La Fin d’Illa/I/9

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Éditions Rencontre (p. 145-157).

IX

Sur les immenses terrasses, partout, les Illiens fuyaient. La clarté fulgurante des projecteurs placés sur les bords de l’immense tranchée éclairait violemment leur débandade tragique. Et leurs hurlements dominaient le fracas des puissantes machines.

Plusieurs centaines, les plus agiles, arrivèrent sur les bords de la tranchée. Rien ne put les retenir. Ils s’infiltrèrent entre les machines, déboulèrent le long des flancs de la colossale excavation, trébuchèrent, se poussèrent, et finalement allèrent s’écraser au fond de la tranchée où beaucoup périrent horriblement, broyés pêle-mêle avec la terre et le roc par les excavatrices.

Les débris de la flotte aérienne d’Illa continuaient à se rapprocher. On pouvait maintenant se rendre compte exactement de l’étendue du désastre. Les ailes des aérions étaient brisées, contournées, tordues... les quelques obus volants échappés à la catastrophe étaient cabossés, lézardés. Ils décrivaient des bonds grotesques dans le ciel noir.

Au loin, vers le nord, des disques translucides, comme faits de cristal, apparaissaient. On n’en distinguait que vaguement les contours, mais il était facile de les localiser, car la clarté des étoiles, en passant au travers, subissait une légère réfraction. Ces disques — ou plutôt ces sphères — c’étaient les aérions des Nouriens qui arrivaient. Le ciel, vers le septentrion, en fut bientôt complètement envahi sur un angle de près de quarante degrés. Il y en avait des milliers.

Les Nouriens, en dépit de nos espions qui n’avaient rien soupçonné, s’étaient secrètement préparés. Ils avaient compris, eux, que l’ambition insatiable de Rair, sa soif de domination, son génie calculateur amèneraient la guerre. Ils avaient été moins naïfs que les Illiens.

Sur les terrasses, cependant, l’affolement était à son comble.

Seuls mes guerriers y résistaient, restant à leur poste, attendant. Leurs officiers les tenaient encore en main, mais pour combien de temps ? La panique est contagieuse. D’un moment à l’autre, les soldats y céderaient et se mêleraient au torrent humain qui dévalait de tous côtés comme une marée.

Dans les chantiers, les machines fonctionnaient toujours, du moins la plupart d’entre elles. Car certaines avaient été arrêtées par des fuyards qui avaient tué leurs mécaniciens.

Que faisait donc Rair ?

J’allais lui téléphoner pour demander des ordres, lorsque, de la pyramide du Conseil suprême, des sifflements aigus, presque imperceptibles, retentirent. Des rangs entiers de fuyards, anéantis comme par une faux invisible, s’abattirent sur le sol, pour ne pas se relever.

Rair avait vu le péril et foudroyait les misérables.

Il ne fit qu’ajouter à la terreur et à l’épouvante.

Les survivants se ruèrent, droit devant eux, fous, enragés, redevenus des bêtes sauvages.

Des hommes-singes se joignirent à eux. De tous côtés, des mêlées horribles s’engagèrent. Les infortunés ne savaient plus ce qu’ils faisaient. Ils s’écrasaient, se piétinaient, s’égorgeaient sur place. Ceux qui n’avaient pas d’armes combattaient avec leurs ongles. Les femmes criaient. Les premières, elles se turent, écrasées.

À ce moment, plusieurs obus volants s’abattirent sur les terrasses, écrasant des centaines de malheureux en train de se déchirer. Des aérions, qui avaient réussi à tenir l’air par des prodiges d’adresse, tombèrent eux aussi, augmentant l’épouvante et le carnage.

Et les rayons de mort qui jaillissaient de la grande pyramide continuaient à faucher pêle-mêle.

Grosé, blessé au front par un fuyard, me rejoignit.

— Nous sommes perdus... perdus !... gémit-il, presque aussi affolé que les misérables qui grouillaient autour de nous.

Je le regardai. Il comprit et se tut.

