La Filleule/1

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Michel Lévy frères (p. 1-147).
LA FILLEULE



PREMIÈRE PARTIE

ANICÉE



I

MÉMOIRES DE STÉPHEN


J’avais seize ans lorsque je fus reçu bachelier à Bourges. Les études de province ne sont pas très-fortes. Je n’en passais pas moins pour l’aigle du lycée.

Heureusement pour moi, j’étais aussi modeste que peut l’être un écolier habitué au triomphe annuel des premiers prix. Un violent chagrin me préserva des ivresses de la vanité.

J’avais travaillé avec ardeur pour être agréable à ma mère et pour la rejoindre. Elle m’avait dit en pleurant, le jour de notre séparation :

— Mieux tu apprendras, plus tôt tu me seras rendu.

À chaque saison des vacances, elle m’avait répété ce vœu. Mon travail de chaque année avait été juste le double de celui de mes compagnons d’étude. Aucun d’eux n’avait sans doute une mère comme la mienne.

Je n’avais aimé qu’elle avec passion. Lorsque, à la veille de passer mes derniers examens, je songeais à sa joie, je me sentais si fort, que, si l’on m’eût interrogé sur quelque sujet d’étude tout à fait nouveau pour moi, il me semble qu’inspiré du ciel, j’aurais su répondre.

Je venais de recevoir mon diplôme, et j’allais prendre congé du proviseur, lorsque la foudre tomba sur moi. Une lettre cachetée de noir me fut remise. Elle était de mon père.

« Mon pauvre enfant, me disait-il, je n’ai pas voulu t’annoncer cette fatale nouvelle avant l’épreuve de tes examens. Quel qu’en soit le résultat, il faut que tu saches aujourd’hui que ta mère est au plus mal et qu’il nous reste bien peu d’espérance que tu puisses arriver à temps pour l’embrasser… »

Je compris que ma mère était morte, et je sentis mourir en moi subitement quelque chose comme la moitié de mon âme.

Je ne pleurai pas, je partis ; je ne devais, je ne pouvais jamais être consolé ; je sortais de l’enfance, et je voyais déjà clairement que je n’aurais pas de jeunesse.

Je ne trouvai plus de ma mère que ses longs cheveux noirs, qu’elle avait fait couper pour moi une heure avant d’expirer.

J’avais tout juste l’âge qu’elle avait eu en me donnant le jour, seize ans ! Elle venait de mourir du choléra dans toute la force de la vie, dans tout l’éclat de sa beauté. Je trouvai mon père plus accablé que moi. Sa douleur était morne, maladive ; mais elle ne pouvait pas être durable.

Mon père était un homme d’une forte santé, d’une grande activité physique, d’une intelligence réelle, mais qui se mouvait dans le cercle étroit des intérêts domestiques. C’était un bourgeois de campagne, le plus riche de son hameau : il avait environ six mille livres de rente. La conservation et l’entretien de son fonds territorial était l’unique occupation de sa vie. Tant qu’il eut une femme et un fils, il put appeler devoir ce qui était, en réalité et par soi-même, un plaisir sérieux pour lui. Au commencement de son veuvage, il lui sembla, comme à moi, qu’il ne pourrait plus s’intéresser à rien. Peu à peu, il se résigna à reprendre ses occupations par sollicitude pour moi. Plus tard, il les continua par besoin d’agir et de vivre.

Je glisserai rapidement sur de tristes détails. Il suffira de dire une chose que, dans notre province, chacun sait être vraie. Une certaine classe de bourgeois aisés formait, à cette époque, une caste nouvelle. Ces nouveaux riches avaient, à grand’peine, cousu les lambeaux de quelques minces héritages ou acquisitions dont l’ensemble formait enfin un lot qui satisfaisait ou flattait leur ambition. Tout est relatif : tel qui s’était marié avec une métairie de quarante mille francs, se regardait comme riche quand il avait triplé ou quadruplé cet avoir. Alors sa fortune était faite, sa terre était constituée, elle pouvait s’arrondir dans son imagination ; mais l’idée de la voir encore se diviser en plusieurs parts lui devenait inadmissible, révoltante ; il jurait de n’avoir qu’un héritier, et il se tenait parole à lui-même.

Alors, à côté de l’épouse légitime, pour laquelle on avait généralement de l’affection et des égards quand même, venait s’implanter, de l’autre côté de la rue ou du chemin, la paysanne dont les nombreux enfants devaient être assistés et protégés, sans pouvoir prétendre à morceler l’héritage du protecteur. Cette paysanne était ordinairement mariée, sa postérité était donc censée légitime et connaîtrait une sorte d’aisance relative. Cela était de notoriété publique, mais ne troublait pas l’ordre établi. Le bourgeois de province apporte du calcul, même dans ses entraînements.

À l’époque où je vins au monde, il y avait aussi, comme cause de ce trouble moral dans les unions de province, une différence sensible d’éducation entre les sexes. La vanité du paysan, récemment devenu bourgeois et sachant à peine lire, était de s’allier à une famille plus pauvre, il est vrai, mais plus relevée et comptant quelque échevin de ville parmi ses ancêtres. Mon père apporta en mariage une fortune de campagne, deux cent mille francs ; ma mère, une bonne éducation, des habitudes plus élégantes et un nom plus anciennement admis au rang de bourgeoisie : elle s’appelait Rivesanges ; mon père, qui s’appelait Guérin, joignit les deux noms, comme c’était encore l’usage chez nous dans ces occasions.

Mais ce n’est pas tant le nom que la terre, qui est l’idéal de ce bourgeois de campagne. Peu lui importe le sexe de son unique héritier. En cela, il diffère de l’ancien noble, qui tenait à la terre à cause du nom et du titre. Le cultivateur enrichi aime naturellement la terre pour la terre. Que celle qu’il a réussi à constituer subsiste et lui survive dans son entier, il mourra tranquille. Le noble s’est soumis à la suppression du droit d’aînesse ; le bourgeois proteste à sa manière. Il réduit sa famille, au risque de la voir s’éteindre.

Il n’y avait donc pas de danger que mon père, encore jeune, se remariât. Mon sort fut pire. La paysanne vint tenir son ménage, occuper sa maison et s’emparer de sa vie.

J’étais trop jeune, ma mère m’avait inspiré un trop grand respect filial pour que je pusse préserver mon père de cette tyrannie naissante. Je ne protestai que par ma tristesse ; elle déplut. Au bout d’un an, mon père m’appela et me dit :

— Vous vous ennuyez chez moi ; vous avez reçu l’éducation d’un bourgeois de ville : donc, vous avez perdu le goût de la campagne. Vous y reviendrez quand vous ne m’aurez plus. Mais, en attendant, il vous faut chercher une occupation qui utilise les connaissances qu’on vous a données au collége. Voulez-vous être avocat ou médecin ? Ne songez ni au notariat ni à la charge d’avoué. Pour vous acheter une étude, il nous faudrait vendre de la terre, et je n’ai pas réuni quatre jolis domaines pour les dépecer. Voyons, mon fils, prononcez-vous.

Je demandai timidement à mon père s’il désirait que je fusse avocat ou médecin ; je ne me sentais pas de vocation spéciale, mais ma mère m’avait enseigné l’obéissance.

J’aurais travaillé pour elle par amour ; j’aurais travaillé pour lui par devoir.

Mon père parut embarrassé de ma question.

— J’aimerais bien, dit-il, que vous fussiez avocat ou médecin, ou toute autre chose qui vous fît gagner de l’argent.

— Avez-vous besoin, repris-je, que je gagne de l’argent pour vous ?

— Pour moi ? s’écria-t-il en souriant. Non, mon garçon, je te remercie ; gagnes-en pour toi-même. Tu peux compter sur douze cents livres de pension que je te servirai. C’est peu à Paris, à ce qu’on dit ; c’est beaucoup pour moi. Gagne de quoi être plus riche de mon vivant, voilà ce que je te conseille.

— Combien me donnez-vous de temps pour gagner de quoi vous épargner ce sacrifice ?

— Tout le temps que tu voudras, répondit-il. Je te dois une pension ; ma fortune me le permet, ma position me le commande ; mais ne songe pas à me réclamer autre chose jusqu’à ce que tu te disposes à te marier.

Là-dessus, mon père me donna cent francs pour mon premier mois, trente francs pour mon voyage, un manteau, une malle pleine de linge et une poignée de main. Je vis qu’il était impatient de me voir partir ; je partis le soir même, emportant les cheveux de ma mère, quelques livres qu’elle avait aimés et des violettes cueillies sur sa tombe.

J’esquisse rapidement ces premières années de ma vie. J’espère n’y apporter ni orgueil, ni aigreur, ni aucune emphase de douleur ou de mélancolie. Je veux arriver au récit d’une phase de mon existence que j’ai besoin de me résumer à moi-même ; mais j’ai besoin aussi de me rendre compte succinctement des circonstances et des impressions qui m’y ont amené.

On m’a souvent reproché d’avoir un caractère exceptionnel. Voilà ce dont il m’est impossible de convenir, puisque je ne m’en aperçois pas et qu’il me semble agir en toutes choses dans le cercle logique de ma liberté légitime, et non-seulement dans celui de mes droits, mais encore dans celui de mes devoirs.

Ne connaissant personne à Paris, devant y rencontrer seulement quelques camarades de collége, je n’eus pas la tentation d’y faire une installation plus brillante que mes ressources ne me le permettaient. Seulement, dès les premiers jours, je compris que l’hôtel rempli d’étudiants était un milieu trop bruyant pour la tristesse où j’étais encore plongé et que n’avaient point adoucie les adieux de mon père. Je louai une mansarde dans le voisinage du Luxembourg et dans une maison tranquille. J’achetai à crédit un lit de fer, une table et deux chaises. Longtemps ma malle me servit de commode et de bibliothèque. Peu à peu, m’étant acquitté de mes premiers achats, je pus m’installer un peu mieux et me trouver matériellement aussi bien que possible, selon mes goûts. Ma mère m’avait donné ceux d’une propreté un peu recherchée pour ma condition et fort en dehors des habitudes de mes pareils. Mon père avait prédit que cela me conduirait à faire des dettes ou à ne me trouver bien nulle part. Il se trompait. Si l’homme habitué à un certain soin de sa personne a plus de peine à s’installer que celui qui se contente du premier local venu, il a aussi, à s’y confiner, une secrète jouissance qui le préserve de la vie turbulente du dehors. C’est ce qui m’arriva. Quand je me vis dans des murailles revêtues d’un papier frais, et que je pus regarder les arbres du Luxembourg à travers des vitres bien claires, il me sembla que je pouvais passer ma vie dans cette mansarde, et j’y passai tout le temps de mon séjour à Paris.

J’ornai ma cellule à mon gré. Quelques fleurs sous le châssis de ma fenêtre inclinée au penchant du toit, mes reliques dans une boîte à ouvrage de ma mère, un vieux châle qu’elle m’avait donné autrefois pour en faire un tapis de table et que, de crainte de l’user, je relevais à la place où j’installais mon travail, son pauvre petit piano que mon père consentit à m’envoyer, un couvre-pieds qu’elle avait tricoté pour moi, voilà de quoi je me composai un luxe d’un prix et d’un charme inestimables.

Mes anciens amis de collége vinrent me voir. Ils me trouvèrent doux et obligeant, mais assez morne, cachotier, disaient-ils, parce que je ne leur confiais pas les aventures que je n’avais pas ; en somme, plus bizarre que divertissant. J’eus un peu de regret de leur avoir ouvert ma porte, et même une véritable terreur, un jour qu’ayant fait un effort pour leur sembler moins maussade et les mettre à l’aise, je les vis poser leurs cigares allumés sur le châle de ma mère et ouvrir son piano pour y jouer à tour de bras des contredanses. Je craignais de poser la religion filiale ; j’étais inquiet, agité ; je faillis un instant passer pour un avare, parce que je refusai de prêter un livre qui lui avait appartenu. Un seul d’entre eux me devina, c’était Edmond Roque, qui devint mon ami de cœur.

Dès que nos bruyants compagnons furent partis :

— Cette société ne te conviendra jamais, me dit-il. Tu n’es pas enfant, mon pauvre Stéphen, je ne sais même pas si tu es jeune. Peut-être le deviendras-tu en vieillissant. Quant à présent, il te faut la solitude avec un ami ou deux. Choisis-les bien, et apprends un secret pour préserver ton repos de l’oisiveté des autres, un secret dont je me trouve parfaitement bien.

Il fit le tour de ma chambre, trouva le long de la cloison qui donnait sur le palier, un pan de bois, et me dit :

— Demain, tu feras venir un ouvrier, si tu n’es pas assez adroit pour faire cette besogne toi-même. Un trou de la grosseur d’un tuyau de plume sera pratiqué ici. Tu verras qui frappe ou sonne à ta porte, et tu feras le mort pour quiconque ne sera pas ton ami. Ce n’est pas plus malin que ça. Entends-moi bien : tout l’avenir d’un homme dépend d’une circonstance ou d’une précaution de cette importance-là.

— Et tout le caractère d’un homme, lui répondis-je, se révèle dans une pareille prévision. Eh bien, je ne saurais suivre ton conseil.

Edmond Roque était un esprit net et ferme. Il ne connaissait pas la susceptibilité et ne se piquait qu’à bon escient.

— J’entends, me dit-il ; tu sais que je ne suis pas égoïste, et je sais que tu es dévoué. Mais tu me reproches de ne pas étendre assez l’obligeance ; moi je te reprocherai de l’exagérer. J’aurais peut-être été jaloux de toi, si je n’avais compris que tu l’emportais par l’intelligence et moi par le caractère. Tu travaillais pour l’amour de quelqu’un : ta mère ! je le sais. Moi, je travaillais… tu vas dire pour moi-même ? Non ! pour l’amour de la science. Savoir pour savoir, c’est une assez belle jouissance, et qui n’a pas besoin de stimulant étranger ou accessoire. Nous voici livrés à nos propres forces ; je sais ce que je veux, et ce que tu veux, toi, tu ne le sais pas.

— Il est vrai, quant à moi, mon cher Edmond. Mais ne me parle que de toi. Quel est le but que tu poursuis ? La gloire ou la fortune ?

— Ni l’une ni l’autre ! la science, te dis-je. J’en ai assez appris jusqu’à ce jour pour être certain que je ne sais rien du tout. Eh bien, je veux savoir, avant de mourir, tout ce qu’un homme peut apprendre. Nos camarades n’en demandent pas tant. Tous veulent savoir d’abord ce que c’est que le plaisir, puis quelques-uns pousseront l’ambition peut-être jusqu’à vouloir pénétrer les savantes profondeurs de la chicane, ou s’assimiler les phrases creuses et ronflantes du barreau, ou encore se promener dans le vaste champ des conjectures médicales. Je ne me contente pas de si peu, ni toi non plus, j’espère. Comme toi, j’ai quelque fortune dans l’avenir ; comme toi, des parents qui ne m’imposent pas le choix d’un état ; comme toi, des goûts simples, des habitudes de frugalité rustique qui me permettent de vivre avec le peu qu’on me donne. Tous deux, nous comprenons la douceur de l’étude ; tous deux, nous pouvons être heureux par là. Je suis résolu à l’être, je le suis déjà. C’est à toi d’écarter les vulgaires obstacles qui te feront perdre la seule chose précieuse qui soit au monde, le temps ! les heures de cette vie si courte qui ne sont malheureusement pas comptées doubles pour l’esprit studieux et avide ! C’est à toi surtout de chercher là ta force et ta consolation, car je te vois brisé intérieurement et incapable de trouver dans le désordre la stupide ressource des ivresses vulgaires. Allons, courage, ferme ta porte, perce ton mur, endurcis ton cœur, non contre le besoin naturel que tout esprit juste éprouve d’assister son semblable, mais contre la condescendance banale qui dégénère vite en faiblesse et en duperie.

Edmond Roque raisonnait fort bien à son point de vue ; mais il ne voyait pas parfaitement clair dans mon âme. Comment l’eût-il fait ? Je ne me voyais moi-même qu’à travers un nuage. Il était Méridional, il avait grandi sous ce ciel dont la lumière accuse vivement et un peu sèchement tous les objets. Moi j’étais du Berry, un pays où les brumes de l’automne sont profondes, où les vents soufflent avec violence, où la température, inconstante et capricieuse, rend l’homme très-incertain, moins grave en réalité qu’en apparence, volontiers indolent et même fatigué de vivre, avant d’avoir vécu.

Vaincu par ses exhortations, je perçai ma cloison ; mais on ne change pas ses instincts ; mon moyen tourna contre moi. J’avais résolu de n’ouvrir qu’à ceux qui mériteraient une exception. Il arriva que je n’en trouvai pas un seul qui n’eût droit au sacrifice de mon temps et de mon travail. Sans ce maudit point d’observation, j’eusse tenu bon peut-être ; mais dès que j’avais eu le malheur de regarder, je me faisais un reproche de rester sourd, et les plus importuns, les plus désœuvrés, les moins sympathiques étaient précisément ceux que j’avais la patience de supporter, tant j’avais peur de devenir égoïste et insociable depuis que je m’étais assuré un moyen de l’être.

Heureusement pour moi, je n’étais pas assez riche dans le présent pour qu’on pût venir me demander beaucoup de services. Et puis je n’étais pas gai, je n’acceptais aucune partie de plaisir. Le deuil que je portais encore à mon chapeau me permettait d’observer celui que je devais toujours porter dans mon cœur. Mes camarades de collége étaient tout entiers à l’ivresse de la première année de séjour à Paris. J’eus donc plus de calme que ma fatale douceur de tempérament ne devait m’en faire espérer, et je pus suivre les conseils de Roque en m’adonnant à l’étude, sinon avec ardeur, du moins avec assiduité.




II


Il ne s’agissait pas pour moi de savoir si je persisterais, en dépit de mon chagrin, à être studieux et à m’instruire sérieusement. Je ne pouvais pas ne pas aimer l’étude. Soit que j’en eusse le goût inné, soit que la volonté d’obéir à ma mère m’en eût donné l’habitude précoce, je ne savais plus être oisif, et mes longues et fréquentes rêveries étaient plutôt des méditations que des contemplations. De toutes les distractions auxquelles je ne tenais plus, la lecture et la réflexion étaient encore pour moi les plus naturelles et les plus acceptables. Je travaillais donc machinalement, et, pour ainsi dire, d’instinct, comme on mange sans grand appétit, comme on marche sans but déterminé, comme on vit enfin sans songer à vivre.

Cependant Edmond Roque, qui venait me faire de rares mais de longues et sérieuses visites, exigeait que je misse de l’ordre dans mes études, et que, comme lui, je suivisse une méthode pour arriver du détail à l’ensemble. Cela m’eût été possible si ma mère eût vécu, si elle eût pu me dire ou m’écrire ce qu’elle désirait. Mais j’étais un pauvre être de sentiment, et mon intelligence si vantée ne se trouvait en réalité que la très-humble servante de mes affections. Les affections brisées, le cœur était vide, et l’esprit s’en allait à la dérive par un calme plat, flottant comme une embarcation qui n’a rien perdu de ses agrès, mais qui n’a ni passager à porter, ni pilote pour la conduire, et qui va où le flot voudra la faire échouer, la briser ou lui faire reprendre le courant.

Roque s’étonnait de cette situation morale. Il n’y comprenait absolument rien, et m’adressait de généreux et véhéments reproches.

— Que fais-tu là ? disait-il en examinant mes livres et mes notes. Quinze jours de philosophie, puis tout à coup des poëtes, de l’art, de la critique ! Des langues mortes, c’est bon ; mais, au bout de la semaine, de la musique, des sciences naturelles, mêlées d’économie politique et de sculpture ! Quel incroyable gâchis de facultés divines ! quelle désolante perte de temps et de puissance !

— Ne me disais-tu pas, lui répondais-je avec une langueur un peu moqueuse au fond, qu’il fallait apprendre, avant de mourir, tout ce qu’un homme peut savoir ?

— Mais tu as pris, s’écriait-il, le vrai moyen pour ne jamais rien savoir, c’est d’apprendre tout à la fois. Les connaissances se tiennent, j’en conviens, mais c’est en se suivant comme les anneaux d’une chaîne, et non en se mêlant comme un jeu de cartes.

— Et pourtant, avant toute partie livrée, on mêle les cartes !

— Ainsi tu fais de la vie un jeu où le hasard sera toujours là pour se moquer de tes combinaisons, ou pour t’épargner la peine de rien combiner ? Tiens, j’ai grand’peur qu’après avoir dépensé plus de temps et d’intelligence qu’il n’en faudrait pour devenir réellement instruit, tu ne finisses par être un poëte ou un critique, c’est-à-dire quelqu’un qui chante sur tout, ou qui parle de tout parce qu’il ne connaît rien.

Je me défendais mal, si mal, que cet esprit ardent et rude s’impatientait contre moi et me quittait fâché. Il revenait pourtant, et, après chaque bourrasque, il semblait qu’il m’aimât davantage. Un jour, je lui dis en souriant :

— Tu me reproches de croire que l’affection est quelque chose de plus dans la vie de l’homme que sa raison et sa science, et pourtant ta conduite avec moi prouve que, toi aussi, tu es gouverné par ce qu’il te plaît d’appeler la faiblesse du cœur. Tu m’estimais sans m’aimer, au collége : c’était le temps où tu me croyais ton égal, parce que j’avais de la volonté. À présent que tu me méprises un peu pour mon insouciance, tu m’aimes, conviens-en, puisque tu te donnes tant de peine pour me mettre dans le bon chemin ?

— Oui, j’en conviens, s’écria-t-il avec une sorte de colère plaisante : j’ai de l’amitié pour toi depuis que je te sens faible, et je suis indigné d’aimer la faiblesse, moi qui la déteste.

Roque s’en allait consolé et raffermi dans sa résolution de me surpasser, quand il avait trouvé une plaisanterie à m’opposer. Mais, dans cette lutte livrée à mon âme, il n’oubliait qu’une chose, c’était de la comprendre ; de même que, dans son ardente recherche de la vérité absolue, il oubliait d’étudier le cœur humain. Il ne l’a jamais connu : aussi a-t-il passé sa vie à s’étonner et à s’indigner des contradictions et des faiblesses d’autrui, sans éprouver ni la souffrance de les partager, ni la douceur de les plaindre.

Au bout de deux ans, je connaissais et comprenais infiniment plus de choses que mon ami, mais je n’en savais à fond et rigoureusement aucune, tandis qu’il était ferré, c’est-à-dire absolu et convaincu, sur plusieurs points. Il n’avait pas plus que moi pour but une spécialité déterminée. Il admettait avec moi que rien ne pressait, et que la Providence nous ayant mis, comme on disait chez nous, du pain sur la planche (sa famille était fixée en Berry), nous pouvions bien donner à nos consciences la satisfaction de ne pas embrasser un état dans la société avant de nous sentir propres à le bien remplir. Nous nous permettions, lui de critiquer, moi de plaindre nos condisciples pressés par la nécessité, ou par une étroite ambition, de se faire médecins sans connaître la médecine, hommes de loi sans connaître les lois. Il les traitait de bourreaux du corps et de l’esprit ; je les considérais comme des victimes condamnées à faire d’autres victimes. Tous deux nous aspirions, avant d’agir, à embrasser une certitude religieuse, philosophique, morale et sociale. On voit que notre ambition n’était pas mince. Chez Roque, elle était audacieuse et obstinée. Chez moi, elle était déjà mêlée d’un doute profond. Je craignais de découvrir que l’homme n’est pas capable d’affirmer quelque chose, et je prenais mon parti d’accepter cette destinée pour les autres et pour moi-même. Roque ne voulait admettre rien de semblable ; il était résolu à devenir fou ou à se brûler la cervelle le jour où, après avoir péniblement gravi vers la lumière, il la trouverait enveloppée d’un nuage impénétrable. Ce jour-là, il devait ou maudire l’humanité, ou se maudire lui-même. Heureusement, ce jour ne devait jamais venir d’une manière définitive. Jamais l’homme intelligent ne se persuade qu’il a monté assez haut pour tout voir ; ou, si l’orgueil lui donne le vertige, il croit voir ce qu’il ne voit réellement pas.

La saison des vacances arriva. Je ne désirais point passer ces deux mois chez mon père ; mais je comptais aller le saluer pour lui témoigner ma déférence, et repartir. Il m’écrivit que ce serait du temps et de l’argent perdus. Je compris que la Michonne (c’était le nom de sa gouvernante) m’interdisait l’approche du foyer paternel. Cette situation n’était pas faite pour me donner du courage.

— Voilà, me dit Edmond Roque (le seul à qui je fisse confidence de mes chagrins domestiques), le résultat des entraînements du cœur. Tu dis que ton père est, malgré tout, bon et sensible : reconnais donc que c’est par l’abus de cette prétendue bonté et de cette sensibilité égoïste qu’il manque aux devoirs de la famille. Philosophe là-dessus, au lieu de t’en affecter. Pardonne, excuse, c’est fort bien ; mais préserve ton avenir d’une destinée semblable. Ne cultive pas en toi la pensée d’un amour idéal pour une créature mortelle ; on se fait, grâce à cette rêverie, un besoin d’intimité sublime qui n’aboutit qu’aux risibles déceptions de la vie réelle. Tu es poëte comme ta mère, mais tu es faible comme ton père, ne l’oublie pas, et prends garde de faire comme Pétrarque, pour qui Laure fut une abstraction, et qui finit par s’accommoder, dit-on, de la poésie de sa cuisinière.

Roque voulut m’emmener passer les vacances dans sa famille. Il avait de très-bons parents qui donnaient l’exemple de toutes les vertus domestiques dans une vie calme et froidement réglée. Ce milieu m’eût été salutaire, je le sentais. Mais la famille Roque demeurait à quelques lieues seulement de mon village, et il me sembla que mon séjour chez elle afficherait, pour mon pauvre père, la honte de mon exil. Je refusai, j’étais résigné à rester seul à Paris et à rêver, dans ma mansarde brûlante, la fraîcheur des ombrages de ma vallée.

Roque eut pitié de ma tranquillité d’âme.

— C’est de l’apathie, me dit-il. Je ne veux pas te laisser ainsi, pour te retrouver dans deux mois à l’état de chrysalide. Tu vas aller passer ce temps de solitude dans le plus bel endroit du monde. Tu y seras poëte ou naturaliste jusqu’à mon retour ; cela vaudra mieux que de te momifier l’entendement.

Nous partîmes ensemble par la route de Nemours, Montargis et Bourges ; c’était à peu près le chemin de notre pays. À un quart de lieue de son trajet, Roque voulut s’arrêter pour m’installer dans la retraite qu’il me ménageait.

Plus âgé que moi de deux ans, et sorti de collége avant moi, Roque avait déjà fait l’apprentissage d’un certain art dans le choix d’une solitude momentanée. Il me conduisit dans une maisonnette isolée du village d’Avon, et perdue dans les taillis, à la lisière de la forêt de Fontainebleau. Cette pauvre demeure était habitée par un vieux couple honnête et propre, qui nous reçut à bras ouverts et se chargea de moi pour une très-modique rétribution.

Jean et Marie Floche, tel était le nom de mes hôtes. Leur rustique demeure se composait de deux étages contenant chacun deux chambres. Un escalier extérieur, tout tapissé de lierre, montait au premier, qui me fut loué. Au rez-de-chaussée, le ménage Floche se chargeait de préparer mes repas et de respecter mon isolement.

Roque, résolu à consacrer deux journées à mon installation, commença par me promener dans les plus beaux sites de la forêt. Il avait tracé lui-même un plan des principales localités, au moyen duquel je pouvais parcourir de vastes espaces sans me perdre ; mais il voulut jouir de mon ravissement en me faisant pénétrer avec lui dans la vallée de la Sole, dans les gorges de Franchart, au carrefour du Grand-Veneur et dans tous ces beaux lieux dont les arbres séculaires étaient alors dans toute leur magnificence.

Cette journée fut la seule agréable que j’eusse passée depuis mon malheur. Elle devait finir d’une manière fort triste.

Nous avions marché depuis le lever du soleil jusqu’à son déclin, sans prendre d’autre repos que le temps de faire un léger festin d’anachorète sur la bruyère en fleur. Roque avait commencé son cours de science universelle par la géologie. Il n’était occupé qu’à fouiller à ses pieds, et, dans son ardeur, il oublia bientôt de jouir de l’ensemble des beautés de la nature. Sa vive intelligence n’avait cependant pas de portes complétement fermées ; mais il se privait volontairement des jouissances qui eussent pu détourner son attention du sujet actuel de ses recherches. Il ramassait, brisait, creusait, et en même temps démontrait avec feu. Je sentais que cette tension prolongée de sa volonté eût fatigué ma pensée ; mais je me devais à lui tout entier ce jour-là, et, tout en l’écoutant, je voyais rapidement passer devant mes yeux des tableaux enchanteurs, des rayons splendides, des détails d’une indicible poésie. Il ne fallait pas songer à interrompre mon bouillant compagnon pour lui demander de partager mon ivresse.

— Je reviendrai, me disais-je.

Et, à chaque pas, je marquais un but, je méditais une halte délicieuse pour mes futures excursions.

L’air suave de la forêt et le bienfaisant exercice du corps me retrempaient sans que j’en eusse conscience. Dans ces pittoresques décors d’arbres et de rochers, je ne retrouvais pas la physionomie uniforme et gravement mélancolique de mon pays ; mais la marche prolongée dans des régions solitaires me rendait, à mon insu, l’énergie physique et la douce langueur morale de mes jeunes années. Je redevenais moi-même, la vie rentrait dans mon sein.

Au coucher du soleil, chargés d’échantillons de toutes sortes, nous reprîmes le chemin de notre gîte. À un endroit sablonneux et découvert, deux blocs jetés le long du sentier, comme des autels druidiques, s’animèrent tout à coup d’une scène étrange, sauvage, presque effrayante.

Une femme affreusement belle de pâleur, de haillons pittoresques, d’expression farouche et de souffrance, était debout, adossée contre un des rochers, morne, les yeux fixés à terre, puis tout à coup levés vers le ciel avec un air de reproche et de malédiction inexprimables. Alors, à intervalles égaux, un rugissement sourd s’échappait de sa poitrine. Elle cachait aussitôt son front livide dans ses mains, elle crispait ses doigts maigres dans les flots noirs de sa rude chevelure éparse sur ses épaules. La sueur et les larmes coulaient sur son visage. Au-dessus d’elle, sur le rocher, un jeune garçon de neuf à dix ans et d’un beau type accentué, qui appartenait évidemment, comme sa mère, à la race errante et mystérieuse qu’on appelle improprement les bohémiens, semblait attendre un signal, ou chercher de l’œil un gîte secourable. Un petit mulet décharné paissait à deux pas de là. Ce groupe était l’image de la faim, de la détresse ou du désespoir.

Aux cris étouffés de la femme, nous avions doublé le pas. Je me hâtai de l’interroger ; elle me fit signe qu’elle ne comprenait pas. Elle ne savait pas un mot de notre langue : mais, d’un geste de découragement presque dédaigneux, elle nous engageait à passer notre chemin. Roque s’adressa à l’enfant. Il répondit en espagnol. Mais mon ami, qui avait étudié la philosophie universelle de la formation des langues, n’entendait d’autre langue vivante que la sienne.

— Viens là, me cria-t-il ; toi qui as étudié au hasard tant de choses, ne saurais-tu pas l’espagnol incidemment ?

C’était le mot dont il se servait pour railler les fragments sans ordre de mes connaissances superficielles. Je me sentais trop vivement ému pour partager son sang-froid. En toute autre rencontre, j’eusse récusé ma compétence ; mais il n’y avait là ni modestie ni mauvaise honte que la pitié ne dût faire taire. Je me hasardai à prononcer pour la première fois une langue que je lisais assez couramment et dont j’avais essayé de deviner l’euphonie. Je me fis comprendre, et le jeune vagabond me répondit :

— Nous sommes gitanos d’Andalousie. Mon père nous a quittés cet hiver pour aller chercher fortune à Paris, d’où il nous a fait écrire de venir le rejoindre. Nous nous sommes mis en route, il y a trois mois ; mais voilà ma mère très-malade tout d’un coup et qui va mourir ici, parce qu’on ne veut la recevoir nulle part.

Interrogé sur la cause de ce refus barbare, il sourit amèrement, baissa les yeux, et, les relevant sur moi, encouragé peut-être par la compassion qu’il lisait dans les miens :

— Regardez ma mère ! me dit-il d’un air suppliant.

La malheureuse, dans une nouvelle étreinte de souffrance, avait laissé tomber de ses épaules le lambeau de couverture dont nous l’avions vue drapée : elle était dans un état de grossesse avancé.

— Il n’est pas nécessaire d’être, comme toi, passé maître bachelier de Salamanque, s’écria Edmond Roque en me rejoignant, pour voir que cette pauvre mendiante est en proie aux premières douleurs de l’enfantement. Ah çà ! qu’allons-nous en faire ? car, de la laisser là aux prises avec les seules ressources de la nature, qui sont pourtant les meilleures, c’est demander à la Providence de prendre une trop grande responsabilité.

— La Providence, c’est nous qui nous trouvons là, lui répondis-je. Il nous faut essayer de transporter cette femme à notre gîte, et il faudra bien que la mère Floche s’exécute en fait d’hospitalité.

Nous étions en train de chercher comment nous pourrions improviser une sorte de brancard, quand la bohémienne, à qui son fils fit comprendre notre bon vouloir, vainquit sa souffrance avec un courage héroïque, et nous dit par signes qu’elle nous suivrait. Elle ne pouvait pas ou ne voulait pas parler. Nous n’entendîmes pas un mot sortir de sa bouche, scellée par la souffrance ou la fierté.

Un quart d’heure après, nous étions à la maison Floche.

Craignant de rencontrer là une répugnance semblable à celle qui avait fait repousser ailleurs la pauvre vagabonde, nous cachâmes sa situation à l’œil peu clairvoyant du vieux Floche, jusqu’à ce que notre protégée eût franchi le seuil de la porte. Alors il nous sembla qu’elle avait des droits sacrés à l’assistance de ses hôtes, et pendant que je haranguais les vieux époux, Roque partit pour aller en toute hâte chercher une sage-femme au village.

