La Fin d’Illa/I/1

La bibliothèque libre.
Éditions Rencontre (p. 41-54).
PREMIÈRE PARTIE


La guerre du sang


I

... Moi, Xié, fils de Kan, qui fut le plus grand des enfants d’Illa, voilà où j’en suis réduit... à noter les événements de ma vie, afin que, si je péris avant le terme naturel de mon existence — et il est loin, car je suis solide — l’on sache la vérité sur mes actes, et l’on sache aussi que ma mort ne peut être attribuée qu’à la fourberie de Rair l’infâme.

Je sais que, si cet écrit était trouvé maintenant, je périrais inévitablement... Mais, maintenant, peu importe.

Illa est puissante. C’est la reine du monde, et l’ignoble Rair la dirige.

Moi, Xié, j’ai vaincu les ennemis. Sans moi, Illa ne serait que cendres... C’est ma vaillance qui a tout sauvé... Oui, je sais ! Rair fait dire que ce sont ses machines qui nous ont valu la victoire. Mais que sont les machines lorsque les cœurs vaillants ne se trouvent pas pour les manœuvrer et les diriger !... C’est moi, moi, Xié, qui suis le véritable sauveur d’illa. Et avec quel dédain je suis traité ! Je crache sur ce misérable Rair que je briserais d’un soufflet.

Qui lira ces Mémoires ? Personne, sans doute. Je vais les enterrer profondément, hors de toute atteinte, et il faudra que la terre s’entrouvre pour qu’ils revoient la lumière. Mais, si on les lit, on saura l’infamie de Rair et ma gloire !

Illa, qui court à sa ruine, n’existera plus...

Illa ! Le joyau du monde. Ceux qui ne l’auront pas connue ignoreront la douceur de vivre...

J’écris ces lignes en me servant de signes géométriques. Ils constituent la langue universelle. Tant que l’homme raisonnera sur la terre, il saura que deux angles droits sont égaux et que deux lignes parallèles ne peuvent se rencontrer... Si ce manuscrit est retrouvé, l’on cherchera et l’on déchiffrera mes Mémoires, car l’ingéniosité de l’homme est illimitée.

... Illa n’est qu’une ville. Elle se compose d’un mamelon affectant la forme d’un cercle parfait. Qu’on se figure un cylindre d’un diamètre de dix-sept kilomètres[1] et d’une hauteur de sept cents mètres. Telle est Illa. Ce cylindre est creux. Il renferme les habitations, les monuments des Illiens.

Chaque habitation communique avec l’extérieur au moyen d’un puits vertical. Au-dessus de ce puits, des miroirs paraboliques, qui se déplacent automatiquement, au moyen de la force fournie par le sélénium, de façon à suivre le mouvement apparent du soleil dans le ciel et à diriger ses rayons caloriques et lumineux à l’intérieur des habitations, sont installés.

Le dessus de la ville forme une immense terrasse au centre de laquelle se dresse la pyramide de pierre dure[2] où se tient le Conseil suprême. À la base de cette pyramide sont les casemates renfermant les machines à sang, les abattoirs, les étables des hommes-singes. Plus bas sont les ouvertures des puits du métal-par-excellence, autour desquels coulent les sources de l’Appa. Et, non loin des mines, les oubliettes, où l’on meurt lentement de faim…

Jusqu’en ces dernières années, Illa, maîtresse du monde, paraissait invulnérable. Les courants magnétiques émis par les pylônes dissimulés dans la pyramide de pierre dure suffisaient à protéger la ville, en rendant fous tous ceux qui s’approchaient dans un certain rayon. Mais les Nouriens ont réussi à neutraliser les vibrations magnétiques, et il a fallu trouver autre chose.

La vie, à Illa, est heureuse, mais monotone.

Moi, je n’aime que la guerre et les combats.

À Illa, tout est calme. Les Illiens n’ont aucun effort à faire. Le mélange de verre et de métaux dont sont faits les planchers des maisons produit des émanations magnétiques, dont la force est calculée pour contrebalancer les quatre-vingt dix-sept centièmes des effets de la gravitation. Ainsi, un homme pesant cent kilos n’en pèse plus que trois. Il peut ainsi se mouvoir avec un effort infime et se sent supporté par l’air comme un nageur par l’eau. Ses pas effleurent le sol.

