La Fin d’Illa/I/5

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Éditions Rencontre (p. 93-106).

V

Ma faiblesse et ma désespérance m’avaient fait oublier la surhumaine habileté de Fangar. Le chef aériste connaissait l’atmosphère comme un poisson connaît l’eau. Utilisant alternativement ou simultanément la vitesse acquise qui était en nous et notre vitesse de chute, déplaçant au moment propice notre centre de gravité, il réussit ce qui, pour tout autre que lui, eût été impossible.

Il nous fit décrire plusieurs cercles concentriques d’un diamètre de plus en plus court, et parvint à prendre contact avec le sol sous un angle très réduit. Malgré cela, le choc fut encore d’une très grande violence. Les parois de la lentille de métal, déformées par la secousse, éclatèrent. Mais nous étions indemnes.

Fangar, non sans peine, se dégagea et m’aida à sortir de l’appareil. Mes membres étaient tellement ankylosés qu’il dut me soulever comme un enfant et me traîner en quelque sorte hors de l’engin.

C’était la nuit. Les étoiles scintillaient dans le ciel noir. Au loin, vers le nord, je distinguai la lueur blafarde qui enveloppait Illa d’une buée laiteuse et la silhouette, à la fois massive et aiguë, de la pyramide du Grand Conseil.

Nous devions être à environ cinquante kilomètres de la grande cité, mais encore en dedans des pylônes protecteurs.

— Nous ne sommes pas encore sauvés, dis-je à Fangar. Mais je ne vous en remercie pas moins de votre dévouement... Au moins, si je meurs, ce sera à l’air libre et sans avoir à supporter les horribles tourments qui sont ma vie depuis que Grosé est venu me prendre pour m’enfermer dans les oubliettes !

— Grosé est avec nous. C’est lui qui m’a révélé où vous étiez. Cette nuit, tout à l’heure, profitant de ce que le Grand Conseil était en séance, j’ai pris un obus volant et je me suis laissé tomber dans la cage de l’ascenseur conduisant aux oubliettes N° 3... car vous êtes... vous étiez dans les oubliettes réservées aux criminels qui doivent vivre... Rair devait avoir des raisons de vous ménager... Enfin, avec l’obus volant, j’ai écrasé l’ascenseur et l’homme-singe qui le manœuvrait, et, grâce à un chalumeau à oxygène, j’ai coupé les gonds de la porte de votre cachot... Voilà tout !

— Et Silmée ? ne pus-je m’empêcher de m’exclamer, sans penser à remercier mon sauveur. Ma fille ! En avez-vous des nouvelles ?

— Rien, seigneur Xié...

— Toupahou ?

— Nul ne sait où il est. Mais ne restons pas ici ! Nous n’allons pas tarder à être recherchés. D’un moment à l’autre vont apparaître d’autres obus volants... Dès que Rair aura fait rétablir les ondes... Il veut nous laisser le temps de nous écraser sur le sol. Venez !

— Où allons-nous ? murmurai-je, désemparé.

— Nous allons essayer de regagner Illa. Nous nous cacherons chez Houl, l’ingénieur chargé de la surveillance des machines à sang. Il est des nôtres. Grosé viendra nous y retrouver aussitôt qu’il le pourra !

Je ne répondis pas. Nous nous éloignâmes des débris de l’obus volant. Nous avancions à pas lents, car je pouvais à peine me soutenir et me traînais plutôt que je ne marchais. Sans Fangar, je serais tombé à chaque pas. — Et la guerre contre Nour ? demandai-je.

— Les préparatifs continuent... Depuis quinze jours, Rair a pris le pouvoir absolu. Quatre membres du Grand Conseil ont été trouvés foudroyés, sans qu’on sache comment — mais tout le monde a deviné d’où venait le coup. La terreur règne. Personne n’ose bouger, d’autant plus que tout le monde se sent surveillé par la police de Limm... D’un moment à l’autre, nous allons fondre sur les Nouriens...

— Mais, interrompis-je, depuis combien de temps suis-je prisonnier ?

Sept semaines exactement, seigneur Xié !