Le père Floche ne parut pas très-satisfait d’abord de l’aventure ; mais sa femme, qui avait l’autorité dans le ménage, montra une charité toute chrétienne, et l’obligea de la seconder dans les soins vraiment maternels et touchants qu’elle se hâta de prodiguer à l’étrangère. Roque revint avec la sage-femme d’Avon, et, quand nous eûmes remis notre malade entre ses mains, nous montâmes dans nos chambres, où notre modeste souper nous attendait depuis longtemps.

— Je ne pense pas que nous puissions porter aucun secours à la patiente, en cas d’accident, dit mon ami en attaquant le repas avec la fureur d’un appétit de vingt-deux ans, à moins que tu n’aies appris incidemment la médecine et la chirurgie ?

— Heureusement que non, répondis-je. Tu n’as donc pas à te préoccuper de l’éventualité d’un meurtre. Mange en paix. Si la matrone d’Avon n’a pas pris ses inscriptions, comme tant de jeunes assassins nos condisciples, elle a du moins pour elle l’expérience.



III


— Sais-tu qu’elle est très-belle, cette misérable créature ! disait Roque tout en dévorant. On voit bien en elle le spectre d’une de ces ravissantes gitanelles que Michel Cervantes ne dédaigna pas de chanter. C’est un pan ruiné de l’Alhambra. À propos, toi qui apprends tout, sais-tu par hasard ce que c’est que cette race immonde qui porte encore au front le sceau de je ne sais quelle grandeur déchue ?

— Ce sont, lui répondis-je, des Indiens pur sang qu’on a baptisés de tous les noms des pays traversés par eux dans leur longue et obscure migration à travers le monde, égyptiens, bohèmes, zingari…

Et cætera, reprit Roque, en attaquant un autre plat. Il en est d’eux comme de ces fossiles que l’on trouve épars sur tous les points du globe, et que le vulgaire foule aux pieds sans se douter que ce sont les ossements du monde primitif.

Là-dessus Roque entama une dissertation qui, accompagnée d’une mastication acharnée, dura près d’une heure, et qui aurait pu durer toute la nuit, si la mère Floche ne fût entrée, portant dans son tablier quelque chose qu’elle prétendait nous faire embrasser et bénir. C’était un petit avorton roulé dans un vieux tapis de pied d’où sortait une face violacée, des yeux fermés, des traits informes.

— Fi ! ôtez cela ! s’écria Roque ; c’est affreux à voir quand on mange.

— Un enfant qui vient de naître, c’est sacré, monsieur ! répondit la vieille en m’apportant la progéniture de la bohémienne.

L’emphase de la mère Floche fit sur moi, à mon corps défendant, une certaine impression. Je lui laissai poser le petit être devant moi sur la table et le regardai curieusement. Je n’avais jamais accordé autant d’attention à un pareil objet, et, comme tous les hommes chez qui les entrailles paternelles n’ont pas encore parlé, je ne ressentais pour cette première manifestation de la vie humaine qu’un mélange de dégoût et de pitié.

— C’était bien la peine d’assister cette gracieuse perle d’Andalousie ! disait mon ami en riant. Elle nous a gratifiés d’un petit monstre !

— Ma foi, monsieur, vous n’y connaissez rien, reprit la mère Floche. Cette petite fille, quoique très-brune, est la plus jolie que j’aie jamais vue.

— Joli, ça ? s’écria Roque. Ainsi, mon pauvre Stéphen, nous avons été encore plus laids, nous autres !

— Admirons l’instinct des femmes ! pensais-je ; là où nous ne voyons qu’une ébauche informe de l’œuvre divine, leur appréciation mystérieuse saisit la révélation de l’avenir.

— Mais de quoi avez-vous revêtu cette pauvre créature ? demandai-je à mon hôtesse.

— De ce que j’ai trouvé de plus propre dans les hardes de la bohémienne, répondit-elle. Mais la sage-femme est en train de couper des langes dans un de mes vieux draps, et mon homme a été chercher une mauvaise couverture dont nous lui ferons des couches.

— En attendant, mettons ce marmot dans une enveloppe moins rude, pensai-je.

Et, ouvrant ma malle, j’y trouvai des mouchoirs de toile et un grand cache-nez en mérinos dont la mère Floche habilla l’enfant.

Ma sollicitude parut très-puérile à Roque, qui trouvait sage que l’enfant, destiné à ne jamais connaître les douceurs de la civilisation, s’habituât, dès le premier jour, à s’ébattre nu dans une sorte de paillasson.

On appela d’en bas la mère Floche.

— Ah ! mes bons messieurs, s’écria-t-elle, je ne sais où donner de la tête. Et mon homme qui n’a pas encore soupé ! Laissez-moi poser cette pauvre petite sur votre lit pour un moment ; je reviens la chercher.

Elle sortit sur un second appel de son mari, qui paraissait s’impatienter, et nous restâmes chargés de la garde de l’enfant.

Elle est bonne ! me dit Edmond en style d’écolier (l’aventure est le mot sous-entendu de cette locution). N’aurais-tu pas appris, incidemment, l’art de nourrir les marmots ?

L’enfant criait ; nous imaginâmes de lui donner de l’eau sucrée.

— Tiens, ça boit ! disait Roque émerveillé.

L’enfant s’endormit sur mes genoux. Roque reprit sa dissertation sur le déluge, tout en fumant son cigare.

Cependant, au bruit et au mouvement qui se faisaient au rez-de-chaussée avait succédé un silence complet.

— Je crois, Dieu me pardonne, dis-je à mon ami en l’interrompant, que tout le monde, vaincu par la fatigue, s’est endormi en bas, et que nous allons être obligés de bercer cette sorte d’être toute la nuit.

— Voyons ! voyons ! donne-moi ça, répondit Roque en voulant prendre l’enfant. Je vais le reporter à sa mère.

— Va voir ce qui se passe, lui dis-je, et envoie-moi la mère Floche.

Roque descendit. Je restai seul avec l’enfant, sans trop m’apercevoir qu’il était sur mes genoux, le soutenant instinctivement, et songeant à l’amour des mères, à la mienne par conséquent.

Puis ma rêverie prit un autre cours. Je me demandai ce que c’était que l’énigme de cette destinée humaine qui se pose si diverse à l’entrée de chacun de nous dans le monde, à cet incroyable jeu du hasard qui préside à la vie, et que nous avons besoin d’attribuer, pauvres êtres que nous sommes, à des combinaisons inexplicables de la Providence, pour en justifier la rigueur ou la bizarrerie.

Tout à coup la porte s’ouvrit et je vis apparaître le petit bohémien. Son teint olivâtre n’était guère susceptible de révéler la pâleur de l’émotion ou de la fatigue ; mais son œil fixe, sa bouche contractée, donnaient à ce visage d’enfant une expression de douleur et de volonté au-dessus de son âge.

— Rendez-moi ma sœur, me dit-il laconiquement en espagnol. Ma mère est morte !

Je gardai l’enfant dans mes bras, et je descendis à la hâte. Je trouvai Roque constatant que la bohémienne, épuisée de fatigue, de misère et peut-être de chagrin, venait de succomber à l’effort suprême de l’enfantement.

Quand le petit gitano, qui m’avait suivi, se fut assuré de la vérité, dont apparemment il doutait encore, une crise de désespoir violent succéda à son apparente fermeté. Il se jeta sur le cadavre en criant, puis il se mit à lui parler dans sa langue asiatique, sur un ton dolent, entrecoupé de sanglots qui, parfois, prenaient l’intonation d’un chant ou d’une déclamation. Pendant plus d’une heure, il fut impossible de le calmer, et nos exhortations semblaient lui inspirer une sorte de rage impuissante ou de haine sombre. Cette scène, à laquelle les autres assistants, occupés de remplir les formalités prescrites en pareil cas, donnèrent forcément peu d’attention, me pénétra vivement. Je ne pouvais en détacher mes yeux. La face pâle de cette morte, encadrée de longs cheveux noirs, représentait à mon imagination ma mère, dont je n’avais pu consoler l’agonie et contempler les traits flétris. Le désespoir de cet enfant était celui que j’aurais eu sans doute à son âge. Moi, je n’avais pu pleurer. Ses sanglots produisirent sur moi un effet magnétique ; mes nerfs, ébranlés tantôt par la monotonie déchirante de ses gémissements, tantôt par ses brusques et bizarres exclamations dans une langue inconnue, se détendirent enfin, et je sentis des ruisseaux de larmes couler sur mes joues, en même temps qu’un élan sympathique me portait à une commisération infinie pour cet être frappé d’une infortune semblable à la mienne.

À minuit, le décès légalement constaté, le maire et les témoins partis, la sage-femme fut payée et congédiée.

Qu’allaient devenir les enfants ? Mes hôtes étaient si fatigués, qu’ils remirent au lendemain à s’en occuper. La mère Floche amena une de ses trois brebis et on put faire téter le nouveau-né. Bien que l’aîné fût arrivé mourant de faim, il refusa de rien prendre et voulut passer la nuit auprès du matelas où gisait la morte. De plus en plus apitoyé sur son sort, j’envoyai dormir tout le monde et je restai seul avec lui, le cadavre, la petite fille couchée dans une corbeille, la brebis et son agneau.

Alors le gitano se calma. Il s’assit au pied du matelas et me regarda attentivement, mais sans vouloir échanger avec moi une seule parole. Il semblait qu’il observât quelque prescription de sa religion, qui lui défendait de parler dans la chambre mortuaire. Enfin il parut s’assoupir, et, voyant tout tranquille autour de moi, je finis par m’endormir moi-même sur ma chaise.

Le chant du coq qui vint sonner sa fanfare matinale auprès de la porte m’éveilla. Il faisait à peine jour. Je ne vis plus le petit garçon dans la chambre. Je pensai qu’il avait été voir son mulet, ou dormir dans l’étable. Je m’assurai que la petite fille reposait tranquillement. La brebis broutait à une brassée de feuilles vertes qu’on lui avait apportée dans la chambre par précaution. La morte s’était roidie sous la couverture. Sa main livide et maigre, extraordinairement petite et bien faite, sortait du linceul et pendait à terre. Elle était ornée d’un bracelet d’or trop large qui retombait jusqu’à la naissance des doigts. Je le pris pour le donner à son fils. J’étais si accablé, que je le mis dans ma poche sans le regarder, et que je me rendormis presque aussitôt.

Ce ne fut qu’au grand jour que l’on vint me relayer. Le gitanillo n’était pas rentré. Le mulet avait disparu avec lui. Nous pensâmes qu’ils avaient été, l’un portant l’autre, chercher l’assistance de quelque vagabond de la tribu pour ensevelir la mère et emmener l’enfant ; mais cette journée et les suivantes s’écoulèrent sans qu’on entendît parler du fugitif ni d’aucun de sa race.

Dans l’attente de quelque réclamation, le maire du village s’entendit avec la mère Floche et nous, pour assurer provisoirement l’existence du pauvre être abandonné. Nous fûmes tous fort embarrassés quand il s’agit de faire dresser son acte de naissance. Nous ne savions pas le nom de la mère, nous ignorions si l’enfant pouvait réclamer une paternité quelconque. Il fallut donc l’inscrire au registre de l’état civil comme né de parents inconnus. La mère Floche porta la petite fille au baptême et la prit pour filleule, avec moi pour parrain, dans cette pauvre petite église d’Avon où un simple nom gravé sur une dalle, Monaldeschi, rappelle un des plus sombres drames amoureux du xviie siècle.

Roque, bon et généreux, vida sa petite bourse sur le berceau de notre protégée, mais n’en continua pas moins à rire de l’aventure. Il voulait qu’on donnât à la gitanilla quelque nom expressif ou burlesque. La mère Floche, qui tenait au sien, insistait pour qu’on l’appelât Scholastique. Le maire avait l’habitude de donner à tous les enfants trouvés de sa commune le même prénom, Frumence, quel que fût leur sexe. Il me fallut soutenir plus d’un assaut pour baptiser à mon gré ma filleule ; mais quand on m’eut concédé ce droit, je me trouvai fort embarrassé. Aucun nom ne me semblait assez caractéristique pour une destinée aussi étrange ; mais il était dans celle de l’enfant d’en avoir un très-vulgaire. Je m’avisai de regarder le bracelet que j’avais retiré du poignet de la morte : c’était une grosse chaîne d’or fermée d’un cadenas sur lequel étaient gravées d’imposantes armoiries, et d’une plaque qui portait ce seul mot : Morena.

Dans ma simplicité, je crus avoir fait une grande découverte, et j’allai fièrement montrer à mon ami Roque le nom de la mère, et la généalogie de l’enfant écrite dans la langue hiéroglyphique du blason. Il éclata de rire.

— Cela ? s’écria-t-il, c’est un collier de chien volé à quelque grande dame espagnole, et ce nom, si doux en français, qui, tu le sais, signifie tout bonnement noire ou brune, c’est le nom d’une petite chienne qui aura peut-être coûté bien des pleurs à sa maîtresse. Les gitanos sont grands escamoteurs de chiens et de chevaux, surtout quand ces animaux de luxe sont ornés richement. Que ta grande flâneuse d’imagination daigne donc rabattre de ses fumées : tu n’auras pas pour filleule une descendante de quelque Medina-Cœli, enlevée à son berceau par les sorcières errantes de l’Andalousie : ce n’est que la fille d’une diseuse de bonne aventure ou d’une danseuse de carrefour, dont le mari ou l’amant (si ce n’est elle-même) s’adonnait au rapt des petits chiens et des chaînes d’or.

L’explication était péremptoire, au point que, renonçant d’emblée à mes idées romanesques, je répondis sans hésiter :

— Eh bien, que le nom de Morena lui soit léger ! C’est un adjectif qui peut qualifier sans profanation une créature de Dieu, et beaucoup de noms inscrits aux célestes archives du calendrier n’ont pas une origine plus recherchée.

En ce moment, la mère Floche apporta la petite fille, qu’elle avait attifée de son mieux et qui, grâce à cette rapidité prodigieuse avec laquelle la nature dégage son type de la première ébauche, semblait d’heure en heure prendre figure humaine. La teinte violacée avait disparu ; les traits, encore vagues, étaient pourtant un peu raffermis, et la peau prenait un ton bronzé très-caractéristique.

— C’est une négresse, s’écria Roque, une mulâtresse, tout au moins. Eh bien, elle sera parfaitement nommée.

— Ne m’en parlez pas, dit la mère Floche un peu consternée ; je doute qu’un être de cette couleur-là puisse devenir chrétien au baptême. Je m’imaginais que la mère et le garçon s’étaient noircis au soleil de leur pays ; mais voilà qu’au grand jour la petite en tient aussi, et je crains bien que ce ne soit une race de diables.

— Tranquillisez-vous, dit Roque, M. le curé va blanchir tout ça.

Nous nous rendîmes donc à la mairie et à l’église, où il me fallut adjoindre au nom de Morena, que le maire et le curé s’obstinaient à regarder comme un nom de famille, le prénom d’Anna. En fait de dragées, j’avais donné, le matin, à ma commère un vieux manteau que son époux avait brossé, la veille, d’un air de convoitise. Les femmes de l’endroit, qui s’entretenaient beaucoup de l’aventure, se pressèrent autour de nous pour voir l’enfant mystérieux. Mais la mère Floche, qui avait honte de la petitesse de sa filleule, ramena avec soin sur elle le fichu de grosse mousseline qui lui servait de voile baptismal, et nous allâmes faire tous ensemble, c’est-à-dire à nous quatre, le repas classique. Après quoi, Roque monta en diligence, me recommanda l’étude de la géologie, m’embrassa et partit pour rejoindre sa famille.

Nous nous étions opposés à ce que l’enfant fût mis à l’hospice et inscrit aux enfants trouvés. La mère Floche, ne voyant venir personne pour réclamer sa filleule, ne s’inquiéta pourtant pas. Elle était merveilleusement bonne et aimante, cette pauvre vieille, et elle soignait tendrement Morena (qu’elle persistait à appeler Anna), toujours nourrie avec succès par la brebis noire.

Je crois en vérité que lors même que nous n’eussions pas contribué, Edmond et moi, aux premiers frais de cette humble éducation, elle les eût pris sur elle seule par charité. Elle trouvait l’enfant si grêle, qu’elle craignit d’abord de le voir succomber dans ses mains. Mais elle put bientôt se convaincre que cette apparence était trompeuse, que l’enfant était ainsi dans les proportions normales de sa race, et qu’il était même d’une santé beaucoup plus robuste, d’un appétit plus facile à satisfaire et d’un développement plus précoce que tous ceux du même âge qu’elle avait sous les yeux.

Cette aventure ne pouvait alors prendre une longue place dans mes pensées. Après la première émotion produite sur moi par le drame de la mort de la bohémienne, mon imagination, qui s’était allumée un instant, se refroidit tout à fait. Pendant deux ou trois jours, j’avais rêvé une sorte d’adoption des deux orphelins que Dieu semblait avoir jetés dans mes bras. Mais la disparition ou plutôt la fuite du petit garçon, qui me paraissait avoir épié dans mes yeux la pitié dont sa sœur était l’objet, et s’être sauvé, sans rien dire, pour me contraindre à m’en charger, la circonstance du bracelet, le nom même que, dans un moment d’humeur peut-être, j’avais donné à la petite fille, tout contribuait à me faire envisager les choses sous leur véritable aspect. Les bohémiens sont une race dégradée par la misère et l’abandon. Leur type étrange, leur mystérieuse origine, prêtent sans doute à la poésie, et, à l’époque où je faisais cette rencontre, ils étaient à la mode en littérature. Mais j’avais assez lu un peu de tout pour connaître la réalité des choses et pour voir, à côté de ce charme pittoresque que l’on avait le caprice de leur prêter, le mépris trop fondé qu’ils inspirent aux nations qui les connaissent et qui souffrent de leurs rapines, de leur malpropreté, de leurs ruses, de leur abjection en un mot.

L’enfant devint donc bientôt pour moi un objet de curiosité physiologique, de pitié naturelle, et rien de plus. Quand je rentrais le soir de mes longues courses dans la forêt, je regardais sur la litière fraîche et parfumée de l’étable, le groupe de la brebis noire allaitant ses deux nourrissons, l’enfant et l’agneau. J’admirais la maternelle sollicitude de ma vieille hôtesse et la débonnaireté du père Floche, qui détestait les marmots et à qui sa femme persuadait de bercer celui-là. Ces deux vieillards, rangés, probes et austères, me paraissaient alors bien plus dignes d’attention et d’intérêt que la problématique destinée de ma filleule.


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IV


Ma santé de paysan avait beaucoup souffert pour s’acclimater à l’air de Paris et à la réclusion où je m’étais plu à m’oublier moi-même. Dans cette belle forêt de Fontainebleau, qui a inspiré son poëte, l’auteur d’Oberman, comme les forêts vierges de l’Amérique ont inspiré Chateaubriand et Cooper, je me sentis bientôt renaître. Mon âme resta triste, mais non oppressée, et j’éprouvai moins qu’à Paris le besoin de m’absorber dans les livres pour échapper aux réflexions amères.

Je me laissai prendre, non plus comme un désœuvré, mais comme un enfant, aux séductions de la nature ; je sentais, si je puis parler ainsi, mes yeux s’agrandir et ma vue s’éclaircir pour embrasser le spectacle des choses éternellement vraies dans l’ordre de la beauté matérielle : les grands arbres, ces monuments qui vivent et progressent ; les fleurs sauvages, cette ornementation qu’on respire et qui renaît sous le pied qui la brise ; les ivresses bruyantes que répand le soleil sur les plantes et les animaux ; les langueurs muettes où la lune plonge délicieusement la création, toujours éveillée, même dans son silence. J’avais encore dans l’esprit un peu de ce vague contemplatif que ne secouent pas aisément ceux qui ont respiré en naissant l’air des vallées de l’Indre ; mais je m’initiais à l’appréciation d’une nature moins douce et plus belle. Je n’attendais plus, dans une promenade sans but, les influences du dehors ; j’allais les chercher, les surprendre même dans ces sites qui résument ou rapprochent la grandeur et la grâce, l’immensité des horizons éblouissants, ou la sauvagerie des retraites cachées.

Un matin, je vis voler sur les bruyères, ou dormir sur l’écorce des bouleaux, de si beaux insectes, que je me pris de goût pour l’entomologie.

— Encore une étude incidente, pensai-je en souriant ; mais qu’importe, si elle me charme pendant une saison ?

Je me procurai quelques livres que je feuilletais le soir pour m’assimiler l’esprit des classifications établies. Je vis que c’était là, non une science faite, mais un champ illimité d’observations ouvert à l’activité de l’explorateur. Pour devenir entomologiste, il faut consacrer sa vie à compter les fils d’une dentelle flottante, insaisissable, merveilleuse, que le soleil ou la brise secouent sur la végétation, à toutes les heures du jour et de la nuit. L’application de cette conquête est utile, dans un petit nombre de cas, à l’agriculture et à l’industrie ; mais, dès qu’on se voue à une spécialité dans la pratique scientifique, adieu l’étude sans bornes, adieu l’observation des mystères infinis, adieu l’interminable récolte des richesses qui pullulent dans l’air et la lumière !

— Je ne serai pas entomologiste, pensais-je, car je ne pourrais pas être autre chose ; et, comme je ne peux pas tout savoir, quoi qu’en dise mon ami Roque, je veux au moins tout comprendre, selon mes moyens.

J’étudiai donc les insectes selon ma méthode, qui consistait à n’en point avoir, à saisir au vol tout ce que la fécondité des cieux faisait pleuvoir autour de moi, à connaître les lois de la vie, à sentir les prodigalités inépuisables de la beauté dans chaque être, dans chaque objet livré à mon examen, et je vécus ainsi un mois qui passa comme un jour.

Le désir de surprendre telle ou telle espèce sur certaine plante m’emporta aussi dans le domaine de la botanique. Mêmes aperçus, même entraînement et mêmes réserves ; mais dès lors, double jouissance. La plante et son parasite, beaux ou intéressants tous les deux, m’attirèrent dans les régions où certaines espèces parquent leur existence. Dans ces courses motivées, toutes les splendeurs du cadre, tous les accidents pittoresques ou instructifs du chemin me saisissaient d’autant plus qu’ils étaient le superflu de ma conquête : c’était le vase de la vie universelle qui débordait sur moi au moment où, chercheur modeste, je ne lui en demandais qu’une goutte.

Heureux jours qui m’avez créé une source d’intarissables compensations aux amertumes de la vie morale, je ne saurais trop vous rappeler à ma mémoire et vous bénir !

— Ô ma mère ! m’écriais-je quelquefois dans une extase soudaine, si, en ce moment, tu peux me voir, tu me regardes vivre et cela seul peut te consoler de ne plus vivre à mes côtés.

Je fis une rencontre qui me contraria d’abord, mais à laquelle je me laissai aller peu à peu, par ce sentiment de commisération morale que je ne pouvais vaincre. Sur plusieurs points de la forêt, je me trouvai face à face avec un garçon un peu plus âgé que moi, agréable de figure et mis avec plus de recherche que moi dans sa tenue de touriste. Il me prit d’abord pour un de ces maraudeurs problématiques qu’on voit errer dans les régions écartées, et dont il est souvent difficile de s’expliquer l’oisiveté inquiète. Quand il vit que j’herborisais et chassais aux insectes, il chercha à lier connaissance et s’y prit avec tant de courtoisie, que je me laissai imposer plusieurs fois sa société.

Ce fut une société agréable par elle-même, mais à laquelle pourtant j’eusse préféré la solitude. Je n’aime pas la conversation ; je suis de ces esprits qui s’assombrissent en se résumant.

Hubert Clet était un fils de famille dérouté dans la vie, qui était censé chercher un état, et qui avait la ferme résolution de n’en trouver aucun digne de ses facultés. Né et élevé à Paris, fils d’un industriel aisé, assez répandu déjà dans le monde des artistes élégants, plus spirituel que capable et plus aimable qu’aimant, il cachait une immense vanité sous les dehors du savoir-vivre. L’estime qu’il se portait à lui-même ne se révélait donc pas par des affirmations de mauvais goût, mais elle se trahissait par sa manière de raisonner.

D’abord, il me crut au même point de vue que lui. Il crut que je méprisais tous les moyens offerts par la société actuelle à l’emploi de ma capacité. Mais quand il vit que, loin de là, je doutais assez de moi-même pour vouloir prendre le temps de m’instruire avant de m’utiliser, que je ne reniais pas le devoir, mais que je m’y soumettais au contraire dans l’avenir, en vue de quelque affection future dont je sentais le germe couver en moi lentement, il fit comme Roque avait fait à un autre point de vue : il rabattit de son estime pour mon intelligence et goûta un certain plaisir à se regarder comme mon supérieur.

Voilà le résumé qu’il me contraignit à me faire à moi-même en le lui déclinant. J’en fus attristé. J’étais encore dans une situation d’esprit où j’aurais voulu oublier l’avenir, afin de m’habituer au souvenir du passé. Mais, devant ses théories insensées sur le mépris qu’il affichait pour ses semblables, je sentis ma conscience se révolter. En cela, bien qu’il me fît souffrir, il me donna une leçon utile, tout au rebours de sa conviction.

Ce qu’il y avait d’étrange dans son superbe détachement des hommes et des choses, c’est que, tandis que je vivais en ermite, sevré par ma pauvreté, ma tristesse et ma timidité, des jouissances de la jeunesse, du contact des arts, de la société des femmes et de toutes les élégances de la vie parisienne, il nageait en pleine eau dans ce milieu tant dédaigné. Il avait dansé avec la Malibran, il allait chez Victor Hugo, il donnait à Balzac des sujets de roman, il était abonné au Conservatoire de musique. Sans doute, il se vantait un peu, car il allait jusqu’à prétendre que vingt éditeurs lui demandaient ses œuvres, et que, s’il n’avait pas de nom, c’est parce qu’il méprisait la gloire et voulait vivre en poëte, pour lui-même.

Par moments, je le pris pour un hâbleur et pour un fou. Il y avait un peu de cela ; mais c’était le travers de sa première jeunesse, et il devait s’en corriger. Il pensait, comme tant d’autres, que, s’il n’était pas grand homme, c’est qu’il ne le voulait pas.

Ce travers était déplorablement répandu alors. Je n’en savais rien, moi qui vivais seul ou avec des camarades très-simples de mœurs et encore à demi rustiques. Hubert Clet m’étonna donc beaucoup au commencement. Un instant, il me parut un phénomène si curieux à observer, que je faillis négliger pour lui le coléoptère. Je me demandais si, en effet, c’était là un homme de génie dont il fallait combattre la sainte pudeur qui l’empêchait de se manifester, ou un sot à qui j’eusse mieux fait de tourner le dos.

Au bout de quelques causeries, je le connus assez bien, pour un provincial et un apprenti savant que j’étais. Je vis qu’il avait trop d’esprit pour n’être pas capable d’arriver au talent, mais que ce ne serait jamais un grand artiste littéraire, parce qu’il vivait trop dans l’amour de lui-même. Je vis qu’il était plus naïf d’amour-propre et plus faible de cœur qu’il ne le pensait, et qu’il y avait même en lui d’excellentes qualités qu’il eût rougi d’avouer comme étant trop naturelles et trop prosaïques, mais qui devaient tôt ou tard l’emporter sur ses affectations d’ennui et de désespoir.

Un soir, il m’accompagna pour la première fois à mon gîte. Il demeurait, lui, dans une superbe villa d’été appartenant à la sœur d’un de ses amis. Cet ami l’avait amené là, pour la saison de la chasse. Mais il méprisait la chasse comme tout le reste, et il prétendait chérir la solitude ; voilà pourquoi il s’emparait de moi et ne me permettait plus d’être seul.

Il vit mon intérieur provisoire de la maison Floche, et le trouva plus original et plus poétique qu’il ne l’était réellement. L’histoire de la bohémienne et la vue de Morena, qui, en réalité, était devenue, au bout de six semaines, une fort jolie petite créature, lui inspirèrent l’idée…


(Ici, nous trouvons une lacune dans le manuscrit de Stéphen Rivesanges, soit qu’il ne l’ait jamais remplie, soit qu’un de ses cahiers ait été perdu ou brûlé. Mais nous trouvons, pour nous renseigner sur la suite de son histoire, diverses lettres et fragments qui combleront cette lacune, et qui ont sans doute été réunis à dessein par lui à ses mémoires.)


lettre de madame de saule à madame marange

Mère chérie, dépêchez-vous de revenir. Savez-vous que c’est long, six mortels jours sans vous voir ! Vous ne m’avez pas habituée à cela, et me voilà déjà comme une âme en peine, ou plutôt comme un corps sans âme. Vous me direz que j’ai un frère pour me tenir compagnie. Bah ! vous savez bien que c’est de votre compagnie que j’ai besoin, et que celle de M. Julien est une chose fantasque et passagère que je n’ai pas la prétention d’accaparer. Il chasse du matin au soir, ce cher enfant, et, s’il est invisible tout le jour pour les gens sédentaires comme nous, du moins il rentre à la nuit, très-gai et très-aimable, quelque poudreux, crotté ou éreinté qu’il soit. Dormez en paix sur le compte de votre Benjamin, chère petite mère. Il se porte à ravir, et je crois qu’il est aussi sage que vous pouvez souhaiter.

Votre grande fille, je devrais presque dire votre vieille enfant, est moins raisonnable. Quand vous n’êtes pas là, elle s’ennuie de tout, elle ne sait que faire de sa vie. Que voulez-vous ! il me semble que je ne suis rien par moi-même, que c’est par vous que je pense, que je raisonne et que j’existe.

Quand vous allez revenir, je vous raconterai toute une histoire… Mais puisque vous n’arrivez qu’après-demain, pourquoi ne vous la conterais-je pas tout de suite ? C’est si bon de causer avec vous ! il n’y a que cela de bon. D’ailleurs, vous serez au courant d’avance, et vous ferez vos bonnes petites réflexions en chemin ; car vous allez voir que j’attends votre décision, comme de coutume et pour toute chose.

Hier matin, l’ami de Julien, ce joli petit M. Hubert Clet, que je ne trouve ni sot ni fou, puisque vous ne voulez pas que je juge trop sévèrement les enfants que votre enfant distingue, s’est avisé, à déjeuner, de me raconter une triste aventure qui s’est passée, il y a six semaines, je crois, à trois lieues de nous, au village d’Avon : Avon-Monaldeschi, comme vous dites.

Une pauvre égyptienne, dont on n’a pu savoir le nom, est venue accoucher et mourir, dans l’espace d’une heure, chez de bonnes gens qui ont gardé l’enfant et qui en prennent soin. L’enfant, quoique un peu noir (ou plutôt jaune), est joli comme un amour. Le récit de M. Clet m’a donné l’idée d’aller me promener jusque-là en voiture, avec lui pour guide et notre bon vieux chevalier pour chaperon, quoique, en vérité, il ne me semble pas qu’une femme de trente ans et un garçon de vingt ans puissent jamais se croire en tête-à-tête. Mais vous voulez que votre fille soit comme devait être la femme de César, et vous avez raison. Je suis trop fière que vous vouliez être fière de moi, pour risquer jamais une étourderie.

Nous avons trouvé M. et madame Floche (c’est un ancien jardinier et une ancienne laitière, qui ont bien cent trente ans à eux deux) occupés à laver et à babichonner la petite Morena avec autant de propreté, d’adresse et de tendresse que si c’eût été le fruit de leur antique union. Hélas ! ces bonnes gens sont comme moi : ils n’ont pas eu d’enfants ; mais ils ont vieilli ensemble, et moi, sans ma mère, je serais une triste veuve.

La petite fille est un bijou ; la brebis noire qui la nourrit est une bonne bête. Je suis restée là, une heure, à m’amuser, comme un enfant que je suis encore malgré les trois cheveux blancs que vous m’avez trouvés l’autre jour sur la tempe droite.

Et puis est arrivé le parrain et le protecteur de l’enfant ; car il faut que vous sachiez qu’il y a un bon être qui a promis de veiller sur elle et de la faire vivre aussi longtemps et aussi bien qu’il pourrait. C’est un tout jeune homme, de l’âge de notre Julien, qui jouit, le croiriez-vous, de douze cents livres de rente, et qui trouve moyen de faire la charité avec cela ! Et Julien, qui a douze mille francs de pension et qui n’en trouve pas assez pour ses menus plaisirs ! Je lui ai fait la morale là-dessus en rentrant. Mais il m’a envoyé paître, comme de coutume, et, comme de coutume aussi, il a fini par me dire que j’avais raison de ne pas faire comme lui. Je reviens à mon histoire, qui ressemble un peu à celle des Sept châteaux du roi de Bohême.

Ce jeune homme — il s’appelle Stéphen… je ne sais plus quoi — était à se promener dans la forêt avec un autre pauvre étudiant comme lui, quand ils ont rencontré et amené la bohémienne chez les Floche, où ils avaient loué deux petites chambres. L’autre est parti, laissant pour l’orphelin tout ce qu’il avait d’argent et disant que ses parents payeraient son voyage à l’arrivée. M. Stéphen est resté pour passer les vacances dans la forêt ; mais il a donné presque tout son linge et il s’est procuré cinquante francs, qu’il n’avait pas, pour assurer à l’enfant les bonnes grâces de ses hôtes et compléter sa petite layette.

La mère Floche m’a raconté tout cela, et elle a su après coup que ce jeune homme avait fait mettre sa montre au mont-de-piété, à Paris, pour avoir cette petite somme. Elle a voulu la lui rendre ; il n’a jamais voulu y consentir.