Les accumulateurs de lumière font régner dans les cent et un étages dont se composent les maisons d’Illa une clarté constante.

À intervalles réguliers, les machines à sang irradient des courants osmotiques qui font passer dans les tissus des Illiens la nourriture nécessaire à l’entretien et à la prolifération des cellules, et cela sans qu’ils s’en rendent compte.

Les cimetières ont été supprimés depuis deux siècles. Les courants électriques désagrègent les corps, les dissocient, et la désagrégation de cette matière humaine dégage une énergie formidable qui sert à produire les courants magnétiques protecteurs d’Illa.

Et Rair règne. Rair, un cerveau, une machine à calculer, pas de cœur ni de nerfs.

C’est lui qui a imaginé les machines à sang, le chef-d’œuvre de la création, assure-t-il. Il vit seul, dans la salle des machines, dans la crypte située sous le sommet de la pyramide. Et le Conseil suprême lui obéit.

Son petit-fils, Toupahou, le fiancé de ma fille Silmée, est un brave, un garçon comme moi, qui aime les combats, les luttes, qui méprise les faiseurs d’équations. Son grand-père le sait et ne l’aime guère... Il est capable de tout, Rair, et son homme, Limm, est pire que lui.

...Pauvre Silmée !... Mais allez donc faire entendre raison aux jeunes gens !... Après tout, j’ai eu mon temps !...

Ce matin, il y a eu réunion du Grand Conseil suprême, dans la salle de bronze, au sommet de la pyramide. On m’avait convoqué.

Lorsque j’arrivai, Rair était déjà là, en compagnie d’Ilg, l’électricien, de Hielug, le chimiste, de Grosé, le chef de la milice, et de Fangar, l’aériste. Et, aussi, naturellement, de l’infâme Limm.

Limm ! Un grand gaillard brun, brave, oui. Et fainéant aussi. Prêt à tout, pourvu qu’il y ait un profit. Le bras droit de Rair.

Il me regarda en riant, je pense. Mais sans doute comprit-il que Rair l’observait et que, de mon côté, je ne supporterais pas un affront. Il me salua cérémonieusement. Et, de sa voix aimable et flatteuse, il m’invita à m’asseoir sur le siège des invités.

Car, moi, Xié, le chef de l’armée d’Illa, je ne suis admis au Grand Conseil que lorsqu’on m’y invite. Ces savants me méprisent. Je le leur rends bien !

Rair, comme toujours, était plongé dans ses réflexions. C’est à peine s’il me montra, par une légère inflexion des sourcils, qu’il avait remarqué mon entrée.

Hielug, Ilg et Grosé causaient à voix basse. Des mécaniques à formules, branchées sur des ambitieux aigris, ces trois personnages ! Hielug, un gros homme chauve, qui a continué à se gorger de nourritures immondes... On prétend qu’il descend dans les mines où travaillent les hommes-singes, pour pouvoir absorber en leur compagnie des viandes et des herbes, comme un animal. Rair le méprise, mais se sert de lui.

Ilg, l’électricien, est maigre et osseux. Il est souple et insinuant. Un habile technicien... J’avoue que ses bombes radiantes, qui suppriment toute vie dans un rayon de cent mètres et plus, ont rendu de grands services pendant la dernière guerre. Mais cela n’empêche pas Ilg d’être un lâche et un menteur.

Grosé vaut mieux que lui... Nous sommes assez amis. Mais c’est un ambitieux. Je me demande si l’on peut se fier à lui. Il a réussi à se faire admettre au Conseil, alors que, moi, je n’y suis pas admis. Encore une tactique de Rair, pour nous diviser.

Il ne se doute pas, Rair, que je le perce à jour. Fangar, le chef aériste, est un vieil ami. Nous nous sommes appréciés. Et c’est lui que j’aurais voulu pour gendre, si Silmée n’avait pas fixé son choix... Quand je pense que mon petit-fils sera aussi celui de Rair, et deviendra peut-être un de ces savants desséchés !...

