses pendant mon sommeil. Ce secret, le plus grand que j’aie jamais gardé, où donc, où le cacher ? (Elle s’approche du mur.) Bien ! c’était ici, armoire secrète de la muraille, que tu cachais les innocents mystères de mon enfance ? Toi que me fit découvrir mon infatigable activité, qui observait tout d’un regard enfantin, et naissait du loisir et de la curiosité ; toi, qui es ignorée de tout le monde, ouvre-toi ! (Elle presse un ressort caché et une petite porte-s’ouvre.) Comme je déposais autrefois dans ta cachette des sucreries défendues, pour les manger furtivement : inquiète et charmée, je te confie aujourd’hui, pour un peu de temps, le bonheur de ma vie. (Elle dépose les tablettes dans l’armoire et la ferme.) Les jours avancent, et, avec de nouveaux pressentiments, s’approchent désormais la joie et la douleur. (Elle ouvre la porte.) SCÈNE V.




EUGÉNIE, LA GOUVERNANTE.

Des Domestiques apportent une cassette magnifique.

LA GOUVERNANTE.

Si je t’ai dérangée, j’amène avec moi quelque chose qui sans doute m’excusera.

EUGÉNIE.

De mon père ? Cette cassette magnifique ? Quels précieux trésors annonce un meuble si beau ! (Aux Domestiques.) Attendez ! [Elle leur donne une bourse.) Prenez cette bagatelle, pour premier salaire de votre message. Vous recevrez mieux ensuite. (Les Domestiques s’en vont.) Et sans lettre et sans clef ! Un pareil trésor me restera-t-il caché tout près de moi ? 0 curiosité ! ô impatience ! Devines-tu ce que peut me présager ce cadeau ?

LA GOUVERNANTE.

Je ne doute pas que tu ne l’aies toi-même deviné. Il présage certainement ta grandeur prochaine. On t’envoie la parure de la fille de prince, parce que le roi t’appellera bientôt.

EUGÉNIE.

Comment peux-tu le supposer ?

LA GOUVERNANTE.

Je le sais pourtant. Les secrets des grands sont observés.

EUGÉNIE.

Et, si tu le sais, pourquoi te le cacherais-je ? Dois-je, sans motif, réprimer devant toi le désir de voir ces présents ?… J’ai pourtant ici la clef…. A la vérité, mon père l’a défendu. Mais qu’a-t-il défendu ? De découvrir le secret avant le temps. Et tu l’as déjà découvert ! Tu ne peux rien apprendre de plus que tu ne sais, et tu garderas le silence pour l’amour de moi. Que tardons-nous ? Viens, ouvrons ! Viens, que le brillant éclat de ces cadeaux nous ratisse.

LA GOUVERNANTE.

Arrête ! Songe à la défense ! Qui sait pourquoi le duc en a prudemment ordonné ainsi ?




EUGÉNIE.

Il l’a ordonné avec intention, pour un but particulier, qui est manqué : tu sais déjà tout. Tu m’aimes ; tu es discrète et sûre. Fermons la porte ! Examinons d’abord entre nous ce mystère. (Elle ferme la porte de la chambre et court à la cassette.)

LA Gouvernante, retenant Eugénie.

Que l’or et les couleurs brillantes des étoffes magnifiques, le doux éclat des perles, le feu des bijoux, demeurent cachés ! Hélas ! ils l’entraîneront invinciblement à ce but lointain….

EUGÉNIE.

Ce qu’ils présagent est ce qui me ravit. (Elle ouvre le coffre ; on voit l’intérieur orné de glaces). Quelle étoffe précieuse se déploie à mes regards, dès que je l’ai touchée ! Et ces glaces, ne deinandent-elles pas d’abord à réfléchir à la fois la jeune fille et la parure ?

LA GOUVERNANTE.

Il me semble voir se déployer sous ma main le tissu mortel de Créuse.

EUGÉNIE.

Comment une idée si sombre s’offre-t-elle à ton esprit ? Songe aux joyeuses fêtes d’heureuses fiancées ! Viens ! Passe-moi chaque objet l’un après l’autre. La robe de dessous. Qu’avec richesse et grâce brille et se marie le pur éclat de l’argent et des couleurs !

La Gouvernante. Elle essaye la robe à Eugénie. Si jamais le soleil de la faveur voile son regard, cet éclat s’effacera soudain.

EUGÉNIE.

Une âme fidèle mérite ce regard, et, s’il voulait s’éloigner, elle le retient…. La robe de dessus, à l’étoffe d’or, attache-la de même. La queue traînera, largement déployée. L’émail des fleurs de métal forme aussi à cet or une bordure d’un goût délicat.

LA GOUVERNANTE.

Cependant les connaisseurs admirent davantage la simple beauté avec ses propres charmes.

EUGÉNIE.

La simple beauté est estimée du connaisseur, mais les ajustements parlent à la multitude…. Préte-moi maintenant la douce lumière des perles et le puissant éclat des joyaux.




LA GOUVERNANTE.

Et pourtant ce qui satisfait ton cœur et ton esprit, c’est le vrai, le solide mérite, et non l’apparence.

EUGÉNIE.

L’apparence, qu’est-elle, si la réalité manque ? La réalité, que serait-elle, si elle ne paraissait pas ?

LA GOUVERNANTE.

Et n’as-tu pas dans ces murs mêmes passé les jours sereins de la jeunesse ? N’as-tu pas, sur le sein de celle qui t’aime, goûté avec ravissement le charme de la félicité secrète ?

EUGÉNIE.

Il peut suffire au bouton de fermer ses feuilles, aussi longtemps que les frimas de l’hiver l’environnent ; mais, une fois que, sous l’haleine du printemps, se développe la force de la vie, le bouton s’épanouit en fleur à l’air et à la lumière.

LA GOUVERNANTE.

De la modeste fortune découle un bonheur pur.

EUGÉNIE.

Si l’on se propose un but modeste.

LA GOUVERNANTE.

Celui qui jouit se cherche une limite.

EUGÉNIE.

Je ne puis te croire, étant ainsi parée. Oh ! si cette chambre pouvait s’agrandir jusqu’à la mesure de la salle éclatante où trône le roi ! Si sous mes pieds s’étendaient de moelleux tapis, et sur ma tête une tenture d’or en voûte ! Si, dans ce lieu, en cercle devant Sa Majesté, humbles avec orgueil, les grands, animés par un sourire de ce soleil, brillaient avec magnificence ; moi, dans cette fête si belle, parmi toutes ces femmes qu’on remarque, la plus remarquée ! Oh ! laisse-moi l’avant-goût de ce moment délicieux, où je me verrai le but de tous les regards !

LA GOUVERNANTE.

Non-seulement le but de l’admiration, mais bien plus le but de la haine et de l’envie. •




EUGÉNIE.

L’envieux est là pour donner du relief au bonheur ; la haine nous enseigne à être toujours armé.

LA GOUVERNANTE.

L’humiliation atteint souvent les orgueilleux.

EUGÉNIE.

Je lui opposerai la présence d’esprit. (Elle se tourne vers la cassette.) Nous n’avons pas encore tout examiné. Je ne pense pas à moi seule en ces jours. J’espère aussi pour d’autres quelques objets de prix.

La Gouvernante, sortant du coffre une petite boite.

Ici est écrit : « Pour cadeaux. »

EUGÉNIE.

Prends, la première, ce qui pourra te faire plaisir parmi ces montres, ces boîtes. Choisis !… Non, réfléchis encore. Peut-être se cache-t-il, dans la riche cassette, quelque chose de plus précieux.

LA GOUVERNANTE.

Oh ! s’il pouvait s’y trouver un talisman, assez fort pour gagner l’affection de ton farouche frère !

EUGÉNIE.

Que la pure influence d’un cœur sincère surmonte peu à peu

son aversion !

LA GOUVERNANTE.

Mais le parti qui fomente sa haine est pour toujours opposé à tes vœux.

EUGÉNIE.

S’il a tâché, jusqu’à ce jour, d’empêcher mon bonheur, une décision souveraine intervient aujourd’hui, et chacun se résigne à la chose accomplie.

LA GOUVERNANTE.

Mais ce que tu espères n’est pas encore accompli.

EUGÉNIE.

Mais je puis le considérer comme achevé. (Elle se tourne vers la cassette.) Qu’y a-t-il là-dessus, dans cette longue boîte ? La Gouvernante, après avoir sorti la boite.

Les plus beaux rubans, d’un choix délicat et nouveau…. N’amuse pas ton esprit à considérer curieusement de vaines frivolités. Oh ! si tu pouvais prêter un moment d’attention à mes paroles ! Tu passes maintenant d’un cercle paisible dans une vaste carrière, où t’attendent la foule des soucis, les piéges dressés avec art et peut-être la mort, sous les coups d’une main criminelle.




EUGÉNIE.

Tu me sembles malade ! Autrement, mon bonheur pourrait-il te paraître effroyable comme un spectre ? (Elle regarde dans la cassette.) Que vois-je ? Ce rouleau ! Assurément, c’est la décoration des premières princesses du sang ! Et je la porterai aussi ! Vite, voyons comme elle me’siéra. Elle fait partie du costume : essayons-la donc aussi ! (LaGouvemante lui attache le ruban.) Maintenant, parle de la mort ! parle de danger ! Qu’est-ce qui sied mieux â un homme que de pouvoir, au milieu de ses pairs, se montrer à son roi sous la parure des héros ? Qu’est-ce qui charme plus les yeux que cet habit, qui décore les phalanges guerrières ? Et cet habit et ses couleurs ne sont-ils pas l’emblème d’un perpétuel danger ? Elle signifie la guerre, l’écharpe dont, un noble soldat, fier de sa force, entoure sa ceinture. O ma chère, un emblème brillant est toujours dangereux. Laisse-moi aussi le courage d’attendre, si magnifiquement parée, ce qui peut m’arriver. Chère amie, mon bonheur est irrévocable.

LA GOUVERNANTE, à part.

Irrévocable, le sort qui va te frapper !




ACTE TROISIÈME.

Antichambre du duc, décorée dans le goût moderne.


SCÈNE I.

LE SECRÉTAIRE, L’ABRÉ.

LE SECRÉTAIRE.

Entre sans bruit au milieu de ce silence funèbre. Tu trouveras cette maison comme dévastée parla mort. Le duc sommeille, et tous les domestiques, pénétrés de sa douleur, courbent la téte, immobiles et muets. Il sommeille ! Je le félicitais en moimême, en le voyant, sans connaissance, respirer doucement sur sa couche. L’excès de la souffrance s’est dissipé dans ce salutaire bienfait de la nature. Je redoute le momént où il s’éveillera. Tu verras paraître un homme accablé de douleur.

L’abbé.

J’y suis préparé, n’en doutez pas.

LE SECRÉTAIRE.

Il y a quelques heures, la nouvelle arriva qu’Eugénie était morte d’une chute de cheval ; qu’on l’avait déposée dans votre monastère, comme dans le lieu le plus voisin où l’on avait pu la porter, de ces masses de rochers, où elle a couru témérairement à la mort.

L’abbé.

Et, dans l’intervalle, on l’a déjà emmenée bien loin ?

LE SECRÉTAIRE.

On l’entraîne en toute hâte.

L’abbé.

A qui confiez-vous une affaire si difficile ?




LE SECRÉTAIRE.

A la femme prudente qui nous appartient.

L’abbé.

Dans quels lieux l’avez-vous envoyée ?

LE SECRÉTAIRE.

Dans un port, à l’extrémité de ce royaume.

L’abbé.

De là elle doit passer dans le plus lointain pays ?

LE SECRÉTAIRE.

Un vent favorable l’emmènera bientôt.

L’abbé.

Et ici elle doit à jamais passer pour morte ?

LE SECRÉTAIRE.

C’est toi qui es chargé de faire ce conte.

L’abbé.

Il faut que, dès le premier instant, l’erreur agisse puissamment pour tout l’avenir ; il faut que l’imagination soit glacée d’horreur devant sa fosse, devant son cadavre. Je déchirerai en mille lambeaux l’image chérie, et j’imprimerai en traits de feu ce malheur dans la mémoire de l’auditeur épouvanté. Elle est perdue pour tous ; elle s’évanouit dans le néant de la poudre. Chacun tourne bientôt ses regards vers la vie," et, dans l’ivresse des impatients désirs, oublie qu’elle aussi elle passa dans la foule des vivants.

Le Secrétaire.

Tu te mets à l’œuvre avec beaucoup d’audace : ne crains-tu dans la suite aucun repentir ?

L’abbé.

Quelle question me fais-tu là ? Nous sommes décidés ! Le Secrétaire.

Un malaise intérieur accompagne souvent l’action, même contre notre volonté.

L’abbé.

Qu’entends-je ? Toi, scrupuleux ? Ou veux-tu seulement m’éprouver, pour savoir si vous avez réussi à me former parfaitement, moi, votre disciple ?

LE SECRÉTAIRE.

On ne réfléchit jamais assez aux choses importantes.




L’abbé.

Que l’on réfléchisse avant de se mettre à l’œuvre.

LE SECRÉTAIRE.

Même quand on est à l’œuvre, la réflexion trouve sa place.

L’abbé.

Pour moi, je n’ai plus à réfléchir. Cela eût été de saison, quand je vivais encore dans le paradis des plaisirs bornés ; lorsque, dans l’étroit enclos de mon jardin, je greffais moi-même les arbres semés de mes mains ; qu’un humble potager suffisait aux besoins de ma table ; que le contentement répandait encore sur toutes choses, dans ma petite maison, le sentiment de l’abondance, et que, selon mes lumières, je parlais du cœur à mes paroissiens, comme ami, comme père ; que je m’empressais de prêter aux bons une main secourable ; que je résistais au méchant comme au mal. Oh ! si un bon génie t’avait écarté de ma porte, le jour où tu vins y frapper, fatigué de la chasse et altéré ; ce jour où tu sus me charmer par tes manières flatteuses et tes douces paroles ! Ce beau jour, consacré à l’hospitalité, fut le dernier d’une paix goûtée sans mélange.