Je restai sans réponse. Sept semaines ! Presque deux mois ! Je ne m’étais pas rendu compte de la fuite du temps dans ma cellule. Je n’aurais pas été plus étonné si Fangar m’avait dit « sept ans » ou « sept jours »... Et Silmée ? Qu’était-elle devenue pendant ces sept semaines ? Morte ou vivante ? Fangar ne savait rien. Nul ne savait rien — nul, sauf Rair.

Nous continuâmes d’avancer en silence. Autour de nous, c’étaient des champs de cannes à sucre et de maïs. Pas une seule habitation humaine.

Nous marchions avec peine. Fangar non seulement devait me soutenir, mais, n’étant plus habitué à marcher sur un sol naturel, il peinait visiblement. Ici, où nous étions, les effets de la pesanteur se faisaient sentir sans nulle atténuation.

— Il faut supprimer Rair ! murmurai-je enfin. Il le faut ! Ou nous sommes tous perdus, et Illa est perdue avec nous !

— Grosé est de cet avis, et Houl aussi, et Foug également... Et il y a bien d’autres citoyens qui pensent comme nous, mais personne n’ose manifester ses sentiments. Chacun craint de ne pas se réveiller le lendemain. Les partisans de Limm et de Rair, seuls, haussent la voix, et ne trouvent pas de contradicteurs !

—- Nous vaincrons ! Nous vaincrons ! répétai-je.

Fangar ne répondit pas.

Nous avançâmes. Peu à peu, ma robuste constitution aidant, je sentais mon sang circuler plus activement dans mes veines. Mes jarrets se raffermissaient. Bientôt, aidé d’une canne à sucre que Fangar coupa pour moi, je pus marcher sans m’appuyer sur le chef aériste.

Mais, brusquement, je perçus de faibles vibrations. Je levai la tête. Une douzaine d’obus volants, divisés en trois groupes, glissaient dans le ciel étoile. Ils avançaient en traçant des lignes courbes, tantôt paraissant prêts à s’écraser sur le sol, puis, se redressant, piquant droit vers le zénith.

De la partie inférieure de chacun d’eux, un cône de lumière verte, éblouissante, jaillissait et formait sur le sol de larges ovales de clarté qui se déplaçaient avec une vitesse vertigineuse.

Sans avoir besoin de prononcer un mot, nous nous jetâmes sous les cannes à sucre à travers lesquelles nous marchions.

Immobiles, étendus sur le sol, dans les herbes, nous sentîmes se poser sur nous la nappe de lumière. Les aéristes ne nous virent pas. Ils passèrent. Mais, à moins d’un kilomètre en avant de nous, un des obus volants descendit et décrivit une courbe hardie qui le fit passer à moins de quinze mètres du sol : il rasa les cimes des cannes à sucre...

Enfin, le dernier des engins volants disparut. Nous nous relevâmes.

— Heureusement que ce sont des hommes-singes qui manœuvrent les obus. Des Illiens nous eussent découverts ! murmura Fangar. En tout cas, ils savent maintenant se servir admirablement de leurs appareils, ces brutes ! Ils vont certainement retrouver l’obus volant qui nous a servi à fuir... Pourvu qu’ils ne suivent pas notre piste...

— Allons ! dis-je.

Nous avançâmes en silence. Comme moi, Fangar craignait, malgré tout, que quelque obus volant ne fût monté par un aériste et ne contînt un microphone qui aurait pu enregistrer nos paroles.

Ce ne fut qu’après quelques minutes que nous recommençâmes à causer, ou plutôt à échanger quelques courtes phrases sur ce qui se passait à Illa.

J’appris ainsi que Rair avait caché mon emprisonnement et que très peu d’Illiens se doutaient de l’imminence de la guerre contre Nour.

Rair, avec son terrible génie, voulait avoir l’avantage de la surprise sur les Nouriens...

Jusqu’au matin, nous marchâmes. Au jour, nous nous cachâmes au bord d’une petite rivière, parmi les bambous. Quelques noix de coco, ramassées dans l’herbe, nous soutinrent. Et nous dormîmes chacun à notre tour jusqu’à la nuit.

