La Fin d’Illa/I/3

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Éditions Rencontre (p. 67-79).

III

J’ai de nombreux défauts, comme tout le monde. Mais je me dois cette justice que je suis patient, obstiné et énergique. Mes ennemis le reconnaissent.

Une brève réflexion me convainquit qu’avant tout, si je voulais réussir, je devais faire en sorte que Rair ignorât mes projets. Pour cela, il me fallait agir comme si ces projets n’existaient pas.

Après avoir fait venir un médecin qui m’assura que Silmée ne courait aucun danger immédiat, et avoir laissé auprès de ma pauvre enfant deux femmes gardes-malades, je ressortis et m’en fus dans les galeries renfermant les arsenaux.

Elles étaient situées... elles le sont encore, mais pour si peu de temps... oui, elles étaient situées au vingt et unième étage au-dessous de la surface du sol, exactement sous le lit du fleuve Appa, qui, lui-même, passe sous la ville. Ainsi, en plus des épaisseurs des métaux anticonducteurs et des matières inertes impénétrables aux rayons X et en général à toutes les radiations quelles qu’elles soient, nos arsenaux étaient protégés par une couche d’eau épaisse de plusieurs mètres.

Rair aurait voulu placer les machines à sang à une aussi grande profondeur, mais des expériences ont prouvé que les radiations émises par ces machines pouvaient avoir une mauvaise influence sur certaines bombes à gaz hypnotiques. D’autre part, les porcs et les singes qui servent à alimenter les machines n’auraient pu vivre dans le voisinage des munitions qui, malgré toutes les précautions, dégagent des gaz délétères, à ce point qu’il faut porter des masques spéciaux pour pénétrer dans les cryptes qui les renferment. Et il y avait aussi la question des hommes-singes travaillant dans les mines, dont certains, les « mauvaises têtes », sont livrés aux machines à sang — ce qu’ils ignorent et qu’on doit leur laisser ignorer, car une révolte des hommes-singes serait terrible.

À part de rares exceptions, les Illiens sont faibles et chétifs ; ils ont des os menus, pas de muscles ou très peu. Quelques hommes-singes déterminés, s’ils s’emparaient des machines à sang et des munitions, seraient rapidement maîtres d’Illa.

Un ascenseur me conduisit au rez-de-chaussée, sur le sol même de la ville. De là, à travers les couloirs secrets dont les serrures, mues par des phonographes, ne s’ouvrent que sous l’action de certaines syllabes connues seulement des initiés, je gagnai l’un des trois tubes par lesquels l’on parvenait aux cryptes renfermant les munitions et les armes d’Illa.

J’y trouvai Grosé, le chef de la milice, Fangar, l’aériste, le chimiste Hiélug et l’électricien Ilg. Ils discutaient avec animation. A ma vue, ils se turent, comme si ma présence les eût embarrassés.

— Limm vient de nous transmettre l’ordre du Conseil suprême, dit Fangar, en s’avançant vers moi. Mes obus volants seront prêts cette nuit. Je n’attends plus qu’un ordre de vous, seigneur Xié, pour connaître exactement les points de concentration et le nombre d’obus volants à affecter à chacun de ces points, ainsi qu’aux réserves. Je tiens les tableaux détaillés des appareils, avec détails, à votre disposition !

— Merci, dis-je.

Tout était prêt vraiment. Je le savais. Dans les vastes cryptes, hautes de près de quarante mètres et que soutenaient des piliers en acier dont les molécules avaient été rendues indéformables, des bombes à gaz asphyxiants voisinaient avec les grenades aux vapeurs invisibles et sans odeur, des vapeurs qui rendaient fous furieux ceux qui les respiraient. Les malheureux, devenus enragés, n’avaient plus qu’une idée en tête : détruire ; ils se ruaient sur leurs compagnons, les assaillaient, les tuaient, jusqu’à ce qu’ils s’entre-tuassent eux-mêmes ou qu’ils fussent achevés par leurs propres camarades. D’ailleurs, s’ils survivaient, ce n’était pas pour longtemps, deux ou trois jours à peine. C’étaient de ces grenades qu’étaient armés les hommes-singes préposés à la garde de Rair, dans la pyramide.