LE SECRÉTAIRE.

Nous t’avons procuré bien des jouissances.

• L’abbé.

Et vous m’avez imposé bien des besoins. Je devins pauvre alors, quand je connus les riches ; je devins soucieux, car je sentais des privations ; je fus indigent, car j’avais besoin de secours étrangers. Vous vîntes à mon aide : je le paye chèrement. Vous me prîtes pour associé à votre bonheur, pour compagnon dans vos entreprises. Vous engagez comme esclave, devrais-je dire, un homme, libre autrefois, opprimé maintenant. Vous le récompensez, il est vrai, mais Vohs lui refusez encore la récompense qu’il croit pouvoir demander.

LE SECRÉTAIRE.

Compte que, dans peu de temps, nous te comblerons de biens, d’honneurs et de bénéfices.

L’abbé.

Ce n’est pas là ce que je dois attendre.

LE SECRÉTAIRE.

Et quelle nouvelle demande formes-tu donc ?




L’abbé.

Cette fois encore, vous m’employez comme un aveugle instrument. Vous écartez cette aimable jeune fille du milieu des vivants ; il faut que je colore, que je couvre l’attentat, et vous le décidez, vous l’exécutez sans moi. Désormais je demande de siéger dans le conseil où l’on prend ces résolutions terribles, où chacun, fier de son génie et de ses forces, opine sur des forfaits inévitables.

LE SECRÉTAIRE.

A te joindre, cette fois aussi, avec nous, tu t’assures de nouveau de grands droits. Tu apprendras bientôt de nombreux secrets : jusque-là prends patience et sois ferme..

L’abbé.

Je le suis, et plus encore que vous ne pensez. Il y a bien longtemps que j’ai pénétré vos desseins. Celui-là seul mérite l’initiation secrète, qui sait la devancer par ses pressentiments.

LE SECRÉTAIRE.

Que prévois-tu ? Que sais-tu ?

L’abbé.

Réservons cela pour un entretien de minuit. Ah ! le triste sort de cette jeune fille disparaît à mes yeux comme un ruisseau dans l’Océan, quand je considère comme vous vous élevez en secret à une factieuse puissance, et comme vous espérez, avec une ruse audacieuse, usurper la place de ceux qui gouvernent. Vous n’êtes pas seuls : d’autres aussi, qui luttent contre vous, tendent au même but. Ainsi, vous minez la patrie et le trône. Qui sera sauvé, si tout s’écroule à la fois ?

LE SECRÉTAIRE.

Je l’entends venir ! Retire-toi ici à l’écart. Je t’introduirai quand il en sera temps.

SCÈNE II.

LE DUC, LE SECRÉTAIRE.

LE DUC.

Funeste lumière ! Tu me rappelles à la vie, au sentiment des objets extérieurs et de moi-même ! Comme tout est devant moi dépouillé, désert et vide ! Comme il est consumé, changé en vastes ruines, l’asile de mon bonheur !




LE SECRÉTAIRE.

Si chacun des tiens, qui, à cette heure, souffrent avec toi, pouvait porter une partie de tes douleurs, tu te sentirais soulagé et fortifié.

LE DUC.

La douleur que cause l’amour reste indivisible et infinie comme l’amour même. Je sens quel affreux malheur atteint celui qui perd son bien accoutumé, son bien de chaque jour ! Oh ! pourquoi laissez-vous paraître encore devant moi, avec leurs couleurs et leurs dorures, les murailles connues qui me rappellent froidement la veille, l’avant-veille et l’ancien état de mon bonheur parfait ! Oh ! pourquoi ne voilez-vous pas ces chambres et ces salles de crêpes funèbres, afin que, ténébreuse comme ma pensée, une ombre éternelle m’enveloppe de toutes parts !

LE SECRÉTAIRE.

Tant de biens qui te restent devraient pourtant, après cette perte, te sembler quelque chose.

LE DUC

Ce n’est plus qu’un songe terrestre et inanimé. Elle était l’ame de toute cette maison. Comme autrefois l’image de l’aimable enfant volait au-devant de moi à mon réveil ! Ici je trouvais souvent, pour salut matinal, une feuille écrite de sa main, une feuille pleine d’esprit et de tendresse.

LE SECRÉTAIRE.

Combien de fois son désir de te plaire ne s’exprima-t-il pas poétiquement en rimes précoces !

LE DUC.

L’espérance de la voir donnait leur unique charme aux heures d’une pénible journée.

LE SECRÉTAIRE.

Que de fois, s’il survenait un obstacle, un retard, on t’a vu tourner les yeux vers elle, comme l’ardent jeune homme vers son amante !

LE DUC

Mais ne compare pas la passion du jeune homme, qui saisit,

GŒTIIE. — TH. H 27




avec une ardeur dévorante, une jouissance égoïste, au sentiment du père, qui, livré à l’extase, plongé secrètement dans une sainte contemplation, observe avec joie le développement de merveilleuses facultés et les progrès étonnants de la culture ! Aux transports de l’amour il faut l’heure présente ; mais l’avenir est le trésor du père. Là sont les vastes champs de son espérance ; là germent les jouissances qu’il a semées. •

LE SECRÉTAIRE.

O douleur ! Tu as perdu maintenant cette joie immense, ce bonheur toujours nouveau !

LE DUC.

L’ai-je perdu ? Tout à l’heure encore, il était devant moi dans tout son éclat. Oui, je l’ai perdu ! Tu me le rappelles, malheureux ; cette heure vide me le rappelle encore. Oui, je l’ai perdu ! Coulez donc, mes pleurs ! Que la douleur détruise ce corps robuste, épargné jusqu’à ce jour par les années trop favorables. Je hais tout ce’qui subsiste ; je hais ce qui se montre à moi, fier de sa durée ; j’aime ce qui passe et chancelle. Flots, enflez-vous ; déchirez les digues ; faites du pays une mer ! Mer furieuse, ouvre tes abîmes ! Engloutis les vaisseaux, les hommes et les trésors ! Répandez-vous au loin, bandes guerrières ; entassez morts sur morts dans les campagnes sanglantes ! Allumez-vous dans l’espace, foudres du ciel, et frappez les orgueilleuses têtes des tours audacieuses ! Que la fureur de la flamme les détruise, les embrase, et dévaste au loin les villes en tumulte, afin que, environné de tous les désastres, je me résigne au sort qui m’a frappé !

LE SECRÉTAIRE.

Noble seigneur, cette cal amité inattendue t’accable horriblement.

LE DUC.

Elle m’a surpris, mais je fus averti. Un bon génie permit que ma fille se réveillât dans mes bras d’entre les morts. Il me montra, avec mérragement, et comme au passage, un affreux malheur, désormais éternel. Alors j’aurais dû punir la témérité, m’opposer par mes réprimandes à l’audace ; interdire cette fureur, qui, se croyant immortelle, invulnérable, rivalisant avec l’oiseau, à travers forêts, rivières et buissons, se précipite aveuglément d’un rocher !




LE SECRÉ TAIRE.

Ce que font souvent et avec succès nos meilleurs cavaliers, comment devait-il être pour toi le présage du malheur ?

LE DUC.

J’ai bien pressenti ces douleurs, quand, pour la dernière fois…. pour la dernière fois !… Tu le prononces le mot terrible, qui enveloppe de ténèbres ton sentier ! Oh ! si je l’avais seulement vue encore une fois ! Peut-être aurais-je détourné ce malheur. Je l’aurais priée, suppliée, comme père ; je l’aurais exhortée, de la manière la plus tendre, à se ménager pour moi, et à renoncer, en considération de notre bonheur, à des courses furieuses et téméraires. Hélas ! cette heure ne me fut pas donnée ; et maintenant je pleure ma chère enfant ! Elle n’est plus. Elle n’est devenue plus audacieuse que pour avoir si aisément échappé à la première chute. Et personne pour l’avertir, pour la conduire ! Elle était trop avancée pour cette discipline de femme. Dans quelles mains laissais-je un pareil trésor ? Dans les mains faibles et complaisantes d’une femme. Pas une ferme parole, pour diriger vers une sage modération la volonté de mon enfant ! On lui laissait le champ ouvert pour une liberté illimitée, pour toute audacieuse tentative. Souvent je le sentais, et me le disais confusément : chez cette femme elle était mal surveillée.

LE SECRÉTAIRE.

Oh ! ne blâme pas cette infortunée ! Poursuivie par la plus profonde douleur, elle erre maintenant désespérée, qui sait dans quel pays ? Elle a pris la fuite : car qui oserait te regarder en face, ayant à craindre seulement le plus léger reproche ?

LE DUC

Oh ! laisse-moi décharger sur d’autres une injuste colère, pour ne pas me déchirer moi-même avec désespoir. J’expie la faute, et je l’expie durement. Car n’ai-je pas appelé par mes folles entreprises le danger et la mort sur cette tête chérie ? La voir partout exceller était mon orgueil ! Je l’expie trop chèrement. Il fallait qu’à cheval, en voiture, domptant les chevaux, elle brillât comme une héroïne. Lorsqu’elle plongeait dans l’eau, qu’elle nageait, elle me semblait commander en déesse aux éléments. Ainsi, disait-on, elle pourra un jour échapper à toul danger. Au lieu de la préserver, la pratique du danger lui donne aujourd’hui la mort.




LE SECRÉTAIRE.

Hélas ! c’est la pratique d’un noble devoir qui donne la mort à celle que nous ne pourrons oublier.

LE DUC.

Explique-toi !

LE SECRÉTAIRE.

Et j’animerai ta douleur par la peinture de celte naïve et généreuse action ! Son premier, son ancien et cher instituteur et ami, demeure loin de cette ville, plongé dans la tristesse, la souffrance et la misanthropie. Elle seule pouvait l’égayer ; elle s’attachait avec passion à ce devoir : elle ne demandait que trop souvent à visiter le vieillard, et souvent on refusait. Elle avait arrangé les choses en conséquence ; elle employait hardiment les heures fixées pour la promenade du matin à courir, avec une incroyable vitesse, chez ce vieillard tant aimé. Un seul palefrenier était dans le secret ; il lui préparait chaque fois le cheval ; nous le présumons du moins, car il a aussi disparu. Ce pauvre homme et cette femme se sont enfuis à l’aventure, par crainte dè toi.

LE DUC.

Heureux d’avoir encore quelque chose à craindre ! Chez eux la douleur de voir perdue la félicité de leur maître se change en une frayeur aisément surmontée, aisément dissipée. Moi je n’ai rien à craindre, rien à espérer ! C’est pourquoi, fais que je sache tout ; retrace-moi les plus petites circonstances. Je suis prêt à t’engendre.

SCÈNE III.

LE SECRÉTAIRE, LE DUC, L’ABBÉ.

LE SECRÉTAIRE.

Très-honoré prince, j’ai retenu ici, pour ce moment, un homme que tu vois s’incliner aussi devant toi. C’est le prêtre qui a reçu ta fille des mains de la mort, et qui, lorsque tout secours fut reconnu inutile, l’a ensevelie avec un soin pieux.

(Le Secrétaire se retire.)




SCÈNE IV.

LE DUC, L’ABBÉ.

L’abbé.

Grand prince, je nourrissais un vif désir de paraître devant toi ; et je le vois satisfait, à l’heure qui nous plonge tous deux dans un profond désespoir.

LE DUC.

Et néanmoins, messager de douleur, sois le bienvenu ! Tu l’as vue encore, tu as recueilli dans ton cœur son suprême et douloureux regard ; tu as reçu attentivement sa dernière parole ; tu as répondu avec compassion à son dernier soupir. Oh ! dis-le-moi, a-t-elle parlé encore ? Qu’a-t-elle dit ? A-t-elle pensé à son père ? M’apportes-tu de sa bouche de tendres adieux ?

L’abbé.

Il semble bienvenu le messager de douleur, aussi longtemps qu’il se tait, et qu’il laisse en notre cœur une place à l’espérance, une place à l’illusion : le malheur énoncé est odieux.

LE DUC.

Que tardes-tu ? Que puis-je apprendre encore ? Elle n’est plus, et, dans ce moment, le silence et le repos couvrent son cercueil. Quoi qu’elle ait souffert, cela est passé pour elle ; c’est pour moi que la douleur commence : mais parle, toutefois !

L’abbé.

La mort est un mal universel. Envisage ainsi la destinée de ta fille morte, et gardons le silence sur le passage, sombre comme la nuit du tombeau, qui l’a conduite chez les morls ! Chacun ne descend pas insensiblement, par un doux sentier, dans le paisible royaume des ombres. C’est souvent avec de violentes douleurs que la destruction nous entraîne, par des tortures infernales, dans le sein du repos.

Le Duc.

Elle a donc beaucoup souffert ?

L’abbé.

Beaucoup, mais peu de temps.




LE DUC.

Il y eut un moment où elle souffrait, un moment où elle appelait du secours. Et moi ? Où étais-je alors ? Quelle affaire, quel plaisir m’enchaînait ? Rien ne rn’a-t-il annoncé l’horrible événement qui déchirait ma vie ? Je n’ai pas entendu le cri, je n’ai pas senti le coup fatal qui me frappait sans remède. la sainte, la lointaine sympathie du pressentiment n’est qu’une fable : sensuel et endurci, renfermé dans le présent, l’homme sent le bien, il sent le mal qui le touchent, et l’amour même est sourd dans l’absence.