Voyez, chère mère, comme il y a des cœurs excellents, et parmi les gens les moins heureux ! J’ai été vraiment attendrie en voyant arriver ce jeune savant, tout brûlé par le soleil, vêtu d’une blouse de routier, marchant dans de gros souliers dont nos domestiques ne voudraient pas, et tout chargé de plantes, de cailloux et de boîtes d’insectes qu’il passe ses journées à recueillir, et une partie de ses nuits à étudier. Il a été intimidé de nous voir là, au point de vouloir se sauver ; mais M. Clet, qui a fait connaissance avec lui dans ses promenades, me l’a présenté malgré lui. Le chevalier l’a interrogé sur ses recherches, et il est si modeste, qu’il s’est imaginé que notre ami était plus savant que lui. C’était fort amusant de le voir répondre avec déférence à des questions dont ce cher homme ne comprenait pas les réponses, et j’ai vu le chevalier si embarrassé, un moment, de continuer la conversation, qu’il a failli lui demander quelle différence il faisait entre les papillons et les lépidoptères.

Moi qui n’en sais guère plus long que notre ami, je me bornai à interroger le jeune homme sur la bohémienne. Apparemment qu’il s’était apprivoisé avec nos figures, car il me répondit sans se troubler et avec une élégance d’expressions à laquelle je ne m’attendais pas de la part d’un écolier de cette apparence. J’ai su depuis, par M. Clet, que ce n’est pas une nature ordinaire ; que, dès l’âge de seize ans, il avait fini toutes ses études, après avoir eu les premiers prix sept ans de suite. Il assure qu’il est aussi avancé dans son instruction et dans sa raison qu’un homme fait et d’un caractère sérieux. Enfin, il l’avoue presque pour son égal : jugez combien il faut que ce jeune homme lui soit supérieur !

J’ai eu bien envie, tant il me paraissait gentil et intéressant, de l’inviter à venir nous voir ; mais je n’ai rien voulu faire sans votre avis. Il me semble que ce serait pour mon jeune frère une connaissance plus utile que ce bel esprit en herbe de Clet. Vous en déciderez, mère. Ce n’est pas là ce qui me fait vous écrire. C’est l’envie désordonnée qui s’est emparée de moi de prendre et d’élever la petite Morena. N’est-ce pas notre devoir, à nous autres qui sommes riches, d’empêcher les pauvres de se sacrifier les uns pour les autres ? N’aurions-nous pas honte de les voir se dévouer quand nous nous croiserions les bras ? J’ai failli mettre l’enfant et la brebis, voire l’agneau, dans ma voiture ; mais j’ai dit : « Ma mère arrive lundi, attendons et laissons-lui le plaisir d’ordonner. »

Adieu, vous que j’aime. Revenez donc vite. Votre pauvre petite Marquise hurle tous les soirs en passant devant votre chambre, elle me donne envie d’en faire autant.




V



ANCIEN JOURNAL DE STEPHEN. — FRAGMENTS


Avon, 27 septembre 1832.

Anicée de Saule ! quel doux nom ! et quelle douce créature que celle qui le porte ! Où ai-je vu une figure, un portrait qui lui ressemble ? Je ne m’en souviens pas, mais bien certainement ce n’est pas la première fois que je vois ce type aimable et pur…

…Aujourd’hui, entre dix et onze heures, j’ai vu l’éclosion d’elpenor, au pied d’une vigne sauvage. Je suis resté une heure à attendre que ses ailes fussent développées. Elles étaient humides d’abord et semblaient lisses, incolores. À mesure qu’elles séchaient, je voyais apparaître le duvet si doux de son corps et la poussière si bien tamisée de ses ailes. Ses portions de rose étaient juste de la couleur de l’écume de la vendange, et ses portions vertes de celle de l’olive dans la saumure…

…Quand cette dame s’est retirée, j’ai gravi les rochers pour voir le lever de Procyon. Il monte entre deux fragments de rochers qui sont ici à l’horizon et qui lui font un repoussoir formidable ; il brille perdu dans les profondeurs de l’éther que ce cadre fait reculer. Cela donne, à la vue même, le sentiment de l’infini. Je n’avais jamais vu les étoiles si belles que ce soir.


30 septembre.

Elle est revenue, avec sa mère cette fois. J’ai été profondément ému. Cette mère, ô mon Dieu ! c’est la mienne ; elle lui ressemble, non pas trait pour trait ; mais leurs âmes étaient semblables, puisque tant de signes extérieurs établissent dans mon souvenir une similitude qui me pénètre et me bouleverse. C’est la voix de ma mère ; c’est son regard si ferme dans la franchise, si doux dans la bonté ; c’est sa démarche, sa manière de s’habiller, presque aussi simple, en vérité, quoique cette dame soit riche. C’est son esprit surtout, son jugement droit, sa tendre indulgence, sa modestie, sa grâce. Elle a quarante-six ans, dit-on ; elle paraît à peine plus âgée que ne l’était ma chère défunte la dernière fois que je la vis. Comme les femmes de Paris se conservent longtemps ! Nous n’avons pas l’idée de cela dans nos campagnes. La belle Anicée de Saule dit tout haut qu’elle a trente ans. Je ne puis le croire. C’est, à peu de chose près, l’âge qu’avait ma mère, et il ne me semble pas qu’elle soit plus âgée que moi d’un jour. Si l’on nous voyait ensemble dans mon pays, sans nous connaître, on croirait que je suis le frère de l’une et le fils de l’autre…

Les champignons pullulent dans la forêt ; c’est, quoi qu’on en dise, la plus saine nourriture qui se puisse trouver ; elle est presque aussi fortifiante que la chair des animaux et offrirait aux paysans une ressource véritable pendant la moitié de l’année. Malheureusement ils connaissent peu les espèces alimentaires, et, quand ils ne s’empoisonnent pas, ils ont une méfiance qui va jusqu’à s’abstenir entièrement. J’en ai vu qui vendent des échantillons superbes pour la consommation, et qui, pour rien au monde, ne voudraient en manger.

J’ai trouvé l’agaric-améthyste en assez grande quantité ces jours-ci. C’est le plus élégant de ces cryptogames. Sa couleur lilas est d’une nuance admirable, et il exhale un parfum d’iris et de violette.

(Ici reprenait, dans les cahiers, le récit écrit par Stéphen, à une époque très-postérieure de sa vie.)

Dans les premiers jours, je ne fus pas aussi occupé de cette rencontre que bien d’autres l’eussent été à ma place. Il faisait encore un temps magnifique, et les charmes de la promenade m’empêchaient de songer avec regret que ma position ne devait pas me mettre en rapport avec des personnes si haut placées dans ce qu’on appelle le monde. J’allais plier bagage ; d’ailleurs, Roque m’écrivait du Berry et me donnait rendez-vous à Paris pour le 10 octobre.

Il fallait songer à établir mon budget pour la suite de l’éducation de Morena. Je demandai un soir à la mère Floche si elle pourrait s’en charger pour vingt francs par mois. Je ne pouvais faire ce léger sacrifice sans m’imposer de sérieuses privations ; mais gagner vingt francs par mois ne me paraissait pas impossible, n’importe à quelle besogne, et ne devait pas prendre beaucoup de temps sur mes études.

— Monsieur, dit le père Floche d’un air grave, ou nous allons nous brouiller ensemble, ou vous allez reprendre tout ce que vous avez donné pour l’enfant. L’enfant est née sous une étoile, monsieur. Les dames qui sont venues ici l’ont prise en amitié et veulent s’en charger. Ça faisait de la peine à ma femme de s’en séparer si vite ; mais, moi, je trouve que nous sommes trop vieux pour soigner un enfant si petit. Que nous soyons pris d’infirmités l’un ou l’autre, c’est lui qui en souffrira. La femme a donc entendu raison. On lui a fait, bon gré mal gré, un joli cadeau pour son bon cœur, et on emmène la petite au château de Saule le jour où vous partirez pour Paris. On ne veut pas vous en priver jusque-là.

— Quoi ! tout cela sans me consulter, père Floche ? Je suis le parrain, moi, le seul parent, pour ainsi dire, puisque j’en ai accepté les devoirs, et, bien que ces dames me paraissent d’excellentes âmes, j’ai voix au chapitre avant tout le monde. J’étais décidé à payer pour l’enfant le nécessaire et à veiller sur lui, non pas seulement un an ou deux, mais toujours.

— Eh bien, monsieur, qui vous empêchera d’y veiller ? Est-ce que vous n’avez pas lu la lettre que M. Clet vous a apportée ?

— Non, dit Clet, qui venait d’entrer, puisqu’elle est encore dans ma poche. J’allais au-devant de Stéphen sur un chemin, pendant qu’il rentrait par l’autre. Tenez, mon cher, lisez cette missive.

La lettre était de madame Marange.

« Laissez-nous faire notre devoir, monsieur ; vous n’en aurez pas moins le mérite d’avoir fait le vôtre, et au delà. Permettez-nous, à ma fille et à moi, de nous charger de la pauvre Morena. Nous l’élèverons avec amour, et, je l’espère, avec sagesse. Pour cela, il est nécessaire de nous consulter et de nous entendre avec vous. Venez donc passer la journée chez nous demain, afin que nous ayons le temps d’en causer. Mon fils ira vous chercher pour vous montrer le chemin. Nous désirons que vous ne l’oubliiez pas.

» Julie Marange. »


Elle s’appelait Julie, comme ma mère, cette sainte femme ! Il y a une destinée ! Cette dernière circonstance, plus encore que la lettre et l’émotion que certaines ressemblances m’avaient causée, me décidèrent à vaincre ma sauvagerie et à me tenir prêt dès le lendemain matin à accepter l’invitation.

Le jeune Marange vint à dix heures, dans un tilbury pimpant, traîné par un cheval superbe. Ce jeune homme, beau, grand et fort, déjà barbu jusqu’aux oreilles, paraissait beaucoup plus âgé que moi ; mais je vis bientôt que c’était un véritable enfant, et un enfant gâté, qui pis est. Il était bien élevé et ce qu’on appelle bon garçon ; mais ses vanités étaient puériles. Il plaçait son bonheur et sa gloire dans ses habits, dans ses équipages, dans ses armes de chasse, dans ses moustaches, que sais-je ! jusque dans ses bottes. Il fut heureux, pendant le trajet, de la pensée que j’étais ébloui de son élégance. Un petit accident qui nous arriva me haussa un peu dans son estime. Son beau cheval perdit un fer et se mit à boiter. Je m’en aperçus le premier et le priai d’arrêter.

— Pourquoi ? me dit-il ; au prochain village nous trouverons un maréchal ferrant.

— Qui fera boiter l’animal bien davantage, parce qu’il n’aura pas de chaussures convenables pour son pied. Votre cheval est panard, monsieur, tout magnifique qu’il est, du reste. Il n’y a donc pas longtemps que vous l’avez ?

— Ma foi, non, huit jours.

— Et vous l’avez acheté sans voir que ses fers de devant sont plus épais sur un bord que sur l’autre, parce que son pied ne pose pas également par terre ?

— Vous êtes sûr de ça ?

— Très-sûr ; venez vous en assurer vous-même.

Nous descendîmes, et pendant qu’il constatait le fait d’un air de mauvaise humeur, je fis quelques trentaines de pas sur la route que nous avions parcourue, et je retrouvai le fer.

— Mon cher ami, vous êtes l’obligeance même, me dit mon compagnon, et, ma foi, je vous avoue, ajouta-t-il naïvement, que je ne vous aurais pas cru si bon juge. J’ai été enfoncé de mille francs sur ce cheval-là. Vous ne l’avez examiné qu’un instant avant de partir, vous avez vu sa tare qui m’avait échappé, à moi, après trois heures d’examen et d’essai.

— Ce n’est pas une tare. Ayez soin qu’il soit toujours ferré convenablement, et il vous fera autant de service qu’un autre.

— Où diable avez-vous appris à vous connaître en chevaux ? On me disait que vous étiez un savant en us, et je me suis toujours figuré les savants distraits, ignorant toujours les choses réelles, fort maladroits de leurs mains et ayant la vue basse.

— Je ne suis pas savant, lui dis-je, et j’ai été élevé à la campagne. Mon père est propriétaire ; mon grand-père était fermier, fils d’un simple paysan. J’ai le droit de savoir observer un peu les animaux.

Nous arrivâmes au château de Saule, une belle et suave retraite entre la Seine et la forêt, et jetée à mi-côte dans les collines rocheuses qui dominent le fleuve et la vallée. Du château, qui était une maison fraîche, vaste et plus commodément adaptée à la vie intime que nos vieux manoirs du Berry, on embrassait une vue à la fois riante et immense. Le jardin descendait en pente vers la Seine. Le parc montait vers la forêt, et couronnait de ses derniers arbres la crête du monticule. De là aussi, la vue était belle, plus belle à mon gré. Elle plongeait sur ces bassins de rochers épars dans la verdure, et embrassait ces horizons boisés, imposants et mélancoliques, qui font ressembler la forêt de Fontainebleau à quelque solitude inculte du nouveau monde.

Je n’avais pas apporté de toilette à Avon. La meilleure raison pour ne pas me présenter en habit, c’est que je n’en avais pas. Pour le reste, ne comptant rendre visite qu’aux grands chênes et aux petits ruisseaux de la contrée, je m’étais muni des vêtements les mieux appropriés au genre de vie que je devais mener. J’arrivais donc, chez des dames du monde, en blouse, en grosses guêtres, et, comme je me rappelle les moindres circonstances de cette première visite, en linge fort propre, mais assez grossier. J’avais encore mon trousseau du pays, des chemises du plus beau chanvre, filé dru par nos servantes ; ma mère elle-même avait dû, plus d’une fois, charger les quenouilles et mettre la main au rouet.

À ma place, Roque n’eût pas été pris au dépourvu. La seule puérilité de cet esprit si sérieux (puérilité bien pardonnable à vingt ans) consistait à avoir tout de suite l’air d’un savant, ou tout au moins d’un homme grave. En conséquence, il était, dès le matin, partout et dans toutes les saisons de l’année, vêtu de noir, en habit, en souliers, et portait la cravate blanche. Il a gardé ce costume toute sa vie, par goût d’abord, par habitude ensuite.

Malgré l’inconvenance de ma tenue, je me présentai sans aucun embarras : cette inconvenance étant involontaire, je m’en excusai tout de suite sans mauvaise honte. J’ai toujours été sauvage, réservé, je ne me suis jamais senti timide. Il me semble qu’il y a, dans la timidité, autant de sottise et de vanité que dans l’outrecuidance.

D’ailleurs, je crois que l’homme le plus gauche du monde se fût vite trouvé à l’aise auprès de madame Marange et de sa fille. Ni avant de les voir, ni dans le cours de ma vie ensuite, je n’ai connu de femmes plus simples, plus franches, plus faciles à juger à première vue. Ce qui gêne, en général, les gens sans usage ou sans expérience, c’est l’embarras de savoir à qui ils ont affaire, et la crainte de dire ou de faire quelque chose qui choque les inconnus qu’ils abordent. Avec Anicée et sa mère, à moins d’être inepte, il était impossible de ne pas se rendre compte, d’emblée, de leurs caractères, de leurs goûts, de leurs sentiments, de leurs habitudes. Telles je les ai vues le premier jour, telles je devais les voir toute la vie : deux glaces sans défaut, deux miroirs de pureté qui, toujours placés en face l’un de l’autre, se renvoyaient l’image de la perfection pour la refléter à l’infini dans leur transparente profondeur.

Quand j’entrai, elles étaient dans le parterre, occupées à greffer des roses. Elles s’y prenaient fort adroitement, et je m’offris à les aider. J’avais si souvent pratiqué la greffe d’arrière-saison à œil dormant, qu’elles m’accordèrent toute confiance dès le premier coup d’œil jeté sur ma besogne.

Rien n’est si agréable que cette manière de faire connaissance en prenant part en commun à quelque occupation champêtre ou domestique. La journée se passa pour moi comme un instant, grâce à l’activité et à la simplicité d’habitudes de ces deux femmes, et à la bienveillance délicate qu’elles mirent à m’associer à leurs délassements. Aussitôt après le déjeuner, Julien prit son fusil ; Hubert Clet prit un livre, et je restai seul avec les dames. Je voulus parler de Morena.

— Pas encore, nous avons le temps ! dirent-elles.

C’était une manière tout affectueuse de me retenir, et il ne fut question de l’orpheline que le soir, après dîner.

Je me laissai faire. Pourquoi n’aurais-je pas accepté l’intimité offerte avec tant de confiance ? Je les suivis dans le parc, où elles cueillirent des ceps pour le dîner ; sous les treilles, où elles mirent les plus belles grappes de raisin dans des sacs ; à la cueillette des poires, où elles trièrent les espèces qui devaient être mangées à différentes époques ; dans le fruitier, où elles placèrent les plus beaux échantillons sur les rayons, après les avoir essuyés avec soin un à un, pour les préserver de la moisissure. C’était ainsi que je passais autrefois le temps de mes vacances, aidant ma mère dans tous ces soins que la femme intelligente et laborieuse sait rendre aussi poétiques qu’utiles. En vérité, par moments, j’oubliai mes années de douleur : je me crus auprès d’elle, aidé par une charmante sœur qui embellissait mon rêve et ne le dérangeait pas. Par moments, je faillis appeler madame Marange maman et dire chez nous en parlant de la maison.

Je vis arriver avec tristesse le moment de les quitter. Qui m’eût dit, le matin, que je passerais un jour entier sans désirer de me retrouver seul, et que je le trouverais court, m’eût bien étonné ; et voilà que je trouvais ce qui m’arrivait tout naturel, comme si j’eusse passé ma vie entre cette mère et sa fille.

Enfin, je pris mon chapeau de paille et demandai la permission de parler de Morena. J’exposai que, sans doute, c’était un grand bonheur pour elle de trouver une protection si brillante et si généreuse, mais qu’il y aurait peut-être un grand malheur à la suite : celui d’être élevée dans des conditions trop au-dessus de sa vraie condition, et de retomber dans la misère avec désespoir, avec opprobre peut-être, après avoir connu des douceurs trop grandes et caressé des rêves trop brillants.

— Vous parlez avez beaucoup de raison et de prudence, répondit madame Marange ; et je ne saurais vous faire un crime de ne pas nous connaître assez pour savoir que, si nous nous chargeons de cette enfant aujourd’hui, c’est pour ne l’abandonner et la négliger jamais. Prenez donc le temps d’avoir confiance en nous ; revenez !

— Ah ! madame, m’écriai-je, ce n’est pas là ce qui m’inquiète. Je vous connais toutes deux, à l’heure qu’il est. C’est dire que je crois en vous, que je suis sûr de votre persévérance dans la charité ; mais je vois comme on est heureux auprès de vous et comme on doit souffrir de vous quitter. Une telle existence rendra quiconque la goûtera si difficile sur tout le reste, qu’il vous deviendra impossible de la faire cesser sans briser une âme généreuse, ou sans aigrir un cœur égoïste. Que sera l’enfant de la bohémienne ? un ange ou un démon, dans les conditions où vous allez la placer ! Élevée par de pauvres gens, habituée aux privations, assujettie de bonne heure au travail, pourvu qu’elle soit protégée contre le vice et préservée de la misère qui y conduit, je voyais son avenir tout simple et assez clair. À présent, je ne le vois plus que dans un nuage. C’est un nuage doré, il est vrai, mais il n’en est pas moins impénétrable.

Pendant que je parlais, madame Marange regardait sa fille comme pour lui dire : « Je m’attendais à cela. »

Quand j’eus parlé :

— Voilà mot pour mot, dit-elle, les objections que j’ai faites à ma chère Anicée, lorsqu’elle m’a exprimé son désir d’élever cette pauvre petite. Ces objections sont très-fortes et subsistent encore dans mon esprit, en partie. Mais ma fille dit à cela que nous serions coupables de donner à la prévoyance plus qu’à l’entraînement ; et j’ai aussi bien de la peine à croire, je vous le confesse, que le premier mouvement du cœur, qui est toujours le meilleur, ne soit pas aussi le plus sage. Voyons, Morena ne sera peut-être ni un ange ni un démon, mais tout bonnement une fille insignifiante ; et, dans ce cas-là, rien n’est si facile que de lui faire une existence appropriée à ses facultés et à ses goûts. Mais admettons votre hypothèse : si elle est un ange, nous l’aimerons assez pour satisfaire l’ambition d’un ange. Si elle est un démon, nous la plaindrons et lui pardonnerons assez pour qu’elle soit un peu moins démon. Est-ce qu’on doit regarder, avant de faire ce que Dieu prescrit, si on en sera récompensé en cette vie ? Non sans doute. Je vois dans vos yeux que vous pensez comme nous ; seulement, vous craignez que le bien-être et la culture de l’intelligence ne développent le mauvais germe qui peut se trouver dans cette petite créature. Là-dessus, Anicée ne partage pas mes craintes ; elle dit que, si le ver est déjà dans le fruit, un bon soleil ne lui fera pas tant de mal, en nourrissant l’un et l’autre, que le froid qui gèle et tue le fruit avec le ver.

— Je vous avouerai que le ver me fait grand’peur, repris-je.

Et je racontai de quelle manière le petit gitano, le frère de Morena, avait subitement et sournoisement abandonné sa sœur auprès du cadavre de sa mère, après m’avoir attendri par le spectacle d’une douleur trompeuse.

Ce court récit fit une certaine impression sur madame Marange.

— Ma fille, dit-elle, pensons-y. Je peux braver et supporter bien des chagrins ; mais ne pas te préserver de tous ceux que je puis prévoir, je ne le dois pas, je ne le veux pas.




VI


Je m’attendais à voir mon avis prévaloir. Il n’en fut rien. Madame de Saule était le reflet le plus pur de sa mère ; mais c’était un reflet si splendide, qu’il effaçait parfois, en dépit d’elle-même, le foyer où il allait puiser la lumière. Dans cette adoration mutuelle qui semblait fondre deux âmes en une seule, il était difficile, dans les circonstances ordinaires de la vie, de trouver une différence. Anicée en paraissait même comme annihilée volontairement aux yeux vulgaires ; et, dans le monde, j’ai vu plus tard qu’on lui reprochait cette naturelle et sainte vertu de l’amour filial, comme une faiblesse d’esprit qui l’empêchait d’exister, d’avoir une idée à elle, une volonté propre. C’était l’opinion d’Hubert Clet en particulier, comme je vais avoir bientôt à le dire.

On se trompait, et, dès le premier jour, je fus à même de ne point partager cette erreur. Anicée, qui était menée à l’habitude entraînait parfois son guide. C’était l’affaire d’un instant, il est vrai ; mais, dans cet instant, l’une faisait faire tant de chemin à l’autre par l’ardeur de son sentiment et le courage de son esprit, qu’elles ne pouvaient revenir sur leurs pas ni l’une ni l’autre.

— Ma chère mère, s’écria-t-elle, vous dites que vous ne voulez pas que je m’expose à des chagrins ; c’est impossible ; pour cela, il faudrait me rendre égoïste et commencer par m’en donner l’exemple : c’est ce que vous n’avez jamais pu et ne pourrez jamais faire. D’ailleurs, il n’y a pas de chagrins que je ne puisse supporter sans grand mérite, puisque je vous ai pour me consoler et me dédommager de tout. Laissez donc dire ce grand philosophe, cet homme mûr et froid qui fait comme vous faites toujours, c’est-à-dire qu’il commence par se dépouiller, s’engager et se sacrifier, après quoi il donne aux autres des leçons de prévoyance et de méfiance. Demandez-lui donc s’il s’est occupé des mécomptes et des déceptions qui l’attendent peut-être, le jour où il s’est chargé de cette enfant. Voulez-vous donc avoir à l’estimer plus que moi ? J’en serai très-jalouse, je vous avertis. Et vous, monsieur Stéphen, vous êtes un orgueilleux qui voulez garder tous les risques et toutes les peines pour vous seul. Vous craignez que je ne gâte votre filleule ? vous supposez qu’elle aura tant d’intelligence, qu’elle sera forcément comme un diable dans notre bénitier ? Eh bien, je vous dis, moi, que si c’est une créature supérieure, c’est un crime d’étouffer l’intelligence et une lâcheté de ne pas la développer à tout prix ; car l’intelligence a des droits sacrés, et, si on les méconnaît, c’est alors qu’elle s’irrite et devient ennemie des autres et d’elle-même.

Madame Marange était ébranlée, et, moi, j’étais vaincu.

— Tenez, dit la bonne mère, pour terminer, il n’y a pas de théories absolues devant l’avenir, et, de tout ce que nous prévoyons là, si quelque chose arrive, ce sera d’une manière si imprévue, que toute notre sagesse d’aujourd’hui ne nous servira de rien. Il faut faire le bien au jour le jour, et laisser à Dieu le soin du lendemain. Tout ce que nous pouvons arranger, c’est une éducation appropriée aux facultés et au caractère que nous verrons poindre et grandir chez notre orpheline. Si la nature l’a faite pour une vie d’humble travail, et qu’elle s’y porte sans réflexion avec de l’incapacité pour le reste, nous en ferons une bonne petite ouvrière ; si elle a de l’imagination et de l’ardeur, nous la ferons artiste ; si elle est sage et bienfaisante, nous en ferons une demoiselle. Mais nous avons besoin que le parrain surveille, juge et conseille. C’est son droit, et notre devoir, à nous, est de ne rien faire sans le consulter. Ainsi, monsieur Stéphen, vous voilà forcé de nous voir souvent et d’être un peu de notre famille pour toujours.

Je baisai avec effusion la main de madame Marange. Madame de Saule me tendit la sienne aussi. J’allais en faire autant ; je m’arrêtai tout à coup : il me sembla qu’elle était trop jeune pour cette preuve de familiarité dans le respect.

On voulut me faire reconduire. J’aimais beaucoup mieux marcher, et je l’affirmai si sincèrement qu’on me laissa libre. Hubert Clet me conduisit jusqu’à la sortie du parc, afin de me montrer la traverse, et, quand il fut là, notre entretien l’emmena plus loin, presque jusqu’à mi-chemin d’Avon.

— Allons, mon cher Stéphen, me dit-il aussitôt que nous fûmes sortis de la maison, voilà votre filleule adoptée, et vous aussi, le parrain, adopté avec enthousiasme !

Comme il y avait un dépit marqué dans son accent, je m’arrêtai, étonné et attendant qu’il s’expliquât mieux. Il s’en aperçut, se prit à rire et passa outre ; je le suivis.

— Je vous fais mon compliment, reprit-il, quelques pas plus loin, d’un ton plus naturel, du succès que vous avez auprès de ces dames. Tout le monde n’est pas si heureux ! c’est ce qui prouve qu’avec les femmes, quand il s’agit de plaire, il suffit de le vouloir.

— Je comprends fort bien, lui répondis-je en riant, que vous ne l’avez pas voulu, puisque vous désirez que je le comprenne ; mais permettez-moi de ne pas le croire. Vous avez dû désirer de vous rendre agréable, et je pense (en tout bien, tout honneur, car je ne me permets jamais de plaisanter mal à propos) que vous avez dû réussir autant que vous le méritez.

— Oh ! oh ! l’homme sérieux ! reprit-il, des compliments un peu moqueurs pour moi et de la diplomatie à propos de madame de Saule ? Déjà ? Comme vous y allez, mon provincial ! Vous devriez être plus confiant avec celui qui vous a valu cette belle connaissance.

— Je ne la cherchais pas.

— Ce qui veut dire que vous ne voulez me savoir aucun gré d’avoir fait ici votre éloge et de vous avoir porté aux nues ?

— Si fait ; si vos éloges sont sincères, quelque exagérés qu’ils puissent être, j’en suis reconnaissant, ainsi que de l’honneur que vous m’avez procuré en me faisant connaître des personnes qui me paraissent dignes de tous les respects.

— Allons, Stéphen, s’écria-t-il avec un peu d’humeur, ne le prenez pas sur ce ton. Vous me faites l’effet dans ce moment-ci, vous qui avez pourtant de l’esprit, d’un maître d’école de village qui a dîné chez la châtelaine de l’endroit, et qui a été si ébloui de cette faveur, qu’il n’a même pas voulu regarder si elle était laide ou belle.

— Je n’ai pas été tant de mon village : j’ai fort bien vu que madame de Saule est belle comme un ange.

— Ah ! j’en étais sûr ! Vous aimez ces têtes-là ? C’est fade, c’est calme, c’est ennuyeux comme un ciel sans nuages.

— Permettez-moi d’avoir mon goût. Peu vous importe, je présume.

— Sans doute. Mais cela ne sera peut-être pas aussi indifférent à madame de Saule. Il faudra que je lui dise votre admiration.

— De quoi vous mêlez-vous, je vous prie ?

— J’ai envie de m’amuser à lui faire la cour pour vous. Ça me distraira.

— Je vous engage beaucoup, si vous ne voulez pas être inconvenant dans vos façons de vous divertir, de ne pas me prendre pour le sujet de vos plaisanteries.

— Bien, bien ! Vous vous fâchez, parce que vous vous sentez le courage de faire la cour pour votre compte. Bravo ! mon savant. Vous avez plus de courage et d’aplomb que je ne me le serais imaginé avant de vous voir ici. Comme vous vous tenez sur vos deux pieds ! Allons, pardonnez mes sottes railleries, et habituez-vous, puisque vous voilà lancé dans le monde, à ne pas prendre au sérieux ces sortes de choses. Bien d’autres que moi vous feront compliment de vos bonnes fortunes ; n’allez pas vous imaginer, chaque fois, que c’est par dépit ou par convoitise. Pour moi, il n’en est rien. Madame de Saule est une belle personne et une excellente femme, mais si vulgaire d’esprit, si froide d’imagination et si dominée par sa mère, qu’elle en est abêtie, et ce n’est pas moi qui voudrais engager la lutte contre tant de vertu, de prosaïsme et de surveillance maternelle. D’ailleurs, quelle femme mérite d’être aimée assez pour qu’on la dispute, ou seulement pour qu’on l’envie à un camarade ? Elle existe peut-être, mais je confesse ne l’avoir jamais rencontrée.

Il me parla longtemps encore sur ce ton, et j’avoue que sa fatuité me déplut tant ce jour-là, que je faillis, à plusieurs reprises, le lui faire sentir durement. Plus il s’efforçait de dénigrer madame de Saule, plus je lisais clairement dans sa pensée qu’il en était vivement épris, et que, n’ayant pas été encouragé, il n’avait pas même trouvé moyen de le lui dire ; il était blessé de me voir mieux accueilli au bout d’une journée que lui au bout de deux mois, et il se mordait les doigts de m’avoir introduit dans la maison. J’ai su, depuis, qu’il avait imaginé de raconter l’histoire de Morena et la mienne, pour se ménager un tête-à-tête avec madame de Saule, en l’accompagnant chez les Floche en l’absence de sa mère. Mais ce projet avait échoué. Madame de Saule s’était fait escorter d’un vieux ami de sa famille.

Si je me contins, ce fut par la crainte d’être aussi fat que lui en m’imaginant que madame de Saule avait besoin de moi pour embrasser la cause de ses charmes et de ses mérites. Je pris le parti de ne plus écouter ce qu’il me disait ; il s’en aperçut et me souhaita le bonsoir, en assurant que j’étais amoureux fou et que j’étais capable de ne pas retrouver mon chemin.

Je le retrouvai fort bien. J’ignore si j’étais amoureux. Je n’en avais pas conscience, car j’eusse pu jurer que je ne l’étais pas. Je me sentais presque heureux ce soir-là. J’avais plus de confiance dans la vie, je marchais avec plus de plaisir, la nuit me paraissait plus belle ; je ne me sentais plus seul et abandonné sur la terre : et pourtant je n’espérais rien, je n’eusse rien osé désirer. Hubert Clet avait gâté la première heure de ma course, en s’efforçant de donner une forme réelle à mes vagues et chastes aspirations ; mais, à mesure que je m’avançais seul dans la forêt, cette influence désagréable se dissipait, et je me retrouvais seul avec les bons souvenirs de ma journée.

La lune était splendide, le profond et majestueux silence des premières nuits d’automne n’était interrompu, par moments, que par la course effarée et soudaine des cerfs et des biches dont je troublais la retraite.

C’était l’époque de l’année où les gardes de la forêt et les paysans de la lisière croient entendre passer la chasse fantastique du grand veneur. J’aurais bien souhaité quelque brillante vision de ce genre ; mais elles ne sont accordées qu’à ceux qui ont le bonheur d’y croire.

Il était près de minuit quand j’arrivai à la maison Floche. Je revenais souvent aussi tard. Je sortais même quelquefois au milieu de la nuit pour étudier la géographie céleste, et je rentrais, aux approches du jour, sans réveiller mon hôte. J’avais la clef de ma chambre, et l’escalier était extérieur.

Je fus surpris, en approchant de la maison, de voir de la lumière au rez-de-chaussée, comme si, par exception, on se fût inquiété de mon absence. Je doublai le pas, et remarquai une ombre noire, qui semblait se détacher de la fenêtre, glisser le long du mur et s’enfoncer dans le buisson. C’était évidemment quelqu’un qui épiait, du dehors, ce qui se passait à l’intérieur. Je ne m’amusai pas à crier : Qui va là ? comme font les gens qui ont peur et qui craignent de mettre la main sur le larron. J’allai droit à la maison en sifflant, comme si je n’eusse rien remarqué, et, quand je fus arrivé à l’endroit du buisson où le fantôme avait disparu, j’y entrai brusquement. Aussitôt un bruit de pas et de branches brisées m’apprit que le voleur ou le curieux fuyait en me sentant si près de lui. Je le suivis, mais il avait de l’avance sur moi et m’échappa. Un instant je le vis traverser le chemin à vingt pas de moi. C’était un homme ; voilà tout ce que je pus distinguer. Je courus en vain ; ramené à mon gîte par crainte de quelque danger plus voisin pour mes hôtes, j’abandonnai ma poursuite inutile, et retournai vers eux par un autre chemin.

J’y étais à peine engagé, que je vis accourir à ma rencontre une autre ombre plus petite et plus grêle, que je distinguais assez pour voir que c’était un enfant. Sans doute, il croyait rejoindre par là l’autre fugitif sans me rencontrer ; mais, dès qu’il m’aperçut, il coupa droit dans le fourré, où je ne perdis pas mon temps à le chercher.