Dans une casemate triplement blindée, et dont les cinq serrures ne pouvaient s’ouvrir que si Rair le permettait et faisait agir un mécanisme spécial, des réserves de pierre-zéro étaient accumulées. Il y en avait un millier de kilogrammes.

La pierre-zéro ! Celle qui avait fait la puissance d’Illa et l’avait rendue, elle, une simple ville, indépendante et redoutée ! Depuis plusieurs siècles, les réserves dormaient là. On ne s’en servait que dans les cas désespérés, lorsque tout autre moyen avait échoué.

Car son usage impliquait des risques effroyables. La pierre-zéro, chauffée à une certaine température, provoquait la désintégration artificielle de la matière, c’est-à-dire la volatilisation des objets, vivants ou inanimés, existant dans un rayon donné.

C’est la science des Illiens qui a seule pu parvenir à ce résultat merveilleux...

Tout d’abord, on est parti de la désintégration naturelle des émanations du radium, désintégration qui donne naissance à une série de corps dont le dernier terme est l’hélium. On a essayé ensuite de désintégrer artificiellement les corps. On s’est attaqué à l’atome, lequel est composé d’électrons planétaires et de noyaux d’hydrogène chargés d’électricité positive. On a d’abord arraché les électrons à l’atome en employant la force formidable produite par le bombardement des particules alpha, atomes d’hélium électrisés voyageant à l’énorme vitesse de 20 000 kilomètres à la seconde[1].

Les premiers résultats ont été obtenus avec de l’azote, de l’aluminium, puis avec des éléments simples de faible poids atomique, tels que le bore, le fluor, le sodium, le phosphore... Et, peu à peu, l’on a pu parvenir à désintégrer n’importe quel atome... Et l’on a réussi à composer la pierre-zéro, qui est de l’hélium solidifié et dont la puissance est exactement un milliard de fois plus énergique que l’hélium primitif.

Porté à une certaine température, que je ne connais pas, l’hélium s’électrise et libère l’énergie qui est en lui. Énergie dont les effets n’ont pas encore été bien calculés — on n’en connaît pas exactement les manifestations, qui sont très irrégulières — et qu’on ne sait diriger qu’imparfaitement. Aussi, l’emploi de la pierre-zéro est-il resté très rare. Moi-même, je n’en ferais usage qu’à la dernière extrémité, et s’il m’était absolument impossible de l’éviter.

Aussi ne fis-je pas allusion à la pierre-zéro, et, m’adressant à Fangar, je lui ordonnai de me conduire devant ses obus volants. En effet, il m’avait semblé surprendre un coup d’œil lancé à mon adresse par le chef aériste.

— Je suis à vos ordres, seigneur Xié ! répondit Fangar.

Laissant Hielug, Ilg et Grosé, nous passâmes dans le hall où étaient réunis les obus volants.

C’était une vaste crypte circulaire, dont la voûte était trouée d’une ouverture ronde donnant sur un puits vertical, d’un diamètre de cinq mètres environ.

Sur le sol de métal, les obus volants étaient rangés, prêts à s’envoler.

Tous avaient la même forme : de vastes lentilles, d’un diamètre de quatre mètres, et dont la plus grande épaisseur atteignait à peine un mètre cinquante. Leurs parois, en métal extra-léger, contenaient une hélice intérieure dont l’axe se confondait avec celui de la lentille. Cet axe, d’un diamètre de soixante-dix centimètres, était creux. Il renfermait, de bas en haut, les huit bombes destinées à être lancées par l’aériste.

Ces bombes, disposées obliquement en étoile, autour de l’entonnoir central, à travers lequel elles passaient, contenaient chacune suffisamment de gaz nocifs pour couvrir un hectare, sur une épaisseur de plusieurs mètres. Au-dessus de ces bombes, sur un grillage de métal, se trouvait le siège de l’aériste qui était ainsi placé de façon que l’hélice sustentatrice tournât autour de lui. Un simple poids mobile, suspendu à une tringle, servait à diriger l’appareil. Le changement de position de ce poids, en déplaçant le centre de gravité de la lentille, la faisait s’incliner dans la direction voulue, direction dans laquelle elle progressait à la façon d’un palet lancé dans les airs. La rotation plus ou moins rapide de l’hélice déterminait son ascension ou sa descente. Une petite coupole de métal surmontait l’axe creux dans lequel se tenait l’aériste et protégeait ce dernier du vent produit par le rapide déplacement de l’appareil.