À quoi bon m’étendre sur nos aventures ? Nous réussîmes à surprendre deux des miliciens chargés de la surveillance terrestre des pylônes entourant Illa. Nous les tuâmes, prîmes leurs uniformes et, à la faveur de la nuit, pûmes entrer en ville sans avoir été suspectés, ni reconnus. Cela nous fut d’autant plus facile que, depuis plus de trois ans, la paix régnait à Illa. Les Nouriens, après l’éclatante victoire que j’avais remportée sur eux, entretenaient avec nous d’excellentes relations. Et Rair avait tout fait pour faire régner, aussi bien à Illa que chez les autres nations, l’illusion que nous étions pacifiques.

Nous atteignîmes les terrasses vers onze heures du soir, alors qu’elles étaient à peu près désertes. Un ascenseur nous descendit au-dessous des fondations des maisons à cent un étages, devant une des trois galeries obliques conduisant aux machines à sang. Les deux factionnaires qui veillaient devant la porte ne nous reconnurent pas, car nous avions eu soin, à l’aide de fausses barbes et de perruques emportées par Fangar, de changer complètement notre physionomie...

— Conduisez-nous immédiatement à l’ingénieur Houl. Urgent ! ordonna Fangar à un des factionnaires.

L’uniforme de milicien dont, comme moi, le chef aériste était revêtu, et, surtout, le ton impératif avec lequel il parla convainquirent le factionnaire, qui appuya sur un bouton actionnant une sonnerie.

Nous connaissions, Fangar et moi, ce qui allait se passer. Nous savions qu’un des surveillants techniques des machines allait arriver et nous conduire devant l’ingénieur Houl.

Ce fut en effet ce qui advint.

Moins de cinq minutes plus tard, après avoir traversé une étroite galerie dont les murailles pouvaient, en cas de péril, se rejoindre instantanément et écraser les imprudents qui s’y seraient trouvés, nous passâmes dans trois salles différentes, des salles au plancher mobile, s’ouvrant, en cas de besoin, sur les cuves remplies d’acides rejetés par les machines à sang, et pénétrâmes dans le bureau de l’ingénieur Houl : une haute crypte, d’un diamètre de quatre mètres à peine, et dont la voûte était à une dizaine de mètres du plancher.

Contre les parois de marbre blanc, des niveaux de cristal étaient fixés, côte à côte avec des ampèremètres et d’autres appareils de mesure. De longues aiguilles, placées dans des cadrans à l’intérieur desquels régnait le vide absolu, tremblotaient précipitamment et incessamment : elles indiquaient le nombre de vibrations émises par les machines à sang. Dans un long tube vertical, en cristal bleuâtre, un étrange liquide d’un rose opalin bouillonnait sans cesse en dégageant une sorte de phosphorescence.

Au centre de la crypte, devant une petite table d’ébonite, l’ingénieur Houl, un petit homme chauve, au crâne pointu, au nez écrasé chaussé de lunettes rondes, était assis et compulsait des papiers.

Il leva la tête, nous vit et nous reconnut. Du geste, il congédia le surveillant qui nous avait accompagnés. Puis, se levant, il alla refermer lui-même la porte de la crypte.

Il s’approcha alors d’un des appareils fixés à la paroi et tourna légèrement une manette. Un léger crépitement, semblable à celui que produiraient une série de clapets précipitamment ouverts et refermés, retentit.

— Ce n’est rien ! expliqua Houl en se tournant vers nous. Les vibrations sont à zéro. Nul ne peut nous entendre.

— J’ai dû abandonner l’obus volant ! répondit Fangar. Mais nul ne se doute de notre présence à Illa. Les hommes-singes envoyés à notre poursuite sont passés au-dessus de nous sans nous voir. Tout est bien...

— La guerre est déclarée ? demandai-je à l’ingénieur.

— Oui. Demain, sept cents obus volants vont aller déverser chacun leurs bombes asphyxiantes sur Nour. Et, en même temps, d’autres machines, montées par des aéristes, détruiront une partie de Nour en y laissant tomber une parcelle de pierre-zéro... C’est Gadul qui conduira l’expédition, à la place de Fangar qui a été mis hors la loi.

— Et l’armée, qui la commande ? demandai-je.

— Vous, seigneur Xié. Du moins, Rair n’a pas encore fait connaître, ni que vous étiez destitué, ni le nom de votre successeur.