L’abbé.

Quelle que soit la force des paroles, je sens combien peu elles sont capables de consoler.

LE DUC.

Les paroles blessent plus facilement qu’elles ne guérissent, et, par des redites éternelles, le chagrin s’efforce vainement de faire revivre le bonheur perdu. Aucun secours, aucun remède ne fut donc capable de la rappeler à la vie ? Qu’as-tu fait, dis-lemoi ? Qu’as-tu essayé pour la guérir ? Assurément tu n’as rien négligé.

L’abbé.

Hélas ! on ne pouvait plus songer à rien au moment où je la trouvai.

LE DUC.

Et je dois donc pleurer pour jamais l’aimable force de sa vie ! Laisse ma douleur se tromper elle-même, et assurer à ces restes la durée. Oh ! viens ! Où reposent-ils ?

L’abbé.

Son cercueil est gardé à part dans une sainte chapelle. De l’autel je vois chaque fois la place à travers la grille ; je prierai pour elle aussi longtemps que je vivrai.

LE DUC

Oh ! viens et conduis-moi dans ce lieu ! Le plus habile médecin nous accompagnera. Dérobons ce beau corps à la destruction. Conservons, avec les aromates les plus rares, cette image inestimable ! Oui, que les atomes qui composèrent un jour cette admirable figure ne retournent pas aux éléments.




L’abbé. Que dois-je dire ? Faut-il te l’avouer ? Tu n’y peux venir. Hélas ! ce corps défiguré…. aucun étranger ne le contemplerait sans douleur !… Et devant les yeux d’un père !… Non ! Dieu veuille t’en détourner ! Tu ne dois pas la voir.

LE DUC.

Quelle nouvelle torture me menace ?

L’abbé.

Oh ! laisse-moi me taire, afin que mes paroles mêmes n’outragent pas le souvenir de celle que tu as perdue ! Laisse-moi passer sous silence comme, traînée à travers les bois, à travers les rochers, défigurée et sanglante, déchirée et meurtrie et brisée, méconnaissable, elle fut relevée de terre dans mes bras. Alors, baigné de larmes, j’ai béni l’heure propice où je renonçai solennellement à la douceur d’être père.

LE DUC.

Tu ne l’es pas ? Tu es un de ces durs égoïstes, de ces hommes pervertis, qui livrent leur vie solitaire à un stérile désespoir ? Éloigne-toi ! Ta vue m’est odieuse.

L’abbé.

Je le sentais bien. Qui peut pardonner au messager d’un tel malheur ! (77 veut se retirer.)

LE DUC.

Pardonne et demeure. As-tu jamais contemplé avec extase une image, admirablement esquissée, qui s’efTorce merveilleusement de te reproduire toi-même à tes yeux ? Si tu avais eu ce bonheur, tu n’aurais pas cruellement mutilé cette figure, qui s’était développée, avec mille attraits divers, pour mon bonheur, pour les délices du monde ; tu n’aurais pas troublé pour moi la douceur de ce triste souvenir.

L’abbé.

Que devais-je faire ? te conduire auprès du cercueil, que mille larmes étrangères avaient déjà baigné, quand je consacrai ces membres affaissés et meurtris à la silencieuse pourriture ?

LE DUC.

Tais-toi, barbare ! tu ne fais qu’augmenter l’amère douleur que tu crois adoucir. O malheur ! les éléments, sur lesquels ne règne plus aucun esprit d’harmonie, détruisent, dans une lutte insensible, l’image divine. Autrefois l’amour paternel planait sur elle, couvant avec joie ses progrès naissants, et maintenant la joie de ma vie s’arrête, et tombe peu à peu en poussière devant le regard du désespoir.




L’abbé.

Ce que l’air et la lumière ont produit de périssable, le sépulcre le garde longtemps.

LE DUC.

O sage coutume des anciens, de détruire, par l’action de flammes pures, cet ensemble parfait, que la nature avait laborieusement et lentement formé ; cette sublime dignité de la figure humaine, aussitôt que l’esprit générateur l’avait quittée ! Et lorsque l’embrasement dardait vers le ciel mille langues de feu, et qu’au milieu de la fumée et des nuages, l’aigle symbolique agitait ses ailes, alors les larmes tarissaient, et le libre regard des survivants s’élevait, avec le nouveau dieu, dans les brillants espaces de l’Olympe. Oh ! rassemble-moi dans un vase précieux les tristes restes de la cendre et des ossements, afin que mes bras, vainement étendus, embrassent du moins quelque chose ; afin que, sur ma poitrine, qui s’avance avec ardeur dans le vide, je presse ce douloureux trésor !

L’abbé.

A nourrir son deuil, on le rend toujours plus amer.

LE DUC.

A nourrir son deuil, on en fait une jouissance. Oh ! que je voudrais du moins, comme un pénitent, porter à pas lents, dans l’urne étroite, le reste de ses cendres éteintes, avançant toujours jusqu’au lieu où je la vis pour la dernière fois ! Là elle fut couchée comme morte dans mes bras ; là mon œil trompé la vit revenir à la vie. Je croyais la tenir, la posséder, et maintenant elle m’est pour jamais ravie. Mais je veux éterniser ma douleur en ce lieu. Dans les ravissements de mon-songe, j’ai voué, sur cette place, un monument à la guérison : déjà la main du jardinier trace avec goût des allées secrètes, à travers les bocages et les rochers ; déjà s’arrondit l’espace où mon roi la pressa sur son cœur comme son oncle, et l’ordre et la symétrie veulent embellir la place qui me vit si heureux. Mais que toutes les mains se reposent ! A demi exécuté, ce plan doit s’arrêter soudain, comme mon bonheur. Mais le monument…. je veux le bâtir de pierres brutes, entassées sans ordre, pour m’y rendre en pèlerinage, y demeurer en silence, jusqu’au jour où je serai moimême enfin délivré de la vie. Oh ! laissez-moi y reposer pétrifié auprès de la pierre, jusqu’à ce que la trace visible de tout soin ait disparu de ce lugubre désert ! Que l’herbe couvre la place libre ; que le rameau s’entrelace confusément au rameau ; que le bouleau chevelu balaye la terre ; que le jeune arbrisseau s’élève en arbre, et que sa tige polie se couvre de mousse ; je ne sens plus la course du temps, car elle n’est plus, celle dont les progrès étaient pour moi la mesure des années.




L’abbé.

Éviter les tumultueux plaisirs du monde, embrasser l’uniformité de la vie solitaire, est-ce une chose que doive se permettre l’homme qui se livra souvent à une distraction bienfaisante, quand un malheur insupportable, venant à fondre, avec le poids d’un rocher, s’approche de lui et le menace ? Quitte ces lieux. Aussi prompt que la flèche, parcours les pays, les royaumes étrangers, afin que les tableaux de la terre passent devant tes yeux et te guérissent.

LE DUC.

Que chercherai-je dans le monde, si je ne retrouve pas celle qui était seule un spectacle pour mes regards ? Faut-il que rivières et collines, vallées et forêts et rochers passent devant mes yeux, pour n’éveiller en moi que le besoin de saisir cette image uniquement aimée ? De la haute montagne jusqu’à la vaste mer, que me fait la richesse de la nature, qui me rappelle ma perte et mon indigence ?

L’abbé.

Et tu amasseras de nouveaux trésors !

LE DUC.

Ce n’est qu’en passant par l’œil animé de la jeunesse que les objets dès longtemps connus reprennent la vie et nous émeuvent, lorsque l’étonnement, que nous avons depuis longtemps dédaigné, nous envoie, par une bouche enfantine, son gracieux retentissement. J’espérais ainsi lui montrer les plaines cultivées du royaume, les profondeurs des bois, le cours des rivières jusqu’à la mer, et là, savourer, avec un amour immense, l’ivresse de son regard dans l’immensité.




L’abbé.

Excellent prince, si ton dessein n’est pas de consacrer à la contemplation les jours heureux de ta grande vie ; si l’activité pour le bien d’un peuple innombrable t’a donné, auprès du trône, outre l’avantage de la naissance, l’avantage plus magnifique d’une glorieuse et universelle influence, je t’adjure, au nom de tous : sois homme ! et fais que les tristes heures qui enveloppent ton horizon deviennent pour d’autres, par les consolations, les conseils et les secours, deviennent pour toi-même aussi des heures de féte !

LE DUC.

Qu’une telle vie est insipide et sans charme, quand tous nos efforts, toutes nos fatigues mènent incessamment à de nouvelles fatigues, à de nouveaux efforts, et qu’à la fin aucun but chéri ne nous récompense ! Je ne voyais ce but qu’en elle, et par là je possédais, et par là j’acquérais avec plaisir, pour lui créer un petit empire de gracieux bonheur. Alors j’étais serein, ami de tous les hommes, secourable, vigilant, disposé au conseil et à l’action. « Ils aiment le père, me disais-je ; ils ont des obligations au père, et un jour ils salueront aussi la fille comme une digne amie. »

L’abbé.

Il ne reste point de temps aujourd’hui pour des soins si doux. De tout autres te réclament, ô grand prince. Oserai-je le rappeler, moi, le plus humble de tes serviteurs ? Dans ces tristes jours, tous les regards sérieux se tournent vers ton mérite, vers ta force.

LE DUC.

L’homme heureux lui seul se sent du mérite et de la force.

L’abbé.

Les angoisses brûlantes de si profondes douleurs assurent au moment une valeur infinie et à moi le pardon, si l’intime confiance ose couler de mes lèvres. Avec quelle violence une sauvage fermentation bouillonne dans les bas-fonds ; comme la faiblesse se maintient à peine en chancelant sur le faite, chacun ne le voit pas clairement, mais tu le vois mieux que la foule, à laquelle j’appartiens. Oh ! ne balance pas, dans la prochaine tempête, à saisir le gouvernail mal dirigé. Pour le bien de ta patrie, étouffe ta propre douleur ; sinon des milliers de pères pleureront comme toi leurs enfants ; des milliers d’enfants, et des milliers encore, perdront leurs pères ; le cri d’angoisse des mères retentira horriblement sous les voûtes des prisons. Immole ta douleur, ta souffrance, sur l’autel du bien public, et tous ceux que tu auras sauvés deviendront tes enfants et ta consolation.




LE DUC.

Ne fais pas sortir de ses affreux repaires la foule, serrée des spectres, que l’aimable pouvoir de ma fille a, souvent et sans peine, chassée loin de moi par enchantement. Elle n’est plus la force charmante qui berçait mon esprit d’agréables songes. La réalité, avec ses masses serrées, s’avance sur moi et menace de m’accabler. Fuyons ! fuyons ! Sortons de ce monde ! Et, si l’habit sous lequel tu te montres ne me trompe pas, mène-moi dans l’asile de la patience, mène-moi au couvent, et là, au milieu du silence général, laisse-moi, muet, courbé, ensevelir dans la fosse une existence brisée.

L’abbé.

A peine me sied-il d’appeler tes regards vers le monde ; mais je prononcerai plus hardiment d’autres paroles : un cœur généreux ne prodigue pas dans le tombeau, ni au-delà du tombeau, le précieux trésor de la mélancolie. Il rentre en lui-même, et retrouve, avec étonnement, dans son cœur ce qu’il avait perdu.

LE DUC.

Que la possession se maintienne ici fermement, quand le bien perdu s’enfuit et s’éloigne de plus en plus, c’est la torture qui veut rattacher au corps souffrant le membre séparé et pour jamais arraché. La vie divisée, qui peut de nouveau la réunir ? La chose anéantie, qui peut la faire revivre ?

L’abbé.

L’esprit, l’esprit de l’homme, pour lequel rien ne se perd, des biens précieux qu’il a possédés avec sécurité. Ainsi Eugénie respire devant toi ; elle vit dans ta pensée, qu’elle élevait autrefois, où elle éveillait la vive contemplation d’une magnifique nature ; ainsi elle agit encore comme un grand modèle ; elle te préserve des choses vulgaires, mauvaises, que chaque heure produit, et la vraie lumière de sa dignité dissipe le vain éclat qui veut te corrompre. Que ton être se sente animé par sa force, et par lk lui rende une vie indestructible, que nulle puissance ne saurait te ravir.




LE DUC.

Oui, je déchire les filets de mort, les filets inextricables d’un songe triste et sombre. Image bien-aimée, reste pour moi parfaite, toujours jeune, toujours la même. Que la pure lumière de tes beaux yeux m’éclaire désormais sans cesse. Vole devant moi, où que je porte mes pas ; montre-moi la route à travers le labyrinthe épineux de la vie. Tu n’es pas un fantôme, telle que je te vois ! Tu existais : tu existes encore. La divinité t’avait conçue un jour, accomplie et produite à nos yeux ; "sous cette forme tu entres en partage de l’infini, de l’éternel : tu es éternellement à moi.




ACTE QUATRIÈME.

Une place pris d’un port. D’un côté, un palais ; de l’autre, une église ; au fond, une rangée d’arbres, à travers lesquels on aperçoit le port.


SCÈNE I.

EUGÉNIE, enveloppée d’un voile, assise dans le fond, sur un banc, le visage tourné vers la mer ; LA GOUVERNANTE, UN CONSEILLER, sur le devant de la scène.

LA GOUVERNANTE.

Une triste mission, à laquelle je n’ai pu me soustraire, me pousse du centre du royaume, loin de l’enceinte de la capitale, aux limites du continent, vers ce port ; ainsi une grave inquiétude me suit pas à pas, et me montre avec alarme le lointain. Ah ! que les conseils et la sympathie d’un homme dont tout le monde connaît la noblesse el la loyauté, doivent être pour moi une apparition ravissante et comme un astre fidèle ! Pardonne donc, si, avec cette feuille, qui m’autorise à remplir cet acte rigoureux, je m’adresse à toi, que l’on a vanté longtemps comme défenseur, et que l’on vante maintenant comme juge dans les tribunaux, où tant d’hommes justes exercent leur pouvoir.