Une bande de malfaiteurs menaçait peut-être la maison. Le mieux était d’aller avertir nos hôtes et de défendre la place avec le vieux Floche, qui possédait un bon fusil de munition (il avait été de la garde nationale de Fontainebleau), et qui, avec mon aide, pouvait faire bonne contenance.

La lumière éclairait encore la croisée de leur chambre, et, au moment d’entrer, je crus entendre de sourds gémissements. Je poussai vivement la porte. La mère Floche était levée et fit un cri d’effroi.

Bientôt rassurée, elle me rassura moi-même en me disant que son mari souffrait de ses rhumatismes, et que rien de fâcheux d’ailleurs ne leur était arrivé. J’approchai du lit du père Floche. Il était en proie à de vives douleurs, et je crois que, si on nous avait attaqués, il eût été hors d’état de se défendre. Il avait un rhumatisme articulaire des plus aigus. Morena dormait tranquillement dans sa corbeille posée sur un coffre, au pied du lit de la vieille femme.

Je n’avais rien à indiquer qui pût soulager le malade ; sa femme, habituée à le soigner, s’en acquittait fort bien. Je fis une ronde attentive et minutieuse autour de la maison, et ne voyant plus rien qui pût donner des craintes, je rentrai pour aider la bonne Floche à veiller son mari. Je lui demandai alors si elle avait vu ou entendu quelqu’un rôder sous sa fenêtre. Elle ne s’était aperçue de rien, mais elle me raconta que, vers le coucher du soleil, un homme de fort mauvaise mine était entré chez elle pour allumer sa pipe, sans trop demander la permission. Il n’avait pourtant montré aucune hostilité, et même, en voyant le père Floche se traîner à son lit, il s’était approché de Morena, que la mère Floche tenait dans ses bras ; il l’avait beaucoup regardée, offrant de la bercer pendant qu’elle-même aiderait son mari à se coucher ; il avait fait cette offre d’un ton fort doux.

— Mais il avait une si vilaine figure et un regard si faux, ajouta la vieille, que je n’ai pas osé lui confier l’enfant et que je l’ai engagé même à ne pas nous déranger plus longtemps. Alors il s’est mis à rire, en disant :

» — Est-ce que vous croyez que je veux vous la voler, votre petite fille ? Elle n’est pas déjà si belle !

» — Ma foi, elle n’est pas, lui ai-je dit de même, bien blanche ni bien grasse ; mais vous n’avez rien à lui reprocher de ce côté-là.

— C’était donc un bohémien ? demandai-je à mon hôtesse.

— Je ne saurais pas trop vous dire, répondit-elle. C’était un homme très-brûlé du soleil ; mais malgré que ces gens-là se marient toujours entre eux, il y a bien du sang mêlé dans leur race. J’en ai vu qui étaient noirs comme des nègres et d’autres qui étaient presque blancs. Je jurerais que notre Anna est la fille d’un chrétien d’Espagne, car elle n’a pas les grosses lèvres et les cheveux crépus, et quant à sa peau, il y a bien des gens du midi de la France qui ne l’ont pas plus blanche.

— C’est vrai ; mais continuez votre récit. J’ai dans l’idée que ce visiteur brun et laid était de la tribu, qu’il savait très-bien l’histoire de la naissance de Morena et qu’il venait pour la réclamer ou pour l’enlever.

— Il ne l’a pas réclamée du tout. Je n’avais pas grande envie de faire la conversation avec lui, et je n’ai voulu ni le questionner ni l’écouter. Il s’en est allé en ricanant et en disant :

» — Si votre mari est longtemps malade comme ça, voilà un petit enfant qui ne sera guère soigné ou qui vous gênera beaucoup. Vous serez forcée de le mettre en nourrice…

» — C’est bien, lui ai-je dit.

» Et il est parti sans rien demander.

— Tout cela et ce que j’ai vu tout à l’heure me confirment dans mon idée, mère Floche : l’homme qui regardait chez vous à travers la vitre était probablement le même que vous avez reçu et congédié ; et, quant à l’enfant, qui ne s’est pas présenté chez vous, mais qui s’est caché à mon approche, je jurerais que c’est le frère de Morena.

— Alors vous pensez, dit-elle, qu’ils ont l’idée de me voler ma pauvre petite pour en faire une saltimbanque ? Ce serait bien la peine de l’avoir fait baptiser et d’en avoir eu un si grand soin ! Alors, monsieur, il faut nous réjouir de ce que ces dames charitables veulent s’en charger, et il faut la leur donner le plus tôt possible ; car, une fois que vous serez parti, avec mon mari malade comme ça, comment pourrai-je la défendre, cette pauvre créature innocente ?

J’étais complétement de l’avis de la bonne femme, et les circonstances de cette soirée levaient tous mes scrupules. Je passai la nuit à veiller autour de la maison. Dès le jour, je courus à Avon, d’où je ramenai, primo, une femme que la mère Floche consentait à prendre pour l’aider à soigner son mari ; secundo, une petite charrette attelée d’un âne robuste et couverte en toile. Je pris les rênes, après avoir caché la brebis noire au fond de ce modeste véhicule, à côté de Morena bien couchée dans sa corbeille.

Je fis ces dispositions avec beaucoup de mystère ; je pouvais compter sur la prudente discrétion de mes hôtes, et je fis plusieurs détours dans la forêt, m’assurant bien partout et avec soin que je n’étais ni observé ni suivi. On eût dit que l’enfant comprenait mes desseins ; car elle ne trahit pas une seule fois mal à propos sa présence par un vagissement.

J’entrai par la porte du parc qui touchait à la forêt. J’y rencontrai madame de Saule, qui m’aida à m’introduire avec mon précieux bagage dans la maison, sans être vu de ses domestiques, dont elle n’était pas parfaitement sûre.

C’est ainsi que j’arrivai pour la seconde fois dans cet éden que j’avais quitté la veille avec peu d’espoir d’y revenir aussi vite que je le souhaitais.



VII


Je fus accueilli avec une joie sincère. Madame de Saule me remerciait avec effusion. Il semblait qu’elle crût me devoir de la reconnaissance. Elle reçut l’enfant comme un dépôt sacré que je lui confiais, admira sa propreté, sa gentillesse, et s’épanouit au sourire de cette petite physionomie. C’était le premier sourire de Morena. On eût dit qu’elle était frappée de la beauté de son nouvel asile et de la tendresse de sa mère adoptive. Étrange destinée que la sienne, étrange destinée que la nôtre !

Comme je n’avais annoncé l’exécution de mes promesses que pour la fin de la semaine suivante, on n’avait encore rien préparé pour l’installation de l’enfant. On n’avait pas même décidé si elle serait nourrie dans la maison ou dans les environs. Le premier soin de madame de Saule fut de me prier de la porter dans sa chambre, où nous devions trouver madame Marange.

Là, je racontai en détail les petits événements de la veille, et nous eûmes à nous consulter. Si Morena avait réellement une famille qui vînt à la réclamer, nous ne pouvions la lui refuser. Mais quelle serait la preuve que cette famille fût celle de la bohémienne, puisque nous ne savions pas même le nom de cette dernière ?

Nous devions donc être très-circonspects avant d’accorder confiance à ceux qui se présenteraient, et défendre l’enfant contre des tentatives d’enlèvement. Par conséquent, la première éducation nous forçait à des précautions particulières. De ce moment, la question fut tranchée. Morena devait être et serait élevée dans la maison de madame de Saule. Tous les hasards poussaient Morena dans les bras de cet ange.

Une des femmes les plus dévouées à son service fut chargée de veiller à toute heure sur l’enfant. On lui attribua une chambre aérée et commode dans le corps de logis qu’habitaient la mère et la fille. La brebis, dont le lait paraissait si merveilleusement approprié à son tempérament, puisqu’elle n’avait jamais été et ne fut jamais malade pendant l’allaitement, lui fut conservée pour nourrice.

Pendant qu’on vaquait à ces soins, j’eus le loisir et l’occasion d’apprécier tout à fait les instincts et l’âme maternelle d’Anicée. La Providence se trompe donc quelquefois, puisqu’elle n’avait pas béni les entrailles d’une telle femme.

Pourquoi ne ferais-je pas ici le portrait d’Anicée de Saule ?… Le pourrai-je ? Ma main n’a jamais essayé de le tracer ; elle tremble en l’essayant.

Elle était plus petite que grande, et toujours si chastement vêtue, que tout le monde ne savait pas si elle était belle autrement que par le visage. Il fallait une de ces rares occasions où, pour se soumettre aux exigences du monde, elle revêtait une toilette de ville, pour savoir que ses épaules étaient aussi parfaites que ses bras, et son corsage aussi fin que ses pieds étaient petits. À l’habitude, elle avait des habits aisés, flottants, sous lesquels chaque mouvement gracieux trahissait pour moi la beauté de son être, mais qui, loin d’appeler le regard, semblaient vouloir y dérober sans affectation la femme pudique par instinct. Vivant toujours dans l’intimité de la famille, ne sortant de son intérieur que contrainte et forcée par certaines convenances de position, on la voyait tous les jours semblable à elle-même de caractère, de manières et même de costumes. Hubert, dans ses jours d’humeur, disait qu’elle n’était pas assez femme, et qu’il y avait quelque chose d’insolemment apathique à passer sa vie en robe de chambre. D’autres fois, quand il la comparait aux autres femmes du monde, il avouait qu’avec sa robe blanche ou gris de perle à larges plis et à larges manches, ses beaux cheveux bruns noués et relevés comme au hasard, elle arrivait, on ne savait comment, à être toujours la plus richement habillée et la plus heureusement coiffée. Alors il prétendait que, sous cet air de négligence et d’oubli d’elle-même, il y avait une insigne coquetterie ; car il n’était pas embarrassé pour se contredire lui-même, en étudiant comme un problème désespérant cette femme si simple et si vraie, dont la beauté morale était aussi transparente que sa beauté physique était voilée.

Tout le mystère de cet art qu’elle avait de plaire toujours aux regards en même temps qu’à l’âme, consistait dans un sentiment du vrai que je n’ai jamais vu en défaut chez elle. Si elle touchait à une broderie coloriée, sans y songer et sans s’appliquer, elle peignait un chef-d’œuvre avec son aiguille ; si elle regardait une œuvre d’art, elle en sentait immédiatement le fort et le faible avec une justesse prodigieuse ; si elle admirait un beau livre, on pouvait être sûr que là où l’auteur avait été le plus véritablement inspiré, là aussi elle était le plus vivement émue. Aussi, en nouant sa ceinture à la hâte, ou en relevant ses cheveux magnifiques sans consulter le miroir, elle se faisait, sans préméditation, poétique et belle, comme ces figures du Parthénon, largement et simplement conçues, qui semblent réaliser la perfection à l’insu de la main qui les a créées.

C’est dire assez que c’était un être de premier mouvement. Pourtant son imagination était calme, peut-être même froide ; son éducation n’avait pas été plus approfondie que celle des autres femmes de sa condition. Elle n’était savante en rien de ce qui sort des attributions de son sexe. Elle avait même dû être un peu paresseuse dans son enfance, faute de vanité ou à force de bonheur ; car, outre qu’elle avait eu la meilleure des mères, c’était une nature heureuse par elle-même. Mais son cœur, doué d’une bienveillance, d’une commisération, d’un dévouement extrêmes, lui tenait lieu d’imagination, de science et d’activité. Elle devinait tout cela par le sentiment personnel, et, comme jamais son sentiment personnel n’avait rien d’égoïste, d’hypocrite ou de lâche, elle avait dans le cœur des décisions souveraines, des solutions sans réplique, des sagesses toutes divines.

Elle présentait donc ce contraste enchanteur d’une personne très-raisonnable et très-spontanée, douce comme l’abnégation, résolue comme le dévouement ; faible devant tout ce qui demandait de la tolérance, forte devant tout ce qui exigeait de l’équité. Les gens qui la connaissaient peu la jugeaient froide et nulle, à cause de sa vie austère et de sa complète absence de coquetterie. Ceux qui la connaissaient davantage la trouvaient romanesque dans sa confiante bonté. Ceux qui la connaissaient tout à fait la jugeaient comme je viens de la peindre.

— Elle est tout cœur des pieds à la tête, disait le vieux chevalier de Valestroit, l’ami d’enfance de son grand-père. Sa conscience, son esprit, son instruction, sa grâce, tout part de là.

J’aurai l’occasion de parler davantage de ce vieillard qui l’appréciait si bien, parce que lui-même, ridiculement ignorant pour un homme, avait, comme Anicée, des puissances de cœur qui suppléaient à tout. Il faut que je reprenne le fil de mon histoire ; je m’aperçois que je suis un narrateur bien malhabile, et que j’écris comme j’ai vécu, en m’arrêtant à chaque pas pour admirer ce qui me charme, sans songer à gagner le but.

Je dois pourtant dire absolument, avant de passer outre, que cette journée s’écoula comme la veille et le lendemain, comme bien des jours ensuite, sans que cet être divin m’occupât de manière à me le faire définir. Il y avait en moi un instinct qui me commandait de l’estimer sans réserve, de l’aimer sans réflexion. L’amour s’insinuait dans mon sein comme s’insinuent dans les veines ces vins doux de mon pays, qui, à la saison des vendanges, semblent innocents comme le lait, et qui vous font complétement ivre avant qu’on ait étanché la première soif. Tous les étrangers y sont pris ; leur raison est à peine troublée que leurs pieds sont enchaînés déjà par l’ivresse. Moi, étranger à l’amour, à la vie, j’étais déjà lié par une passion absolue et invincible, avant de croire que je fusse seulement amoureux.

Tous les jours, vers cinq heures, je m’en retournais à la maison Floche, ne voulant pas abandonner mes hôtes à la tristesse, à la maladie et à l’isolement. Tous les jours, madame Marange, en recevant mes adieux, me disait :

— À demain, n’est-ce pas ?

Et, tous les jours, j’arrivais à midi.

J’avais fixé mon départ au 10 octobre. Le père Floche commençait à se lever. Rien de menaçant ne s’était produit autour de sa demeure. On n’avait pas vu non plus la moindre trace du pied d’un gitano sur le sable des allées du parc de Saule. Le 9, comme j’allais décidément faire mes adieux, madame Marange me dit :

— Pourquoi nous quitter ? Nous sommes forcés par nos affaires de rester ici jusqu’à la fin du mois ; restez-y avec nous. Quittez votre maison Floche, qui devient froide, et vos bois, qui vous rendront misanthrope. Nous avons pour vous une petite chambre bien modeste, mais bien isolée, où vous travaillerez tant qu’il vous plaira. Allez embrasser votre ami du Berry, puisqu’il vous attend, et revenez le lendemain. Vous ne serez pas trop en retard pour les cours que vous voulez suivre, et vous reviendrez avec nous à Paris. Comme nous comptons emmener Morena, vous ne l’aurez pas perdue de vue un seul jour.

J’eus le courage de refuser ; je sentais d’avance tout ce que Roque aurait à me reprocher si je m’endormais ainsi dans les délices. Madame Marange insista.

— Tenez, me dit-elle, ce n’est pas une offre que je vous fais, c’est une preuve d’amitié que je vous demande. Je ne peux pas vous dire pourquoi et comment vous nous rendrez service en nous sacrifiant ces vingt jours ; je vous le dirai probablement plus tard.

Je n’hésitai plus, je promis. J’allai recevoir Roque à la diligence de Paris ; car, cette fois, il n’avait pu revenir par Fontainebleau. Il me gronda, il me railla, il me menaça de m’abandonner à mon apathie si je le quittais. Je le quittai. Je revins à Saule le lendemain.

— Tenez, me dit madame de Marange, le soir même, en se promenant seule avec moi au jardin, je suis si reconnaissante de votre dévouement, que je veux vous dire tout de suite en quoi il consiste. C’est à nous préserver de la malveillance d’un petit ennemi que nous nous sommes fait. Ce pauvre M. Hubert Clet ne s’est-il pas imaginé de faire à ma fille la plus sotte, la plus ébouriffée, la plus ridicule déclaration d’amour ? Elle en a ri. Ça l’a blessé, et cependant il reste, après avoir toutefois juré de ne pas recommencer. Nous ne trouvons pas que nous devions le chasser, cela n’en vaut pas la peine. Ma fille a trente ans. Elle a déjà derrière elle une vie si sérieuse et si irréprochable, qu’elle aurait mauvaise grâce à éloigner d’elle un si pauvre danger. D’ailleurs, mon fils, qui, naturellement, ne sait rien de cela, et qui, sous ses airs d’enfant gâté, cache des instincts assez chevaleresques, pourrait bien faire un mauvais parti à son ami. M. Clet est volontiers rogue, et ne se laisserait pas traiter comme un petit garçon. Devant cette crainte, nous avons dû nous taire ; mais, bien que M. Clet soit redevenu fort convenable, son insistance à rester ici nous étonne. Il semble qu’il se soit promis à lui-même de ne pas passer pour éconduit auprès de ses amis de Paris, auxquels nous savons, par le chevalier, qu’il a fait la confidence de ses projets amoureux. Je crains qu’il ne s’obstine à retourner seulement le même jour que nous, et à se montrer assidu chez nous. Je crains que cette petite comédie de mauvais goût ne fasse perdre patience à notre vieux chevalier, qui a la tête vive, et qu’il ne remette tout haut cet enfant à sa place. Alors… je vous avoue ma faiblesse de mère, je crains un duel entre mon fils et M. Hubert.

— Dois-je m’en charger, madame ? répondis-je avec une naïveté qui fit sourire madame Marange. Parlez, je provoquerai Hubert aujourd’hui même.

— À Dieu ne plaise, mon cher enfant ! s’écria-t-elle ; vous n’avez pas mission de défendre ma fille, et une affaire qui nous atteint si peu ne mérite pas le plus petit coup d’épée. Il ne s’agit pas de cela ; il s’agit de détruire, par votre présence, l’effet de l’outrecuidance de M. Clet. Sans vous, nous voici seules ici avec mon fils et lui qui se pose en don Juan. Nous avons de vieux amis, nous n’avions jamais reçu de jeunes gens dans l’intimité de la campagne. De ce que nous avons cédé au désir que montrait Julien de nous amener celui-là, il voudra faire conclure que ses prétentions sont agréables. Si vous êtes admis dans cette intimité, il ne pourra se vanter d’une exception en sa faveur, et même je veux vous demander de nous amener votre ami Roque un de ces jours, ne fût-ce que pour quelques heures. Nous l’aimons sans le connaître et nous voulons le voir à Paris. Puisqu’il faut que mon fils, en devenant un jeune homme, ramène la jeunesse à notre foyer, je voudrais l’y entourer, en même temps que nous, de jeunes gens sérieux et d’un caractère sûr. Ils sont rares. Puisque nous sommes assez heureux pour vous avoir découvert, restez-nous. Peu à peu, je suis persuadée que vous prendrez de l’influence sur Julien, et que vous le dégoûterez des gens et des choses frivoles.

Cette bonne mère n’eut pas de peine à me convaincre. La pensée ne me vint seulement pas de lui dire qu’elle venait d’imaginer un remède qui pouvait être pire que le mal. Je me sentais si fort de la conscience de mon respect pour sa fille, que je ne prévis pas une chose bien simple et qui devait arriver nécessairement : c’est que Clet, par dépit, donnerait à entendre, dans un sens ironique ou malveillant, que je lui étais préféré.

Dès ce jour la lutte fut engagée sourdement entre lui et moi. Il se borna d’abord à observer, puis me railla de filer le parfait amour, sans espoir et sans profit ; enfin, il partit brusquement, résolu, non à calomnier madame de Saule (son âme n’était pas capable de cette noirceur préméditée), mais tout porté à dénigrer nos relations lorsqu’elles gêneraient son amour-propre.

Madame Marange avait de la fortune ; mais la terre de Saule, qui avait appartenu à son gendre, était sans importance. M. de Saule avait eu des emplois assez brillants pour suppléer à l’insuffisance de son patrimoine. Après sa mort, sa veuve, qui n’avait jamais eu le goût du monde, avait souhaité d’habiter la campagne une grande partie de l’année, et, aux diverses résidences qu’elle possédait, elle avait préféré celle-là à cause du site. On avait donc décoré avec une élégante simplicité le petit château, et agrandi le jardin et le parc aux dépens des prairies environnantes ; l’exploitation agricole offrant un mince revenu, on n’avait pas à s’en occuper beaucoup, et on sortait peu de la réserve, si ce n’est pour aller rendre des services pleins de simplicité et de cordialité aux gens de la campagne, quelquefois pour visiter en voiture les plus beaux sites environnants. En général, ces deux femmes vivaient comme cachées dans leur sanctuaire, subissant les visites avec une aménité résignée, et préférant une vie réglée et uniforme à tout autre genre d’existence.

C’est ainsi que j’avais vécu près de ma mère, et la destinée d’Anicée dans le présent était si semblable à la mienne dans le passé, qu’auprès d’elle je croyais recommencer à vivre dans les conditions normales de mon être.

Roque, cédant à ma prière et aux aimables avances de madame Marange, vint passer une journée avec nous. Il était trop bon et trop droit pour ne pas apprécier tout de suite ces deux femmes ; il remarqua vite une chose qui ne m’avait pas frappé, et qui ne changea rien à mes sentiments quand il me la fit constater : c’est que madame Marange, avec son ton simple et sa vie modeste, était extrêmement instruite pour une femme. En cela, elle dépassait sa fille ; mais elle cachait ce genre de supériorité avec un soin extrême, et il fallait pour s’en apercevoir, toute l’obstination naturelle que mettait Edmond Roque à ne vouloir pas s’intéresser aux choses vulgaires, et le besoin qu’il avait continuellement d’élever la conversation à des résumés de science abstraite, quand il ne pouvait la faire rouler sur des faits de science positive. Il était pédant, mais de bonne foi, avec tant d’amour et si peu de vanité, qu’il fallait bien l’accepter ainsi, et l’aimer quand même. Par obligeance, par bonté, par savoir-vivre, madame Marange lui laissa donc voir qu’elle le comprenait. Elle était la veuve d’un homme qui avait cultivé modestement les sciences par goût et par aptitude naturelle ; elle n’était pas une femme savante, mais rien de ce qui avait intéressé son mari ne lui était étranger.

J’ai dit par quelle supériorité d’élan dans la tendresse Anicée redevenait l’égale, et, à mes yeux, plus que l’égale de son admirable mère ; mais Roque n’en jugea pas ainsi ; il trouva bien plus d’attrait à se faire écouter, et même questionner par madame Marange, qu’à contempler madame de Saule. Elle lui sembla, par conséquent, la plus jeune, la plus belle des deux. Il est certain qu’elle était encore charmante et qu’elle pouvait éblouir un tout jeune homme. Ces sortes de sympathies, que l’âge rend disproportionnées, et qui sont invraisemblables à la pensée, sont pourtant très-fréquentes, par conséquent très-naturelles ; mais, entre une femme si saine de jugement, aussi vraiment chaste que madame Marange, et un enfant aussi pur et aussi froid que mon ami, l’attrait ne pouvait qu’être tout moral, la sollicitude toute maternelle.

Néanmoins, la jeunesse, quelque austère qu’elle se fasse, aime à exagérer ses appréciations ; ses hyperboles sont vives, son vocabulaire est jeune. Aussi Roque me dit-il en riant, dès le premier jour, qu’il était amoureux de madame Marange.

— Oui, amoureux est le mot, ajouta-t-il en reprenant son sérieux habituel ; je ne sais pas si c’est une femme d’un âge mûr, cela m’est parfaitement égal ; elle me paraît beaucoup plus belle que sa fille, et nulle femme ne m’a jamais plu autant qu’elle. Tu peux donc lui dire de ma part qu’elle a en moi un adorateur dévoué, un mari très-fidèle si bon lui semble.

C’est ainsi que, pendant plus de vingt ans, Roque parla de madame Marange et qu’il lui parla à elle-même ; mais, comme jamais il n’alla plus loin et ne songea même à lui baiser la main, cette sainte femme n’en fut pas compromise, et, à soixante et dix ans, elle l’appelait encore son amoureux, avec cette simplicité enjouée qui est le privilége des matrones irréprochables.

Malgré le plaisir que Roque goûta dans cette journée, il ne manqua pas, dès qu’il fut seul avec moi, de me gronder énergiquement sur ma paresse. Je n’avais pas ouvert un livre depuis quinze jours ; je n’y avais pas même songé. Je ne sentais pas le besoin de la vie purement intellectuelle, depuis que celle du cœur m’était rendue. J’avais été sevré de celle-ci depuis deux ans : il me semblait bien avoir le droit de la savourer pendant quelques jours.

— Quelques jours ! disait Roque indigné. Ne dirait-on pas que monsieur compte vivre plusieurs siècles ! et il mourra peut-être samedi ou dimanche. Il mourra sans avoir appris ce qu’on peut apprendre dans une semaine, c’est-à-dire un monde, un des mondes dont se compose le monde infini de la science.

Roque prêchait d’exemple. Dans ses vacances, il avait appris le sanscrit ; il appelait cela respirer l’air natal et se retremper à la campagne.

Il blâma l’adoption de Morena ; il eut pour le faire toutes les raisons qui m’avaient fait hésiter. Il fut sourd à celles qui m’avaient vaincu ; ce qui ne l’empêcha pas de trouver la petite fille ravissante et de donner de fort bons conseils sur la manière de soigner son développement physique.

. . . . . . . . . . . . . . .




VIII


Nous sommes encore une fois privés de souvenirs personnels de Stéphen ; mais, comme c’est à cette même époque que nous avons connu intimement les principaux personnages de cette histoire, nous pourrons raconter très-fidèlement ce qui manque dans son récit.

Madame Marange et sa fille occupaient à Paris une maison qu’elles avaient achetée rue de Courcelles ; leur genre de vie y était à peu près le même qu’à la campagne ; elles y avaient un grand et beau jardin qui les isolait du voisinage et leur permettait de ne pas trop se croire à la ville. Elles eussent préféré passer toute l’année aux champs ; mais Julien Marange n’eût pas été de cet avis, et elles le trouvaient trop jeune pour l’abandonner à lui-même. Dès le matin, Anicée s’occupait de Morena ; elle surveillait sa toilette, et même, quand sa mère ne l’observait pas trop, elle s’en acquittait elle-même avec un plaisir naïf : elle n’avait jamais connu cette joie féminine de toucher adroitement à un petit être, de chercher à deviner ses désirs, à étudier le langage de ses vagissements et l’expression, chaque jour plus intelligible, de ses regards. Elle s’initiait, avec une amoureuse curiosité, à ces mille petits soins dont l’intelligence est révélée aux mères et qu’elle regrettait si douloureusement d’être forcée d’apprendre. Elle rougissait presque de son ignorance ; elle avait hâte de n’avoir plus le secours d’une étrangère entre elle et cet enfant, à qui elle voulait pouvoir s’imaginer qu’elle avait donné la vie.

Madame Marange craignait un peu l’excès de cette tendresse, et s’efforçait de la réprimer ou de la contenir. Il y avait cinq ans déjà qu’Anicée était veuve. Sa mère désirait qu’elle se remariât, et redoutait un obstacle dans l’adoption exclusive et jalouse de cet enfant étranger, qu’Anicée tendait à considérer comme le sien propre, jusqu’à concevoir déjà vaguement l’idée de ne le sacrifier à aucune affection nouvelle.

Anicée avait été mariée à un homme de mérite, mais qu’un fonds d’ambition cachée avait bientôt privé des charmes de l’expansion et de l’appréciation des douceurs du foyer domestique. Elle avait souffert de cette déception sourde et lente, et peu à peu complète. Son mari avait des procédés exquis envers elle, selon le monde ; mais son intimité était devenue morne, préoccupée, froide, un peu hautaine. Anicée n’avait pas aggravé son mal par d’importuns et d’inutiles reproches. Elle avait sacrifié ses goûts et son idéal de bonheur tendre et caché. Elle ne s’était jamais voulu avouer qu’elle était malheureuse. Elle ne pouvait l’être complétement avec une âme si douce, tant de penchant à s’effacer ou à s’immoler, et les consolations d’une mère si assidue et si parfaite. C’était une victime souriante et parée, qui mourait de langueur et d’ennui au milieu de l’éclat du monde. Elle avait souffert sans jamais se plaindre ; mais sa mère ne s’y était pas trompée : elle avait essayé de le faire comprendre à M. de Saule. En sentant ses torts, il s’était aigri comme font les gens qui ne peuvent ou ne veulent pas les réparer. Il avait eu de l’amertume contre sa belle-mère, prétendant qu’elle exerçait sur sa fille une influence fâcheuse en l’encourageant dans sa manie de retraite ; il songeait presque à séparer ces deux femmes, ce qui eût été la mort de l’une ou de l’autre, si la mort ne l’eût surpris lui-même.

Anicée n’avait donc connu dans l’amour et le mariage qu’un bonheur court et trompeur. Elle ne désirait pas faire une nouvelle expérience. La pensée d’être rapprochée pour toujours de sa mère la dédommageait de la solitude de sa vie. Depuis cinq ans, elle faisait comme faisait Stéphen depuis un mois. Elle se reposait d’avoir souffert, sans songer à vivre complétement.

Dans la journée, elle ne recevait personne ; en cela elle était d’accord avec madame Marange, qui pensait qu’on doit, pour conserver la santé de l’esprit, s’appartenir chaque jour un certain nombre d’heures. Elles déjeunaient avec Julien, qui suivait ou était censé suivre des cours. Dès qu’il était sorti, elles lisaient et brodaient alternativement ensemble. Elles vivaient dans une telle fusion d’habitudes, qu’il n’y avait jamais qu’un livre commencé ou un ouvrage de femme sur le métier pour elles deux. De temps en temps on apportait Morena, qui se roulait à leurs pieds sur une épaisse couverture de soie piquée. Peu à peu, Anicée obtint qu’elle y restât presque tout le temps. Elle éprouvait une jouissance infinie à contempler les mouvements souples et gracieux de cette ravissante petite créature qui, ne souffrant jamais et se sentant prévenue dans tous ses désirs, ne troublait presque jamais de ses cris le calme de cette suave demeure.

Après la lecture, Anicée et sa mère, qui avaient le goût de l’ordre dans les choses morales et matérielles, s’occupaient alternativement ou ensemble des détails de leur intérieur ; elles renouvelaient ou arrosaient les fleurs choisies qui parfumaient les appartements ; elles ordonnaient le dîner, selon le goût des hôtes qu’elles attendaient ; elles écrivaient leurs lettres, elles s’habillaient l’une l’autre.

Julien rentrait. On s’occupait de lui, de ses études, de ses plaisirs surtout, dont il était beaucoup plus pressé de rendre compte et de demander les moyens de renouvellement. Le chevalier de Valestroit, ou quelque autre vieux ami, venait dîner. Anicée allait ensuite s’occuper du souper et du coucher de Morena. À huit heures, le terme moyen de la réunion était une dizaine de personnes intimes. Une fois dans la semaine, on rendait des visites dans la journée ; une autre fois, on allait au spectacle le soir.

C’est à cette vie placide et délicieusement monotone que Stéphen fut associé. Elle semblait avoir été faite exprès pour lui. Ce jeune homme était un étrange composé de mollesse et d’ardeur intellectuelle. Ses facultés, peu communes par leur précocité, leur variété et leur étendue, le rivaient à l’étude solitaire pendant la journée. S’il paraissait y apporter moins d’acharnement que son ami Roque, c’est qu’il y apportait réellement plus de facilité. Il avait une mémoire prodigieuse et une rare promptitude d’assimilation. Il était de ces heureuses organisations qui n’ont jamais l’air d’avoir travaillé, parce qu’elles n’ont pas besoin de résumer leurs conquêtes. Elles en jouissent en silence et les possèdent sans les compter. Sa modestie excessive ne tenait pas à un effort de sa volonté pour rester dans les limites du bon goût. C’était plutôt une langueur naturelle et charmante qui le préservait du besoin de produire son mérite. Il avait un fonds de poésie dans l’âme qui ne lui permettait pas d’être systématique, et, tandis que Roque voulait tout soumettre à la règle de l’analyse pour arriver à la certitude, Stéphen trouvait la conviction par une intuition soudaine et sûre qui ressemblait au génie.

Ce génie humble et caché se suffisait à lui-même tout le temps où il lui était impossible de vivre par le cœur ; mais dès que le soir arrivait, si un obstacle imprévu retardait sa sortie accoutumée et sa course rapide du Luxembourg aux Champs-Élysées, il se faisait en lui une impétuosité de volonté dont on ne l’aurait pas cru susceptible. Les jours où Anicée et sa mère allaient au spectacle, il entrait dans une sorte de crise singulière ; il se demandait avec terreur, lui si doux, si patient et si facile à occuper, ce qu’il allait devenir jusqu’à l’heure où il avait l’habitude de les quitter les autres soirs. Pendant quelques semaines, il avait acheté une contre-marque pour avoir le droit d’entrer au parterre, de les regarder de loin et d’aller les saluer un instant dans l’entr’acte. Mais cette manière de les voir en public le fit souffrir davantage, et il y renonça.

Alors il ouvrit sa porte à quelques amis qui venaient causer et fumer, ce soir-là, chez lui. Pour son compte, il causait peu et fumait encore moins ; mais il les écoutait et s’intéressait à l’échange de leurs idées. Tout ce qui lui eût paru oiseux ou fatigant en d’autres moments, lui était, à celui-là, plus agréable que la solitude la mieux utilisée. Il avait besoin ou de s’étourdir, ou de faire un effort pour se rappeler qu’il y avait d’autres êtres sur la terre que les deux femmes de la rue de Courcelles.

Roque venait là aussi, les yeux brûlés par le travail, la voix brève et l’esprit tendu, ne voulant pas avouer qu’il avait besoin de cette heure de repos, et feignant de s’y laisser aller par complaisance.