Telle était la dernière invention de Rair. Jusqu’alors, les machines volantes construites à Illa étaient de dimensions beaucoup plus grandes et emportaient plusieurs aéristes. C’étaient ces grandes machines qui avaient servi dans la dernière guerre contre les Nouriens.

Je ne pus m’empêcher de faire observer à Fangar combien délicat me semblait le maniement de pareils engins : la plus petite fausse manœuvre, un retard d’une seconde à exécuter le geste nécessaire, et la frêle lentille irait s’écraser sur le sol.

— Nos aéristes ne montreront guère d’enthousiasme à se servir de ces obus volants ! dis-je en hochant la tête.

— Le seigneur Rair a tout prévu. Ce seront les hommes-singes qui monteront les obus volants. Déjà, deux cents d’entre eux, parmi les plus intelligents, ont été remontés des mines et s’entraînent à manier les obus volants... il y a bien eu quelques accidents, mais pas trop. Et la guerre n’est pas un jeu...

— Mais, si les hommes-singes, une fois en possession des obus volants, s’en servaient contre nous et se révoltaient ? Illa serait vouée à la destruction ! fis-je observer.

— Erreur, seigneur Xié ! Les moteurs dont sont munis les obus volants sont mus par les rayons électriques produits par notre centrale et lancés à travers les airs. Même au sein de l’atmosphère, les hommes-singes seront soumis à notre volonté... à la volonté du seigneur Rair, veux-je dire. Ils sont prévenus qu’ils ne devront en aucun cas s’approcher à plus de trois kilomètres des pylônes protecteurs qui entourent Illa. S’ils enfreignaient cette défense, le courant manquerait à leurs moteurs, et leurs machines s’écraseraient instantanément sur le sol !... Ah ! le seigneur Rair a tout prévu !

— Pourquoi ne pas m’avoir informé que l’armée d’Illa allait maintenant compter de viles brutes dans ses rangs ? m’écriai-je, en essayant vainement de dissimuler mon irritation.

— Ordre du seigneur Rair !

Je ne répondis pas et examinai les obus volants. Je pus ainsi constater que Rair n’avait rien oublié. Chaque engin était muni d’un léger réservoir pouvant produire d’épaisses vapeurs dans lesquelles il était loisible à l’obus volant de disparaître s’il était serré de près par l’ennemi.

J’interrogeai Fangar sur cette innovation, ou plutôt sur cette résurrection, car, depuis longtemps, l’on avait cessé d’employer des moyens aussi simples à Illa, et les précédents modèles d’appareils volants étaient construits avec un métal composé d’un alliage qui, en permettant aux rayons lumineux de le traverser, les rendait complètement invisibles.

— Vous ne pensez pas à tout, seigneur Xié ! me fit remarquer le chef aériste. Le seigneur Rair sait ce qu’il fait. Chaque obus volant peut se rendre invisible en s’entourant d’un nuage que nos projecteurs spéciaux traverseraient et dissiperaient sans peine. Tandis que, si les nouveaux engins étaient en métal invisible, rien n’empêcherait les hommes-singes de voler sur Illa sans que nous puissions les voir !

L’observation était juste. Je m’inclinai.

La vaste crypte était déserte. J’en fis le tour, toujours flanqué de Fangar.

Oui, il n’y avait personne dans la crypte. Je regardai sous les appareils. Je regardai autour de moi, au-dessus de moi. Personne.

Ce soir, venez chez moi sans être vu. J’ai à vous parler ! dis-je à Fangar.

Le chef aériste me regarda dans les yeux.

Il comprit à ma physionomie que la situation était sérieuse.

— Entendu ! souffla-t-il. Comme vous le voyez, seigneur Xié, acheva-t-il à haute voix, les merveilleux appareils dus au génie de l’illustre Rair sont absolument au point et...

Pourquoi Fangar parlait-il ainsi ?