Le Conseiller, qui a examiné la feuille d’un air pensif. Ce n’est point mon mérite, c’est seulement mon zèle, qui fut peut-être louable. Mais il me paraît singulier que ce soit précisément celui qu’il te plaît d’appeler noble et juste, que tu consultes dans une pareille affaire ; que tu mettes, avec confiance, sous ses yeux un pareil papier, où il ne peut jeter la vue sans horreur. Il n’est pas question de droit et de justice. Ceci est une violence, une violence horrible, dût-elle même agir avec prudence, agir avec sagesse. Une noble enfant a été abandonnée, pour la vie et la mort, est-ce trop dire ’î abandonnée à ton caprice. Et cbacun, employés, hommes de guerre, citoyens, tous, ont l’ordre de te soutenir, et de traiter cette jeune fille comme il te plaira de l’ordonner. (Il lui rend la feuille.)




LA GOUVERNANTE.

Ici encore montre-toi juste, et ne laisse pas ce papier parler seul comme accusateur ! Écoute-moi aussi favorablement, moi, sévèrement accusée ; écoute mon récit sincère. Cette excellente jeune fille est née d’un noble sang ; la nature lui a fait .la part la plus belle de chaque don, de chaque vertu, si la loi lui refuse d’autres avantages : et maintenant elle est bannie ! J’ai du l’éloigner du milieu des siens, l’amener ici et la conduire aux îles.

LE CONSEILLER.

A une mort certaine, qui la surprendra furtivement dans les émanations de vapeurs brûlantes ! Là cette fleur céleste se flétrira, les couleurs de ces joues s’effaceront, et elle disparaîtra cette beauté, que l’œil souhaite, avec amour, de contempler sans cesse.

LA GOUVERNANTE.

Avant de juger, écoute encore. Cette enfant est innocente…. Est-il besoin de l’affirmer ?… Mais elle est la cause de beaucoup de maux. Un dieu irrité la jeta, comme une pomme de discorde, au milieu de deux partis qui se combattent, divisés maintenant pour jamais. L’un prétend qu’elle a droit à la plus haute fortune ; l’autre s’efforce de la rabaisser. Tous deux sont résolus. Ainsi un secret labyrinthe de menées subtiles a enveloppé doublement sa destinée ; la ruse a contre-balancé la ruse, jusqu’au jour où la passion, ne se possédant plus, a pressé enfin le moment d’une victoire décisive. Alors, des deux parts, on a brisé la barrière de la dissimulation ; une violence, dangereuse même pour l’État, a éclaté avec menace ; et, pour arrêter soudain, pour étouffer de criminels attentats, un arrêt suprême des dieux de la terre frappe mon élève, cause innocente du combat, et m’entraîne avec elle dans l’exil.

LE CONSEILLER.

Je ne condamne point l’instrument ; je conteste à peine avec ces arbitres souverains, qui peuvent se permettre une pareille mesure. Hélas ! ils sont eux-mêmes liés et contraints. Ils agissent rarement par libre conviction. Le souci, la crainte d’un plus grand mal, arrachent au prince des actes injustes, mais utiles. Fais ce que tu dois. Éloigne-toi de ma sphère étroite et nettement tracée.




LA GOUVERNANTE.

C’est elle justement que je cherche ! C’est la. que je cours ! là que j’espère le salut ! Tu ne me repousseras point. Dès longtemps je souhaitais de convaincre ma noble élève du bonheur qui réside, avec une heureuse médiocrité, dans les rangs de la bourgeoisie. Si elle renonçait à la grandeur, qui ne lui est pas accordée ; si elle se mettait sous la protection d’un honnête époux, et, de ces régions où la guettent le danger, le bannissement, la mort, tournait son gracieux regard vers la vie domestique : tout serait accompli ; je serais déchargée de mon rigoureux devoir ; je pourrais rester dans ma patrie et y passer des jours tranquilles.

LE CONSEILLER.

Tu m’exposes une étrange affaire.

LA GOUVERNANTE.

Je l’expose à un homme ferme et prudent.

LE CONSEILLER.

Tu la déclares libre, s’il se trouve un époux ?

LA GOUVERNANTE.

Et je la donne richement dotée.

LE CONSEILLER.

Qui oserait se résoudre si soudainement ?

LA GOUVERNANTE.

C’est toujours soudainement que l’amour se décide.

LE CONSEILLER.

Ce serait étourderie de choisir une inconnue.

LA GOUVERNANTE.

Le premier regard suffit pour la connaître et l’estimer.

LE CONSEILLER.

Les ennemis de l’épouse menaceront aussi l’époux.

LA GOUVERNANTE.

Tout s’apaisera, quand elle portera le titre d’épouse.




LE CONSEILLER.

Et son secret sera-t-il découvert à l’époux ?

LA GOUVERNANTE.

On le confiera à celui qui se sera confié.

LE CONSEILLER.

Et choisira-t-elle librement ce lien ?

LA GOUVERNANTE.

Un grand mal l’oblige à ce choix.

LE CONSEILLER.

La recherche, en pareil cas, est-elle loyale ?

LA GOUVERNANTE.

Le libérateur agit et ne subtilise point.

LE CONSEILLER.

Que demandes-tu avant toutes choses ?

LA GOUVERNANTE.

Il faut qu’elle se décide à l’instant.

LE CONSEILLER.

Ètes-vous réduites à une si pressante extrémité ?

LA GOUVERNANTE.

Déjà dans le port on s’empresse pour le départ.

LE CONSEILLER.

Lui as-tu précédemment conseillé une pareille alliance ?

LA GOUVERNANTE.

Je la lui ai fait entrevoir en termes généraux.

LE CONSEILLER.

A-t-elle repoussé avec indignation cette pensée ?

LA GOUVERNANTE.

Son premier bonheur était encore trop près d’elle.

LE CONSEILLER.

Ces belles images pourront-elles s’effacer ?

LA GOUVERNANTE.

La vaste mer l’a effrayée.

LE CONSEILLER.

Elle craint de quitter sa patrie ?

LA GOUVERNANTE. ’

Elle le craint, et je le crains comme la mort. O noble cœur, heureusement trouvé, n’échangeons pas timidement de vaines paroles ! Chez toi, jeune homme, vivent encore toutes les vertus auxquelles une foi puissante, un amour sans bornes, sont nécessaires pour une action qui ne sera jamais assez estimée. Assurément tu es entouré d’un beau cercle d’hommes qui te ressemblent ; je ne dis pas qui t’égalent’…. Observe-toi ; observe ton propre cœur et celui de tes amis : et, si tu trouves une mesure surabondante d’amour, de dévouement, de force et de courage, que ce joyau, avec une mystérieuse bénédiction, soit livré secrètement au plus digne.




LE CONSEILLER.

Je sais, je comprends ta position. Je ne puis, je ne saurais délibérer d’abord mûrement avec moi-même, comme la sagesse le demanderait : je veux lui parler. (La Gouvernante s’approche d’Eugénie.) Ce qui doit arriver arrivera ! Dans les choses tout ordinaires le choix et la volonté ont beaucoup d’influence ; mais les grands événements de notre vie, qui sait comment ils s’accomplissent ?

SCÈNE II.

EUGÉNIE, LE CONSEILLER.

LE CONSEILLER.

Jeune beauté, que je révère, quand tu t’approches de moi, je doute presque qu’on m’ait bien informé. Tu es malheureuse, dit-on ; et pourtant, où que tu paraisses, tu portes avec toi la joie et la félicité.

EUGÉNIE.

Si le premier auquel, du sein de ma profonde misère, j’ose adresser un regard et une parole, se trouve aussi noble et aussi doux que tu me parais l’être…. cette angoisse, je l’espère, se dissipera.

LE CONSEILLER.

Une personne de grande expérience serait à plaindre, si elle avait eu en partage le sort qui te poursuit : combien la douleur de la jeunesse, affligée pour la première fois, n’appelle-t-elle pas la compassion par sa détresse ?

EUGÉNIE.

Naguère je me relevai de la nuit du tombeau à la lumière du jour ; je ne savais ce qui m’était arrivé, avec quelle violence une

G(£THE. — TIt. ll 28




rude chute m’avait abattue et paralysée ; soudain je revins à moi ; je reconnus ce bel univers ; je vis le médecin occupé à rallumer le flambeau de ma vie ; je la retrouvai dans le regard tendre, dans la voix de mon père : maintenant, pour la seconde fois, je m’éveille d’une chute plus rude encore ; ce qui m’environne me semble étranger et fantastique ; le mouvement de ce peuple et même ta bonté me semblent un songe.

LE CONSEILLER.

Lorsque des étrangers sont sensibles à notre position, ils sont plus près de nous que nos proches, qui souvent considèrent légèrement notre chagrin, avec une indolente habitude, comme un mal bien connu. Ta situation est dangereuse. Qui osera même décider si elle n’est point sans remède ?

EUGÉNIE.

Je n’ai rien à dire. Les hommes puissants qui ont fait mon malheur me sont inconnus. Tu as parlé à cette femme : elle sait tout. Moi, je ne fais que souffrir, pour aboutir à la démence.

LE CONSEILLER.

Quelque motif qui ait attiré sur toi le violent décret du pouvoir suprême, c’est une faute légère, une erreur, que le hasard peut rendre funeste…. L’estime reste, l’affection parle pour toi.

EUGÉNIE.

Avec la conscience fidèle d’un cœur pur, je réfléchis à l’influence des fautes légères.

LE CONSEILLER.

Broncher dans la plaine est peu de chose : un faux pas précipite des hauteurs.

EUGÉNIE.

Je planais sur ces hauteurs avec ravissement. L’excès de la joie m’a égarée. Je touchais déjà, par la pensée, à mon bonheur prochain ; déjà un gage précieux reposait dans mes mains. Un peu de calme seulement, un peu de patience, et, je dois le croire, tout m’appartenait. Mais je me suis trop hâtée ; je me suis abandonnée soudain à une tentation pressante…. Fut-elle la cause ?… J’ai vu, j’ai dit, ce qu’il m’était défendu de voir et de dire. Une faute si légère est-elle si durement punie ? Une défense, qu’il paraissait loisible d’enfreindre, qui semblait une épreuve badine, condamne-t-elle sans ménagement le transgresseur ? Elle est donc vraie la tradition incroyable que nous transmettent les peuples ? La frivole et courte jouissance de manger une pomme a causé au monde entier des maux infinis. Pour moi, une clef m’avait été confiée ; j’osai ouvrir des trésors défendus, et j’ai ouvert mon tombeau.




LE CONSEILLER.

Tu ne trouveras pas la source du mal, et, fût-elle trouvée, elle coulerait toujours.

EUGÉNIE.

Je la cherche dans des fautes légères, et, par une vaine illusion, je m’accuse de si grandes douleurs. Porte plus haut, plus haut tes soupçons. Les deux hommes auxquels j’espérais devoir tout mon bonheur, ces hommes éminents, .semblaient se tenir par la main. La discorde intérieure de partis incertains, qui s’est éveillée seulement dans de sombres cavernes, éclatera bientôt peut-être au grand jour, et ce qui ne fut d’abord autour de moi que des craintes et des alarmes se prononce en me détruisant, et menace d’anéantir le monde entier.

LE CONSEILLER.

Que je te plains ! Sous l’influence de ta douleur, tu présages le sort d’un monde. Et la terre ne te semblait-elle pas joyeuse et fortunée, lorsque, heureuse enfant, tu marchais sur les fleurs ?

EUGÉNIE.

Qui l’a vu, plus ravissant que moi, le bonheur de la terre avec toutes ses fleurs ? Hélas ! autour de moi tout était riche, abondant et pur ; ce qui est nécessaire à l’homme semblait dispensé à plaisir, à profusion. Et à qui devais-je ce paradis ? Je le devais à l’amour paternel, qui, veillant aux plus petites choses comme aux plus grandes, semblait m’accabler, avec prodigalité, sous les jouissances du luxe, et formait en même temps mon corps et mon esprit à porter tant de biens. Tandis que toutes les vanités de la mollesse m’environnaient, pour me bercer dans les délices, une ardeur chevaleresque m’appelait au dehors à lutter avec le péril, à cheval et en voiture. Souvent je soupirais après les vastes lointains, après les espaces merveilleux et nouveaux de pays étrangers ; mon noble père me promettait de m’y conduire ; il promettait de me conduire à la mer ; il espérait jouir, avec une tendre sympathie, de mon premier regard dans l’immensité : m’y voilà maintenant, et je contemple la vaste étendue, et il me semble qu’elle m’entoure, qu’elle me presse plus étroitement. O Dieu, comme se resserrent le monde et le ciel, quand notre cœur tremble dans ses propres barrières !




LE CONSEILLER.

Infortunée !… Comme un dangereux météore, tu tombes de tes hautes sphères, et tu troubles, en me touchant, la loi de mon orbite. Tu as attristé pour toujours à mes yeux le brillant spectacle de la vaste mer. Lorsque Phébus se préparera une couche enflammée, et que tous les yeux ravis seront mouillés de larmes, je me détournerai, je pleurerai sur toi et sur ton sort. Je te verrai au loin, sur le bord de l’Océan couvert de ténèbres, • marcher enveloppée de douleurs et d’indigence, privée de tous les biens que l’habitude t’a rendus dès longtemps nécessaires, assiégée de souffrances nouvelles sans issue ! Les traits brûlants du soleil pénètrent une contrée humide, à peine arrachée aux flots ; autour des bas-fonds voltige la peste, gonflée de vapeurs empoisonnées, debrouillards bleuâtres. Je te vois, aux portes du trépas, faible et pâlie, traîner de jour en jour une vie douloureuse. Oh ! celle qui est devant moi florissante et sereine doit-elle sitôt disparaître dans une lente mort !