Ces petites réunions, dans une chambre encore trop petite pour les contenir, et où la circulation du jeune sang suppléait parfois à l’insuffisance du combustible, ne manquaient pas d’un certain charme. Les trois ou quatre amis des deux amis étaient des jeunes gens assez distingués pour les apprécier. Au milieu de la légèreté un peu folle de leur âge, l’influence pure de Stéphen, le souffle ardent de Roque faisaient passer des rayons de poésie ou des éclairs d’esprit. On discutait sur toutes choses avec chaleur, avec ce mélange d’entêtement, de mauvaise foi et d’ingénuité insouciante qui est propre aux jeunes gens de tous les pays, mais à ceux de France particulièrement.

Quand deux ou trois oisifs de première année se trouvaient là aussi, les fréquentes interruptions, les saillies pittoresques, les applaudissements ou les huées de cet auditoire désintéressé dans les questions soulevées, brisaient forcément l’obstination passionnée de Roque et faisaient passer dans la conversation d’autres courants d’idées que Stéphen aimait assez à saisir au vol, à fixer par une réflexion jetée comme au hasard, et à livrer à l’analyse hachée et variée des autres.

Pendant ce temps, il rentrait dans son silence, et, tout en suivant leurs raisonnements ou leurs déraisonnements, il pensait un peu à autre chose. Quelquefois on le priait de jouer sur son piano un air du pays qui, comme une brise rafraîchissante, planait sur ces jeunes têtes ; et cependant on n’écoutait pas. Roque, qui n’avait jamais rien écouté d’inutile, entamait une dissertation sur la musique des Chinois et des Indiens dans les temps primitifs. On ne l’écoutait pas non plus ; mais on entendait de chaque oreille le musicien et le savant, et, au milieu de ce bruit de paroles, de cette fumée de tabac et de ce décousu d’idées qui flottaient au-dessus de sa tête, Stéphen s’oubliait au piano et improvisait sans le savoir, tout en recueillant quelques bribes de la causerie des autres. Il lui semblait être alors sous les noyers de son village ou sous les chênes de la forêt de Fontainebleau, et saisir au loin les sons vagues de la voix humaine emportée à chaque instant par les souffles de l’orage.

« Un soir que j’improvisais ainsi, dit Stéphen dans un fragment que nous nous sommes efforcé de rejoindre par ce qui précède, nous vîmes entrer chez moi une espèce de vieux Schmuck[1], ancien chef d’orchestre allemand, qui vivait pauvrement à Paris de quelques leçons. Il demeurait à côté de moi depuis peu de temps : une cloison séparait ma chambre de la sienne. J’ignorais sa profession et son talent, sans quoi, je me serais fait scrupule de troubler son repos et d’écorcher ses oreilles. Il fut accueilli par des rires homériques, car il n’y avait rien de plus plaisamment laid que sa figure et son accoutrement, et il arrivait de l’air effaré d’un homme réveillé dans son premier sommeil, qui demande grâce, vu l’heure indue, et qui menace d’invoquer la haute impartialité du portier. Je me levai, prêt à céder à ses trop justes réclamations ; mais il s’agissait du contraire.

» — Mon cher voisin, me dit-il, vous avez ici un ami qui parle fort bien sur la théorie musicale, mais qui parle trop près de la tête de mon lit, et qui m’empêche d’entendre les airs que vous jouez. Ces airs champêtres que vous répétez tous les soirs me sont agréables pour m’endormir, et l’éloquence de monsieur me réveille. Si vous vouliez seulement changer le piano de place, le mettre où monsieur cause, et faire causer monsieur à la place où vous jouez maintenant, je serais un voisin heureux et reconnaissant.

» — C’est une épigramme à deux tranchants ! s’écria Roque. J’agace monsieur avec ma science, et tu l’endors avec tes mélodies.

» — Vive le voisin ! il a de l’esprit ! s’écria-t-on autour de moi. Que sa volonté soit faite ! mais qu’auparavant il nous joue quelque chose d’un peu plus neuf que les complaintes ou les bourrées de Stéphen.

» — Oui, dit le vieillard, je le veux bien, mes enfants. Vous aimez le neuf, n’est-ce pas ? Je vais vous en donner.

» Et, se plaçant au piano, il se mit à jouer admirablement quelque chose de sublime qui me jeta dans une extase où je restai plongé longtemps encore après qu’il eut fini.

» Mes amis l’écoutaient avec plaisir et l’applaudissaient avec élan. Sur quoi, Roque se remit à disserter, cette fois, sur la musique moderne comparée à celle du siècle dernier. Il avait lu, la veille, un ouvrage critique à ce sujet, et il nous le résuma avec beaucoup de précision et de clarté. Seulement, il trouva matière à prouver le raisonnement de son auteur, en faisant des remarques sur le prétendu motif de Bellini que l’Allemand venait de nous servir.

» Je n’écoutais guère, et pourtant, bien que je ne fusse pas assez savant en musique pour deviner l’auteur de cette chose admirable, je sentais si bien que, par sa profondeur et sa simplicité, elle n’appartenait pas à l’école moderne, que je ne pus me défendre de hausser les épaules devant les applications de mon ami. Alors le vieux maître se tourna vers moi :

» — Vous voyez, monsieur, me dit-il, ce que c’est que la prévention sans l’expérience, et la théorie sans la pratique. Votre ami prétend que ces formes-là n’auraient pu être trouvées il y a cent ans, et pourtant je viens de vous jouer tout bonnement un choral à trois parties de Sébastien Bach.

» Roque s’en alla de fort mauvaise humeur, tous mes amis en riant, et je restai seul avec le vieux maître d’harmonie. »

. . . . . . . . . . . . . . .

Ici s’interrompt encore le fragment, et nous sommes forcé d’y suppléer de nouveau. Ce que Stéphen oublie ou supprime, c’est ce que M. Schwartz lui dit ce soir-là. Il lui déclara qu’il était un grand musicien et qu’il pouvait devenir un grand compositeur s’il le voulait. Stéphen, qui avait appris de sa mère, à l’âge de huit ans, les premiers éléments des règles musicales, et qui, depuis, n’avait jamais ouvert un cahier de musique, eut bien de la peine à croire que l’Allemand ne continuait pas à se moquer de lui. D’après son insistance, il pensa que le pauvre diable manquait de leçons, et il allait lui proposer, avec son irréflexion de charité habituelle, de devenir son élève, lorsque Schwartz, comme s’il eût deviné sa pensée, s’écria :

— Surtout ne prenez pas de leçons ! Vous êtes d’une intelligence à étudier tout seul la partie scientifique ; mais ne demandez jamais votre sentiment, votre goût, vos idées à personne. Vous savez l’harmonie ?

— Non vraiment, monsieur, répondit Stéphen ; c’est tout au plus si je sais qu’il y a une science pour régler ces lois qui, trop violées, déchirent l’oreille, et, trop observées, refroidissent l’émotion.

— Voilà une grande parole ! s’écria Schwartz. Ah ! monsieur, vous savez ce que c’est que l’harmonie mieux que tous ceux qui se sont mêlés de la définir, et vous possédez la pratique sans connaître la théorie. Je me suis bien aperçu de cela en vous écoutant. Vous faites des fautes d’orthographe musicale qui sont d’un grand artiste et que vous auriez le droit d’imposer comme du purisme si vous étiez auteur célèbre.

— Mes fautes d’orthographe, les voici, dit Stéphen en reproduisant sur le piano certains passages de ses airs du Berry. N’est-ce pas, c’est là ce qui vous étonne et vous charme ? Moi, cela me charme sans m’étonner, parce que mon oreille y est habituée et que mon sentiment en a besoin. Je ne saurais vous dire le nom de ces accords ; je ne le connais pas. Ils me plaisent, parce que je les ai entendu faire aux ménétriers de mon pays. Quant à ces transitions, je sais bien qu’elles ne se rencontrent pas dans la musique officielle ; mais elles sont dans la nature, et, comme la nature ne peut pas ne pas avoir raison, c’est la musique officielle, la musique légale, si vous voulez, qui a tort.

— Bravo ! s’écria Schwartz.

Et ils causèrent avec passion une partie de la nuit. Stéphen s’était plusieurs fois privé de dîner pour avoir de quoi payer la dernière des places aux Italiens les jours où l’opéra était selon son cœur. Il avait un grand instinct du beau, du grand et du vrai dans tous les arts.

La conversation de Schwartz, entremêlée de l’exécution de divers courts chefs-d’œuvre, l’intéressa tellement que, dès le lendemain, il abandonna momentanément toutes ses autres études pour se livrer à la lecture de la musique. En peu de jours, ses doigts, qui s’étaient déjà exercés, avec beaucoup d’adresse naturelle et de moelleux instinctif, à exprimer sur l’instrument ses souvenirs d’enfance et ses rêveries auditives, surent rendre la pensée d’autrui. Ses bons yeux prompts, soutenus par une attention surhumaine, parvinrent à lire sans efforts les partitions et les manuscrits largement griffonnés que Schwartz mit à sa disposition. Au bout de trois mois, Stéphen lisait à livre ouvert et il avait lu presque tout ce qu’il y a de beau et de bon à lire dans ce qui a été recueilli des œuvres des maîtres. Il était devenu bon musicien ; il improvisait avec plus de liberté morale, avec un sentiment plus étendu qui n’avait pas cessé d’être naïf et individuel.

Schwartz, qu’il avait écouté d’abord avec enthousiasme, l’écoutait à son tour avec adoration. Roque n’osait plus disserter devant eux, si ce n’est sur l’inutilité relative de l’art. Stéphen avait appris incidemment la musique ; il s’était créé une nouvelle source de jouissances, et tous les soirs, en revenant de la rue de Courcelles, il se racontait son propre bonheur dans cette langue de l’imagination et du sentiment que beaucoup de philosophes et de savants croient vague et creuse parce qu’elle est mystérieuse et infinie.

Un jour, Stéphen, qui, malgré le conseil de Schwartz, ne voulait pas être compositeur de musique, reprit ses études générales et réserva ses jouissances musicales pour ses heures de loisir. Mais, le soir, il lui arriva un triomphe sur lequel il était loin de compter et qui fit entrer son âme dans une nouvelle phase d’ivresse et de joie. Il nous le racontera lui-même.




IX


ancien journal de stéphen.


15 mars 1833.

Elles ont parlé ce soir de partir ! Elles veulent retourner à Saule dans un mois. Et moi, que vais-je donc devenir ? Je le savais pourtant, qu’elles passeraient la belle saison là-bas ! et je l’avais oublié à force de ne pas vouloir que ce fût possible.

Non, elles ne partiront pas, ou je trouverai moyen de les suivre ; elle me l’a presque dit ; elle ne peut pas vouloir me tromper ; elle parlait, d’ailleurs, malgré elle… Ah ! c’est là ce qui me fait peur : si elle avait réfléchi, elle n’aurait pas dit cela. À quoi pensais-je quand j’ai mis une main distraite sur ce piano ? Je ne l’avais vu jamais ouvert. Je sais qu’Anicée chante un peu, mais avec tant de timidité ou de mystère, que ce bel ornement est là comme un meuble de parade. J’ai cru qu’on attendait quelque artiste, j’étais curieux d’entendre un beau son. Moi qui suis habitué au petit instrument bien criard de ma pauvre mère, je n’en suis pas moins avide quelquefois de galoper sur un coursier plus souple et plus puissant. Avec un doigt, j’interrogeais à petit bruit les dernières touches, celles dont est privée mon épinette surannée.

On a parlé de ce départ ; je n’ai pas tressailli, j’espère ; mais ma main droite s’est crispée involontairement et un sanglot rapide et sourd s’est échappé de l’instrument trop sonore.

— Ah ! il joue du piano, il est musicien ! s’est écriée madame Marange ; il est capable de tout savoir sans qu’on s’en doute. Allons, dites-nous quelque chose de bon. Tout à l’heure, une jeune parente vient de nous faire subir, de par sa maman, un rondo si féroce, que nous en avons encore les nerfs agacés. Guérissez-nous, si vous êtes médecin. Vous ferez une bonne action.

Clet, qui vient encore de temps en temps, est entré en ce moment. Clet méprise tout ce qui ose faire de la musique, parce qu’il professe pour la musique en elle-même un culte que rien ne peut satisfaire. Il m’a supplié de ne pas jouer. Cela m’en a donné envie, ne fût-ce que pour distraire de sa conversation madame de Saule, qui le trouve insupportable. J’ai joué d’une manière très-enfantine une chanson de mon pays. Elle a plu à madame Marange. Clet a daigné approuver la modestie de mon choix.

Anicée n’a rien dit du tout.

Là-dessus on est venu lui dire tout bas que l’accordeur était là.

— Il vient trop tard, ce bon Schwartz, a répondu madame Marange. On l’avait demandé pour sept heures, il en est neuf, et nous avons avalé le rondo à huit. Priez-le de revenir demain dans la journée.

Le nom de Schwartz m’avait un peu surpris ; mais tous les Allemands s’appellent plus ou moins Schwartz, et je n’y pensais plus, quand Anicée dit à sa mère :

— Ah ! maman, c’est cruel de faire revenir ce pauvre vieux de la rue de l’Ouest jusqu’ici, pour une besogne qu’il ferait en cinq minutes, si vous le permettiez. Je sais bien que c’est ennuyeux d’entendre accorder un instrument, mais nous voilà en si petit comité ! Nous pouvons passer dans le petit salon et fermer les portes.

— Tu as raison, a dit madame Marange. Faites entrer ce bon Allemand.

— Il y a donc deux Schwartz dans ma rue ? pensais-je ; car à coup sûr, un homme du talent de mon professeur n’est pas facteur à trois francs la course.

Comme nous passions dans la pièce voisine, on a introduit Schwartz, le vrai Schwartz, l’homme de génie, mon ami, mon maître. Des larmes me sont venues aux yeux. Je suis rentré dans le salon, je lui ai serré les deux mains.

— Vous le connaissez donc ? a dit Anicée, qui était restée près du piano pour accueillir avec bonté le pauvre vieillard.

— Ne dites pas qui je suis, m’a dit Schwartz en allemand. Que voulez-vous ! la misère fait faire tant de choses !

La misère ! et je ne le savais pas ! Il manque de leçons et il ne me l’a jamais dit ! Il manque de pain, peut-être, et il me l’a caché avec un orgueil stoïque !

Je lui ai désobéi. J’ai dit à Anicée :

— Vous demandiez de la bonne musique pour vous remettre ; laissez-le accorder son piano, et priez-le d’en jouer.

— Oh ! je m’en doutais bien, a-t-elle répondu. Il y a comme cela tant de talents qui se cachent ou s’ignorent ! Eh bien, nous resterons au salon pendant qu’il donnera son accord, afin qu’il ne se sauve pas sans nous avoir charmés.

Madame Marange est rentrée au salon pour savoir ce qui nous y arrêtait. Elle ne quitte pas sa fille du regard ; c’est la première fois que sa présence m’a fait souffrir entre nous deux. Jamais je n’avais désiré de me trouver seul avec Anicée ; mais, ce soir, il me semblait qu’elle avait vu mon effroi, qu’elle devinait ma souffrance et qu’elle me parlerait de ce fatal départ pour m’en adoucir la pensée.

Sa mère, en apprenant que Schwartz était un grand musicien a compris sa situation.

— Eh bien, nous a-t-elle dit tout bas, demain il viendra donner des leçons ici. Ce sera un prétexte pour l’entendre souvent, et nous lui donnerons un louis par cachet. Priez-le de rester avec nous pour prendre le thé ; nous le ferons jouer ensuite ; et nous aurons l’air de nous décider à cause de son talent et non à cause de votre recommandation.

Clet s’était endormi sur le divan du petit salon ; nous l’y avons oublié. Le chevalier est venu ; madame Marange a chuchoté avec lui, et il s’est engagé à trouver, en moins de huit jours, deux autres élèves à mon pauvre ami. On a servi le thé. Schwartz avait fini son accord. Anicée lui a sucré elle-même sa tasse. Clet, qui se tue à fumer de l’opium parce que c’est la mode, ne s’est pas éveillé. Le chevalier, qui ne comprend rien à cette mode-là, avait envie de le jeter dans le jardin. C’est effrayant, ce que Schwartz a englouti de sandwiches. Je jure que le malheureux n’avait pas dîné ! Peut-être a-t-il été empêché devenir chercher ses trois francs à l’heure convenue, parce qu’il se sera trouvé mal en route.

Je n’ai rien dit de cela ; mais madame Marange, qui devine tout, m’a dit tout haut :

— Ce thé, c’est fade pour les jeunes gens. De mon temps, on servait, le soir, une galantine et une bouteille de vieux malaga.

— Ma mère a des idées merveilleuses, s’est écriée madame de Saule ; moi qui n’ai pas dîné ! monsieur Stéphen, à votre âge, on a toujours faim, venez me tenir compagnie, et vous aussi, monsieur Schwartz, un peu de complaisance : c’est si triste de souper seule !

Nous avons passé dans la salle à manger. En un clin d’œil, tout était prêt. Mon pauvre Schwartz croyait rêver. On a eu soin de ne pas le regarder manger et boire. Seulement, madame Marange lui remplissait son assiette et son verre comme par distraction et en nous parlant de l’opéra nouveau et de la séance de la Chambre.

Quand nous sommes entrés au salon, Schwartz ne marchait pas très-droit. Il avait pourtant bu modérément, mais qui sait depuis combien de temps il ne boit que de l’eau !

Il avait l’œil en feu, et sa laideur n’était plus risible. Il s’est assis au piano en trébuchant et en s’écriant d’une voix pleine que je ne lui connaissais pas :

— À nous deux, mon petit, à présent !

Il s’adressait à l’instrument, dont il venait d’être le manœuvre, et dont il reprenait possession en maître. Il a été sublime. Anicée et sa mère ont été transportées. Ah ! comme Anicée a compris ! Elle prétend qu’elle n’est pas musicienne ! C’est possible : elle n’a besoin de rien savoir, puisqu’elle sent et devine toutes choses.

Clet s’est éveillé au tonnerre formidable qu’évoquait Schwartz sur le clavier ; il est entré comme un homme en somnambulisme. Il était vivement secoué par le grandiose impétueux du vieux maître. Il n’a pas voulu le dire, mais il n’a osé faire aucune réflexion dédaigneuse.

Schwartz, après avoir joué une heure, s’est levé malgré les réclamations. Il était dégrisé.

— En voilà assez, a-t-il dit : je vous ferais mal aux nerfs, car j’y ai mal moi-même. Je deviens bizarre, et je ne suis pas de ceux qui croient être beaux quand ils sont fous. Il faut boire un peu de l’eau pure de la source après tout ce malaga. Viens ici, toi, m’a-t-il dit en me tutoyant pour la première fois ; joue-leur une fugue de Bach, bien tranquille et bien vraie : tiens, celle que tu disais l’autre soir en rentrant.

J’ai objecté que je ne la savais pas tout entière par cœur.

— Tant mieux ! s’est-il écrié ; tu improviseras la fin et tu partiras de là pour le pays de ta fantaisie.

Clet a pris son chapeau en disant :

— Ah ! l’élève va jouer ! Attends, Stéphen ! mon cher ami, je n’écoute jamais les amateurs.

On l’a laissé sortir ; mais il est resté dans la pièce voisine pour m’écouter, afin de se ménager une rentrée accablante pour mon amour-propre.

J’ai eu le premier mouvement de vanité que j’aie jamais ressenti. J’ai joué avec audace… Et puis j’ai oublié Clet, et le chevalier, qui ne s’amusait pas beaucoup, et Julien, qui rentrait et qui faisait un grand bruit de tasses, et Schwartz lui-même, qui croyait devoir m’encourager. Je me suis retrouvé seul dans ma pensée avec elle. Je lui ai dit en musique tout ce que l’âme endolorie et inquiète peut dire à Dieu qui veut se retirer d’elle. Par moments, je revoyais le pâle et doux visage de ma mère, cette ombre lumineuse qui s’attache au rayonnement de mon étoile. Je me laissais rassurer et consoler par elles deux… Mais la nuit se faisait autour de moi ; elles s’envolaient ensemble vers l’Empyrée.

J’avais des sanglots dans le cœur… je jouais mal, très-mal… je ne suis pas encore sûr du clavier ; mais j’avais des idées, de l’émotion surtout. Madame Marange m’a presque embrassé ; Schwartz m’a embrassé tout à fait. Clet est rentré sans rien dire, pour observer Anicée, qui ne disait rien et me dérobait son visage. J’ai fermé le piano pendant qu’on faisait compliment de moi à Schwartz. Alors Anicée s’est penchée vers moi et m’a dit tout bas, avec des yeux pleins de larmes :

— Stéphen, vous m’avez fait bien du mal ; vous souffrez donc ?

— Vous partez !

— Eh bien, et vous aussi.

Il m’a semblé d’abord que cela voulait dire : « Vous partez avec nous… » Mais, moi aussi, je m’en souviens, j’avais parlé, il y a quelques jours, d’aller en Berry voir mon père, qu’on me dit malade. J’ai rêvé qu’elle me disait de la suivre… J’ai eu le vertige ! Mais non, elle pleurait ! Ô mon Dieu, elle a pleuré pour moi !… Je crains de devenir fou.

. . . . . . . . . . . . . . .


17 mars.

Il me semble que sa mère s’inquiète de ce qui se passe en moi. Pourquoi donc son regard pèse-t-il quelquefois sur le mien comme celui d’un juge sur un coupable ? Ne peut-elle donc plus lire jusqu’au fond de mon âme ? De ce que cette âme est devenue triste, n’est-elle pas toujours aussi pure ? Et si je souffre, si je m’alarme, si je sens que je ne peux pas vivre sans elle, que lui importe ?

Si j’étais nécessaire au bonheur d’Anicée comme elle l’est au mien, sa mère pourrait s’inquiéter… et encore !… Si cela était, ne lui consacrerais-je pas ma vie entière ? Moi qui m’attacherais à tous ses pas, rien que par égoïsme, que serait-ce donc si j’étais assez béni du ciel pour qu’elle invoquât mon dévouement ?

… Hélas ! je suis un enfant ! L’amour s’empare de moi avec violence, et je veux encore me donner le change, me persuader que c’est de l’amitié, qu’on ne doit rien redouter de moi, que je ne dois rien craindre de moi-même. Mon Dieu ! il me semble pourtant que je ne demande, pour être le plus calme, le plus satisfait des hommes, que de la voir tous les jours, là, dans son paisible intérieur, auprès de sa mère, entourée de ses vieux amis, souriante, affectueuse, et ne m’aimant pas plus qu’elle n’aime Morena ou même la brebis noire.

De l’amour ! est-ce de l’amour que j’ai pour elle ? Je ne sais pas ce que c’est que l’amour, moi ; je suis trop jeune, ou j’ai vécu trop absorbé par ma mère. Le premier jour que j’ai vu Anicée, c’est à ma mère que j’ai songé, c’est sa mère que j’ai regardée. L’amour peut-il exister sans l’espérance du retour ? Et là où il n’y a pas d’espérance, le désir peut-il naître ? Elle m’aime comme son frère. Elle a raison : je l’aime tant, cette sœur-là !

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X


reprise du récit de stéphen.


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Si j’avais pu la voir toujours, si sa mère m’eût invité à la suivre à la campagne, des mois, des ans, la vie peut-être, se fussent écoulés sans que j’eusse la conscience nette de ma passion. En cela, grâce à Dieu, sa mère se trompa : la meilleure sauvegarde entre deux êtres parfaitement purs et enthousiastes, c’est le respect, l’espèce de crainte qu’ils s’inspirent l’un à l’autre en se voyant responsables devant Dieu de la liberté qu’on leur laisse.

Madame Marange crut devoir nous séparer. Avait-elle lu dans le cœur de sa fille une préférence trop marquée pour moi ? Ah ! la plus sage des mères est donc imprudente parfois, puisqu’elle-même m’avait tendu les bras avec tant d’affection et m’avait placé si haut dans son estime ! Elle regardait donc comme impossible, au commencement, qu’Anicée me vît avec d’autres yeux que les siens ? Elle oubliait donc que sa fille ne pouvait pas m’aimer comme elle, d’une maternelle amitié !

De ce qu’Anicée avait neuf ou dix ans quand je vins au monde, en résultait-il que je fusse nécessairement, à vingt ans, un enfant à ses yeux ?

Et d’ailleurs, qu’importe de quel sentiment une femme nous aime, pourvu qu’elle nous aime quand nous l’adorons ? Je suis bien certain que, si madame Marange eût voulu prendre au sérieux les naïves et respectueuses adorations d’Edmond Roque, et qu’elle eût consenti à l’épouser, il eût été fier d’être son mari, et se fût trouvé, grâce à son caractère à lui, parfaitement heureux tout le reste de sa vie.

La nature a des lois imprescriptibles pour la généralité des êtres ; mais elle produit elle-même tant d’exceptions, elle donne à des enfants une âme si mûre, à des vieillards un esprit si ardent ou un cœur si naïf, elle ride de si jeunes fronts, elle respecte si longtemps de beaux visages, qu’on ne doit s’étonner de rien. À plus forte raison faut-il admettre que l’âge ne fait pas toute l’expérience, toute la sécurité, toute l’invulnérabilité de l’âme. Je ne me suis jamais senti d’un jour, d’une heure, plus jeune qu’Anicée ; elle a eu des cheveux blancs avant moi ; à présent, c’est moi qui en ai plus qu’elle ; elle savait lire sans doute avant que je fusse né ; moi, à dix ans, j’en savais plus qu’elle à vingt ; et, à vingt ans, j’étais un homme, et je voyais, je sentais en elle la simplicité, la candeur angélique, la sainte ignorance d’une jeune fille.

Anicée m’avait dit un mot qui me laissa, jusqu’au dernier moment, l’espérance de la suivre à Saule pour toute la saison. C’est ainsi que je l’entendais ; elle l’avait bien compris. La veille de leur départ sa mère me dit :

Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ?

Ce fut un coup de massue pour moi. Je regardai Anicée d’un air de reproche inexprimable. Elle pâlit. Sa mère nous regarda tous deux. Il n’y eut pas, il ne pouvait pas y avoir d’autre explication entre nous. À voir les choses d’une manière positive, j’étais fou de rêver autre chose que l’hospitalité d’une ou deux semaines. Mais moi, je trouvais ces convenances fausses et lâches. On m’estimait plus que les autres, j’étais le seul ami jeune en qui l’on eût et l’on dût avoir une entière confiance ; on m’avait donné cette confiance dès le premier jour, et, après six mois d’épreuve, quand on devait être arrivé à la certitude, on avait peur d’être jugée trop confiante, on me sacrifiait à la crainte de quelque jalousie d’entourage ou de quelque impuissante malveillance. Je me sentais brisé, je fis mes adieux sans amertume. Il me sembla que je n’aimais plus cette mère que j’avais osé comparer à la mienne, et que sa fille, ordinairement si courageuse, en ce moment si craintive, ne méritait plus une si enthousiaste admiration de ma part.

En un instant, sans doute, mon attitude et mon langage exprimèrent la tristesse résignée de cette déception. Anicée, moins maîtresse d’elle-même, regarda, à son tour, sa mère d’un air de reproche plein d’anxiété, et comme je sortais, elle s’écria, plutôt qu’elle ne me dit, de revenir à l’heure du départ, le lendemain matin, pour l’aider à prendre ses dernières dispositions. Je répondis que j’étais à ses ordres, mais d’un air de demi-détachement qui n’était pas joué. Je la voyais bien rougir et souffrir de son manque de parole ; mais je voulais qu’elle eût la force de le réparer ouvertement, ou de se repentir avec franchise de l’imprudence de sa promesse. Elle m’avait rendu la vie, elle me la reprenait sans motif et sans excuse. Je sentis pour la première fois que la douceur de mon tempérament cachait une fermeté réelle, inébranlable. Non, non, je n’étais pas un enfant !

Je fis beaucoup de réflexions dans ma longue course pour revenir à pied chez moi. Schwartz, qui m’attendait toujours jusqu’à minuit, me sauta au cou.

— Cher enfant, cher ami ! s’écria-t-il dans sa langue, que j’étais arrivé à connaître passablement, grâce à lui ; mon violon, mon cher violon, tu sais ! que je voulais vendre cinq cents francs, et dont les brocanteurs ne voulaient pas me donner deux louis, on me l’achète mille francs !

— Qui cela ?

— Devine.

Et, sans songer à ce qu’il disait, il me remit une lettre que madame Marange lui avait envoyée dans la soirée, sans me rien dire, et qui lui demandait le précieux instrument pour son fils Julien, en lui envoyant un billet de banque.

Puis en post-scriptum, elle ajoutait :

« Voilà mon fils qui est forcé tout d’un coup de partir pour une de nos terres. Comme il pourrait bien y passer quelque temps, il vous prie de lui garder ce violon jusqu’à ce qu’il vous le redemande, et de le jouer souvent pour l’entretenir. »

Ces femmes étaient bonnes et d’une délicatesse exquise. Je leur avais dit que Schwartz cherchait à vendre son violon, mais que, le jour où il en viendrait à bout, il regretterait amèrement le fidèle compagnon de toute sa vie. Elles le lui payaient donc avec l’intention bien évidente de trouver prétexte sur prétexte pour l’empêcher de le livrer.

Schwartz était fier, mais facile à tromper. Il ne se doutait pas de la reconnaissance qu’il devait à ces âmes ingénieuses dans l’art de rendre service. Mais il était sûr de son lendemain et heureux de ne pas se séparer de son violon. Il en joua toute la nuit.

J’avais espéré me sentir calme. Je ne me sentis que fort. Schwartz m’empêcha de dormir : je pleurai ; je pensais à Anicée comme si elle était morte. Je fus exact au rendez-vous qu’elle m’avait donné. La mère et la fille affectèrent de me charger de mille commissions, et même elles me confièrent la surveillance de la maison de Paris, comme si elles eussent voulu me traiter en ami intime devant les autres intimes qui étaient là. Un instant je me trouvai seul avec madame Marange, et elle s’empressa de me parler avec une affection que je ne pus m’empêcher de trouver diplomatique.

— Que je regrette que vous n’ayez pas dix ans de plus ! me dit-elle. Vous ne seriez plus forcé de rester ici pour devenir savant, comme c’est votre louable et trop juste ambition. Vous viendriez passer tout l’été à Saule, n’est-ce pas ?

— Vous croyez, madame, lui répondis-je, que j’ai l’ambition de devenir savant ? Vous me confondez avec mon ami Roque.

— Non pas, non pas, reprit-elle. (Et il me semblait que toutes ses réflexions étaient faites à dessein de m’ouvrir les yeux sur ma position vis-à-vis de sa fille, comme si j’eusse conçu quelque espoir insensé.) Vous devez vouloir être savant en conscience. La vie d’un homme est consacrée d’avance par les dons qu’il a reçus. Quel dommage pour nous que vous soyez un être si intelligent, et, par là, responsable de sa propre destinée ! Que n’êtes-vous un pauvre vieux malheureux comme Schwartz, avec tout ce que vous savez de plus que lui ! nous vous eussions emmené pour refaire l’éducation de Julien, et j’eusse été si contente de trouver un prétexte pour garder toujours un ami tel que vous ! Mais vous êtes un fils de famille, et personne n’a le droit de s’emparer de vous. Vous n’avez pas non plus celui de disposer de vous-même.

Elle avait tellement raison que j’en eus du dépit.

— J’aurai toujours le droit, lui répondis-je, d’aller herboriser dans la forêt de Fontainebleau ; c’est ce qui me consolera un peu de vous voir partir.

— J’espère bien que vous viendrez vous reposer quelquefois chez nous de vos courses scientifiques, reprit-elle d’un air contraint et presque froid.

J’avais provoqué mon arrêt. Je ne devais venir qu’en visite et le moins possible. Je l’aimais mieux ainsi, moi qui voulais connaître mon sort. C’est dans l’ordre : le bonheur ferme les yeux sur le lendemain, le malheur ne sait pas vivre au jour le jour. J’étais calme comme un martyr. Anicée me sembla plus calme que moi encore, car, ce jour-là, elle n’était pas même triste. Ses yeux avaient une expression que je ne comprenais pas, et dont la tranquille douceur me faisait parfois l’effet d’une insulte.

Au moment de monter en voiture :

— Venez ici, parrain, me dit-elle, en me présentant la petite Morena. Donnez votre bénédiction à votre filleule.

Et, comme je me penchais sur le berceau pour embrasser l’enfant :

— Stéphen, me dit-elle à voix basse, comptez un peu sur l’avenir et sur moi ; notre amitié est indissoluble.

Je relevai les yeux sur elle, je lus dans les siens cette sorte d’enthousiasme inspiré qu’elle avait quand elle prenait une résolution généreuse qui devait triompher de la prudente sollicitude de sa mère. Je ne sais ce qui se passa en moi ; je passai de l’abattement à une sorte de joie pleine de sécurité.

— Merci ! lui dis-je.

El le chevalier nous sépara. Il partait avec elles.

Hubert Clet et Edmond Roque étaient là aussi. Edmond était venu assez rarement dans le courant de l’hiver, mais, avec les gens qui lui plaisaient, il était ami, et même naïvement familier, dès le premier jour et pour toute sa vie ; il n’avait donc pas manqué de venir faire les adieux de l’amitié à la dernière heure. Julien, qui restait quelques jours encore à Paris, avait invité son ami Clet à déjeuner, et continuait à ne pas se douter que ce personnage fût antipathique à sa sœur. Mais, chose étrange et qui peint bien la diplomatie maternelle, madame Marange, qui m’avait d’abord retenu dans son intimité pour écarter ou pour paralyser l’apparence de celle de Clet, avait cessé de repousser ce dernier dès le moment où il lui avait semblé que la mienne pouvait devenir dangereuse.

Dès que la voiture qui emportait mon âme et ma vie eut disparu, Julien exigea que nous vinssions déjeuner tous les trois avec lui au café de Paris. J’aurais voulu être seul ; mais Clet m’observait d’un air narquois et j’avais à faire bonne contenance. Je me laissai emmener.