Jusqu’alors, je n’avais pas bougé de mon poste de commandement. Avec les quelques milliers de guerriers dont je disposais, j’étais impuissant. Mes hommes et moi eussions été submergés, engloutis par ces centaines de milliers de fuyards que la terreur rendait fous. Déjà, c’était miracle que nous n’eussions pas été attaqués. Mais, campés au pied de la grande pyramide, nous nous trouvions au centre des terrasses, et c’était vers la périphérie que fuyaient les victimes — oui, les victimes ! — de Rair.

Debout sur mon glisseur, je parcourus rapidement notre campement et m’assurai que les officiers continuaient à conserver leur calme et que les hommes n’avaient pas quitté leurs postes.

Ce fut à peine si j’eus à dissiper quelques groupes de mauvaises têtes, dont les meneurs furent immédiatement exécutés.

Satisfait, je laissai le commandement à Dari, le plus ancien des chefs de guerre, un homme calme et déterminé, et gagnai une des portes de la pyramide.

Ce fut difficilement que je parvins jusqu’à Rair. A plusieurs reprises, je faillis être tué par les nombreux hommes-singes qui veillaient sur le dictateur. Mon attitude déterminée en imposa à ces brutes.

J’arrivai enfin au sommet de la pyramide, dans le retrait de Rair.

L’infâme avait le visage rouge. Ses yeux étaient striés de sang. Assis devant un clavier placé au fond d’un coffre-fort ouvert, il tournait des commutateurs, poussait ou attirait à lui des manettes.

— Que faites-vous ? lui demandai-je brutalement.

Il se retourna et me lança un regard de fauve.

— J’écrase tous ces misérables, ces gueux, ces brutes ! Si Illa doit périr, je veux au moins le voir de mes yeux et que ce soit de ma main, plutôt que de celle de ces Nouriens maudits !

— Que vous avez provoqués ! grondai-je.

Et, d’une poussée, j’envoyai Rair rouler au milieu de la pièce. Il se releva, pour avertir ses sicaires ou pour me foudroyer à l’aide de quelqu’une de ses inventions d’enfer. Je ne lui en laissai pas le temps, et, d’un coup de poing — le plus fort que j’aie donné — je l’abattis sans vie à mes pieds.

J’étais le maître d’Illa.

Que ne sus-je en profiter ! Dans cette casemate étaient enfermés les appareils commandant à toute la vie d’Illa.

Il y avait là les commutateurs des projecteurs, les servomoteurs permettant de régler le fonctionnement des machines à sang. Le cerveau d’Illa était dans ce réduit.

Mais que m’importait ! Je n’avais plus ni ambition, ni haine. Je ne pensais qu’à sauver ma patrie.

Un téléphone haut-parleur retentit : c’était Foug qui, parlant au nom du Conseil suprême réuni, avertissait Rair que la situation empirait, et que, d’un moment à l’autre, Illa allait être anéantie par les aérions de Nour !

Le Grand Conseil suprême ! Ce ramassis de vieillards qui n’avaient su que ramper au pied de Rair et exécuter ses volontés ! Cette assemblée d’esclaves ! Encore maintenant, ils croyaient à la puissance de Rair, sans se douter que leur maître et seigneur gisait à mes pieds, comme un homme-singe châtié par son surveillant.

Et ces savants du Conseil, dans leur affolement, en arrivaient à oublier que Rair, c’est-à-dire moi, n’avait qu’à tourner un commutateur pour voir sur un miroir tout ce qui se passait autour de la grande pyramide ! Ils étaient si épouvantés, ces vieillards, qu’ils avaient choisi Foug, l’ennemi de Rair, pour parler au dictateur.

Je répondis à ces esclaves séniles, soi-disant sur l’ordre de Rair, et leur ordonnai de se tenir tranquilles, à leur poste.

Ah ! leur poste ! S’ils y restaient, c’était qu’ils se savaient en sûreté dans la grande pyramide ! Autrement, ils eussent fui aussi vite que leurs vieilles jambes le leur auraient permis.