Je me retournai : Limm l’espion, l’âme damnée de Rair, était derrière nous. Comment était-il entré sans que nous l’eussions entendu ? Depuis combien de temps avait-il pénétré dans la crypte, c’est ce qu’il m’était impossible de deviner.

Il souriait, le bandit. Ses yeux noirs étaient pleins d’amabilité. Un léger vêtement en fibres bleuâtres moulait ses formes athlétiques. Vrai, c’était un beau gars. Et une fameuse canaille.

— Je vous salue, seigneur Xié ! dit-il en s’inclinant.

Je pâlis : collés sur sa joue gauche, non loin de son nez, je venais de distinguer trois poils roux, des poils semblables à ceux dont sont recouverts les hommes-singes. Or, c’était, croyait-on, un homme-singe qui avait poignardé ma petite Silmée ! Oh ! maintenant, j’étais sûr de tout ! C’était Limm, l’homme de Rair, qui avait assassiné mon enfant !

— Vous semblez souffrant, seigneur Xié ? remarqua Limm en me considérant d’un regard pénétrant.

— Oui... la fatigue, le surmenage... et aussi l’émotion, expliquai-je. Cette guerre inattendue dont j’ai la responsabilité glorieuse, et aussi l’état de ma pauvre Silmée, qui...

— Ah ! oui. L’on m’a dit que Mlle[2] Silmée avait failli être victime d’un ignoble attentat... Permettez-moi, seigneur Xié, de vous adresser mes félicitations pour la façon pour ainsi dire miraculeuse dont Mlle Silmée a échappé à son assassin ! Il paraît que c’est le seigneur Toupahou, son fiancé, qui lui a sauvé la vie ! Le brave jeune homme... digne de son illustre famille !

— Je vous remercie ! dis-je. Pendant quelques minutes, me contenant à peine, je dus subir la présence de cet être immonde. Enfin, je prétextai les devoirs de ma charge et le quittai après avoir échangé un dernier coup d’ceil avec Fangar.

Trois heures durant, j’inspectai les magasins d’équipement.

Je donnai audience à mes principaux officiers — des savants élevés à l’école de Rair — compassés, raides, pédants, des individus enfin qui ressemblaient plus aux machines qu’ils étaient chargés de faire fonctionner qu’à des hommes... Ah ! s’il eût fallu se battre corps à corps !... La vue d’un insecte était capable de les épouvanter ! Je leur préférais encore les hommes-singes chargés par Rair de piloter les obus volants !

Ces devoirs remplis, je revins chez moi. Le soleil était à son déclin, mais, grâce aux accumulateurs de lumière, les miroirs paraboliques continuaient à envoyer dans les puits d’éclairage une lumière blanche et égale.

Sur les terrasses s’étendant autour de la pyramide, les Illiens se promenaient en devisant. Je pus voir que plusieurs me regardaient avec insistance. C’étaient des amis ou des parents des vieillards du Conseil suprême, et, sans aucun doute, étaient-ils plus ou moins au courant des événements qui se préparaient.

Je regagnai ma demeure et courus dans la chambre de Silmée.

Elle était vide ! Les deux femmes gardes-malades avaient disparu. Et pas de Silmée !

Je me sentis devenir fou.

J’errai à travers les chambres en appelant stupidement mon enfant... Rien ne me répondit !...

À quoi bon m’étendre sur mes angoisses ? Les heures passèrent avant que je comprisse la vérité : Silmée avait été enlevée.

Tout d’abord, je conçus un espoir fou : c’était peut-être Toupahou qui avait enlevé ma fille pour la soustraire aux machinations de Rair !

J’attendis... J’attendis encore !

Toupahou ne vint pas, ni aucun message de lui.

Ah ! malheureux père que j’étais !

Un timbre m’annonça que quelqu’un entrait chez moi. Je me précipitai.

C’était Fangar, le chef aériste. Malgré ma terrible émotion, je remarquai que mon visiteur était livide et agité.

  1. Le grand physicien anglais Ernest Rutherford vient d’obtenir des résultats semblables. (N. d. A.)
  2. Le traducteur n’a pas cru devoir conserver les titres que se donnaient les Illiens, et qui seraient pour nous sans signification. (N. d. A.)