Roque avec sa cravate blanche et ses lunettes d’or fit sensation au café de Paris. Je vis fort bien les sourires moqueurs des jeunes dandys, dont il frôla un peu gauchement les tables, et je devinai les mots dits tout bas à Julien par quelqu’un d’entre eux. Cette figure de jeune pédant les divertissait. On ne me regarda pas. Je vis par là que j’avais l’air de tout le monde, et j’en fus bien aise. J’aurais pu être ridicule sans m’en douter, et, ce jour-là, pour la première fois, j’en aurais souffert. Celui que madame de Saule aimait comme son frère n’avait pas le droit de faire rire, même les enfants ; quant à Hubert Clet, il connaissait tout le monde, tout le monde le connaissait. Il était là chez lui. Ayant de la fortune, de l’usage, de l’élégance, et de l’esprit par-dessus le marché, il était tenu en grande estime par la jeune fashion parisienne.

Notre déjeuner fut gai. Rougissant, je crois, un peu de son pédant, Julien avait demandé un salon pour nous quatre. Mais Roque fut extrêmement spirituel, et, contre son habitude, nullement fatigant ; voué par goût et par système à une grande sobriété, mais parfaitement distrait, il se grisa dès le premier service. Il s’en aperçut lui-même, et, nous déclarant qu’il se trouvait dans un état de réplétion et d’ébriété fort délectable, il fut étincelant d’érudition satirique et, lui le plus chaste des hommes, de gravelure pantagruélesque. C’était son fait, au reste, de parler de tout ex professo, sans avoir jamais usé de rien.

Clet fut fort triste, dès qu’il se vit écrasé par la verve d’un homme dont il s’était promis de faire un plastron.

Julien, qui était frivole comme un enfant riche et comblé, mais bon comme sa mère, au fond, et généreux comme sa sœur, donna les mains joyeusement au triomphe de Roque.

Clet, que le vin ne pouvait égayer, devint nerveux et tourna à l’irritation.

Il me serait impossible de dire par quel chemin de traverse nous nous trouvâmes arrêtés face à face, lui et moi, dans une impasse de plaisanteries assez aigres de sa part, un peu dures de la mienne. J’étais parfaitement de sang-froid, et s’il était ivre, il le paraissait si peu, que je ne pus tolérer ses sarcasmes.

Son animosité contre moi datait déjà de loin. Il avait su la contenir jusque-là. J’aurais dû me dire peut-être qu’il était sérieusement épris, puisqu’il souffrait, et que ce malaise demandait quelque indulgence de ma part. Mais il dénigrait si ouvertement pour moi l’objet de mon culte, que je perdis patience et le blessai plus que je ne voulais.

Roque faisait tant de bruit que nous eûmes le malheur de pouvoir nous dire, sans être entendus, tout ce que la présence et l’attention de Julien nous eussent forcés de refouler bien avant. Quand on se leva de table, Hubert Clet m’avait provoqué tout bas. Julien remarqua que tous deux nous étions pâles. Roque déclara que c’était la densité nébuleuse de la fumée des cigares qui nous faisait paraître ainsi, et il sortit pour promener gaiement les fumées de son vin sur les boulevards. Je vis bien que sa cravate blanche un peu relâchée, son grand chapeau rejeté en arrière et ses yeux myopes brillant derrière ses lunettes posées de travers faisaient retourner les passants ; je le remmenai dans notre quartier latin.

Le lendemain, j’étais au bois de Boulogne avec lui, attendant Hubert Clet, qui y arriva bientôt, escorté de son témoin. Il n’avait pu choisir Julien, et pour cause : le sujet de notre querelle et notre querelle elle-même devaient lui être soigneusement cachés.

Je ne m’étais jamais battu, comme on peut croire. Clet, qui vivait dans le monde et qui affichait l’esprit frondeur, avait eu déjà une affaire. Il était d’un calme magnifique et s’y complaisait comme un acteur qui joue un rôle dans ses moyens. Je n’avais rien à affecter. Je n’ai jamais su si j’avais du courage, mais il ne me semble pas qu’il en faille pour risquer sa vie au bout d’un pistolet ou d’une épée, quand elle est toujours en risque, à tous les moments de notre éphémère et fragile existence. Roque, qui m’aimait certainement autant que lui-même et qui eût souhaité se battre à ma place, avait autant de sang-froid que moi, ce qui était beaucoup plus méritoire.

Le témoin de Clet était un professeur émérite d’affaires d’honneur qui, à vingt-cinq ans, prenait les airs d’un patriarche du coupe-gorge. Il voulut d’abord essayer d’arranger l’affaire, et me demanda, dans la forme classique, si, en traitant M. Clet de fat impertinent, j’avais eu l’intention de l’offenser personnellement.

Je répondis qu’à coup sûr j’avais eu l’intention de lui prouver son impertinence et sa sottise, et que je persistais dans ce sentiment, à moins qu’il ne convînt lui-même de son tort et ne le réparât en rétractant les sottises et les impertinences qu’il m’avait dites.

C’était au tour de Roque d’aller demander à Clet s’il avait eu l’intention de m’offenser. Il s’y prit plus simplement et lui dit :

— Vous avez traité mon ami de tartufe de village et de petit don Juan de mansarde. C’est peut-être drôle, mais nous ne voulons pas en rire. On vous a répondu sans amphibologie que vous étiez un fat et un impertinent ; vous avez demandé à vous battre, nous voici ; que décidez-vous ?

Le témoin de Clet trouva le procédé irrégulier, et après, dix minutes de pourparlers très-inutiles, où le témoin nous donna à tous trois de fortes envies de rire, nous fûmes placés, Clet et moi, en face l’un de l’autre. Nous tirâmes ensemble. Clet me logea une balle dans les côtes. Je lui cassai un bras. L’honneur était satisfait. Ma blessure n’était pas très-grave. La balle fut aisément extraite. Je ne souffris pas de manière à perdre le courage ou la connaissance un seul instant. Sans être d’une apparence robuste, j’ai dans le sang un peu de la force tranquille du paysan berrichon, je ne suis pas très-sensible à la douleur.

Clet fut plus malade que moi. Son organisation nerveuse, déjà très-excitée par un régime absurde, lui occasionna de violents accès de fièvre, et l’enflure du bras fut fort tenace. Roque le vit souvent de ma part, et lui rendit son estime en voyant que, reconnaissant son tort, il tenait fort secrets notre duel et sa cause.

J’étais au lit depuis trois jours, encore assez malade et affaibli par l’opération, lorsque je reçus une lettre de mon père qui m’annonçait de grosses pertes de bestiaux, et m’engageait à vivre de mon travail, sans compter davantage sur son assistance.

Cette contrariété me parut d’abord peu de chose ; mais ce manque de parole et le ton froid et presque dur de la lettre m’affectèrent beaucoup. Mon pauvre père, lui, si loyal et si bon, il me retirait même la jouissance du mince héritage de ma mère, et il m’abandonnait à mes propres ressources sans me donner le temps d’aviser.

Ce n’est pas du jour au lendemain qu’on trouve une occupation, si misérable qu’elle soit. J’avais contracté quelques obligations, en ce sens que j’avais attribué d’avance, sur les termes de ma modique pension, deux petites sommes au payement des dettes d’un ami encore plus gêné que moi. J’étais donc forcé de lui manquer de parole à mon tour, et on a si mauvaise grâce à accuser ses parents, que si je n’eusse été hors d’état de me mouvoir, j’aurais pris des crochets ou un fiacre à conduire, plutôt que d’en venir à cette honteuse excuse.




XI


Je quittai mon lit pour me mettre en quête d’un emploi ; mais il me fallait, pour entrer dans une industrie quelconque, un répondant connu des industriels, et je n’en connaissais aucun, ne voulant pas invoquer l’appui de Clet et de sa famille.

Pour occuper une fonction dans le gouvernement, si obscure qu’elle fût, il me fallait des titres ou un surnumérariat. J’aurais pu donner des leçons, être répétiteur dans un collége, ou seulement maître d’études. Pour tout cela, il me fallait des protecteurs, des connaissances. J’avais vécu trop seul, et pour rien au monde je n’aurais voulu m’adresser à madame Marange ou à sa fille, par conséquent, à aucune personne de leur entourage.

Je vis quel affreux métier est celui de solliciteur. Je le fis avec courage et sans vouloir me sentir atteint d’une humiliation, ni blessé d’aucune méfiance. Si on était peu accessible pour le malheur, c’était la faute du genre humain, qui apparemment pullule de malheureux lâches et fourbes.

Cependant la détresse arrivait avec une effrayante rapidité. J’écrivis à mon père pour lui demander trois mois de répit, lui remontrant avec soumission que c’était le temps nécessaire pour trouver à me caser. Il ne me répondit pas. J’ai su plus tard qu’une main avide et cruelle avait supprimé ma lettre.

Roque eût partagé sa chambre et son pain avec moi ; mais je l’aurais gêné dans ses études, et, en acceptant son assistance, je l’eusse empêché d’acheter des livres et des instruments ; car il apprenait en ce moment la médecine et la chirurgie, et je savais qu’il se privait souvent de manger pour se procurer cette satisfaction. Autant valait lui demander sa vie que ses moyens de développement intellectuel. Je lui cachai ma position.

Mon bon Schwartz commençait à retomber dans la misère. Il avait naïvement confié ses mille francs à un compatriote qui les lui avait emportés. La goutte l’avait pris, et, après de vains efforts pour descendre son escalier, il s’était vu forcé d’interrompre ses leçons dès le début. Rien ne fait plus de tort à un malheureux que de commencer par être malade. On l’avait remplacé au bout de quinze jours.

Je n’avais ni le temps ni la force d’aller donner un coup d’œil à la maison de la rue de Courcelles ; par conséquent, je n’avais pas l’occasion d’écrire à Saule. Mon silence étonna et inquiéta. On envoya Julien savoir de mes nouvelles. Il vint deux fois sans me trouver et écrivit que je me portais bien, puisque j’étais toujours dehors. Puis il partit lui-même pour rejoindre sa mère et sa sœur.

Ma blessure était guérie, malgré le peu de soin que j’en avais pris ; mais ma force, qui n’avait pas eu le temps de revenir, commençait à m’abandonner tout à fait. Parfois j’éprouvais des faims dévorantes que je n’avais pas le moyen de satisfaire. D’autres fois, j’éprouvais un dégoût invincible pour les aliments. Un jour je dépensai pour mon déjeuner et celui de Schwartz ma dernière pièce de monnaie. Je sortis en me disant qu’il fallait trouver du travail ce jour-là, ou avouer ma misère à mon pauvre Roque.

Je courus tout le jour ; je rentrai sans succès et sans espérance. Le lendemain, je voulus tenter encore une journée de démarches avant de me risquer à de tristes aveux. Je sortis à jeun, je rentrai de même, sans plus de succès que la veille.

J’avais vendu ou engagé au mont-de-piété mes pauvres hardes. Il ne me restait que les reliques de ma mère, au milieu desquelles j’allais mourir d’inanition plutôt que d’essayer d’en tirer un dernier morceau de pain.

Je me décidai à écrire à Roque que Schwartz avait faim et que je n’avais plus rien à partager avec lui. Je portai ma lettre à la première boîte, ne me sentant pas la force d’aller jusque chez mon ami, qui demeurait auprès de l’Observatoire. Je remontai avec peine mes cinq étages, j’entrai doucement chez Schwartz. Il dormait. Je savais que le piano ne le réveillait pas. Je me mis à jouer très-doux la dernière chanson rustique que j’avais entendu chanter à ma mère. Je sentis un grand calme succéder aux battements précipités de mon cœur. La sueur se refroidit sur mon front. La dernière goutte d’huile s’épuisa dans la lampe. Je m’en aperçus à peine, tant mon regard était déjà troublé ; puis je ne sentis plus rien : mes mains se roidirent sur le clavier, ma tête tomba sur le pupitre ; il me sembla que je m’endormais pour toujours. Je distinguai encore faiblement l’horloge du Luxembourg, qui sonnait dix heures ; puis je devins complétement inerte.

Quand je revins de cette défaillance, je vis autour de moi des fantômes qui me firent craindre de n’avoir échappé à la mort que pour arriver à la folie. Anicée et sa mère étaient près de moi ; elles me parlaient avec tendresse, elles me prodiguaient les plus doux soins. Schwartz et le chevalier de Valestroit allaient et venaient dans la chambre. Je vis confusément des fioles, des tasses. On m’avait fait prendre quelque cordial, car je me sentais ranimé ; mais je ne comprenais pas encore.

Je fus très-longtemps avant de me rendre compte de rien. On me fit lever, on m’aida à descendre l’escalier, on me mit en voiture ; je me laissai conduire comme dans un rêve. Je ne me retrouvai moi-même que dans la maison de la rue de Courcelles, devant un souper de famille, où Schwartz était assis. Les choses se passaient pour nous deux comme elles s’étaient passées deux mois auparavant pour lui seul. On nous disait qu’on avait faim, et on nous priait de manger par complaisance.

La mémoire de cette soirée me revint entièrement, et je sentis la honte de la misère m’accabler jusqu’à la douleur. Le bon Allemand était si facile à tromper qu’il trouvait l’explication de madame Marange toute naturelle. Elle était venue à Paris avec sa fille pour y passer deux jours. Étonnée d’apprendre de ses gens qu’on ne m’avait pas revu depuis son départ, elle avait envoyé le chevalier savoir si j’étais malade. On lui avait dit que j’étais sorti, mais que je n’étais pas rétabli d’un accident qu’on attribuait à une chute. Cette réponse l’avait surpris ; il avait pensé que j’étais fort mal et que je ne voulais pas recevoir. Il n’avait osé forcer ma porte. Il en avait été grondé par madame Marange et sa fille, qui étaient montées en voiture à dix heures du soir, ne voulant pas rester toute la nuit dans l’inquiétude. On les avait laissées monter. Elles m’avaient trouvé évanoui. En revenant à moi, j’avais accepté de venir souper avec elles pour partir le lendemain avec elles pour la campagne ; car il était évident que j’avais besoin de me remettre et de me reposer de mon travail.

Tout ce récit était exact ; mais la vérité n’en était pas complète, je le sentais. On feignait d’ignorer que je me fusse battu en duel et que la misère fût la cause de ma rechute. Je voyais bien qu’on me trompait, que le portier de ma maison avait été plus explicite avec M. de Valestroit, ou que Schwartz lui-même, réveillé en sursaut par la visite des deux femmes, leur avait tout avoué sans s’en douter.

Je sentais la pitié de la mère peser sur moi comme une humiliation, l’inquiétude de la fille comme un doute : la première devait se dire que j’étais trop obscur, trop pauvre, pour devenir jamais un égal ; la seconde, que je n’avais pas assez de courage physique et moral pour devenir un appui. La fatalité de mon malheur et le sentiment de ma faiblesse me navrèrent. Je m’étais senti assez fort naguère pour être le fils, le frère et l’ami de ces deux femmes, et voilà qu’elles m’apportaient chez elles comme un malade et me donnaient à manger comme à un pauvre.

Ces réflexions succédèrent rapidement à mon atonie, et je fondis en larmes, nouvelle preuve de faiblesse qu’il me fut impossible de leur dérober.

Madame Marange me prit la tête dans ses mains avec une bonté indicible, tandis qu’Anicée prenait les miennes et les caressait presque comme celles d’un enfant que l’on veut consoler ; puis, tout en me dorlotant de la sorte, elles dirent au chevalier, qui ne devinait pas comme elles ma pensée, que c’était une crise nerveuse dont il ne fallait pas s’étonner après mon évanouissement, lequel n’était lui-même qu’un état nerveux.

J’eus bien de la peine à retenir mes sanglots, je suffoquais. Madame Marange, craignant une crise plus forte, sortit pour me chercher de l’éther. Le chevalier prit une bougie pour l’accompagner. Schwartz, que ses robustes instincts physiques dominaient toujours un peu, et qui mangeait, comme les loups, un jour sur quatre, avait la vue plongée dans son assiette. Anicée, qui était restée debout près de moi, passa ses bras autour de ma tête, l’attira contre son cœur avec une effusion angélique, et mit son mouchoir sur mes yeux pour essuyer mes larmes. Ma fierté fut vaincue par cette sainte caresse. Je sentis la sœur et la mère dans le sein de la femme, ces types sacrés qu’aucun autre genre d’amour n’efface dans les âmes complètes. Mes larmes coulèrent plus douces ; elles se tarirent dans la batiste embaumée de ce mouchoir, qu’elle me laissa garder, couvrir de baisers et cacher dans mon sein quand sa mère rentra.

On me trouva mieux. Le bon chevalier répéta à plusieurs reprises : « Ça ne sera rien, » comme on dit à un enfant qui s’est fait une bosse à la tête. Madame Marange me prescrivit de manger, prétendant que mon médecin avait dû me mettre à la diète, parce que c’était la mode, mais que l’abus de ce système tuait les malades plus que le mal. Chaque ménagement inventé par elle pour sauver mon orgueil me révélait sa bonté et mon humiliation. Mais déjà je ne sentais plus l’une et je m’abandonnai à l’autre. Je fis un effort pour lui obéir ; mais j’avais une autre organisation que celle de Schwartz, et plusieurs jours se passèrent avant que je pusse manger sans dégoût et sans souffrance.

Il était deux heures du matin quand je me rendis compte du temps écoulé. Je voulus me retirer avec Schwartz. Madame Marange nous dit que, puisque nous devions partir tous deux avec elle et sa fille à dix heures le lendemain, nous coucherions, ainsi que le chevalier, dans le pavillon de son jardin. On avait tout préparé pendant le souper. J’étais vaincu par la fatigue ; je dormis quelques heures, et quand, selon mon habitude, je m’éveillai au jour, le chant des merles et des pinsons qui peuplaient le jardin me causa la douce illusion de la campagne. Ma tête était encore si faible, que je fus quelque temps à comprendre où j’étais réellement, et quelles circonstances imprévues m’y avaient amené.

Alors ma honte me revint, en dépit du mouchoir d’Anicée, qui était là sous mon chevet, et que je pressai sur mon visage comme pour en effacer la rougeur. Mais comment ne pas rougir de rentrer ainsi chez elle en nécessiteux, moi qui, en voulant la suivre, avais été fier de l’idée de lui sacrifier toute ma vaine science et tout mon avenir intellectuel !

— Non ! non ! m’écriai-je en me jetant hors de ce lit moelleux où j’avais été déposé comme par le Samaritain de l’Évangile. Je n’accepterai pas leurs bienfaits ! Ce n’est pas ainsi que je veux faire fléchir la rigueur de ma destinée. Je suis trop jeune de dix ans, voilà mon tort. Il faut que je le répare par une volonté surhumaine.

Mon parti fut bientôt pris. J’écrivis à madame Marange :


« Vous l’avez deviné, mon secret, je n’ai pas besoin de vous le dire. J’en conviens avec vous. Vous savez que je ne le lui ai jamais dit, à elle ; car vous lisez dans son cœur, et j’espère que vous estimez un peu l’honnêteté du mien.

» Vous voulez qu’elle se marie, je l’ai bien vu. Vous ne repoussez pas d’auprès d’elle les hommes de quarante ans qui ont du mérite. C’est elle qui les refuse au bout de deux entrevues. À la première, c’est l’autorité qu’elle vous concède ; à la seconde, c’est son droit qu’elle reprend.

» Vous ne tenez ni à la naissance ni à la fortune. Vous êtes d’origine plébéienne. Vous êtes assez riche, et, d’ailleurs, votre esprit est trop élevé, votre âme trop noble pour ne pas préférer l’honneur et la vertu à toutes choses.

» Mais vous vous méfiez de la jeunesse. En théorie, vous avez raison. Je vous ai souvent entendue blâmer les amours disproportionnés sous le rapport de l’âge. Vous disiez qu’une femme du vôtre est vieille et qu’un époux de trente-cinq ans est encore un jeune homme. J’ai bien tout compris, rien ne m’inquiétait ; vous l’avouerai-je, je ne prenais rien de cela pour moi.

» Vous n’avez pas voulu admettre d’exception en ma faveur, force m’a été de comprendre. Pourquoi donc me ramenez-vous aujourd’hui ici ? Parce que la maladie et la détresse m’ont fait si petit devant la pitié, que vous ne me craignez plus !

» Ange de bonté, je baise vos mains bienfaisantes et je pars ; je veux pouvoir emporter de chez vous l’espérance. L’espérance de mériter votre confiance absolue, oui, je l’ai, malgré vous et malgré moi. Quoiqu’il arrive, je serai votre fils par la volonté, par le dévouement, par le respect, par la soumission, par la tendresse.

» P.-S. — Retenez le pauvre Schwartz ; faites-lui faire des chemises et des habits ; donnez-lui peu d’argent à la fois. C’est un enfant, lui, et il a soixante ans, madame ! »


Je cachetai cette lettre, je la mis en évidence sur la table, et, avant que personne fût encore éveillé dans la maison, je gagnai la rue et allai droit chez Roque.

Il venait de recevoir ma lettre. Il m’ouvrit ses bras en me faisant de vifs reproches de ma trop longue discrétion.

— Eh bien, lui dis-je, ce n’est plus Schwartz qui meurt de faim, c’est moi. Je ne suis pas seulement gêné, je suis réduit à la dernière extrémité.

Et je lui racontai tout ce qui s’était passé la veille. Il m’approuva et me remercia même de mon courage, comme si je l’avais eu à son intention. Puis il me sauva d’emblée, en me procurant de quoi vivre. On lui proposait un mince emploi au jardin des Plantes, celui de préparateur et de conservateur d’objets d’histoire naturelle, à douze cents francs d’appointements. Plus hardi et plus confiant que moi, Roque avait déjà des protections ; mais il avait de quoi continuer ses études à son gré, moyennant un régime d’existence stoïque, et il ne voulait pas sacrifier son temps à gagner sa vie.

— Puisque tu en es réduit là, me dit-il, accepte cet emploi, que je me fais fort de pouvoir te céder. Tu auras tes soirées libres pour tes chères études incidentes, et ailleurs nous te trouverons mieux avec le temps. Seulement, plus de projets de promenades dans la forêt de Fontainebleau, du côté de certaine résidence ; plus de soirées d’hiver dans un petit salon doré, où l’on voit deux bien charmantes femmes, mais où l’on dépense plus que l’on acquiert ; plus d’interminables improvisations la nuit, plus d’amour absorbant et de dithyrambes au clair de la lune.

J’étais résigné à tout, sauf à ne point aimer, puisque c’était dans cet amour que je puisais mon courage. Au bout de trois jours, j’étais installé au cabinet d’histoire naturelle, dans un petit laboratoire où j’empaillais des oiseaux. J’avais souvent fait cette besogne à la campagne pour mon plaisir, et j’y étais fort adroit.

Mon apprentissage fut donc un morceau de réception qui me valut de grands éloges : on me trouva propre à plusieurs autres soins, et, au bout de trois mois, sans aucune réclamation de ma part, mes appointements furent portés à deux mille francs.

J’étais riche ! j’avais des habits et des chemises que personne ne m’avait donnés ; je n’avais pas été forcé de rendre le petit piano de ma mère, auquel je tenais comme Schwartz tenait à son violon. Il me restait, grâce à l’attention et à la prestesse avec lesquelles j’expédiais ma besogne, six heures par jour pour travailler à ma fantaisie (de six heures à minuit). J’en dormais six. J’en consacrais dix à mon emploi.

Un jour, on m’annonça une nouvelle qui me remplit d’orgueil et de joie. On me donnait trois mois de liberté pour faire, au profit du cabinet, une exploration scientifique dans la forêt de Fontainebleau. Il fallait remplacer certains individus précieux qui s’étaient détériorés aux collections. Je partis ivre de bonheur, et j’allai planter ma tente, pour commencer, à la maison Floche.



XII


Je trouvai mes vieux amis en bonne santé, et l’accueil qu’ils me firent me toucha vivement. Tous deux pleuraient de joie et m’appelaient leur enfant. Ils se réjouissaient de mon bien-être comme s’il leur eût été personnel. Je passai huit jours dans la région d’Avon, bien décidé à ne pas goûter le bonheur d’aller à Saule avant d’avoir commencé ma mission et de m’être mis en mesure de la continuer sans interruption après ma première visite.

Au bout de la semaine, je pus donc me présenter. Cette fois, j’étais encore revêtu de la blouse, comme lorsque j’avais fait ma première entrée. Mais ce n’était plus par pauvreté que je me montrais ainsi. Je portais le costume, l’uniforme, si l’on veut, de mon emploi.

J’arrivai à l’improviste et j’entrai par le parc, dont je connaissais les issues dérobées. C’était la même époque, à peu près, que celle de l’année précédente. La chaleur était encore bonne à savourer, les arbres pliaient sous les fruits, les jardins revêtaient cette seconde parure de l’arrière-saison qui, pour être moins luxuriante que celle du printemps, n’en est que plus coquette et plus soignée.

Au détour d’une allée de bosquet qui aboutissait à la pelouse, je me trouvai tout à coup face à face avec Anicée. Elle était assise sur un banc et lisait à l’ombre, pendant qu’à vingt pas d’elle, Morena, sous l’œil de sa bonne, jouait sur l’herbe avec son ex-nourrice, la brebis noire. Morena était sevrée.

Anicée, en me voyant, ne put retenir un cri. Elle laissa tomber son livre, accourut dans mes bras et me baisa sur les deux joues avec l’effusion d’une sœur. Puis elle rougit après, ne sut me rien dire, se rassit sur le banc en me faisant signe de m’asseoir auprès d’elle, et là, devenue tremblante, elle fit de vains efforts pour retenir ses larmes.

J’eus peur d’abord ; je n’osais croire à tant de bonheur. Je pensai qu’un malheur était arrivé dans la famille, ou qu’il lui était interdit par sa mère de me recevoir… ou enfin qu’elle s’était laissé fiancer à un autre que moi.

Il n’y avait rien de tout cela ! Justice et bonté du ciel, j’étais aimé ! Aussitôt que je l’eus compris, je cessai mes questions et ne demandai pas même la cause de ces larmes qui me rendaient si fier. Elle avait pleuré deux fois pour moi, une fois de douleur et une autre fois de joie. Quel plus naïf aveu pouvais-je exiger ? Je n’ai jamais compris qu’un homme osât arracher à la femme qu’il veut aimer toute sa vie une caresse ou un mot qui l’engage prématurément. C’est froisser la pudeur de l’âme, c’est violer la conscience. Jusqu’à l’hymen complet des âmes, celui qui veut être véritablement aimé doit respecter la liberté et laisser grandir la confiance. Insensé celui qui croit avoir les droits du maître parce qu’il a surpris un moment d’émotion et arraché ce mot : « Je vous aime, » après lequel la femme ressent parfois encore plus de peur de l’avoir dit qu’elle n’a éprouvé d’entraînement à le dire.

Non, non, je ne voulais pas l’obtenir ainsi ! je voulais laisser venir un jour où elle me le dirait, sans pâlir et sans trembler, avec de la joie dans l’âme et de la sérénité dans le regard.

Sa mère vint nous joindre et me montra une affection sincère. Dès les premiers mots, elle fut aussi franche avec moi qu’elle avait été prudente ; car, Anicée nous ayant quittés un instant pour aller me chercher ma filleule, qui s’était éloignée avec la bonne, elle me dit en me regardant tout droit dans les yeux et en me tenant les deux mains :

— Non, vous n’êtes pas un enfant. Vous êtes un homme de bien, et vous serez un homme de mérite. Je n’ai jamais dit non, moi ! à présent je ne dis pas oui, cela ne dépend pas de moi. Je tiens à ce que vous ne croyiez pas que j’abuse de mon influence et de mon autorité. Mais je suis mère avant tout, et je dois désirer que le temps consacre la confiance et l’affection.

— Dix ans, s’il le faut ! m’écriai-je en lui baisant les mains avec ardeur.

— Hélas ! dit-elle en souriant avec tristesse, dans dix ans, elle en aura quarante !

— En eût-elle cinquante ! répondis-je avec une fermeté qui frappa madame Marange et dont elle m’a avoué depuis avoir subi l’influence plus qu’elle ne voulait.

Morena, qui marchait déjà seule, avec des pieds d’une adresse singulière, malgré leur petitesse phénoménale, vint m’embrasser sans se faire prier. Sa précocité était quelque chose de remarquable et dont je fus même un peu effrayé sans oser le dire à sa mère adoptive. Elle parlait déjà d’une voix claire et avec une prononciation nette. Son vocabulaire était du double au moins plus étendu que celui des enfants de son âge. Ses traits aussi se dessinaient prématurément, et la beauté s’y faisait en dépit de la gentillesse. Quoique très-brune, elle n’avait rien dans les cheveux, dans le type et dans la peau, qui ne fût acceptable à la race européenne.

— La mère Floche avait raison, pensai-je, elle est fille d’un chrétien d’Espagne.

Anicée l’aimait trop. Elle se faisait son esclave avec un élan et une imprévoyance qui révélaient chez elle des sources d’intarissable dévouement. Si je l’eusse écoutée, j’aurais gâté ma filleule, et plusieurs fois elle me reprocha d’être trop sévère. Un jour même, elle me dit presque tristement que je ne l’aimais pas assez. J’ai compris, j’ai su, depuis, que, se regardant déjà comme ma femme, elle voulait que je me crusse le père de cet enfant que je lui avais donné et pour lequel aussitôt elle s’était senti des entrailles de mère.

Je revins plusieurs fois à Saule durant mon excursion, et même, ayant, à force d’activité et d’ardeur, recueilli les échantillons qui en étaient le but, j’eus presque un mois de surplus que je pus passer auprès d’Anicée.

On retarda pour moi la rentrée accoutumée à Paris, sans me le dire toutefois ; mais les tendres condescendances de la mère pour la fille étaient pour moi d’une transparence adorable. Des rares prétendants que madame de Saule avait consenti à laisser paraître un instant chez elle l’année précédente, il n’était plus question. De temps en temps, madame Marange recevait une lettre de quelque amie qui la blâmait de laisser sa fille veuve si longtemps et qui lui proposait un parti convenable. Anicée, avec une malicieuse ingénuité, se faisait lire ces lettres tout haut devant moi, et elle riait ensuite avec une gaieté qui me touchait profondément ; elle forçait sa mère à en rire aussi, et, en somme, l’homme de quarante ans, si longtemps rêvé par madame Marange, devenait un mythe qu’Anicée la forçait de reléguer au nombre des fictions, comme Polyphème ou Croquemitaine.

Dans tout cela, pas un mot échangé entre nous deux, ni entre nous trois, qui pût donner un corps à la crainte ou à l’espérance. C’était comme une convention tacite de compter les uns sur les autres sans engager la conscience et la liberté de la personne. Le mot d’amour était toujours traduit dans la langue vulgaire de l’amitié ; le mot de mariage n’était pas même prononcé. Anicée n’arrêtait pas son esprit sur l’éventualité d’une union plus intime que celle qui régnait entre nous. Pour toutes les satisfactions personnelles, c’était l’enfant le plus soumis à ces lois de l’inconnu que les mères appellent l’avenir de leur fille. Elle avait la pureté tranquille d’une jeune vierge, à l’âge où les passions bouleversent le cœur ou l’imagination des femmes.

Quel sanctuaire de céleste chasteté que l’intimité de cette mère et de cette fille ! l’une qui pouvait dire à l’autre sans rougeur et sans tressaillement : « Oui, j’aime et je veux aimer ; » l’autre qui ne pouvait jamais craindre qu’une chose, c’est que sa fille ne fût pas aimée autant qu’elle le méritait.

Je travaillais avec délices à Saule. Nous nous séparions une heure après le déjeuner, et j’allais étudier dans ma chambre ou dans la campagne. Mais je préférais ma chambre, parce que, de temps en temps, j’entendais Anicée passer doucement sous sa fenêtre, ou rire et chanter au loin pour divertir sa Morenita. Avec certaines personnes, on se trouve investi du don de l’ubiquité intellectuelle. On se sent avec elles sans sortir de soi-même. Anicée ne m’a jamais dérangé d’aucun travail, et jamais aucun travail ne m’a distrait d’elle.

Nous nous retrouvions à l’heure du dîner avec un plaisir extrême. Pour bien savourer une société chère et précieuse, il faut la mériter par l’accomplissement soutenu d’un devoir.

L’âme humaine n’est pas faite, d’ailleurs, pour les félicités d’une constante effusion. Quand elle est assez forte pour ne pas s’y épuiser, elle s’y exalte, et la passion devient jalouse, exigeante, maladive. Le travail a été donné à l’homme comme le gouvernail de sa raison même et le stimulant de ses affections.

Nos soirées étaient délicieuses. Je jouais du piano entre chien et loup, sans vouloir permettre qu’on abusât de mon inspiration jusqu’à se blaser dans l’attention émue qu’on voulait bien m’accorder. On apportait les lampes et je faisais la lecture pendant que les femmes travaillaient. Madame Marange occupait dès lors le métier à elle seule ; Anicée avait toujours quelque nippe à coudre ou à broder pour son enfant. Après la lecture, nous causions plus ou moins sans tenir compte de l’heure, et minuit venait quelquefois nous surprendre au coin du feu pétillant des premiers froids d’automne. Habitué à me lever à six heures, j’avais encore quatre heures de matinée pour mes études avant de revoir mes bien-aimées compagnes.

Roque vint nous voir, ainsi que Schwartz, que madame Marange, après l’avoir bien refait, avait réussi à placer comme organiste à Fontainebleau. La présence de ces deux amis me fut plus douce qu’elle ne me l’avait jamais été, et Roque, qui commençait à se décourager de cette succession de spécialités qu’il avait prétendu tirer de lui-même, Roque, dont la vue et la mémoire s’usaient déjà, et qui sentait, à la fleur de l’âge, que les forces humaines ont une limite infranchissable à la volonté la mieux trempée, Roque, devenu philosophe, cessa de me railler et de me tourmenter.

— Tu as raison, me dit-il en m’écoutant lui résumer les divers travaux dont je m’occupais, il faut se nourrir de la science, mais selon la loi de la vie physique, qui veut qu’on mange pour vivre, et non qu’on vive pour manger. Les indigestions ne tuent pas les corps robustes ; mais elles détruisent l’estomac à la longue. Hélas ! la vie est trop courte et ne se renouvelle pas à mesure qu’on l’épuise. On ne peut pas savoir ! Il faut se contenter de comprendre. Oui, oui, tu as mieux procédé que moi, Stéphen, en étant plus modeste ; il faut absolument choisir entre ces deux termes : connaître un peu tout, ou bien ne connaître qu’une chose à fond. Voyons, quel parti prendrai-je, et quel parti prendras-tu ? ou bien quel parti prendrons-nous tous deux ?