J’étais ainsi perdu dans mes réflexions, lorsque la porte de bronze s’ouvrit et laissa passer les vieillards du Grand Conseil. Des vieux débris, parvenus à la fin de leur vie. L’un d’eux, Gadohr, est âgé de deux cent dix-sept ans !

Naturellement, ils agissent, pensent encore. Ils raisonnent, par la force de l’habitude. Mais Rair les mène et leur suggère les décisions qu’il attend d’eux. J’ai pu le remarquer encore une fois. Ils sont arrivés en silence... Grâce aux effluves qui neutralisent les effets de la gravitation, ils avançaient sans effort. Mais leurs visages ridés, leurs yeux éteints, l’affaissement de leurs traits disaient assez leur décrépitude.

— Voici la raison de cette séance, commença Rair, sans préambule. La guerre est inévitable. Oui. Les Nouriens ne nous menacent pas. Mais nous avons besoin d’eux. Et ils ne nous rendront jamais le service que nous attendons d’eux.

» Service indispensable. Les machines à sang, qui produisent les effluves psycho-physiologiques permettant à notre peuple de se nourrir et d’atteindre un âge moyen de cent soixante-sept ans — statistique des vingt et une dernières années — ne me satisfont plus.

» J’ai réfléchi, calculé, médité. Il résulte de mes calculs que nos organes peuvent durer deux fois plus. Seulement, il faut leur demander moins d’efforts. Pour absorber les effluves des machines à sang, notre corps est soumis à un travail intensif. Conséquence naturelle, ces effluves étant produits au moyen de sang de porcs et de singes.

» Pour alléger cet effort, pour réaliser la presque perfection, il faut employer du sang pareil à celui qui coule dans nos veines. Du sang humain. Le reste va de soi. J’ai calculé et établi quel était le changement exact nécessité par mes nouvelles formules. Les vibrations des machines devront être abaissées. J’en connais le nombre précis.

» Sept mille singes et quatre mille porcs étaient nécessaires annuellement. Maintenant, pour les remplacer, il nous faut huit mille quatre cents humains, adultes.

» Nous ne pouvons les demander à notre peuple. Reste les Nouriens. Ils devront nous livrer un nombre semblable d’hommes, bien constitués, choisis par nos physiologistes, et dont la force sera mesurée, ainsi d’ailleurs que la quantité exacte de globules de leur sang.

» Moyennant quoi, la durée de la vie, à Illa, sera portée à une moyenne de trois cent cinquante ans.

» Cela posé, rien ne peut nous empêcher, dans l’intérêt même de la civilisation, d’agir. Envoyer un ultimatum aux gens de Nour serait stupide. Ils demanderaient des explications, et, après s’être suffisamment préparés, décideraient la guerre. Il faut les surprendre. Faire le plus possible de prisonniers. On en trouvera l’emploi.

» ... Le Conseil a-t-il quelque observation à faire au sujet de cette décision ?

Un hochement de tête général répondit seul à cette question. Le Conseil approuvait. Il approuvait toujours.

Rair me lança un regard aigu.

— Vous avez entendu, Xié ! dit-il de sa voix sèche. Des explications seraient inutiles. Nous sommes, à partir de maintenant, en état de guerre avec Nour. Tous les moyens doivent être employés pour vaincre. Vous avez tous pouvoirs, et souvenez-vous que la guerre la plus féroce est la plus douce, car elle est la plus courte !

Tous les regards s’étaient tournés vers moi.

— Je suis à la disposition de ma patrie ! répondis-je, en frémissant intérieurement d’horreur.

Mais je n’osai pas regarder Rair, de peur qu’il ne devinât mes sentiments réels.

— Notre victoire est sûre, reprit Rair, de sa voix cassante. Nos soldats et nos aéristes emploieront la pierre-zéro qui, exposée à une certaine température, libère l’énergie contenue dans la matière et provoque des explosions qui anéantissent toute vie dans un rayon donné. Nous ne nous sommes pas encore servis de cette invention mienne. Pour des raisons aujourd’hui périmées ! De la sensiblerie ! Lorsque les gens de Nour aurons vu quelques milliers des leurs ainsi réduits en poussière, ils écouteront la voix de la raison. Ils se souviendront qu’ils sont tous mortels, et qu’en nous livrant un certain nombre des leurs, ils ne feront qu’avancer la mort de ces derniers et prolonger la vie du reste de leur population. C’est ainsi. Mais ce raisonnement si simple et si clair ne sera compris par eux qu’après l’extermination préalable d’une de leurs armées.