EUGÉNIE.

Tu excites mon horreur ! C’est là, c’est là qu’on m’exile ? Dans ce pays qu’on me représenta, dès mon enfance, sous des traits horribles, comme un repaire de l’enfer ! Là où les serpents et les tigres se glissent perfidement dans les marais, à travers les roseaux et les ronces ! où des volées d’insectes, comme des nuages vivants, enveloppent le voyageur, et lui font subir des tortures ; où chaque souffle du vent, pénible et funeste, dérobe des heures et abrége la vie ! Je voulais te prier : tu me vois maintenant te conjurer avec instance. Tu peux me sauver, tu me sauveras !

LE CONSEILLER.

Un puissant et redoutable talisman est dans les mains de ta conductrice.

EUGÉNIE,

Qu’est-ce donc que l’ordre et la loi ? Ne peuvent-ils protéger




la jeunesse et l’innocence ? Qui êtes-vous donc, vous qui vous glorifiez, avec un vain orgueil, de faire plier la force sous le droit ?

LE CONSEILLER.

Dans les sphères bornées, nous réglons, avec une exacte justice, ce qui se passe et repasse dans les rangs moyens de la société ; mais au-dessus, dans les espaces infinis, ce qui s’agite avec une étrange violence, ce qui sauve ounui tue, sans conseils et sans jugement : cela est réglé peut-être d’après d’autres mesures et d’autres calculs, et reste une énigme pour nous.

EUGÉNIE.

Est-ce là tout ? N’as-tu rien de plus à dire, à m’annoncer ?

LE CONSEILLER.

Rien.

EUGÉNIE.

Je ne le crois pas. Je ne veux pas le croire.

. LE CONSEILLER.

Laisse-moi, oh ! laisse-moi m’éloigner. Me faut-il passer pour un homme lâche, irrésolu ? Me faut-il te plaindre et gémir ? Ne devrais-je pas, d’une main lîardie, t’indiquer quelque refuge ? Mais cette hardiesse même ne m’expôserait-elle pas au plus affreux danger, celui d’être méconnu de toi, de paraître indigne et téméraire, si le but est manqué ?

EUGÉNIE.

Je ne te laisse point aller, toi que mon bonheur, mon ancien bonheur, m’a secrètement adressé. Il m’a gardé, soigné, dès mon enfance, et maintenant, dans ce violent orage, il m’envoie le noble représentant de sa faveur. N’ai-je pas du voir et sentir que tu t’intéresses à moi et à mon sort ? Je ne suis pas ici sans influence…. Tu médites…. tu réfléchis…. tu observes, tu parcours, en ma faveur, le vaste cercle de ton expérience de jurisconsulte : je ne suis pas encore perdue ! Oui, tu cherches uu moyen de me sauver ! Tu l’as déjà trouvé peut-être ! Ton regard, ton regard sérieux, profond, bienveillant et soucieux, me l’assure. Oh ! ne te détourne pas ! Oh ! prononce une grande parole, qui retentisse pour mon salut !

LE CONSEILLER.

Ainsi se tourne, plein de confiance, vers le médecin l’homme atteint d’un mal profond ; il implore du soulagement ; il implore la conservation de ses jours gravement menacés. L’homme expérimenté lui paraît comme un Dieu. Mais, hélas ! un remède douloureux, insupportable, est ordonné. Hélas ! il faut peutêtre lui annoncer la mutilation cruelle de membres précieux, une perte au lieu d’une guérison. Tu veux être sauvée ? On peut te sauver, mais non te rétablir dans tes droits. Ce que tu étais est perdu, et ce que tu peux être, voudras-tu l’accepter ?




EUGÉNIE.

Être arraché à la ténébreuse puissance de la mort, jouir de cette bienfaisante lumière, être assuré de la vie : voilà ce que réclame avant tout,’ du sein de sa détresse profonde, celui qui touche à sa perte. Ce que l’on peut ensuite réparer, ce que l’on peut remplacer, ce qu’il faut abandonner, on l’apprend de jour en jour.

LE CONSEILLER.

Et, après la vie, que demandes-tu encore ?

EUGÉNIE.

Le sol bien-aimé de la patrie.

LE CONSEILLER.

Tu demandes beaucoup en un seul et grand mot !

EUGÉNIE.

Un seul mot renferme tout mon bonheur.

LE CONSEILLER.

Ce bannissement magique, qui osera le conjurer ?

EUGÉNIE.

La résistance magique de la vertu en triomphera certainement.

LE CONSEILLER.

Il est difficile de résister au pouvoir suprême.

EUGÉNIE.

Le pouvoir suprême n’est pas tout-puissant. Assurément, la connaissance de ces formes, également obligatoires pour les grands et pour les petits, t’offre un moyen. Tu souris ! Est-ce possible ? Le moyen est-il trouvé ? Parle !

LE CONSEILLER.

Où serait l’avantage, aimable étrangère, si je te parlais de possibilités ? Presque tout semble possible à nos vœux : mais beaucoup de choses, au dedans comme au dehors, s’opposent à notre action, et la rendent absolument impossible. Je ne puis, je n’ose parler : souffre que je me retire.




EUGÉNIE.

Et quand tu devrais me tromper !… qu’un douteux, un rapide essor fût seulement permis pour quelques instants à ma fantaisie ! Offre-moi un mal au lieu d’un autre ! Je suis sauvée, si je puis choisir.

LE CONSEILLER.

Il est un moyen de te retenir dans la patrie. Il est doux, et même il a paru charmant à plusieurs. Il est en grande faveur devant Dieu et devant les hommes. De saintes forces l’élèvent au-dessus de l’arbitraire. Il procure le bonheur et le repos à quiconque l’accepte et sait se l’approprier. Nous lui devons la pleine consistance des biens terrestres qu’on désire, comme les plus belles perspectives de l’avenir. Le ciel lui-même l’établit, comme bien général de l’humanité, et laissa au bonheur, à l’audace, à l’inclination secrète, la liberté de le conquérir.

EUGÉNIE.

Quel paradis m’offres-tu dans ces énigmes ?

LE CONSEILLER.

Un bonheur que l’on crée soi-même, et qui est le ciel sur la terre.

EUGÉNIE.

Que me sert de réfléchir ? Je m’y perds.

LE CONSEILLER.

Si tu ne devines pas, il est loin de toi.

EUGÉNIE.

Nous le saurons, dès que tu te seras expliqué.

LE CONSEILLER.

Je hasarde beaucoup ! C’est le mariage.

EUGÉNIE.

Comment ?

LE CONSEILLER.

J’ai parlé : c’est à toi d’y réfléchir.

EUGÉNIE.

Ce mot m’étonne ; il m’inquiète.

LE CONSEILLER.

Regarde fixement ce qui t’étonne.






EUGÉNIE.

Il é tait loin de moi, dans le temps de mon bonheur : maintenant je ne puis en supporter l’approche. Mon souci, mon saisissement, ne font que s’en accroître. C’est de la main de mon père, de mon roi, que je devais un jour attendre un époux. Mon regard ne le cherchait pas, avant le temps, autour de moi, et aucun penchant ne se forma dans mon cœur. Maintenant il faut que je pense à ce qui jamais n’occupa ma pensée ; il faut que je sente ce que la pudeur m’a fait repousser ; il faut que je souhaite un époux, avant qu’il se soit oifert un homme digne d’être aimé et digne de moi ; et ce bonheur, que nous promet l’hyménée, il faut le profaner, et en faire la ressource de ma détresse.

LE CONSEILLER.

Une femme confie avec assurance à un honnête homme, fûtil même étranger, sa destinée incertaine. Il n’est pas étranger celui qui sait compatir. Et un opprimé s’attache promptement à son libérateur. Ce qui, dans le cours de la vie, unit et enchaîne l’épouse à son époux, cette assurance qu’elle ne manquera jamais de conseil, de consolation, d’appui et de secours : par u-ne action hardie, l’homme courageux l’inspire en un moment, et pour toujours, au cœur de la femme environnée de dangers.

EUGÉNIE.

Et ce héros où s’est-il montré à moi ?

LE CONSEILLER.

La foule des hommes est grande dans cette ville.

EUGÉNIE.

Mais à tous je suis et je resterai inconnue.

LE CONSEILLER.

Un tel regard ne reste pas longtemps ignoré.

EUGÉNIE.

Oh ! n’abuse pas une espérance facile à séduire ! Où se trouverait un homme, mon égal, qui voulût m’offrir sa main dans mon abaissement ? Pourrais-je avoir, même à un égal, l’obligation d’un tel bonheur ?

LE CONSEILLER.

Beaucoup de choses paraissent inégales dans la vie, mais bientôt, et sans qu’on l’ait prévu, elles s’égalisent. Dans une révolution éternelle, un bien balance le mal et de promptes douleurs nos plaisirs. Rien n’est permanent. Beaucoup de dissonances, insensiblement et avec la course des jours, se résolvent par degrés en harmonie, et l’amour sait rapprocher les plus grandes distances, rapprocher la terre du ciel.




EUGÉNIE.

Tu crois me bercer par de vains songes.

LE CONSEILLER.

Tu es sauvée, si tu peux y croire.

EUGÉNIE.

Montre-moi donc l’image fidèle de mon libérateur.

LE CONSEILLER.

Je te la montre : il t’offre sa main.

EUGÉNIE.

Toi ? Quelle fantaisie t’a surpris ?

LE CONSEILLER.

Mes sentiments sont fixés pour jamais.

EUGÉNIE.

Un moment fait-il de tels prodiges ?

LE CONSEILLER.

Le miracle est fils du moment.

EUGÉNIE.

Et l’erreur est aussi fille de la précipitation.

LE CONSEILLER.

Un homme qui t’a vue ne s’égare plus.

EUGÉNIE.

L’expérience est toujours la maîtresse de la vie. •

LE CONSEILLER.

Elle peut égarer, mais le cœur décide. Oh ! laisse-moi te dire comme, il y a quelques heures, je délibérais en moi-même et me sentais solitaire ; comme je considérais toute ma position, mes biens, mon état, mes affaires, et cherchais autour de moi une épouse. L’imagination me présentait maintes figures, en choisissant parmi les trésors du souvenir ; elles passaient, charmantes, devant moi ; mon cœur ne se portait vers aucune : tu parais ; je sens maintenant ce qui me manquait. C’est ma destinée.




EUGÉNIE.

L’étrangère, menacée, entourée de méchants, pourrait se réjouir, sentir une orgueilleuse consolation, de se voir à ce point estimée et chérie, si elle ne songeait en même temps au bonheur de l’ami, de l’homme généreux, le seul peut-être de tous les hommes, qui veuille lui offrir ses secours. Ne t’abuses-tu point toi-même ? Et oses-tu te mesurer avec la puissance qui me menace ?

LE CONSEILLER.

Non pas seulement avec celle-là !… Pour échapper à la violence d’une impétueuse multitude, un Dieu nous a montré le port le plus beau. C’est seulement dans la maison où l’époux règne tranquille, que la paix habite, la paix, que tu chercherais en vain sur les rives lointaines. L’envie inquiète, la furieuse calomnie, les brigues impuissantes, partiales, sont sans effet contre cette enceinte sacrée. La raison et l’amour maintiennent toutes les joies, et leur main allége tous les malheurs. Viens, et te sauve auprès de moi ! Je me connais, et je sais ce que j’ose et puis promettre.

EUGÉNIE.

Es-tu prince dans ta maison ?

LE CONSEILLER.

Je le suis. Et nous le sommes tous, le bon comme le méchant. Est-il un pouvoir qui pénètre dans cette maison où le tyran afflige une aimable épouse, lorsqu’il agit avec turbulence, selon sa propre volonté, et, par ses caprices, ses paroles, ses actions, détruit ingénieusement, avec une maligne joie, chaque plaisir ? Qui séchera les pleurs de l’épouse ? Quelle loi, quel tribunal atteindra le coupable ? Il triomphe, et la patience muette couche peu à peu, avec désespoir, la victime dans le tombeau. La nécessité, la loi, la coutume, ont donné à l’homme ces grands droits ; elles ont compté sur sa force, sur sa loyauté…. Chère et vénérable étrangère, ce n’est pas le bras d’un héros, ce n’est pas une famille de héros, que je puis t’offrir, mais l’honorable et sûre condition du citoyen. Et, quand tu seras à moi, qui osera te toucher encore ? Tu seras à moi pour toujours, gardée, protégée. Le roi viendrait te redemander, que je pourrais, comme époux, lutter contre le roi.




EUGÉNIE.

Pardonne ! Ce que j’ai perdu se présente encore trop vivement à ma pensée. Toi, homme généreux, tu ne considères que le peu qui me reste encore. Que c’est peu de chose ! Ce faible débris, tu m’apprends à l’estimer ; par tes sentiments, tu me ranimes, tu me rends ma propre nature. Je t’offre en tribut le respect…. ou quel nom lui donnerai-je ?… l’affection reconnaissante, l’enchantement d’une sœur. Je me sens ton ouvrage, hélas, et je ne puis t’appartenir comme tu le désires.

LE CONSEILLER.

Tu refuses sitôt pour toi et pour moi l’espérance !

EUGÉNIE.

Le désespoir s’annonce promptement.

SCÈNE III.

LES PRÉCÉDENTS, LA GOUVERNANTE.