— Mon ami, lui répondis-je, nous allons prendre tous deux les deux partis : nous serons égaux et absolus, universels et spéciaux. Écoute-moi bien. Puisque tu as, comme nous disions, le pain cuit sur la planche au foyer paternel, et que tu m’as procuré le pain quotidien du travail manuel, nous allons passer encore deux ou trois ans à comprendre, sinon à connaître le plus de choses possible, sans nous dessécher sur aucune. Alors nous serons tout bonnement ce qu’on appelle des hommes instruits, ce qui n’est pas grand’chose, mais nous aurons des intelligences rompues au travail et encore saines, ce qui sera beaucoup. Alors nous prendrons une spécialité et nous nous y adonnerons pour le reste de nos jours.

— Hélas ! c’est bien bête, une spécialité ! s’écria-t-il.

— C’est bête quand on est bête, lui répondis-je. Malheureusement, le vulgaire a raison de dire : Bête comme un savant, en ce sens que la plupart d’entre eux se font spéciaux en partant de l’ignorance absolue. Or, comme toutes les sciences se tiennent, celui qui n’en possède qu’une et qui dédaigne ou néglige d’acquérir de bonnes notions sur toutes les autres, n’est plus qu’un rouage qui fonctionne seul et sans utilité pour la machine. Nous aurons paré à ce danger de l’atrophie des nombreux lobes de notre cerveau en les exerçant tous d’avance sans excès.

» Puis, le jour venu d’en privilégier un seul, nous marcherons sans effort et avec une rapidité souveraine vers ce but. Nous ne trouverons pas sur notre route les hésitations de notre propre ineptie, et nous ne nous dirigerons pas en aveugles entre des rivages inconnus. Nous serons savants dans notre partie, mais, à tous autres égards, nous serons encore des hommes. Si tu es médecin, une bonne somme de philosophie, un peu d’art, assez de métaphysique, beaucoup d’histoire et pas mal de littérature, t’auront aidé d’avance à connaître l’homme, ce grand problème en qui la vie de l’âme est si étroitement unie à celle du corps, que qui ignore l’une, ignore l’autre. Ainsi de toutes les branches scientifiques. Elles partent d’un tronc dont il faut bien avoir analysé la moelle, et la religion serait même le vrai point de départ.

— Oui, oui, trois fois oui, dit Roque soucieux et convaincu en même temps. Donc, il est trop tôt pour que j’étudie l’anatomie du corps, puisque, selon toi, je ne connais pas celle de l’âme.

— Non, mon ami, étudie-les ensemble ; seulement, il faut le temps à tout. N’aie pas l’orgueilleuse rage d’être grand médecin en moins d’années qu’il n’en faut aux autres pour être des carabins passables. Examine toutes ces choses que je te dis, et ne sois médecin que dans dix ans.



XIII


Roque fut triste à dîner ; pressé amicalement d’en dire la cause, il nous promit de s’expliquer au jardin, et là, marchant avec animation sous la lune nuageuse de novembre :

— Mes chers amis, s’écria-t-il avec une grande naïveté de cœur, sachez que, jusqu’à ce jour, j’ai été un âne, et, qui pis est, un sot !

Et il résuma d’une manière brillante et claire le sujet de notre entretien. Il me plaça plus haut que lui, lui qui, sans méchanceté, sans en avoir même conscience, m’avait toujours traité en petit garçon devant Anicée et sa mère ; il passa d’une extrémité à l’autre ; et, passionné en tout, il déclara que j’étais l’esprit le plus juste, le génie le plus lucide qu’il eût jamais rencontré.

Je voulus rire de ces éloges, que madame Marange écoutait avec une sollicitude avide. Anicée me prit le bras en me disant d’un ton d’autorité jalouse :

— Ne riez pas, taisez-vous : il a raison. Ne vous moquez pas ; ne dépréciez pas celui dont il parle. C’est une chose que je ne souffrirai de personne, pas même de la vôtre.

Quand Roque eut tout dit, madame Marange conclut avec une grande sagesse d’application.

— Stéphen avait raison, dit-elle. Qui ne sait pas la géologie ne saura jamais la botanique, et réciproquement ; qui n’entend rien à la musique manquera d’un sens dans la poésie ; qui ne se doute pas de l’anatomie ne saura jamais dessiner. Il est vrai que de grands génies ont tout deviné ; mais deviner équivaut à savoir. Donc l’exception confirme la règle. Maintenant, continua-t-elle, peut-on vous demander, sans indiscrétion, mon cher Stéphen, quelle spécialité vous comptez embrasser ?

— J’attends qu’on me le dise, répondis-je en pressant contre mon cœur le bras qu’Anicée avait passé sous le mien en me grondant.

— Qui donc vous le dira mieux que vous-même ? demanda madame Marange.

— Vous, madame, répondis-je encore en m’adressant à elle et en regardant sa fille. Je vous ai entendu dire autrefois qu’un homme ne pouvait se passer d’un état. Moi, j’aime tant toutes les choses que j’étudie, que je n’ai pas de préférence marquée. Jadis, je comptais sur ma mère pour me désigner mon but. À quelle autre puis-je demander maintenant de me rendre ce service ? N’est-ce point à vous qui m’avez témoigné tant d’intérêt et qui êtes un si bon juge ?

Madame Marange semblait attendre que sa fille parlât la première ; Anicée, ainsi encouragée, répondit :

— Moi, je ne suis pas un grand esprit comme vous autres. Je comprends le bonheur de l’étude ; mais la nécessité de s’illustrer, je n’y ai jamais rien compris.

— S’illustrer, non ! observa sa mère ; mais se rendre utile.

— Ah ! c’est la prétention de tout le monde, reprit Anicée avec un peu de tristesse. Tous les ambitieux se croient ou se disent nécessaires. Le mérite vrai est plus modeste. Il est utile à tout et à tous sans le savoir. Un jour vient où il se révèle malgré lui, mais c’est quand il a déjà fait tout le bien qu’il est capable de faire.

— L’oracle est obscur, dit Roque. Doit-on donc attendre que la profession vienne vous chercher et le succès vous surprendre ?

— Peut-être.

— Alors point de spécialité ; nous retombons dans mon ancien système : tout savoir pour être propre à tout. Mais je sais à présent que c’est impossible ; car l’homme vit trop peu de temps.

— Alors, dit Anicée, sans songer qu’elle ne répondait qu’à moi, un emploi quelconque de l’intelligence, celui qui gênera le moins la vie du cœur.

Je fus bien heureux de cette réponse qui me disait tant de choses et que Roque trouva très-vague et très-insignifiante.

Anicée m’aimait tel que j’étais, sans nom, sans état, sans science réelle, peut-être sans avenir. Oh ! oui, j’étais bien heureux ! Je comprenais ce que sa mère semblait oublier, qu’elle avait été mal aimée par un ambitieux, et que son rêve était un époux humble et dévoué. J’étais donc fort embarrassé entre la mère et la fille. L’une qui me préférait inconnu et pauvre, l’autre qui m’eût voulu tout au moins distingué et indépendant de position.

Le problème était posé. C’est à Paris qu’il devait se résoudre. Il s’agissait de savoir si, au lieu de travailler pour mon instruction personnelle six heures par jour, j’irais passer toutes mes soirées, comme l’année précédente, à la rue de Courcelles. En prenant ce dernier parti, je retardais de six mois mon développement intellectuel, je prolongeais les incertitudes de madame Marange sur mon état futur, je blessais la noble ambition qu’elle nourrissait de ne voir sa fille unie qu’à un homme de talent ou de science. Il fallait cela pour me faire pardonner les malheureux dix ans qui me manquaient, et cependant elle sentait bien qu’il fallait dix ans encore pour que j’eusse un nom, et elle frémissait à l’idée de ce long veuvage pour Anicée.

De son côté, Anicée me trouvait stoïque, cruel, presque égoïste de sacrifier ainsi le bonheur d’être auprès d’elle à l’espoir, peut-être chimérique, de lui donner un nom illustre.

— J’ai trente ans, disait-elle à sa mère. Vous dites qu’on est vieille à quarante. Je n’aurai donc eu ni jeunesse ni amour. Je ne vous demande pas de nous marier, moi. Il n’y songe pas non plus. Mais ne me privez pas de la douceur de le voir. Quel plus humble bonheur que le mien ! voir tous les soirs mon ami devant dix personnes, puis-je moins demander ?

J’essayai de satisfaire madame Marange en ne venant chez elle qu’une fois par semaine. Cette privation me fut un supplice. Je l’avais supportée alors que mon orgueil, blessé par sa méfiance ou ranimé par mon propre espoir, m’avait soutenu dans cette lutte contre moi-même. Mais je n’avais plus un stimulant aussi actif. Je me savais aimé, on m’avait béni, on me laissait espérer, on venait de me donner un mois de bonheur sans mélange. Je ne pouvais me faire à l’idée de recommencer mon épreuve. J’aimais cette femme de toutes les puissances de mon âme ; je la sentais aussi nécessaire à mon esprit qu’à mon cœur, bien qu’elle n’eût que du cœur pour alimenter son intelligence et la mienne. Son caractère, dont sa beauté douce et tranquille était l’expression constante, formait autour de moi une atmosphère de sérénité dont je ne pouvais plus me passer. Ce n’était peut-être pas de la passion, c’était mieux et plus, car c’était un amour que Roque ne pouvait comparer, disait-il, qu’à une idée fixe, à une monomanie. Pour moi, c’était quelque chose comme la nostalgie. Rien ne pouvait me distraire, le matin, de l’impatience de la voir le soir, et le soir passé loin d’elle était si aride que mon travail avortait dans ma tête.

Le bon Roque imagina un expédient auquel il sut faire consentir madame Marange : ce fut de dire à l’entourage que feu M. Marange avait laissé d’importantes recherches scientifiques à débrouiller et à mettre en ordre. Il y avait du vrai là-dedans. Seulement, ces manuscrits ne valaient pas la peine que je me fusse donnée ; mais il fut convenu que je ne me la donnerais pas. Les amis n’y verraient que du feu, et on trouverait plus tard un prétexte pour ne pas donner suite à l’idée d’une publication.

En conséquence, j’habiterais le pavillon du jardin de la rue de Courcelles, de sept heures du soir à cinq heures du matin, les prétendus manuscrits ne pouvant être en sûreté à mon domicile. Il y avait une bonne petite bibliothèque de choix à mon usage dans ce pavillon. D’ailleurs, j’apporterais les ouvrages spéciaux dont j’aurais besoin. Je paraîtrais rarement au dîner pour n’être pas trop remarqué, et je pourrais voir la mère et la fille à la dérobée, me sentir auprès d’elles… Je n’en demandais pas davantage.

Cette bonne mère consentit à subir auprès de ses amis le petit ridicule de vouloir faire un succès posthume à son mari. Je passai donc ainsi un hiver bien heureux. On s’étonna peu de me voir devenu le secrétaire d’un mort ; on m’oublia vite dans la poussière de ces écrits qui faisaient peur à tout le monde. J’avais le moyen de payer un cabriolet de louage qui venait me prendre de grand matin pour me conduire au Jardin des Plantes. J’achevais ma nuit en sommeillant, en dépit du froid, dans ce rude véhicule. Je revenais à pied le soir, je dînais en route, j’étais à mon poste à sept heures. Je trouvais mon feu et ma lampe allumés et de douces recherches de bien-être pour ma veillée solitaire, où je reconnaissais la main délicate d’Anicée.

Dans le courant de la soirée, elle quittait souvent le salon pour aller voir Morena et trouvait presque toujours moyen d’ouvrir la fenêtre de sa propre chambre, qui donnait en face de la mienne. Malgré le froid et la neige, elle y restait quelques minutes, jusqu’à ce que, désespéré de la voir s’exposer à un rhume, je lui fisse comprendre en me retirant que mes remords m’arrachaient à ma joie.

Quand ses hôtes étaient partis, c’était toujours d’assez bonne heure, à cause de l’éloignement du quartier, elle agitait une sonnette, et j’accourais près du feu, entre elle et sa mère. On me permettait d’y rester une demi-heure et je retournais travailler et dormir.

Insensiblement, madame Marange, sûre de moi autant que d’Anicée, nous laissa seuls ensemble. Tous les domestiques se couchaient. Il n’y avait pas de malveillants parmi eux. Anicée était trop connue, trop aimée pour être calomniée dans son intérieur. Alors, nous prolongions doucement la veillée, malgré le reproche que se faisait mon amie de me dévorer mon temps. Puis elle riait de mes projets de gloire, elle se faisait fort de me conserver l’estime et l’amitié de sa mère sans cela. Elle avait envie d’aller brûler mes livres ; elle m’ordonnait de dormir au lieu de travailler en la quittant.

Je désobéissais : je veillais jusqu’à deux heures du matin, non par besoin de travailler, mais pour mener de front la double ambition que sa mère me suggérait, être heureux par elle et digne d’elle. Je ne dormais donc plus que quatre heures sur vingt-quatre, quelquefois moins. Je n’en fus pas malade ni même accablé un seul jour. L’amour fait vivre ; c’est l’absence qui tue.

Un jour dans la semaine, on m’accordait pour récréation d’accompagner ces dames au théâtre. Je ne me le reprochai plus, quand je vis que cela m’était utile aussi et développait en moi des jouissances d’art et des souffrances de critique qui formaient mon jugement où éveillaient mon imagination. Puisqu’il entrait dans mon plan de n’être volontairement étranger à rien de ce qui intéresse, émeut, redresse ou corrompt les hommes, je devais connaître cet art, qui, bien entendu, saurait résumer tous les autres.

Un soir que nous entrions à l’Opéra, où elles allaient, modestement, dans une baignoire, et sans toilette, je fus frappé de la figure d’un gamin qui étendait un bout de tapis sur la roue des fiacres et recevait deux sous de ceux qui en descendaient.

Bien qu’il se fût fait, depuis dix-huit mois, un changement dans sa taille et dans ses traits, je ne pouvais en douter, c’était le frère de Morena.

Je ne voulus pas en faire la remarque devant mes compagnes ; mais, dès que je les eus installées dans leur loge, je revins au péristyle ; je descendis les degrés et je rejoignis le gitano.

Le gitano vint à moi avec empressement dès que je l’eus appelé, et me reconnut sans hésitation.

— Ah ! ah ! monsieur, me dit-il en français et avec une assurance extraordinaire, c’est vous qui m’avez volé ma sœur !

À cette apostrophe faite tout haut, plusieurs personnes qui passaient se retournèrent. On me prenait pour un suborneur de filles. J’emmenai l’enfant dans un endroit de la rue plus isolé et je lui demandai l’explication de sa fuite soudaine après la mort de sa mère, son nom, celui de son père, celui de sa sœur, enfin.

— Monsieur, répondit-il, si vous voulez me promettre de me dire ce que vous avez fait de ma petite sœur, je vous apprendrai bien des choses.

— Je ne promets rien, répondis-je, sinon de te rendre un peu moins malheureux que tu me sembles l’être, si tu en vaux la peine.

Et, comme il parut mordre à l’appât d’une récompense, je lui donnai rendez-vous pour le lendemain, au labyrinthe du jardin des Plantes.

Dans la crainte qu’il n’y manquât, j’aurais au moins voulu lui arracher tout de suite le nom et les indications principales ; mais il prit un air de mystère, prétendit qu’il avait des secrets importants à me révéler et fut exact au rendez-vous du lendemain.

Quand je revis cet enfant au jour, je fus frappé de la beauté extraordinaire de ses traits et de l’élégance gracieuse de son corps, en dépit des misérables haillons dont il était à peine couvert. Tout en lui annonçait une vive intelligence, son regard pénétrant, son sourire expressif, la justesse de ses souvenirs, et la facilité avec laquelle il parlait une langue dont il n’avait pas la première notion dix-huit mois auparavant. Son vocabulaire pittoresque frisant l’ignoble était celui du milieu où, depuis Fontainebleau, il avait traîné son impudence et sa misère ; et, malgré ce cachet impur, il y avait dans son accent espagnol peu accusé, dans sa voix suave, dans sa prononciation fine, je ne sais quelle distinction et quel charme qui formaient un douloureux contraste entre sa nature et sa situation.

Voici le récit vrai ou faux dont il me gratifia :

Son père était un gitano d’Andalousie, qui exerçait aux environs de Séville la profession de raseur de mulets. Il faut savoir qu’en Espagne on rase le poil des chevaux communs, des ânes et des mulets. Les bohémiens sont généralement employés à cette fonction sociale. Ce père était bon chrétien. (Tous les gitanos d’Espagne, terrifiés par l’inquisition, affectent une dévotion outrée, et encombrent de leurs adorations le porche des églises, sans réussir à persuader aux populations qu’ils ne pratiquent pas en secret le culte du diable.) Il s’appelait Antonio, et rien de plus ; sa femme faisait des corbeilles, tirait l’horoscope, chantait et dansait sur la voie publique. Lui, le fils de cette union, tenait les castagnettes ou raclait la guitare. Là s’était bornée son éducation.

Je traduirai de l’argot le reste du récit du gitanello.

— Je vous ai dit, là-bas, monsieur, que mon père avait quitté ma mère enceinte pour aller chercher sa vie en France, et qu’il nous avait fait écrire de venir le retrouver à Paris. Je savais très-bien que mon père était fâché contre elle en la quittant ; mais je ne savais pas pourquoi, et je n’avais pas besoin de vous le dire. Quand ma pauvre mère fut morte, au milieu de mon chagrin, je regardai avec attention ma petite sœur et je vis qu’elle était blanche.

— Blanche ? observai-je. Pas précisément.

— Elle l’est toujours plus que moi, reprit-il. Vous n’avez qu’à me regarder et à comparer, si elle vit encore et si vous savez où elle est.

Je ne répondis pas à cette question détournée, et je constatai qu’en effet ce jeune garçon ne pouvait renier sa race, tandis que Morena pourrait toujours faire douter de la sienne.

Il reprit :

— Cet enfant blanc me fit peur. Je me souvins d’avoir entendu mon père me dire en colère, avant de quitter l’Espagne :

» — Le frère ou la sœur que ta mère va te donner viendra au monde avec une peau blanche. Si tu fais bien, tu lui mettras la tête sous une pierre, et tu danseras dessus.

» Mon père est méchant, je ne le suis pas ; seulement, je me dis :

» — Si je ne tue pas cette enfant, mon père viendra nous tuer tous les deux.

» Et je me sauvai. Je n’ai rien volé à ma sœur. Ma mère avait deux choses, un petit mulet et un bracelet d’or ; j’ai pris le mulet pour moi, j’ai laissé le bracelet à la petite. Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Ça ne te regarde pas. Continue.

— Je montai sur la bête et je gagnai Paris où, sans chercher mon père, je ne tardai pas à le rencontrer. Il fut content de me voir, et me dit que ma mère avait bien fait de mourir si son enfant était blanc. Je lui dis que l’enfant était mort aussi ; mais il voulut savoir la vérité et se fit conduire par moi à la maison Floche. Il y entra, regarda la petite et me dit en revenant :

» — Ce n’est pas ma fille ; qu’elle devienne ce qu’elle pourra.

» Il ne s’en est pas occupé depuis, et m’a empêché d’aller savoir de ses nouvelles.

— Cette partie de ton histoire me semble un peu louche, mon garçon, ou tu es bien lâche. Si tu croyais ton père capable de tuer ta sœur, pourquoi l’as-tu conduit auprès d’elle ? Ne pouvais-tu pas dire que tu ne saurais pas retrouver l’endroit ?

— Il ne m’aurait pas cru et m’aurait battu jusqu’à ce que je parle. Un gitano de mon âge qui ne se souviendrait pas d’un endroit où il a passé, ce n’est pas possible à croire !

— Alors, par crainte des coups, tu as risqué la vie de ta sœur ? Je vois que tu es né sans cœur et sans courage. C’est plus malheureux pour toi que tout le reste.

— Je ne vous dis pas le contraire, répondit l’enfant avec une naïveté dont je fus consterné.

— Enfin, repris-je, que s’est-il passé dans l’esprit de ton père en voyant cette enfant ? Tu ne me le dis pas. Tu oublies que je vous ai surpris tous deux, ce soir-là, vers minuit, guettant et rôdant autour de la maison Floche.

— Ah ! c’était vous ? dit le gitanillo en souriant ; je m’en doutais bien. Vous n’avez pas abandonné ma sœur ; vous aviez eu l’air de l’aimer.

— Je ne réponds pas, mon drôle, j’interroge. Que faisiez-vous là, si vous n’aviez pas de mauvaises intentions ?

— Ah ! voilà, monsieur. Mon père, après avoir dit que, sa femme étant morte, il ne lui en voulait plus et laisserait vivre l’enfant, se ravisa et dit : « Je vais la prendre et la porter au duc de Florès. Ou il me donnera de l’argent pour l’élever et me taire, ou je la tuerai sous ses yeux. »

— Où est-il, ce duc de Florès ?

— À Paris, monsieur… Mais, en vous voyant là, mon père s’est caché. Puis nous sommes revenus bien doucement dans la nuit. Nous vous avons vu veiller et faire la ronde avec un fusil. Nous avons eu peur, et nous ne sommes revenus là qu’au bout de huit jours, espérant que vous étiez parti. Vous étiez parti, en effet, et l’enfant aussi, et nous n’avons pas pu savoir où elle était.

— L’enfant est morte, lui dis-je, ne la cherche plus.

— Comment, elle est morte aussi, cette pauvre petite ? s’écria le gitanillo en jouant ou en laissant voir une certaine émotion. Eh bien, tant mieux, ajouta-t-il en reprenant ses airs cyniques ; elle ne risque plus rien.

Il y avait, dans son accent, quelque chose de fourbe qui ne m’échappa point. Il était évident que j’allais être observé, exploité ou rançonné, si je ne me tenais sur mes gardes. Je résistai donc au désir que j’avais éprouvé de sauver aussi cet enfant de l’opprobre et de la misère, s’il était possible, et, l’abandonnant à son sort, je lui donnai quelque argent, en lui disant que je quittais Paris le lendemain et que j’allais vivre en province. Je ne m’éloignai pourtant pas sans lui demander son nom et sa demeure, si toutefois il en avait une. Il me dit qu’il s’appelait Rosario, et qu’il n’avait pas de domicile, son père logeant à la nuit, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. Il ne voulut rien me dire de clair sur l’industrie que cet homme pouvait exercer.



XIV


Pour me débarrasser du gitanillo, je me perdis dans les groupes de promeneurs, qui étaient nombreux, ce jour-là, dans le jardin. Je gagnai mon laboratoire, sans me croire suivi ; mais, ayant eu à passer par l’extérieur, dans un autre corps de logis, je vis, à peu de distance, le gitanillo qui paraissait jouer avec d’autres polissons de son âge, et qui se retrouva encore là quand je revins à mon poste. Si bien qu’il fût dressé à l’espionnage, il avait douze ans, et sa figure trahissait ses desseins.

Quand j’eus à me retirer vers six heures, j’eus soin de ne pas sortir par les jardins ; mais, à la porte de la rue, je vis en observation une figure sombre et basanée qui ne pouvait être que celle du père de Rosario.

Je n’essayai pas de tromper sa vigilance ni de lutter de ruse avec lui. J’avais eu occasion d’observer les mœurs des bohémiens dans les fréquentes apparitions qu’ils font dans nos campagnes. Je savais ce que le premier venu de ces individus peut déployer de persévérance, de fourberie, je dirais presque de génie dans la science de tromper, pour dérober une poule ou seulement un œuf. À plus forte raison, mon espion devait-il déjouer toutes mes précautions, si réellement il avait un intérêt de vengeance ou de cupidité à retrouver Morena. Mon parti fut bientôt pris. J’appelai un fiacre et lui dis de m’attendre. Puis je rentrai, bien certain que mon bohémien passerait là autant d’heures qu’il me plairait d’en faire gagner au fiacre.

J’allai trouver un des agents de police qui veillent à la sûreté des richesses du cabinet, et je lui déclarai qu’un homme que j’avais de fortes raisons pour croire dangereux et malintentionné depuis longtemps, était en train de me guetter à la porte ; que c’était un de ces bohémiens qui font souvent le métier de voler les enfants, et que je croyais celui-là déterminé à me suivre pour opérer quelque chose en ce genre dans une maison où j’allais souvent.

Je connaissais les principaux agents dont l’office était de prêter main-forte aux gardiens. Tous me connaissaient, et celui-là particulièrement, parce que, dans une tentative de vol au cabinet de minéralogie, j’avais eu à échanger des renseignements avec lui. Il me savait donc incapable de l’induire en erreur pour ma satisfaction particulière, et il me répondit avec ce ton de suprême paternité que ce genre de fonctionnaire aime à prendre dans certains cas :

— Allez, mon petit, montez dans votre fiacre, je vous réponds qu’il ne vous suivra pas, et que nous saurons ce qu’il est et ce qu’il veut.

Au moment où je montais en voiture, c’est-à-dire moins de trois minutes après, quatre agents de police cernaient mon gitano, qui, avec l’instinct du gibier devant les chiens, avait senti leur approche et s’était éloigné. Mais il trouva le passage fermé par un de ces messieurs, qui lui mit la main au collet et lui fit décliner ses noms et qualités. Je les laissai aux prises avec lui, assuré que, dans le cas où il pourrait justifier de son droit à fouler le pavé de Paris, on l’occuperait assez longtemps pour l’empêcher de me suivre, et qu’en même temps on l’effrayerait assez pour l’empêcher de recommencer de sitôt. Le bohémien est excessivement poltron. De tous les bandits, c’est le moins redoutable : dès qu’il se voit observé, comme certains animaux de proie ou de rapine, il revient rarement aux endroits où il a été chassé.

Le lendemain, j’appris du même agent de police que mon homme s’appelait ou se faisait appeler Antonio, qu’il était bohémien de race ou de profession, qu’il ne pouvait justifier d’aucun moyen d’existence, et qu’on l’avait arrêté provisoirement. On était sur la trace de ses méfaits, parce qu’il avait un enfant qui se faisait appeler Dariole, et dont on observait toutes les démarches.

Au bout de quelques jours, les renseignements furent plus complets. Antonio exerçait assez fructueusement le métier de voleur à la tire, auquel il voulait dresser son fils. Celui-ci, paresseux, vagabond, menteur, insolent, était cependant, soit par frayeur, soit par un fonds de probité naturelle, un fort mauvais élève que son père rouait de coups pour sa résistance ou sa gaucherie. Comment on avait su tous ces détails, je l’ai oublié ; mais ils étaient certains, et l’agent de police, qui, après tout, rentré dans sa famille, était, à ses heures, un homme aussi doux et aussi moral que bien d’autres, s’apitoyait sur le sort de ce petit malheureux dont il hésitait à s’emparer.

Tirer un enfant du bourbier du crime et du vice, pour essayer, à tout risque, d’en faire un honnête homme, c’est là un devoir qui m’a toujours paru d’une pratique irrésistible, quand les moyens de m’en acquitter ne m’ont pas été absolument interdits par ma position. Je priai donc l’agent de police d’arrêter Dariole, de manière à l’effrayer beaucoup, puis de me l’amener et de consentir devant lui, sur mes instances, à me le laisser gouverner. Comme on ne pouvait constater encore aucun fait ouvertement coupable de sa part, il n’appartenait qu’en herbe aux tribunaux. C’était l’expression de mon interlocuteur.

Autant les agents subalternes de la police sont haïs quand ils fonctionnent dans l’ordre des passions politiques, autant ils étonnent parfois par leur bon sens et leur équité dans les choses qui sont du véritable ressort de leur institution civile. Le jour où les discordes humaines ne confondront plus forcément ces deux attributions si diverses, la police devra être et sera une mission toute paternelle dans ses plus justes sévérités, et on se fera un honneur de lui appartenir.

L’homme qui m’aida à essayer la conversion du frère de Morena s’y prit avec autant d’habileté que de charité ; et bientôt, débarrassé, grâce à lui, d’Antonio, qui fut mis jusqu’à nouvel ordre hors d’état de nuire, je pus confier l’éducation physique et morale de Rosario, dit Dariole, à de braves gens que je connaissais et que j’aidai de mon mieux à le corriger. Ce n’est pas le moment de dire si nous y parvînmes aisément ; comme je n’ai jamais perdu de vue ce garçon, j’aurai beaucoup à parler de lui dans la suite de ces mémoires.

Avant de faire part à mes amies de la rue de Courcelles des faits que je viens de rapporter, je voulus continuer mes recherches sur la naissance de Morena, et faire tout ce qui était en moi pour assurer la possession aussi légitime que possible de cette enfant tant aimée, à ma chère Anicée.

Je pris des informations, grâces auxquelles je sus bientôt qu’il existait, en effet, un duc de Florès, jeune, beau, riche et libéral, habitant Paris depuis peu avec sa jeune femme, qui était même fort à la mode, et qu’on disait être en même temps fort coquette dans le monde et fort jalouse de son mari. Je trouvai son domicile, je vis une belle voiture à ses armes dans la cour ; je tirai de ma poche le bracelet de la bohémienne, je m’assurai bien que c’était le même écusson, les mêmes emblèmes, la même couronne.

Je me demandai alors comment je procéderais. Je pensai que je devais chercher à connaître assez cet homme pour lui inspirer de la confiance, et j’allais me retirer avec cette résolution, lorsqu’en relevant la tête, je vis devant moi le duc en personne, qui regardait d’un air étonné l’objet que je tenais dans mes mains. Sa figure me plut, la mienne fit apparemment le même effet sur lui ; car, en nous toisant mutuellement, nous échangeâmes un sourire de bienveillance instinctive.

Je crus devoir profiter de ce moment de vague sympathie qui ne reviendrait peut-être plus, et je n’hésitai pas à lui adresser la parole.

— Monsieur, lui dis-je, vous êtes sans doute un peu surpris de voir entre mes mains un objet qui a appartenu soit à vous, soit à quelqu’un de votre famille. Pourrai-je, à ce sujet, vous entretenir en particulier quelques instants ?

— Certes, monsieur, répondit-il avec la même franchise, et je vous avoue que cet objet m’intrigue un peu. Mais je suis absolument forcé de sortir ; voulez-vous m’obliger de monter avec moi dans ma voiture jusqu’à la porte Maillot, où j’ai donné rendez-vous à la duchesse ? Comme là, nous montons à cheval, je vous ferai reconduire où vous voudrez.

— Ce sera inutile, répondis-je, j’ai précisément affaire de ce côté.

Il me fit passer le premier avec beaucoup de courtoisie, et, quand nous fûmes assis côte à côte, il me demanda avec une familiarité polie qui j’étais.

— Stéphen Rivesanges, lui répondis-je ; un nom complétement obscur, mais porté par un honnête garçon, attaché pour le moment au cabinet d’histoire naturelle.

— Un jeune savant ! c’est fort bien. Vous êtes plus que moi, qui suis un ignorant. Mais je suis aussi un honnête garçon. Voyons, montrez-moi ce collier dont vous avez si bien étudié le blason dans ma cour.

Il regarda le bracelet, sourit encore, eut un imperceptible mouvement d’embarras, puis me le rendit en disant :

— C’est bien ça. C’est le collier de ma pauvre chienne, qui est morte, par parenthèse. On vous l’a vendu ?

— Non, monsieur.

— Vous l’avez trouvé ?

— Pas davantage.

— Alors, dit-il en souriant encore, on vous l’a donné ?

— Encore moins, répondis-je.

— Ah çà ! vous ne l’avez pourtant pas volé ? Vous n’avez pas du tout la mine d’un voleur. Expliquez-vous donc. D’où vous vient le collier de ma chienne ?

— Je l’ai pris au bras d’une morte.

— Morte !… dit-il avec une légère émotion. Déjà ! Pauvre femme !… Ah çà ! est-ce que vous l’avez connue ? Oui, je le vois… Hombre ! j’espère que son mari ne l’a pas tuée ?

En disant ces mots, le jeune duc parut sérieusement affecté.

— Monsieur le duc, lui dis-je, j’allais vous faire plusieurs questions qui deviennent inutiles. Je vois qu’on ne m’a pas trompé, et je sais ce que je voulais savoir. À présent, vous saurez ce que je sais ; car je vais vous le dire. Son mari ne l’a pas tuée. Il l’avait abandonnée en Espagne. Elle est morte dans la forêt de Fontainebleau, en essayant d’aller le rejoindre. Ce collier, dont elle s’était fait un ornement, je l’ai pris pour le donner à sa fille, si vous voulez bien le permettre.

— À sa fille ? Elle n’avait pas d’enfant ! s’écria le duc. Elle élevait un petit garçon qui était le fils de son mari et non le sien.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites là, monsieur le duc ?

— Très-sûr. Cette tribu de gitanos a campé longtemps sur mes terres ; la belle Pilar n’avait que vingt ans lorsqu’elle est morte, puisque vous dites qu’elle est morte. Voyons, racontez-moi donc…

— Avant tout, je dois persister à vous demander à qui je dois remettre ce gage. Est-ce l’héritage dûment acquis à la fille dont Pilar est devenue mère, une heure avant de mourir ?

— Ah ! c’est donc certain, elle a eu une fille ? à quelle époque ?

— Le 20 août 1832. Une fille dont la peau n’est pas plus brune que la vôtre, monsieur le duc.

— Alors, monsieur, dit le duc avec une grande franchise, c’est ma fille ! Je ne peux pas, je ne veux pas le nier. Je lui ferai un sort, c’est mon devoir.

— Personne, repris-je, n’a le droit de refuser les dons d’un père pour sa fille ; mais je dois vous dire que la vôtre n’a besoin de rien quant à présent ; qu’elle a été recueillie avec bonté, avec tendresse ; qu’elle est nourrie et élevée avec soin et même avec luxe.