» Nous n’y pouvons rien.

» ... Passons à la seconde décision à prendre. Les délibérations du Grand Conseil me font perdre du temps. Mon temps est précieux. Chacun ici le sait. Évitons cette dilapidation. J’ai décidé, dans ce but, qu’à l’avenir je ferai savoir mes décisions en leur temps aux membres du Conseil. Tout le monde y gagnera. Je...

Rair n’alla pas plus loin. Un des vieillards, Foug, s’était dressé de son fauteuil.

— C’est la dictature, alors ! s’écria-t -il. Nous ne pouvons pas accepter cette...

— C’est le règne de la raison, et malheur à ceux qui ne le comprendraient pas ! répondit Rair en regardant fixement l’interrupteur.

— Moi. Je ne le comprends pas ! déclara Foug, nettement. La raison nous dit que la cervelle de l’homme est sujette à l’erreur, et qu’un seul individu ne peut avoir la prétention de l’infaillibilité.

» Les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes de votre immense science, Rair, vous ont été transmis... C’est de la science accumulée par nos ancêtres. Vous n’en êtes pas l’unique dépositaire ! Si vous y avez ajouté quelque chose, ce qui est vrai et que nous ne contestons pas, vous n’avez fait que suivre l’exemple d’innombrables devanciers. Notre devoir, à nous, est de vous aider et de vous contrôler, comme vous nous contrôlez vous-même. Telle est la loi d’Illa !

Des murmures d’approbation accueillirent ces paroles sensées — mais imprudentes. Limm l’infâme lança un regard sinistre aux protestataires — dont j’étais.

Rair resta impassible. Mais je crus voir un coin de ses lèvres minces se soulever en signe de mépris. Je le reconnus, cet imperceptible rictus. Rair me l’avait déjà montré, le jour où il foudroya des délégués du peuple qui voulaient faire arrêter le mouvement des miroirs solaires pour jouir d’un peu d’obscurité.

Une fureur soudaine me saisit :

— Foug a raison ! m’écriai-je.

Ma voix résonna fortement dans le silence qui s’était fait.

Rair accentua son rictus.

— Les militaires sont faits pour se battre et non pour raisonner, Xié ! siffla-t -il. Et, au surplus, nul ne vous demande votre avis.

» La seconde résolution n’est pas adoptée. Elle sera représentée. L’état de guerre existe entre Illa et Nour.

» La séance est terminée.

Rair, sur ces mots, se leva et disparut par la petite porte faisant communiquer la salle du Grand Conseil avec son laboratoire. Limm le suivit.

Hielug et Ilg sortirent les premiers, ensemble. Puis les vieillards du Conseil quittèrent la salle. Je pus constater que Foug restait légèrement à l’écart, que ses collègues, craignant la haine de Rair, le désapprouvaient. Des lâches, ces misérables débris ! Ah ! Rair les connaissait ! Il n’avait pas daigné insister.

J’en entendis un qui murmurait :

— ... et, s’il est vrai que les nouvelles machines à sang peuvent allonger notre vie d’un siècle, Rair ne peut qu’être approuvé ! Nous sommes encore jeunes et nous pouvons...

Jeunes, ces vieilles ruines ! Quelle misère !

Je sortis moi-même derrière Grosé et Fangar : Grosé, je le vis bien, ne tenait pas à ce que je lui parlasse.

Fangar, moins couard, s’approcha de moi et me déclara qu’il était à ma disposition pour les opérations de guerre.

— Je vous verrai dans une heure ! répondis-je en le laissant.

J’avais hâte, en effet, d’être chez moi. On eût dit que j’avais le pressentiment des malheurs qui m’y attendaient !

  1. Nous répétons que le Dr Akinson, en traduisant le manuscrit, a cru devoir désigner par des mesures modernes les désinences employées par Xié. (N. d. A.)
  2. Xié n’explique pas ce qu’il désigne sous le nom de pierre dure : il n’a pu prévoir, en effet, que les découvertes des Illiens seraient anéanties. (N. d. A.)