Je crachai de mépris et atteignis les manettes commandant aux condensateurs d’énergie radioactive. Avec un peu de chance, j’avais encore la possibilité de changer la défaite en victoire.

Dans son affolement, Rair n’avait pas songé à cette ressource.

Je manœuvrai les appareils fermant les issues de la pyramide. Ainsi, nul ne pouvait plus y entrer ni en sortir. Et impossible à quiconque de pénétrer jusqu’à moi.

Cette précaution prise, j’agis.

Immobile devant le miroir cylindrique placé au centre de la pièce, et où venait se refléter en plus petit, mais dans ses moindres détails, tout ce qui se passait autour de la pyramide, j’attendis.

Il me fallut du courage, pour attendre.

J’assistai, minute par minute, au carnage immonde qui continuait sur les terrasses.

Rair, en me voyant, avait arrêté le courant des projecteurs, qui foudroyaient les fuyards, et ceux-ci, un peu moins épouvantés, n’en avaient profité que pour s’entre-tuer avec plus d’acharnement !

Les unes après les autres, les machines excavatrices et perforatrices creusant la tranchée s’arrêtaient. Les hommes-singes, libérés, se mêlaient aux Illiens et tuaient, tuaient et tuaient autour d’eux.

Aérions et obus volants, talonnés par la flotte de Nour, continuaient à arriver et à s’écraser sur les combattants des terrasses.

Et pis que tout, l’armée commençait à s’agiter. Je pouvais voir Dari qui, sur son glisseur, se multipliait, gourmandant les uns, menaçant les autres. Mais, derrière lui, les groupes se reformaient. Encore quelques minutes, et il n’y aurait plus d’armée, plus rien à Illa !

Au-dessous des maisons, sous les cent un étages, les usines continuaient à fonctionner ; les tarières ne les avaient pas encore atteintes, car une carapace blindée les enveloppait. Mais qu’une tarière réussît à la percer, et ce serait la fin. Les hommes-singes des mines se révolteraient. Et, si les munitions sautaient, rien ne subsisterait, pas même la pyramide.

Pourtant, il fallait attendre, attendre en me disant que les puissants appareils dont je disposais pouvaient, d’un moment à l’autre, n’être plus que des débris dérisoires.

Je regardai.

La flotte aérienne de Nour se rapprochait.

Les Nouriens, grâce à leurs appareils téléphotes[1], devaient, comme moi, distinguer nettement tout ce qui se passait. Sans doute pensaient-ils qu’il ne leur restait plus qu’à achever, qu’à donner le coup de grâce à ce qui avait été Illa, la ville puissante, le joyau de l’univers.

Mais il est plus difficile de supporter la victoire que la défaite. Ce que voyaient les Nouriens dépassait leurs plus folles espérances. Ils en oublièrent d’êtres prudents.

Leurs aérions sphériques se rapprochèrent les uns des autres, se concentrèrent de façon, je le compris, à arriver ensemble au-dessus des ruines d’Illa et d’y laisser tomber en même temps des tonnes d’explosifs, afin d’anéantir d’un coup la grande cité. J’eus un rire nerveux... un rire de fou. Mon image m’apparut, reflétée par un tube de mercure, et j’eus peur de moi-même.

Avec lenteur, les sphères transparentes des Nouriens procédaient à leur dernière concentration. Ils étaient arrivés au-dessus d’Illa. Machinalement, j’en évaluai le nombre : trois mille, peut-être.

Les lueurs blafardes des quelques condensateurs de lumière solaire encore intacts, les rayons fulgurants des projecteurs illiens les éclairaient par en dessous et produisaient à travers leur masse translucide d’étranges jeux de lumière.

Mais qui les voyait ? Aux abords des tranchées, sur une profondeur de plusieurs kilomètres, les combats fratricides continuaient furieusement.

Un dernier coup d’œil sur les télémètres, un rapide calcul mental, et je lançai dans les airs les vibrations radio-actives.