LA GOUVERNANTE.

Déjà la flotte obéit au vent favorable ; les voiles s’enflent ; chacun s’empresse de partir. Ceux qui se séparent s’embrassent en pleurant, et, des vaisseaux et du rivage, les mouchoirs flottants envoient encore le dernier adieu. Bientôt notre navire aussi lèvera l’ancre. Viens ! Partons ! Aucun salut d’adieu ne nous accompagne ; nous partons sans coûter des larmes.

LE CONSEILLER.

Non pas sans coûter des larmes, non pas sans une douleur amère des amis que vous laissez, et qui vous tendent les bras pour vous sauver. Oh ! peut-être ce que vous dédaignez dans ce moment vous paraitra t-il bientôt une image digne de vos re’ grets, une image lointaine !… (A Eugénie.) Il y a quelques instants, l’âme ravie, je te disais bienvenue : un adieu rapide va-t-il sceller notre séparation pour jamais ?

LA GOUVERNANTE.

Ai-je deviné l’objet de l’entretien ?

LE CONSEILLER.

Tu me vois prêt à serrer des nœud,s éternels.




LA Gouvernante, à Eugénie.

Et comment sais-tu répondre à une offre si généreuse ?

EUGÉNIE.

Par la reconnaissance la plus pure d’un cœur profondément touché.

LA GOUVERNANTE.

Et sans aucun penchant à saisir cette main ?

LE CONSEILLER.

Elle s’offre avec instance à vous secourir.

EUGÉNIE.

Ce qui est le plus près de nous est souvent hors de notre portée.

LA GOUVERNANTE.

Hélas ! nous ne serons que trop tôt loin de tout salut !

LE CONSEILLER.

As-tu réfléchi aux menaces de l’avenir ?

EUGÉNIE.

Même à la dernière menace, à la mort.

LA GOUVERNANTE.

Tu refuses la vie qui t’est offerte ?

LE CONSEILLER.

Et les aimables solennités de joyeuses noces ?

EUGÉNIE.

Je fuirais une fête : il n’en est plus pour moi.

LA GOUVEANANTE.

Qui a beaucoup perdu peut gagner promptement.

LE CONSEILLER.

Une fortune durable après une brillante.

EUGÉNIE.

Loin de moi la durée, si l’éclat s’est évanoui !

LA GOUVERNANTE.

Qui mesure le possible s’en contente.

LE CONSEILLER.

Et qui ne se contenterait de l’amour et de la fidélité ?

EUGÉNIE.

Mon cœur contredit ces paroles flatteuses, et vous résiste à tous deux avec impatience.




LE CONSEILLER.

Ah ! je le sais bien, un secours qui nous importune semble un fardeau trop pesant ; il n’excite que des combats intérieurs ; nous voudrions être reconnaissants, et nous sommes ingrats, car nous n’acceptons pas. Il faut donc nous séparer. Je veux du moins remplir envers vous auparavant les civilités et les devoirs de l’habitant d’un port, et vous offrir, comme adieu, une provision des dons bienfaisants de la terre, pour votre passage sur la mer stérile ; ensuite je me tiendrai là, les yeux immobiles, je verrai toujours, toujours plus loin, les voiles enflées, et fuir et disparaître mon espérance et mon bonheur. (Il s’éloigne.)

SCÈNE IV.

  • EUGÉNIE, LA GOUVERNANTE.

EUGÉNIE.

Dans ta main, je le sais, repose mon salut comme ma perte. Laisse-toi persuader ; laisse-toi fléchir ; ne me fais pas monter sur ce vaisseau !

LA GOUVERNANTE.

Toi seule tu règles ce qui doit nous arriver. Tu peux choisir. Je ne fais qu’obéir à la main puissante qui me chasse devant elle.

EUGÉNIE.

Pouvons-nous choisir, à ton avis, quand l’inévitable se trouve en présence de l’impossible ?

LA GOUVERNANTE.

L’alliance est possible, comme l’exil évitable.

EUGÉNIE.

Elle est impossible l’action que ne peuvent se permettre les nobles cœurs.

LA GOUVERNANTE.

Tu peux beaucoup pour cet homme vertueux.

EUGÉNIE.

Ramène-moi à une meilleure situation, et je reconnaîtrai ses offres par des récompenses infinies.

LA GOUVERNANTE.

Qu’il obtienne sur-le-champ, pour sa récompense, ce qui seul peut le récompenser ; que ta main l’élève aux premiers rangs ! Si la vertu, si le mérite, n’avancent que lentement l’homme de bien ; s’il travaille, avec un renoncement secret, en se dévouant pour les autres, qui le remarquent à peine, une noble épouse le conduit aisément au but. Nul homme ne doit regarder au-dessous de lui. Qu’il ose lever les yeux vers la plus illustre femme ! S’il réussit à l’obtenir, il voit bientôt le sentier de la vie s’aplanir devant lui.




EUGÉNIE.

Je démêle aisément dans tes discours trompeurs le sens de paroles séductrices et décevantes. Je ne vois que trop clairement le contraire. L’époux entraine inévitablement sa femme dans les limites de sa sphère. Elle s’y voit reléguée ; elle ne peut, par ses propres forces, se choisir des routes particulières ; il l’élève’à lui d’une condition inférieure ; il l’abaisse des sphères plus élevées ; la forme première est effacée ; tout vestige des jours passés disparait. Ce qu’elle a gagné, qui voudra le lui arracher ? Ce qu’elle a perdu, qui le lui rendra ?

LA GOUVERNANTE.

Ainsi tu nous condamnes à mort toutes deux sans pitié ?

EUGÉNIE.

Mon regard, plein d’espérance, cherche encore le salut.

LA GOUVERNANTE.

Celui qui t’aime désespère . que peux-tu espérer ?

EUGÉNIE.

Un homme de sang-froid nous donnerait un meilleur conseil.

LA GOUVERNANTE.

Il ne s’agit plus de conseil et de choix : tu me précipites dans le malheur ; suis-moi !

EUGÉNIE.

Oh ! si je le voyais encore une fois en ma présence, ce regard bienveillant et doux que tu me montras sans cesse dès mon enfance ! La splendeur du soleil, qui réveille partout la vie, la fraîche et paisible clarté de la lune brillante, n’étaient pas à ma vue un plus aimable objet que toi. Que pouvais-je désirer ? Tout était prêt d’avance. Qu’avais-je à craindre ? Tous les dangers étaient écartés ; et, si mamère se déroba de bonne heure aux regards de son enfant, tu m’offris une abondante mesure de vigilant amour maternel. Es-tu donc entièrement changée ? Au dehors, tu me parais toujours la même, toujours ma bienaimL’e ; mais on dirait ton cœur transformé. C’est encore à toi que mes prières demandaient si souvent de grandes ou de petites faveurs, à toi, qui ne me refusais rien. Le sentiment filial du respect accoutumé m’instruit maintenant à solliciter de toi la grâce la plus importante. Et serait-ce m’abaisser de t’invoquer au lieu de mon père, de mon roi, de mon Dieu, et de te demander à genoux ma délivrance ? (Elle s’agenouille.)




LA GOUVERNANTE.

Dans cette position, tu nu sembles que feindre et te railler de moi. La fausseté ne me touche point. (Elle relève Eugénie brusquement.)

EUGÉNIE.

Me faut-il subir, me faut-il essuyer de toi une parole si dure, un si cruel traitement ? Et tu dissipes violemment mon rêve. Je vois clairement mon sort. Ce n’est pas ma faute, ce n’est pas la discorde des grands, c’est la ruse de mon frère qui m’a chassée, et, conjurée avec lui, tu me tiens dans l’exil.

LA GOUVERNANTE.

Ton erreur est complète à tous égards. Ton frère, que peut-il entreprendre contre toi ? Il a les mauvaises intentions et non la puissance.

EUGÉNIE.

Quoi qu’il en soit, je ne languis pas encore dans les solitudes sans ressources de lointains déserts. Un peuple vivant s’agite autour de moi,un peuple aimant, qui apprendra avec allégresse le nom de mon père par la bouche de son enfant. Je les invoquerai : un cri puissant, sorti de la multitude grossière, m’annoncera ma liberté.

LA GOUVERNANTE.

La multitude grossière, tu ne l’as jamais connue. Elle regarde et s’étonne et balance et laisse faire ; et, si elle se lève, elle achève sans bonheur ’ce qu’elle a commencé par hasard et sans dessein.

EUGÉNIE.

Tu ne détruiras pas ma confiance par de froides paroles, comme mon bonheur par une action téméraire. Là-bas j’espère trouver la vie au sein de la vie ; là-bas, ou la foule active roule à grands flols, où tous les cœurs, satisfaits de peu, sauront s’ouvrir volontiers à la douce compassion. Tu ne me retiendras point. Je vais me précipiter dans cette foule agitée, et proclamer à haute voix l’affreux péril et le malheur qui me poursuivent.







ACTE CINQUIÈME.

Une place près du port.


SCÈNE I.

EUGÉNIE, LA GOUVERNANTE.

EUGÉNIE.

Avec quelles chaînes m’as-tu ramenée ? Cette fois encore, je t’obéis contre ma volonté. Puissance maudite de la voix qui m’accoutuma autrefois si doucement à l’obéissance ; qui s’empara, dans toute son étendue, de ma docilité première ! C’est de toi que j’appris d’abord le sens des mots, la force et l’ingénieux artifice du langage. C’est la bouche qui m’apprit à connaître et le monde et mon propre cœur. Maintenant tu emploies contre moi cette magie ; tu m’enchaînes, tu me traînes ck et là ; mon esprit s’égare, mes sens s’épuisent, et je voudrais descendre chez les morts.

’ LA GOUVERNANTE.

Oh ! si cette puissance magique avait opéré, quand je te priai avec instance, avec supplications, de renoncer à ces grands desseins !

EUGENIE.

Tu prévoyais un si grand mal, et tu n’avertissais pas mon courage trop confiant ?

LA GOUVERNANTE.

Je pouvais bien t’avertir, mais seulement avec réserve : une parole prononcée donnait la mort.

EUGÉNIE.

Et derrière ton silence était le bannissement ! Une parole de mort était bien préférable.

GŒTHE. — TH. Il 29




LA GOUVERNANTE.

Ce malheur, prévu ou imprévu, nous a enveloppées l’une et l’autre dans le même filet.

EUGÉNIE.

Puis-je savoir quelle sera ta récompense, pour avoir perdu ta malheureuse élève ?

.LA GOUVERNANTE.

Elle m’attend sur la rive étrangère. La voile s’enfle et nous emmènera toutes deux.

EUGÉNIE.

Le navire ne m’a pas reçue encore dans sa prison : devrais-je partir volontairement ?

LA GOUVERNANTE.

Et n’as-tu pas invoqué déjà le secours du peuple ? Il n’a fait que te regarder avec étonnement, et se taire et s’éloigner.

EUGÉNIE.

Troublée par mon affreuse détresse, j’ai paru aux yeux du vulgaire en proie au délire. Mais ni tes paroles ni ta violence n’arrêteront mes courageuses démarches pour obtenir du secours. Les premiers personnages de cette ville sortent de leurs maisons, pour aller sur la plage admirer les vaisseaux qui, rangés à la file, gagnent, contre nos vœux, la haute mer. Déjà la garde se met en mouvement au palais du gouverneur ; c’est lui qui, accompagné d’une suite nombreuse, descend les degrés. Je veux lui parler, lui exposer le cas, et, s’il est digne de présider, en la place de mon roi, aux plus grandes affaires, il ne me renverra pas sans m’avoir entendue.

LA GOUVERNANTE.

Je ne t’empêche pas de faire cette démarche ; mais n’articule aucun nom : conte seulement l’affaire.

EUGÉNIE.

Je ne dirai pas le nom, avant de pouvoir me confier.

LA GOUVERNANTE.

G’est un noble jeune homme, et il fera pour toi volontiers, avec bienséance, ce qu’il pourra.




SCÈNE IL

LES PRÉCÉDENTS, LE GOUVERNEUR, OFFICIERS.

EUGÉNIE.

Oserai-je t’arrêter au passage ? Pardonneras-tu à une audacieuse étrangère ?

Le Gouverneur, après avoir observé Eugénie attentivement.

Qui se recommande, comme toi, au premier regard, est assuré du plus gracieux accueil.

EUGÉNIE.

Elle n’est pas riante et gracieuse l’affaire que je viens t’exposer : c’est la dernière détresse qui m’amène devant toi.

LE GOUVERNEUR.

S’il est possible de l’écarter, je m’en ferai un devoir ; si l’on ne peut que l’adoucir, nous y veillerons.

EUGÉNIE.

Ta suppliante est sortie d’une illustre maison ; mais, hélas ! elle se présente sans pouvoir se nommer.

LE GOUVERNEUR.

Un nom s’oublie ; une figure comme la tienne se grave, d’une manière ineffaçable, dans la mémoire.

EUGÉNIE.

La force et la ruse m’arrachent, m’entraînent, me chassent, du sein de mon père, sur l’affreux Océan.

LE GOUVERNEUR.

Quel ennemi oserait porter sur cette image de la paix une main profane ?

EUGÉNIE.

Moi-même je n’ai que des soupçons. Ce coup imprévu me vient de ma propre maison. Conduit par l’intérêt et par de mauvais conseils, un frère a médité ma perte, et cette femme, qui m’a élevée, prête, sans que je devine pourquoi, son assistance à mes ennemis.

LA GOUVERNANTE.

C’est elle que j’assiste, et j’adoucis une grande souffrance, que, par malheur, je ne puis guérir.




EUGÉNIE.

Il faut que je m’embarque : elle l’exige. Elle m’emmène sur l’autre bord.