— Et Toupahou ? Et ma fille Silmée, avez-vous quelques nouvelles ?

— Aucune. Mais, ce que je sais, c’est que Rair est plus méfiant que jamais. Il ne communique plus avec le Conseil suprême que par téléphone magnétique. Nul ne peut plus pénétrer dans la pyramide centrale. Et Limm a quadruplé sa police, dont les membres ont reçu des instructions secrètes et implacables.

» Grosé, que j’ai vu ce soir, m’a expliqué que la milice reste à Illa et doit exécuter cette nuit un grand nombre de perquisitions sur les indications de Limm... Même ici, seigneur Xié, et vous, Fangar, vous n’êtes guère en sûreté. Il se peut que Limm vienne !

— Que faire alors ? demandai-je.

— Je ne vois qu’un moyen, si vous consentez à l’employer, seigneur Xié : vous cacher dans les étables. J’y ai fait pratiquer une sorte de niche, il y a un an, qui est connue de moi seul. Elle servait à entreposer certaines armes dont je m’étais muni... car, à cette époque, je craignais d’être mal en cour auprès de Rair... Il paraît que je m’étais trompé. Depuis, d’ailleurs, j’ai imaginé d’autres moyens de défense, et la cachette est vide !

— Allons ! dis-je.

Houl eut une petite inclinaison de tête. Il nous regarda tous deux, Fangar et moi, et, après un instant de silence, murmura :

— Venez !

Derrière lui, nous sortîmes du bureau et, par un long couloir, arrivâmes devant une porte basse, plus large que haute. Houl en ouvrit un des battants :

— Il y a cinq marches ! nous prévint-il.

À sa suite, nous pénétrâmes dans une immense salle oblongue où régnait une affreuse odeur de sang et d’acides.

Une centaine d’hommes-singes, revêtus d’un simple caleçon de grosse toile, s’agitaient, sous la direction de contremaîtres illiens, autour de machines compliquées.

Des sifflements, des claquements de clapets, des gargouillements, des glougloutements se mêlaient, formant un ensemble assez comparable au bruit de la mer.

Quatre tuyaux, d’un diamètre d’environ cinquante centimètres, étaient posés horizontalement sur des bâtis articulés. Ces tuyaux, à l’extrémité desquels aboutissaient les conduits amenant le sang des abattoirs, étaient animés d’un mouvement spasmodique de déglutition. Ils se contractaient, s’amincissaient, grossissaient, et l’on pouvait deviner en quelque sorte comment le sang les emplissant y circulait.

À l’extrémité opposée à celle par laquelle entrait le sang, les tuyaux se terminaient par une véritable forêt de conduits capillaires qui se perdaient dans d’énormes boules rouges percées de milliards de petits trous où une aiguille aurait eu de la peine à passer. Ces sphères, qui ressemblaient assez à des blocs d’épongé, étaient animées d’un lent mouvement de rotation. Autour d’elles, des cylindres tournaient en sens inverse en les frôlant. Et, des éponges rouges, un liquide semblable à de l’ambre, jaune et épais, coulait doucement et allait tomber sur des disques de verre et de cuivre tournant à toute vitesse, à plus de vingt mille tours à la minute.

De chaque côté de chacun de ces disques, des plaques de métal enduites de radium étaient disposées, de façon à les soumettre à un véritable bombardement atomique, qui désagrégeait les particules de sang et les désintégrait.

D’autres machines, composées de longs tubes d’une matière semblable au cristal, captaient les émanations ainsi produites et les envoyaient dans des condenseurs, situés à l’étage supérieur, d’où elles étaient distribuées aux Illiens, au moyen de courants physio-électriques.

Les hommes-singes, tous des colosses, ce qui se comprenait aisément, car, sans s’en douter, ils profitaient des effluves des mystérieuses machines, s’agitaient autour des tuyaux, des éponges, des condensateurs, ouvrant des robinets, manipulant des leviers, et tout cela dans un silence presque absolu. Leurs faces camuses exprimaient une tranquillité bestiale. Ils ne se retournèrent même pas à notre passage. Je m’imaginai les mêmes machines gorgées de sang humain, et un hoquet d’horreur et de dégoût me souleva le cœur.