Je sentis la pyramide trembler.

D’innombrables boules de feu, éblouissantes, accompagnées de lueurs fulgurantes passèrent dans le ciel étoile, faisant pâlir les lumières d’Illa.

Un feu d’artifice de l’enfer.

Foudroyées, fracassées, liquéfiées, les machines volantes des Nouriens — ou plutôt leurs débris — tombèrent... Il me sembla voir des corps humains intacts s’abattre... mais est-ce une hallucination ? je ne le sais ! et les Illiens, se sentant soudain sauvés, s’immobilisèrent, hagards, leurs visages tournés vers le ciel... Plusieurs milliers périrent ainsi, écrasés, broyés, brûlés par les débris incandescents des aérions de Nour. Ils moururent heureux, peut-être...

Cela dura un quart d’heure. Quinze minutes. Pendant chacune de ces neuf cents secondes, les atroces hécatombes ne cessèrent pas. Il le fallait.

Les Nouriens — je le sus ensuite — se crurent trahis. La rapidité, la soudaineté avec laquelle leurs machines furent anéanties les emplirent d’une épouvante sans nom.

S’ils eussent conservé leur calme, la moitié au moins de leur flotte aérienne eût pu s’échapper. Car les vibrations radio-actives n’étaient efficaces que dans un rayon de deux kilomètres à peine. C’était pourquoi, je le sus ensuite, Rair n’avait pas songé à les utiliser. A aucun prix, il n’eût voulu courir le risque, en laissant les aérions de Nour se concentrer au-dessus d’Illa, de voir la ville anéantie. Moi, j’avais eu ce courage, et j’avais réussi.

Les Nouriens, surpris, affolés, s’étaient heurtés les uns aux autres, s’empêchant réciproquement de manœuvrer, détériorant leurs appareils et me donnant le temps de les anéantir tous. Non, pas tous ! Cinq d’entre eux, cinq sur trois mille cent, nombre exact, réussirent à s’éloigner et à revenir à Nour. Cinq, dont un s’écrasa sur le sol en arrivant.

Victoire chèrement achetée. Dans leur chute, les aérions de Nour écrasèrent, mutilèrent, blessèrent, brûlèrent plus de soixante mille victimes.

On ne devait pas me le pardonner.

Le ciel débarrassé des sphères ennemies, j’interrompis le lancement des ondes. Je me retournai. Six hommes-singes se ruèrent sur moi. Je fus frappé, renversé, piétiné, frappé encore.

J’essayai de me défendre contre mes féroces agresseurs. Ils étaient trop. Roué de coups, réduit à l’impuissance, je fus chargé de chaînes qui m’empêchèrent de faire le moindre mouvement.

Au-dessus de moi, calme, froid, une lueur féroce dans son œil gris, je vis Rair.

Misérable traître qui as voulu m’assassiner, grinça-t-il, tu as failli réussir et amener la ruine d’Illa ! Mais tu expieras tes forfaits comme ils le méritent !

Que répondre ? Rair avait raison. J’aurais dû le tuer.

Il avait repris connaissance pendant que je sauvais Illa. Il avait appelé les hommes-singes de sa garde, et moi, maintenant, je n’étais plus qu’un traître assassin...

Il m’est pénible de me souvenir de ce qui se passa ensuite. Traduit devant le Conseil suprême pour avoir voulu assassiner Rair tandis qu’il manœuvrait les projecteurs radio-actifs qui avaient anéanti la flotte de Nour, convaincu d’avoir tenté, d’accord avec les Nouriens, de détruire Illa, je ne fus pas condamné à mort. Je fus condamné à perdre la raison et à être envoyé dans les mines, à travailler pour la vie, une vie prolongée par les machines à sang humain, avec les immondes hommes-singes.

C’était le châtiment le plus horrible prévu par les lois d’Illa. Un châtiment plus épouvantable que la mort elle-même.

  1. Permettant la vision à distance. (N. d. A.)