LA GOUVERNANTE. /

Si je l’accompagne dans un tel voyage, c’est une preuve de mon amour, de mes soins maternels.

LE GOUVERNEUR.

Ne soyez pas offensées, femmes estimables, si un homme qui, jeune encore, a beaucoup vu et observé le monde, demeure en suspens à votre vue et à vos discours. Vous semblez toutes deux mériter la confiance, et vous vous défiez vous-mêmes l’une de l’autre. Il le semble du moins. Comment dois-je entreprendre de démêler les fils mystérieux de l’étrange nœud qui vous enlace ?

EUGÉNIE.

Si tu veux m’entendre, j’espère davantage.

LA GOUVERNANTE.

Je pourrais aussi expliquer bien des choses.

LE GOUVERNEUR.

Comme un étranger nous abuse souvent par des fables, la vérité doit aussi en souffrir, quand nous la voyons sous un voile bizarre.

EUGÉNIE.

Si tu te méfies de moi, je suis sans ressource.

LE GOUVERNEUR.

Et, quand je m’y fierais, te secourir est néanmoins difficile.

EUGÉNIE.

Veuille seulement me renvoyer chez les miens.

LE GOUVERNEUR.

Recueillir des enfants perdus, même détournés ; protéger ceux qui sont repoussés, attire peu de reconnaissance à l’homme bien intentionné. Aussitôt est soulevé, avec fureur, un débat sur la fortune et l’héritage, sur la personne, sur son identité, et, lorsque des parents disputent inhumainement sur le tien et le mien, l’étranger qui s’y entremêle s’attire la haine des deux partis, et il n’est pas rare que, la preuve rigoureuse ne lui ayant pas réussi, il figure enfin, avec confusion, devant la justice. Pardonne-moi donc, si je ne puis d’abord accueillir favorablement ta requête avec des paroles d’espérance.




EUGÉNIE.

Si une telle crainte sied à l’homme éminent, à qui un opprimé doit-il recourir ?

LE GOUVERNEUR.

Du moins tu m’excuseras sans doute, en ce moment où une affaire m’appelle, si je t’invite à te présenter chez moi demain matin, pour m’instruire plus exactement du sort qui te menace.

EUGÉNIE.

Je m’y rendrai avec joie. Reçois dès à présent mes actions de grâces pour ma délivrance.

La Gouvernante, qui présente un papier au gouverneur.

Si nous ne paraissons pas chez toi sur ton invitation, cette feuille suffira pour notre excuse.

Le Gouverneur. I l rend le papier, après l’avoir parcouru queljue temps avec attention. • Je ne puis en effet que vous souhaiter un heureux voyage, la résignation à votre sort et l’espérance.

SCÈNE III.

EIGÉNIE, LA GOUVERNANTE.

EUGÉNIE.

C’est là le talisman avec lequel tu m’entraînes, tu me tiens captive, et qui paralyse tous les honnêtes gens disposés à me secourir ? Laisse-moi la voir, cette feuille de mort ! Je connais ma misère : permets aussi, permets que je sache qui a pu l’ordonner.

La Gouvernante, lui présentant la feuille ouverte. La voici ! Regarde.

Eugénie, se détournant, sans lire le papier. Affreux sentiment ! Et pourrais-je y survivre, si le nom de mon père et de mon roi foudroyaient mon regard ! L’imposture est possible encore ; un officier de la couronne a peut-être abusé audacieusement du pouvoir, et il me nuit, par complaisance pour mon frère : alors je puis encore être sauvée. C’est ce que je veux apprendre. Montre-moi !




LA GOUVERNANTE.

Le voilà.

Eugénie, se détournant encore. Le courage m’abandonne. Non, je n’ose pas. Que la destinée s’accomplisse ! Je suis perdue ; tous les avantages de ce monde me sont ravis. Eh bien ! je renonce pour jamais à ce monde. Oh ! tu m’accorderas cette faveur ! Tu veux ma mort, mes ennemis la veulent ; ils veulent m’ensevelir vivante : souffre que je m’approche de l’Église, qui a déjà dévoré tant d’innocentes victimes. Voici le temple : cette porte mène à la secrète souffrance, comme au secret bonheur. Laisse-moi faire ce pas dans l’inconnu. Quelque chose qui m’y attende, que ce soit mon partage !

LA GOUVERNANTE.

Je vois l’abbesse descendre dans la place, accompagnée de deux sœurs. Elle est jeune aussi, et sortie d’une illustre maison : découvre-lui ton désir, je ne m’y oppose point.

SCÈNE IV.

LES PRÉCÉDENTS, L’ABBESSE, deux RELIGIEUSES.

.EUGÉNIE.

Vénérable et sainte fille, tu me vois ici interdite, égarée, en lutte avec moi-même et avec le monde ; l’angoisse du moment, le souci de l’avenir, m’entraînent devant toi, en qui j’ose espérer l’adoucissement de mon horrible souffrance.

L’abbesse.

Si le repos, si le calme et la paix avec Dieu et notre propre cœur se peuvent communiquer, noble étrangère, les fidèles paroles de la science ne manqueront pas pour t’inspirer ce qui fait le bonheur de mes filles et le mien, dès aujourd’hui comme pour l’éternité.

EUGÉNIE.

Ma souffrance est infinie, et la divine puissance des paroles pourrait difficilement la guérir sur-le-champ. Oh ! recueille-moi, et laisse-moi habiter où tu habites, dissiper d’abord dans les larmes cette angoisse, et vouer à la consolation mon cœur soulagé.




L’abbesse.

J’ai vu souvent, dans cette enceinte sacrée, les pleurs terrestres se changer en divins sourires, en célestes ravissements ; mais on n’y pénètre pas par violence ; maintes épreuves doivent premièrement nous faire connaître la nouvelle sœur et tout son mérite.

LA GOUVERNANTE.

Un mérite éclatant est facile à reconnaître ; les conditions que tu pourrais exiger sont faciles à remplir.

L’abbesse, à Eugénie.

Je ne doute point que la noblesse de la naissance, que la fortune ne te permissent d’acquérir les droits de cette maison, qui sont grands et considérables. Faites-moi donc promptement connaître vos intentions.

EUGÉNIE.

Exauce ma prière ; recueille-moi ; cache-moi aux yeux du monde, dans la plus profonde retraite, et prends tous mes biens. J’apporte beaucoup et j’espère donner plus encore.

L’abbesse.

Si la jeunesse, si la beauté, peuvent nous toucher, si une noble nature parle à notre cœur, tu as beaucoup de droits, aimable enfant. Chère fille, viens dans mes bras !

EUGÉNIE.

Avec ces paroles, avec cet embrassement, tu apaises soudain tout le tumulte de mon cœur agité. Le dernier flot me baigne encore en se retirant : je suis dans le port.

La Gouvernante, se plaçant entre Eugénie et l’Abbesse.

Si un sort cruel ne s’y opposait !… Lis cette feuille, pour nous plaindre. (Elle présente la feuille à l’Abbesse.)

L’abbesse, à la Gouvernante, après avoir lu.

Je dois te blâmer d’avoir écouté tant de paroles que tu savais inutiles. Je m’incline profondément devant la main souveraine qui parait dominer ici. (Elle s’éloigne.)




SCÈNE V.

EUGÉ NIE, LA GOUVERNANTE.

EUGÉNIE.

Comment 1 Une main souveraine ? Que veut faire entendre cette femme hypocrite ? Est-ce Dieu qu’elle veut dire ? La majesté céleste est certainement étrangère à cette violence. Veutelle dire notre roi ? Soit. Je dois souffrir ce qu’il ordonne de moi. Mais je ne veux plus flotter entre l’amour et la crainte ; je ne veux plus, comme une femme, au moment où je péris, ménager mon cœur et ses timides sentiments. Qu’il se brise, s’il doit se briser ! Et maintenant je demande à voir cette feuille, que ce soit mon père ou mon roi qui ait signé mon arrêt de mort. Cette divinité courroucée qui m’écrase, je veux la regarder en face avec courage. Oh ! que ne suis -je devant elle ! Il est terrible, le dernier regard de l’innocence opprimée.

LA GOUVERNANTE.

Je ne t’ai jamais refusé cette feuille : prends-la.

Eugénie, jetant les yeux sur le papier sans le déplier.

C’est la destinée étrange de l’homme, que, dans la plus grande souffrance, il lui reste encore la crainte d’une nouvelle perte. Sommes-nous si riches, ô dieux, que vous ne puissiez tout nous ravir d’un seul coup ? Cette feuille m’a enlevé le bonheur de la vie, et me laisse encore appréhender de plus grandes douleurs. (Elle déplie la feuille.) Eh bien, courage, mon cœur, et ne frémis pas de boire le fond de ce calice amer. (Elle jette les yeux sur le papier.) La main et le sceau du roi !

La Gouvernante, reprenant la feuille.

Chère enfant, plains-moi, en pleurant sur toi-même. Je me suis chargée de ce douloureux office ; je n’accomplis l’ordre de l’autorité souveraine que pour t’assister dans ta détresse, pour ne pas t’abandonner à une main étrangère. Ce qui afflige mon îîme, ce que je connais encore de cet affreux événement, tu l’apprendras plus tard. Maintenant pardonne-moi, si la nécessité, avec sa main de fer, nous force de nous embarquer sans délai. (Elle s’éloigne.)




SCÈ NE VI.

EUGÉNIE, seule.

Ainsi donc le plus beau royaume, ce port, animé par des milliers d’hommes, sont devenus pour moi un désert, et je suis seule. Ici de nobles magistrats sont les organes des lois, et des guerriers ont l’oreille attentive à des ordres précis ; ici des solitaires adressent au ciel de saintes oraisons ; la foule occupée court après le gain : et l’on me chasse sans droit et sans jugement ; pas une main ne s’arme pour moi ; on me ferme tout asile ; nul n’ose faire quelques pas en ma faveur. L’exil ! Oui, le poids de ce mot terrible m’écrase déjà de toutes ses souffrances ; déjà je me sens un membre mort de ta société ; le corps, qui est sain, me rejette. Je ressemble au mort qui a conscience de lui-même ; qui, témoin de sa propre sépulture, paralysé, dans un demi-sommeil, reste couché, frissonnant d’horreur. Affreuse nécessité ! Mais quoi ? Un choix ne m’est-il pas offert ? Ne puis-je saisir la main de l’homme qui, seul, m’offre noblement son secours ?… Et le pourrais-je ? Je pourrais démentir la naissance qui m’avait élevée si haut ? Répudier pour jamais tout l’éclat de cette espérance ? Je ne le puis. O tyrannie, saisismoi avec tes mains de fer ! Aveugle fatalité, entraîne-moi ! Lé choix est plus cruel que le mal lui-même, lorsqu’il hésite et balance entre deux maux. (La Gouvernante passe dans le fond, avec des gens qui portent des bagages.) Ils viennent, ils emportent mes effets, tout ce qui m’est resté de mes précieux trésors. Cela m’est-il aussi enlevé ? On l’emporte, et il faut que je le suive. Un vent favorable tourne les pavillons du côté de la mer ; je verrai bientôt toutes les voiles enflées. La flotte quitte le port. Voici le tour du vaisseau qui emportera l’infortunée. On vient. On m’appelle à bord. O Dieu ! Le ciel est-il d’airain sur ma tête ? Ma voix de douleur ne peut-elle y pénétrer ? Eh bien, je pars ! Mais le vaisseau ne m’engloutira pas dans l’enceinte de sa prison : la dernière planche qui m’y conduira sera le premier degré de ma liberté. Recevez-moi, vagues émues, enveloppezmoi, et, me pressant de vos étreintes, plongez-moi dans l’asile funèbre de votre paix profonde ! Et, quand je n’aurai plus rien à craindre de ce monde injuste, poussez enfin mon pâle cadavre vers le rivage, afin qu’une âme pieuse et charitable me donne la sépulture dans la terre natale. (Elle fait quelques pas.) Allons ! (Elle s’arrête.) Mon pied ne veut-il plus obéir ? Qui me retient ici ? Misérable amour d’une indigne vie, tu me rappelles pour un rude combat ! Le bannissement, la mort, la dégradation, m’enveloppent et m’assiêgent a l’envi ; et, quand je me détourne de l’un avec horreur, l’autre m’adresse un affreux sourire avec un regard infernal. N’est-il donc pas un secours humain, un secours divin, pour me délivrer de ces mille tortures ? Oh ! si, du milieu de la foule, une seule parole prophétique retentissait par hasard à mon oreille ! Oh ! si un oiseau de paix passait près de moi, d’une aile légère, pour me diriger ! J’irai volontiers où le sort m’appelle. Qu’il m’indique seulement ma route, et j’obéirai avec foi. Qu’il me fasse seulement un signe, et je me soumettrai soudain avec confiance, avec espoir, à ce signe sacré.





SCÈNE VII.

EUGÉNIE, UN MOINE.

Eugknie. Après être restée quelque temps les yeux fixés devant elle, elle aperçoit le moine. Je n’en puis douter ! Oui, je suis sauvée ! Oui, voilà celui qui doit me décider. Envoyé sur ma prière, il m’apparaît, cet homme respectable, ce vieillard, au-devant duquel, dès le premier coup d’œil, mon cœur vole avec confiance. (Elle va à sa rencontre.) Mon père !… Ah ! laisse-moi te le transmettre, noble étranger, ce nom de père, qui m’est désormais refusé, ravi, défendu ! En peu de mots apprends mon malheur. Ce n’est pas dans le cœur de l’homme sage, réfléchi, mais du vieillard favorisé de Dieu, que je le dépose, avec une douloureuse confiance.

LE MOINE.