Je racontai toute la vérité au duc. Elle lui fit une grande impression, et il me serra la main avec beaucoup de vivacité ; il m’embrassa presque en apprenant que j’étais le parrain de sa fille. À son tour, il me raconta l’histoire de la bohémienne :

— Elle était belle, jeune et sage. On la recherchait dans les châteaux d’alentour. Il n’était pas une fête, une noce où on ne la mandât pour figurer les danses mystérieusement voluptueuses de sa tribu, et pour tirer l’horoscope des jeunes époux. Les dames la comblaient de présents et la paraient d’atours et de bijoux. On ne l’appelait que la belle Pilar. Tous les jeunes gens en étaient amoureux, tous les hommes lui faisaient la cour ; mais elle était méfiante et farouche avec les chrétiens d’Espagne, comme le sont beaucoup de gitanas, en dépit de la liberté de leur langage et de la lasciveté de leurs poses mimiques.

» Elle était mariée, selon les rites de sa tribu, à Antonio, dit Algol. Aucun lien civil n’existait entre eux. Ainsi, dit le duc, rassurez-vous sur les prétentions que cet homme pourrait vouloir élever. Ni dans le fait, ni selon les lois de votre pays et du mien, il ne peut revendiquer la paternité de ma fille.

» Pilar, continua-t-il, avait aimé ce gitano dès l’âge de douze ans, qui est l’âge nubile pour les filles de cette race. Mais, lorsqu’elle vint camper chez nous avec lui, elle redoutait extrêmement sa jalousie, et ne lui était fidèle que par crainte de sa vengeance.

» Je fus cependant aimé d’elle. C’est dans mon château, peu de temps après mon mariage, qu’elle laissa voir à tous sa préférence, je devrais dire sa fantaisie, son engouement pour moi. Comme elle n’avait écouté aucun Espagnol et qu’elle partageait l’horreur secrète qu’ont encore beaucoup de gitanas pour quiconque n’est pas de leur race, ce fut une sorte de triomphe pour mon amour-propre, dont je commençai par rire, bien que je fusse très-envié des jeunes gens de mon entourage.

» Peu à peu, malgré l’amour très-réel que j’avais pour la duchesse, j’eus le malheur, la déraison, je commis la faute de succomber à l’enivrement que la belle Pilar produisait par la grâce sensuelle de ses danses, par le charme étrange de ses chansons, par l’ardeur de sa bizarre passion pour moi.

» La duchesse eut des soupçons. Je fus forcé de refuser à Pilar de l’enlever à son mari. Il la quitta en la dépouillant de ses hardes et de ses bijoux. Je voulus au moins l’indemniser de cette perte, tout en la félicitant de recouvrer une liberté dont je ne voulais plus profiter. Son désespoir fut extrême, presque tragique, et j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de troubler mon ménage. Il y avait de la grandeur chez cette pauvre femme, car je ne pus rien lui faire accepter ; elle qui dépouillait avec avidité les autres fils de famille, en les leurrant de vaines promesses, elle ne voulut rien recevoir de celui à qui elle avait jeté et livré son cœur.

» Un soir, en revenant de la chasse, je la rencontrai, pâle, échevelée, errant sur la bruyère, couverte de guenilles, amaigrie, presque laide. C’était l’ouvrage de deux mois de désespoir et de découragement. Elle me demanda un souvenir ; je savais qu’elle repousserait ma bourse avec colère. Je n’avais sur moi aucun bijou. Elle avisa le collier de ma chienne et le demanda. Comme il était en or massif et de quelque prix, je fus content de le lui donner ; mais par je ne sais quelle jalousie ou quelle superstition inexplicable, car tout est mystère chez les gitanos, elle tua ma chienne en lui détachant son collier. L’animal fit un hurlement de détresse. Il me fut impossible de voir si ce fut l’effet d’un poison violent ou d’une strangulation rapide ; mais il bondit comme pour mordre la bohémienne, essaya de venir se réfugier vers moi, et tomba mort à mes pieds.

» Pilar s’éloigna en silence et disparut. Je sus bientôt qu’elle avait quitté le pays avec le jeune Rosario, qui n’est pas, je vous le répète, le frère de sa fille, car ce qui l’empêchait de se croire infidèle à Algol, c’était la pensée de n’avoir jamais eu d’enfant de lui. Rosario était un beau garçon, assez doux, peu nuisible pour un gitano, mais lâche, mutin et menteur avec Pilar, qu’il aimait pourtant ; car elle lui tenait lieu de mère, et vous savez que, chez les bohémiens, l’adoption équivaut à la maternité.

» Maintenant que je vous ai dit toute la vérité, comme un honnête homme la doit à un honnête homme, voyez et appréciez ma situation. J’ai, je vous l’avoue, le préjugé de mon pays, et, tout en subissant le prestige de l’amour et de la beauté de Pilar, je n’ai pu vaincre le dégoût moral que sa race inspire à la mienne. Fussé-je libre, je vous jure bien que jamais je ne donnerais mon nom à la fille d’une gitana, me ressemblât-elle trait pour trait, eût-elle toutes les grâces, toutes les vertus de la mère adoptive dont vous me cachez le nom.

» Écoutez-moi encore, monsieur. Si j’étais libre, ou si j’avais subi cet entraînement de jeunesse avant mon mariage, je ne rougirais pas d’avouer que j’ai eu un enfant de la belle Pilar. Mais ici, je suis trop coupable pour n’être pas un peu honteux, et c’est à vous qui m’avez témoigné tant de loyauté et de sympathie, à vous qui m’inspirez tant de confiance, à vous enfin qui avez recueilli et adopté cette enfant, que je livre un secret d’où dépend le repos et l’honneur de mon ménage. Vous avez l’intention de garder ce secret, n’est-il pas vrai ?

— J’en ai la ferme volonté, lui répondis-je, et s’il en est besoin, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Il suffit, je suis tranquille, dit le duc. Gardez ce bracelet pour Morenita ; mais effacez-en les armes, je vous le demande.

— Vous pouvez y compter ; mais nous, monsieur, nous les parents adoptifs de cette enfant, nous qui allons lui donner une âme, une conscience, des talents, des vertus, s’il est possible… et, qui sait, peut-être un nom, une fortune, pouvons-nous compter que si, par suite de je ne sais quelle catastrophe imprévue, nous venions à disparaître sans l’avoir établie, vous lui accorderiez une protection efficace et vraiment paternelle ?

— Ostensiblement, jamais ; indirectement, toujours, et, dès à présent, je demande à lui constituer une rente.

— Cela ne me regarde pas, monsieur ; j’en parlerai à sa mère. C’est ainsi que s’intitule celle qui s’en est chargée, et je viendrai, si vous le permettez, vous faire part de ses intentions, en vous la nommant si elle y consent.

— Pas chez moi, dit le duc, qui paraissait inquiet à mesure que nous approchions de la porte Maillot, où l’attendait sa femme. Écrivez-moi à l’adresse que voici, et j’irai vous trouver chez vous. Il me donna en même temps l’adresse de son banquier.

— Je vois, monsieur le duc, lui dis-je, que ma présence auprès de vous peut surprendre, et que je dépasse le but de ma course. Veuillez me faire descendre ici.

Nous nous séparâmes après nous être serré la main avec cordialité, presque avec affection.



XV


Je fus joyeux de porter ces bonnes nouvelles à madame de Saule. Sa fille adoptive lui était légitimement acquise, non-seulement par les droits de la charité, mais encore par la volonté de son père. Ce père occupait un rang dans le monde, non-seulement par la naissance et la fortune, avantages que nous n’avions point enviés pour notre enfant, mais par son caractère, qui était des plus honorables. La mère de Morenita n’était point à nos yeux une vile créature. Sa race ne nous répugnait point. La France est le pays où, sous ce rapport, on est le plus équitable et le plus dégagé de préjugés barbares ; où juifs, nègres, bohémiens, sont des hommes différents de nous en fait, mais égaux en droits ; où, enfin, l’on a la justice et la raison de comprendre que l’abaissement ou la corruption des races longtemps opprimées sont l’ouvrage fatal de la persécution, de la honte et du malheur.

Cette belle Pilar était par elle-même, d’après le récit du duc, une nature aimante et spontanée, à la fois capable d’une grande retenue dans ses mœurs et d’une grande affection dans sa vie. Elle intéressait beaucoup Anicée, qui ne se lassait pas d’interroger mes souvenirs de la soirée du 20 août.

Nous étions fort satisfaits surtout de savoir que notre pupille n’appartenait en rien au misérable bohémien qui avait menacé ses jours, ni même au gitanillo, dont, malgré mon adoption, l’avenir était si douteux.

Néanmoins madame Marange et sa fille voulurent contribuer aux frais de l’éducation de ce dernier, mais il fut convenu qu’on ne mettrait jamais ces deux enfants en rapport. J’effaçai moi-même avec soin les armoiries du bracelet, et, Anicée m’ayant autorisé à confier son nom au duc, le secret réciproque fut gardé avec une scrupuleuse fidélité.

Personne n’ignorait pourtant, dans le monde où s’étendaient les relations de mes deux amies, qu’elles eussent recueilli et adopté un enfant. Mais, inquiets jusqu’à ce jour des projets d’enlèvement que j’avais surpris à la maison Floche, nous avions inventé une fable à laquelle le maire d’Avon et les vieux Floche s’étaient prêtés avec intelligence. Le jour où j’avais emmené Morenita au château de Saule, on se rappelle que j’avais pris mes précautions pour n’être pas suivi et pour entrer au château, où, pendant plusieurs jours, des domestiques fidèles nous avaient aidés à cacher sa présence. Ainsi, selon nous, l’enfant de la bohémienne avait été restitué à ses parents, qui l’avaient réclamé, et celui que, vers le même temps, on avait recueilli au château de Saule était celui d’une mystérieuse amie qui l’avait envoyé de loin, et dont on saurait le nom plus tard. Hubert Clet et Edmond Roque étaient naturellement dans la confidence.

Ce plan adopté à la hâte n’avait pas été merveilleusement conçu ; mais nous n’avions pas eu le loisir de mieux faire, et je ne sais quel concours de circonstances fortuites le fit réussir mieux que nous ne l’espérions d’abord.

Certaines gens n’avaient pas manqué de dire que cette enfant appartenait à madame de Saule. Cette calomnie était tombée d’elle-même devant sa candeur et le charme d’une vertu qui se faisait trop aimer pour qu’on éprouvât le besoin de la révoquer en doute. Ensuite, nous imaginâmes de dire, en voyant l’enfant persister à être fort brune, qu’elle était fille d’une Indienne et d’un Anglais ; et, lorsque le duc de Florès nous eut ôté l’espoir de lui donner un nom, nous résolûmes de lui en donner un quelconque auquel les oreilles s’habitueraient. C’est une loi applicable à tous les humains, que les mots tranchent toutes les questions insolubles à l’esprit et satisfont la curiosité d’autant plus qu’ils n’expliquent rien. Morenita fut, dès ce jour, débaptisée pour le public et s’appela, par l’ordre de ses parents, disions-nous, Anaïs Hartwell. Nous lui gardâmes son petit nom comme un sobriquet de l’intimité. Son existence, son baptême, son inscription au registre de la mairie d’Avon, n’avaient pas assez marqué dans l’endroit pour qu’on s’en souvînt quand l’enfant aurait grandi. D’ailleurs, une circonstance arriva qui nous éloigna de ce voisinage, et c’est ici que, laissant de côté l’histoire de nos enfants adoptifs, je rentre dans celle de mon amour.

Vers la fin de l’hiver que je viens de raconter, je reçus une lettre du curé de mon village qui m’engageait à venir recevoir les derniers adieux de mon père. Il mourait d’une maladie du foie dont il avait négligé l’invasion et qui s’était développée avec une rapidité effrayante. Il s’affligeait de ne pas recevoir de mes nouvelles. Il m’accusait de le bouder. Il ignorait qu’on eût intercepté nos relations avec une lâche et criminelle persistance.

J’assistai à ses derniers moments, qui furent très-douloureux et empoisonnés par l’aversion et la terreur subites que sa maîtresse lui inspira. Il crut, à tort sans doute, qu’elle avait voulu hâter sa mort pour le dépouiller plus vite ; inévitable châtiment qu’entraînent souvent de telles unions. Il était saisi du remords de m’avoir méconnu et négligé, et de s’être laissé entraîner à profaner le foyer de sa chaste épouse pour le livrer à la cupidité d’une marâtre impure. Je le consolai de mon mieux par ma tendresse, et notre bon curé s’efforça de rassurer sa conscience purifiée par le repentir. Il mourut en me bénissant. La Michonne avait fui déjà, emportant ce qu’elle avait pu accaparer d’argent et de nippes. Je ne voulus pas souiller d’une lutte d’intérêts grossiers la maison où mes parents avaient cessé de vivre. Je laissai la pillarde en repos ; je conduisis mon père au cimetière, sans préoccupations indignes de la solennité de ma douleur. Une seule consolation pouvait me la faire accepter, c’était d’avoir subi l’injustice sans me plaindre, et de n’avoir pas eu même un sentiment d’aigreur à me reprocher envers l’auteur de mes jours.

Le malheur qui frappait mon âme changeait ma situation matérielle. Je me trouvais, malgré les dilapidations de la Michonne, possesseur d’un fonds de terre qui m’assurait un revenu bien supérieur à mes besoins, et qui, vendu ou mieux exploité, pouvait me rapporter dix mille francs de rente.

Anicée avait épousé M. de Saule moins riche que moi de patrimoine. Je savais que la question d’argent n’occupait pas sa mère plus qu’elle. Mais j’étais satisfait de pouvoir me dire que désormais je ne tiendrais mon bien-être et ma liberté que de moi-même.

Cette aisance me permettait aussi de me débarrasser de l’emploi gagne-pain qui absorbait la meilleure partie de mon temps dans des occupations matérielles. J’aime le travail manuel ; mais dix heures par jour, c’est trop pour l’intelligence.

Je devenais donc libre de m’instruire plus vite, de prendre plus tôt un état, si madame Marange persistait à le désirer, et de ne pas sacrifier à l’étude les heures bénies que je pouvais consacrer à l’amie de mon cœur.

Il y avait alors une terre de quelque importance en vente dans mon pays, une terre où les miennes se trouvaient presque enclavées. À mon retour, j’appris que madame Marange était rentrée dans une somme assez considérable dont, jusque-là, des débiteurs de son mari lui avaient servi l’intérêt. Elle désirait placer cette somme en terres, et, comme elle me consultait sur toutes choses, je lui indiquai naturellement celle de Briole, qui lui présentait de fort bonnes conditions.

Elle feignit de vouloir l’acheter et l’acheta en effet. Son but, en paraissant très-soucieuse de cette affaire, était de voir mon pays, mes relations, de s’informer de ma famille, et de pouvoir dire à ceux qui en douteraient que j’avais une existence et un nom honorables, quoique l’un fut obscur et l’autre médiocre. Elle pensait aussi que, si elle devait consentir à mon bonheur, comme un tel mariage donnerait lieu à beaucoup de critiques, il serait bon d’avoir au loin un asile contre les propos, où nous nous laisserions oublier quelques années, pour revenir en possession d’un bonheur domestique et d’une dignité d’attitude dont rien n’aurait troublé la paisible conquête. Elle redoutait pour sa fille et pour moi, beaucoup plus que pour elle-même, l’effet des premiers hauts-cris qu’on ne manquerait pas de pousser.

Au lieu d’aller à Saule, nous partîmes donc pour le Berry, elle, Anicée et moi. Morenita, ne courant plus aucun danger, fut laissée à Saule pour une quinzaine, sous la garde des bons serviteurs, dont on était sûr comme de soi-même.

Que mon émotion fut douce et profonde quand, de la hauteur de ***, j’embrassai les horizons violets de ma vallée natale ! j’étais monté sur le siége de la voiture, et Anicée y était à mes côtés, voulant jouir de ce beau point de vue que je lui avais annoncé en traversant les maigres steppes qui y conduisent. Nous étions ravis tous deux, elle de se voir dans mon pays, moi de l’y avoir amenée, et, dans notre admiration pour ce vaste paysage embrasé des reflets du soleil couchant, à chaque détail observé, à chaque perspective ouverte, nous nous disions notre amour dans chaque jouissance de nos regards, dans chaque parole de notre attention descriptive. Je ne suis pourtant pas certain que nous ayons rien vu en réalité. Nous étions emportés comme dans un rêve de bonheur champêtre, où tout était nous-mêmes.

Je conduisis mes deux amies dans la chambre que ma mère avait habitée, et que, dans mon précédent voyage, j’avais fait rafraîchir et remeubler avec soin, comme du temps où, petit enfant, je l’habitais avec elle. La joie de voir Anicée dans cette chambre, devant reposer à la même place où j’avais dormi sur le sein de ma mère, me rendit délicieux un passé qui, jusque-là, m’avait déchiré l’âme. L’horreur des regrets s’effaça entièrement pour donner place à toutes les tendresses, à toutes les dévotions du souvenir. Mon cœur se fondit en douces larmes, et je tombai involontairement à genoux. Anicée me comprit et fut heureuse. Sa mère, attendrie et vaincue, prit nos mains dans les siennes, en nous disant :

— Oui, je le vois et je le sais : il est des affections si belles et si pures, qu’elles doivent tout vaincre ! Dieu soit avec nous, quoi qu’il arrive !

On s’étonna, on s’émerveilla beaucoup dans mon village de l’arrivée de ces belles dames. Malgré la simplicité de leur toilette et de leurs manières, on sentait instinctivement la distinction de ces êtres supérieurs.

Quand on les vit entrer en pourparler avec les hommes d’affaires et visiter la propriété de Briole, on ne fit plus de commentaires fantastiques sur leur présence chez moi ; car, sur l’article des intérêts matériels, les campagnards deviennent sérieux. On désira que l’acquisition fût faite par ces bonnes personnes qui ne paraissaient pas vouloir humilier le monde, et qui plaisaient déjà à toute la paroisse.

Notre séjour s’y prolongea d’un mois, et madame Marange se décida à acheter Briole. C’était une terre de cinq cent mille francs qu’elle payait comptant, ce qui fit grand bruit dans le pays. Alors personne n’osa plus penser ce qu’on avait été fort tenté de publier au commencement, à savoir que la jeune femme était ma maîtresse. Quelques-uns me firent l’honneur de me dire que, sans doute, elle deviendrait ma femme. De plus positifs m’apprirent que j’étais tout bonnement son homme d’affaires, et me conseillèrent de prendre les biens en régie plutôt qu’en ferme, parce qu’il y avait moins de risques à courir.

Les formalités nécessaires à cette acquisition et les arrangements du domicile devaient bien durer encore un an ou dix-huit mois. En revenant à Saule, mon cœur débordait. Madame Marange venait de me dire :

— Je suis forcée de convenir que ces six semaines de tête-à-tête avec vous (car, ma fille et moi, nous ne comptons que pour une) ont passé comme un jour. Je ne sais à quoi cela tient. Est-ce l’air de votre pays qui rend heureux ? est-ce votre société qui ne ressemble à aucune autre ? Il est certain que je n’ai pas eu un moment d’ennui, de contrariété, ou même d’inquiétude. Ah ! Stéphen, vous êtes un roué, avec votre air candide. Vous travaillez habilement à me séduire, et vous ferez si bien, que j’arriverai à croire aussi qu’on ne peut pas se passer de vous quand on vous a connu quelques jours.

C’était me dire que, par mes soins et la sincérité de mon amour, j’avais levé tous ses doutes. Mais Anicée n’ajoutait pas un mot à cet encouragement, et, bien que sûr d’elle, je tremblais presque convulsivement en prenant ses mains avec celles de sa mère dans les miennes. Elle ne m’avait jamais dit ce que je n’avais pas demandé à savoir, ce que je savais bien au fond ; car, si aucun langage n’était plus réservé que le sien, aucune physionomie n’était plus naïve, aucune conduite plus loyale. Mais comment allait-elle franchir cet abîme de crainte pudique qui nous séparait encore ? De quelle voix enivrante ou timide allait-elle dire ce oui tant désiré ?

Elle parut se recueillir. Nous étions entrés dans la forêt de Fontainebleau. La voiture roulait sur le sable, qui amortissait le bruit des chevaux et des roues. Nous étions aux plus beaux jours de l’été. La lune projetait sur le chemin blanc et moelleux les ombres allongées des arbres. Un air frais et suave, que doublait la rapidité tranquille de notre course, faisait entrer jusque dans l’âme un bien-être délicieux.

Anicée, qui était au fond de la voiture auprès de madame Marange, glissa comme à genoux sur le coussin où reposaient les pieds de sa mère, et, ainsi courbée devant elle, — on eût presque dit devant moi aussi, — elle dit avec une émotion vive, mais assurée dans son expression :

— Ma mère, j’aime Stéphen de toutes les puissances de mon âme, vous le savez bien. Stéphen, j’aime ma mère plus que moi-même, vous n’en doutez pas. Décidez ensemble de ma vie. De quelque façon que je vous appartienne à tous deux, comme fille, épouse ou sœur, je serai heureuse. Mais, si je dois me séparer de vous, ma mère sait bien que je ne m’en consolerai jamais.

— Ne nous séparons jamais ! m’écriai-je. Sachez, Anicée, que mon âme et la vôtre ne comptent que pour une devant votre mère, comme elle le disait tout à l’heure en parlant d’elle et de vous, et ne croyez pas qu’il me fût plus facile de me séparer d’elle que cela ne l’est pour vous-même. Est-ce qu’elle n’est pas ma mère par le choix de mon cœur ? est-ce qu’elle ne ressemble pas d’âme et de visage à celle que j’ai perdue ? est-ce qu’elle ne s’appelle pas Julie ? est-ce que, avant de vous regarder pour la première fois, je ne l’avais pas vue, elle, comme une apparition de mon bonheur passé, comme une vision de mon bonheur futur ? Voilà ce que je désire, moi : nous ne nous séparerons pas, parce que nous ne le pouvons pas. Quel serment ferions-nous qui ne fût puéril à nos propres yeux ?

— Eh bien, oui, mes enfants, je le sais, je vous crois, dit madame Marange en m’embrassant au front et en serrant sa fille contre son cœur, et je suis comme vous deux. Voilà donc un trio inséparable ; mais comment faire accepter cette union sans scandale ? Je me ris comme vous de la calomnie ; mais nous devons le bon exemple, et les relations les plus pures sont d’un exemple dangereux pour les faibles !

— Stéphen, dit Anicée avec sa résolution naïve, vous voilà donc forcé de m’épouser ? Je ne vous demande pas pardon d’avoir dix ans de plus que vous, puisque je ne vous ai jamais reproché d’avoir dix ans de moins que moi. Je ne rougis pas non plus de vous être très-inférieure par l’esprit ; je sais que je suis bonne et que je vous aime assez pour chérir votre supériorité. Ce dont je m’afflige pour vous, c’est de la critique de vos amis ; c’est du soupçon des malveillants et de la calomnie des ennemis. Ils diront que vous épousez une vieille femme parce qu’elle est riche, comme ils diront de moi que j’épouse un enfant parce que je suis folle. Voyons, cela m’est égal, à moi ; mais votre position est plus difficile, et l’accusation qui pèsera sur vous sera plus grave. Il faut bien aimer une femme pour se laisser méconnaître à cause d’elle. M’aimez-vous à ce point-là ?

— Ô Anicée ! m’écriai-je, dites-moi si vous en doutez !

— Non ! répondit-elle.

Et se tournant vers moi, toujours agenouillée, elle appuya son front sur mon épaule et baisa mon vêtement avec une passion si vraie et en même temps avec une chasteté qui semblait si respectueuse, que je faillis m’évanouir.

Deux ans devaient cependant s’écouler encore avant qu’il me fût permis de presser cet ange contre mon cœur. Toute candide qu’elle était, elle n’avait point l’embarrassante ignorance qui trouble les sens par sa gaucherie. Le respect était facile auprès d’elle ; elle l’imposait par cette droiture même et ce complet abandon de l’âme qui n’excite point les passions, parce qu’il vous communique la certitude. Le non des coquettes donne la fièvre ; le oui d’Anicée donnait la santé morale, la sérénité, la force.

Madame Marange ne faisait plus d’objections sur l’avenir ; mais j’avais compris qu’elle souffrirait toujours de mon obscurité. Un peu de gloire pouvait seule me faire pardonner ma jeunesse aux yeux du monde : je résolus de faire la chose qui m’était le plus antipathique, c’est-à-dire d’escompter mon mérite à venir en me faisant connaître avant l’époque de maturité où j’en serais vraiment digne, puisque la célébrité, cette torture du talent, est considérée par le vulgaire comme sa récompense.

Que pouvais-je faire pour arriver d’emblée à ce but ? Je surmontai mon dégoût, j’arrêtai ma pensée sur un moyen prompt. Je publiai un mémoire philosophico-scientifique dans une revue, sous le nom de Louis Stéphen. Je fis exécuter au Conservatoire un fragment d’oratorio avec chœurs, sous le nom de Jean Guérin. J’écrivis, pour une revue littéraire, un petit roman sous le nom de Paul Rivesanges. De ces trois choses, pensais-je, une réussira peut-être. Si toutes trois échouent, mon avenir n’en sera pas compromis, puisque j’ai du temps pour faire oublier ma chute, et que je puis me cacher, sans mentir, sous les trois pseudonymes que je me suis composés avec mes véritables noms et prénoms.

Si j’avais su ce qu’il faut de pas et de démarches, de protections et d’entregent pour se faire imprimer ou entendre dans des conditions favorables, j’aurais, certes, renoncé à ma folle entreprise. Heureusement, je n’en savais rien, et j’y allai avec une modeste confiance qui fut prise pour la conscience de ma force, jointe à une bonhomie qui plut. La société est ainsi faite, que le hasard dispose souvent des existences particulières au rebours du légitime, du logique et du vraisemblable.

J’allais livrer à la publicité les échantillons choisis, mais véritablement naïfs, de ce que Roque avait appelé mes études incidentes, et non-seulement je devais trouver, ce jour-là, toutes les portes ouvertes devant moi, mais encore, dans chaque lieu, des gens disposés à me sauter au cou.

Mon fragment musical fut applaudi avec transport ; deux morceaux eurent les honneurs du bis. Les journaux, notez que je ne connaissais pas un seul journaliste, déclarèrent que Louis Stéphen était un jeune compositeur destiné à remplacer tous les maîtres morts, à effacer tous les maîtres vivants. J’étais tombé sur une veine de bienveillance de ces messieurs pour le seul être parfaitement inconnu dont ils n’eussent pas de mal à dire.

Ma nouvelle littéraire et mon mémoire scientifique eurent un succès égal dans les deux classes de public auxquelles ils s’adressaient. J’étais le premier écrivain de l’époque, au dire de bien des gens qui ne s’y connaissaient pas, et de plusieurs écrivains qui en voulaient à leurs confrères.

Ma gloire dura environ six semaines. Durant six semaines, on s’entretint dans le monde, tantôt d’une de mes œuvres, tantôt de l’autre. Un feuilleton qui avait pour titre les Jeunes Gloires, décréta que l’avenir appartenait à un nouveau littérateur, à un nouveau compositeur de musique, à un nouveau savant, qui avaient fait simultanément leur apparition dans le monde. Un parallèle ingénieux établissait que, si Louis Stéphen n’avait pas la grâce de Jean Guérin, en revanche, il avait la profondeur qui manquait peut-être à ce dernier, mais que ni l’un ni l’autre n’avait le brillant, le passionné de Paul Rivesanges, et qu’il existait entre ces trois génies, sortis d’écoles toutes différentes, une diversité merveilleuse qui leur permettait de grandir sans se gêner mutuellement.

Un instant, je crus que Clet, avec qui je m’étais lié de nouveau, et qui avait, par d’excellents procédés, réparé tous ses torts envers moi et envers mes amis, était l’auteur de cette plaisanterie. Mais Clet, qui ne me connaissait que sous le nom de Stéphen Rivesanges (car j’avais pris l’habitude de ne porter que le nom de ma mère), et qui n’avait pas fait attention à l’habile arrangement de mes pseudonymes, ne se doutait pas que je fusse le résumé du trio en faveur. Je vis, dès les premiers mots, qu’il était de bonne foi, et je ne voulus pas le détromper.

J’étais resté seul un mois à Paris pour lancer ma triple publication, à l’insu d’Anicée et de sa mère. Pendant vingt-quatre heures, après leur retour, elles ne se doutèrent de rien. Mais, un soir, en rentrant de leur journée de visites, je les vis fort intriguées, la fille inquiète, la mère radieuse, en me demandant comment il se faisait que trois succès se trouvassent signés chacun de deux de mes noms. Je me pris à rire et j’avouai tout. Madame Marange m’embrassa avec enthousiasme. Anicée me dit avec un peu de tristesse et de crainte :

— Vous voilà donc célèbre ! c’est pour cela que nous avons été un mois sans vous voir !

— Chère bien-aimée, lui dis-je en m’asseyant à ses genoux, c’était une fantaisie de notre aimable mère, il fallait bien la contenter. À présent, elle n’en aura peut-être plus de ce genre. Elle voit ce que c’est que la célébrité et ce que prouve le succès. De véritables savants, de grands philosophes, des maîtres respectables, des artistes consommés se le voient refuser ou contester toute leur vie. J’arrive, moi, enfant, avec quelques élucubrations nées d’un moment d’enthousiasme, de conviction ou d’attendrissement. Tout mon mérite, c’est d’avoir eu assez de lucidité dans ces heures-là pour m’exprimer sous une forme claire ou facile, qui plaît aux ignorants ; je ne suis ni savant, ni maestro, ni poëte : les aristarques me couronnent pour faire pièce aux vrais maîtres. Le public les croit sur parole, et me voilà passé grand homme comme on est reçu bachelier, avocat ou médecin, pour avoir répondu à propos à des questions sur lesquelles on est ferré de frais. Savez-vous que, si ce n’était pas si bouffon, ce serait fort triste !

— À la bonne heure, dit Anicée, vous n’êtes point enivré, et je vous retrouve le même.

— Moi, Stéphen, dit madame Marange, je comprends la leçon que vous me donnez. Nous avons voulu lire vos publications dans notre voiture ; nous avons acheté les numéros de ces revues ; et, quant à votre fragment de Ruth et Noémi, une de nos amies nous en a indiqué les principaux motifs sur le piano. Nous avons reconnu votre âme et votre esprit ; mais je conviens que, dans quelques paroles que vous nous dites au coin du feu, de même que dans quelques phrases que vous nous improvisez sur le piano, il y a encore plus que dans ces échantillons livrés à l’examen de tous. Oui, vous avez raison : vous avez l’instinct, le germe, le sentiment du beau et du vrai ; mais vous ne serez vous-même que dans quelques années, et cette gloire escomptée est une faveur pure qui vous rendrait ridicule si vous la preniez au sérieux.

— Pire que ridicule ! répondis-je ; elle me jetterait dans la honte du fiasco, à mon prochain essai.

— Je ne le crois pas, reprit Anicée ; vous ne ferez jamais rien de faux ni de vulgaire. Mais la nécessité de soutenir vos succès vous créerait une foule de préoccupations misérables qui vous empêcheraient de vous compléter. Puisque c’est votre avis, laissons dormir cette gloire. Si vous y tenez, vous serez toujours à temps de la ressaisir.

— Vous avez mis le doigt sur la plaie, lui dis-je, frappé de son bon jugement. Les hommes d’un talent médiocre commencent, comme moi, par d’heureux succès ; mais ils se laissent enivrer, et, livrant leur âme et leur temps au besoin de briller, ils oublient de vivre et avortent. Voyons, bonne mère, ajoutai-je en m’adressant à madame Marange, est-ce là ce que vous voulez de moi ?

— Dieu m’en préserve ! répondit-elle ; mais je ne vous en remercie pas moins d’avoir eu vos succès : ils aplanissent bien des obstacles, à ce qu’il me semble. Tout en gardant votre incognito, vous me donnez des armes pour repousser les dédaigneuses observations de mon monde sur votre jeunesse et votre inconsistance. À la première critique sur notre engouement pour vous, j’insinuerai que vous avez fait preuve de grande supériorité sur tous les prétendants à la main de ma fille, et, au besoin, je lâche le grand mot : je déclare, comme en confidence, à tout le monde, que ce petit garçon s’appelle Jean, Louis, Stéphen, Guérin, Rivesanges.

— Oui, si, dans ce temps-là, répondis-je, les feuilletons qui m’ont fait trois noms dans une semaine ne sont pas complétement oubliés, vous pourrez dire que votre gendre est un jeune homme bien doué, et qui a beaucoup de facilité.

Nous passâmes la soirée à rire en lisant ces fameux articles, et le bon chevalier de Valestroit, qui vint apprendre de nous la vérité de cette histoire, s’en amusa aussi, bien qu’il nous trouvât singuliers de ne pas vouloir en tirer meilleur parti.

Madame Marange était complètement convertie au sentiment d’Anicée, que le vrai mérite grandit dans l’obscurité, et que c’est à ceux qui savent l’apprécier de le faire mûrir en le rendant heureux. Rien ne semblait plus s’opposer à notre union, lorsqu’un obstacle que nous n’avions pas prévu (ce sont toujours les seuls réels dont on ne s’avise pas) vint apporter de nouvelles entraves à mon bonheur.

Julien, le frère d’Anicée, était un brave, bon et beau garçon, que j’aimais de tout mon cœur et qui me le rendait. Mais il avait peu d’intelligence, beaucoup de paresse, aucune instruction, et, par conséquent, le goût du monde, le besoin des choses frivoles et l’habitude des relations superficielles. Un jour, il lui arriva, lui qui avait vu sans méfiance et sans hostilité mon admission dans l’intimité de sa famille, de recueillir…


Ici, les manuscrits de Stéphen sont interrompus par des années de souvenirs omis ou supprimés. Nous allons être forcé de franchir cette distance et de substituer diverses narrations à la sienne, divers fragments à ses mémoires, en attendant que nous en retrouvions la suite.



FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
  1. Personnage de Balzac, dans le Cousin Pons.