Découvre-moi franchement le sujet de ta peine. Ce n’est pas sans une direction d’en haut que l’affligé rencontre celui dont le premier devoir est de soulager les afflictions.




EUGÉNIE.

Tu vas entendre une énigme au lieu de plaintes ; et je te demande un oracle et non un conseil. Deux chemins s’ouvrent devant mes pas, pour me conduire à doux buts détestés, l’un par ce côté, l’autre par celui-là : lequel me faut-il choisir ?

LE MOINE.

Tu m’induis en tentation ! Dois-je prononcer comme le hasard ?

EUGÉNIE.

Comme un hasard sacré.

LE MOINE.

Si je te comprends, ton regard s’élève, de sa détresse profonde, vers les régions supérieures. La volonté propre est morte dans ton cœur ; tu attends la décision du Tout-Puissant. Oui sans doute, le moteur éternel fait agir, d’une manière qui nous est incompréhensible, une chose ou une autre, comme par hasard, pour notre bien, pour le conseil, pour la décision, pour l’accomplissement, et nous nous trouvons comme portés vers le but. Sentir cette vocation, c’est le suprême bonheur ; ne pas la demander est le devoir de l’humilité ; l’attendre est la plus douce consolation dans la souffrance. Oh ! que ne suis-je trouvé digne de pressentir maintenant pour toi ce qui te serait le plus avantageux ! Mais le pressentiment est muet dans mon sein, et, si tu ne peux m’en confier davantage, reçois pour adieu une stérile pitié.

EUGÉNIE.

Naufragée, je saisis encore la dernière planche : je t’arrête et te dis, à contre-cœur, pour la dernière fois, le mot sans espérance. Sortie d’une illustre maison, je suis rejetée, bannie au delà des mers, et je pourrais me sauver par un mariage, qui me fait descendre dans les rangs inférieurs. Que dit ton cœur, maintenant ? Est-il encore muet ?

LE MOINE.

Ou’il se taise, jusqu’à ce que la raison, qui juge, doive ellemême se déclarer impuissante. Tu ne m’as fait que des confidences générales, je ne puis te donner qu’un avis général. Si tu es forcée de choisir entre deux maux détestés, regarde en face l’un et l’autre, et choisis celui qui te laissera le plus d’indépen




dance pour agir et vivre saintement ; qui borne le moins ton esprit ; qui enchaîne le moins tes actions pieuses.

EUGÉNIE.

Je le vois, tu ne me conseilles pas le mariage.

LE MOINE.

Non pas un mariage tel que celui qui te menace. Comment le prêtre peut-il donner la bénédiction, si le oui.ne sort pas du cœur de la jeune épouse ? Il ne doit pas enchaîner l’un à l’autre, pour une lutte sans cesse renaissante, ceux qui ont une mutuelle répugnance : combler le vœu de l’amour, qui fait d’un objet unique un monde entier, du présent l’éternité, et de ce qui passe une chose permanente, tel est le divin office du prêtre.

EUGÉNIE.

Tu m’exiles dans l’infortune au delà des mers !

LE MOINE.

Va, pour être la consolation de ceux qui habitent l’autre bord.

EUGÉNIE.

Comment puis-je consoler, quand moi-même je désespère ?

LE MOINE.

Un cœur pur, que ton regard m’annonce, un noble courage, une haute et libre intelligence, te soutiendront, toi et les autres, où que tu portes tes pas sur cette terre. Si maintenant, bannie sans crime, dans tes jeunes années, tu expies par une sainte résignation des fautes étrangères : comme un être surhumain, tu porteras avec toi le bonheur et les merveilleuses forces de l’innocence. Passe donc la mer. Entre avec courage dans les rangs des affligés. Rends à ce triste monde la sérénité par ta présence Par tes puissantes paroles, par une courageuse conduite, ranime les forces propres des cœurs profondément abattus ; rassemble autour de toi ceux qui sont dispersés ; unis-les ensemble, et tous avec toi ; forme-toi ce qu’il te faut perdre ici, une famille, une patrie, un empire !

EUGÉNIE.

Te flatterais-tu de faire ce que tu commandes ?

LE MOINE.

Je l’ai fait…. L’esprit me fit passer, jeune encore, chez des tribus sauvages. Au sein de la vie grossière, je portai des mœurs douces ; je portai l’espérance du ciel au sein de la mort. Oh ! pourquoi, séduit par le sincère désir de servir ma patrie, suis-je revenu dans ce désert des villes corrompues, dans ce chaos de crimes raffinés, dans ce bourbier de l’égoïsme ! Ici m’enchaîne l’impuissance de l’âge, l’habitude, les devoirs, un destin peutêtre, qui me réserve tard la plus rude épreuve. Mais toi, jeune, libre de tous liens, jetée dans l’espace, avance, et fais ton salut. Ce que tu sens comme une affliction se changera en bienfait. Hàte-toi de partir !




EUGÉNIE.

Explique-toi plus clairement -que crains-tu ?

LE MOINE.

L’avenir s’avance dans l’obscurité ! L’avenir, même le plus proche, ne se montre pas à l’œil du corps, à celui de l’esprit. Lorsque, à la clarté du soleil, je parcours ces rues avec admiration ; que je contemple la magnificence des édifices, ces tours élevées à la hauteur des rochers, l’étendue des places, la noble architecture des églises, ce vaste port et sa forêt de mâts : tout cela me semble fondé et établi pour l’éternité ; cette foule active et laborieuse, qui flotte rà et là dans ces espaces, elle promet aussi de se maintenir éternellement sans s’épuiser. Mais, quand, la nuit, cette grande image se réveille au fond de ma pensée, un bruit d’orage gronde dans l’air ténébreux ; le sol s’ébranle, les tours chancellent, les pierres assemblées se déjoignent, et cette magnifique apparence s’écroule en informes débris. Quelques êtres vivants gravissent avec douleur des collines nouvellement formées, et chaque ruine signale un tombeau. Un peuple humilié, amoindri, n’est plus capable de dompter les éléments, et le flot, qui revient sans relâche, remplit de sable et de limon le bassin du port.

EUGÉNIE.

La nuit commence par désarmer l’homme, ensuite elle le combat avec de vains fantômes.

LE MOINE.

Hélas ! le regard triste et nébuleux du soleil ne descendra que trop tôt sur notre misère. Fuis cependant, toi qu’un bon ange a bénie en t’exilant. Adieu. Hâte-toi. (Il s’éloigne.)




SCÈNE VIII.

EUGÉNIE, seule.

On me détourne de ma propre souffrance, et l’on me prophétise des maux étrangers ! Mais serait-il étranger le malheur qui frapperait la patrie ? Cela tombe sur mon sein avec un nouveau poids. Avec le mal présent, faut-il que je porte les alarmes de l’avenir ? C’est donc vrai, ce qui a retenti dès mon enfance à mes oreilles, ce que j’ai d’abord entendu, découvert, et même appris enfin par la bouche de mon père et celle de mon roi ! Une ruine soudaine menace ce royaume ; les éléments combinés pour la vie de ce grand corps ne veulent plus s’unir mutuellement, par la force de l’harmonie, en un tout renouvelé sans cesse ; ils se fuient, et chacun se retire froidement en lui-même. Qu’est-il devenu le puissant génie des ancêtres, qui unissait dans un même but .ces adversaires acharnés, et qui se montrait à ce grand peuple comme chef, comme roi et comme père ? Il s’est évanoui ! Ce qui nous en reste est un fantôme, qui, par ses vains efforts, s’imagine qu’il ressaisira la possession perdue. Et j’emporterais avec moi sur l’autre bord un pareil souci ? Je me déroberais au danger commun ? Je fuirais l’occasion de me montrer hardiment digne de . mes illustres ancêtres, et d’humilier, en les secourant à l’heure de l’adversité, tous ceux qui m’ont injustement outragée ? Terre de ma patrie, c’est de ce jour seulement que tu es pour moi un sanctuaire ; c’est de ce jour que je sens la vocation pressante de m’attacher à toi. Je ne te quitterai point, et, quelque lien qui puisse me retenir, il est désormais sacré. Où trouverai-je cet homme affectueux, qui m’a offert sa main avec confiance ? Je veux m’attacher à lui. Il me gardera cachée, comme un pur talisman ; car, s’il se fait un miracle dans le monde, il est Fou vrage des cœurs aimants et fidèles. Je ne considère pas la grandeur du danger, et je ne dois pas m’arrêter à ma faiblesse : un sort favorable conduira tout vers de grands effets, lorsqu’il en sera temps ; et, si mon père, si mon roi, m’ont un jour méconnue, rejetée ; s’ils m’ont oubliée, leurs yeux étonnés s’arrê teront sur Eugénie sauvée, qui, du fond de sa misère, s’efforce d’accomplir ce qu’elle avait promis dans son bonheur. Il vient ! Il m’est plus doux de le voir s’approcher que de le fuir. Il vient ! Il me cherchei.Il croit que je le quitte : je resterai pour être à lui.




SCÈNE IX.

EUGÉNIE, LE CONSEILLER, suivi d’un jeune garçon, qui porte une élégante cassette.

LE CONSEILLER.

Déjà les vaisseaux partent l’un après l’autre, et bientôt, je le crains, tu seras aussi appelée. Reçois encore un adieu cordial et ces dons champêtres, agréable rafraîchissement, pendant une longue traversée, pour le voyageur souffrant. Souviens-toi de moi. Oh ! puisses-tu ne pas t’en souvenir avec regret en de mauvais jours !

EUGÉNIE.

J’accepte ton présent avec joie ; il m’est un gage de ton affection, de tes soins : mais renvoie-le sur-le-champ dans ta maison. Et, si tu penses comme tu pensais ; si tu sens ce que tu sentais, si mon amitié peut te suffire, je t’y suivrai.

Le Conseiller. Après line pause, il fait signe au jeune garçon de s’éloigner.

Est-ce possible ? En quelques moments ta volonté aurait changé en ma faveur ?

EUGÉNIE.

Elle est changée ; mais ne crois pas que ce soit la crainte qui m’entraîne vers toi. Un plus noble sentiment…. laisse-moi le cacher…. me retient dans ma patrie, auprès de toi. Maintenant réponds-moi : peux-tu, avec un noble courage, vouer le renoncement à celle qui renonce ? Peux-tu promettre de me recevoir en frère, avec une affection pure ; de m’assurer à moi, ta tendre sœur, conseil et protection, avec une vie douce et secrète ?

LE CONSEILLER.

Je crois pouvoir tout supporter ; te perdre, après t’avoir trouvée, me paraît seul insupportable. Te voir, être auprès de toi, vivre pour toi, serait mon unique et suprême bonheur. Ainsi donc, que ton cœur seul fixe les conditions de notre alliance !




EUGÉNIE.

.Il faut que désormais, connue de toi seul, évitant le monde, je vive cachée. Si tu possèdes une campagne tranquille, éloignée, veuille me la consacrer et m’y faire conduire.

LE CONSEILLER.

Je possède un petit bien, agréablement situé ; mais la maison est vieille, à demi ruinée. Tu pourras bientôt trouver dans ces environs l’habitation la plus belle : elle ne sera pas chère.

EUGÉNIE.

Non, laisse-moi me retirer dans la maison qui tombe en ruine : elle répond à ma situation, à mes sentiments. Et, s’ils redeviennent sereins, je trouverai d’abord une matière prête pour mon activité. Aussitôt que je t’appartiendrai, permets que, suivie d’un serviteur vieux et fidèle, je m’ensevelisse dans l’espérance d’une heureuse résurrection.

LE CONSEILLER.

Et quand oserai-je y paraître pour te rendre visite ?

EUGÉNIE.

Tu attendras patiemment mon appel. Ce jour aussi viendra, pour nous unir, peut-être plus étroitement, par une sérieuse chaîne.

LE CONSEILLER.

Tu m’imposes une dure épreuve.

EUGÉNIE.

Remplis tes devoirs envers moi. Sois sûr que je connais les miens, lin m’otfrant ta main pour me sauver, tu risques beaucoup. Si je suis découverte, si je le suis trop tôt, tu pourras beaucoup souffrir. Je te promets le plus profond silence. Nul ne doit apprendre d’où je viens ; mes amis éloignés, je ne les visiterai eux-mêmes qu’en esprit ; pas une ligne d’écriture, pas un messager, ne me nommera dans le lieu où peut-être une étincelle pourrait s’allumer pour mon salut.

LE CONSEILLER.

Dans cette grave circonstance, que dois-je te dire ? La bouche peut souvent jurer avec effronterie un amour désintéressé, lorsque, dans son cœur, le monstre de l’égoïsme ricane en se tenant aux aguets. Les seules actions prouvent la force de l’amour. Au moment où je t’obtiens, je dois renoncer à tout, même à ta vue !… Je me soumets. Telle que tu m’apparus pour la première fois, tu m’apparaîtras toujours, un objet d’amour, de respect : c’est pour toi que je souhaite de vivre ; tu règnes sur moi. Et, si le prêtre se prosterne toute sa vie devant l’invisible divinité, qui, dans un moment fortuné, passa devant lui comme type suprême de la perfection, rien ne me distraira désormais de ton service, de quelques voiles qu’il te plaise de t’envelopper.




EUGÉNIE.

Apprends si j’ai la confiance que ton extérieur, que ton doux langage, ne peuvent mentir ; si je sais reconnaître en toi un homme juste, sensible, actif, sincère, et reçois-en la preuve la plus forte qu’une femme prudente puisse donner : je ne balance point, je m’empresse de te suivre. Voici ma main : nous marchons à l’autel [1].



  1. Ce dénoûment fait attendre une suite, qui était dans la pensée de Goethe, et qu’il n’a jamais donnée.