La Fin d’une grande marine/01

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La Fin d’une grande marine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 53-75).
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LA FIN
D’UNE
GRANDE MARINE

I.
LES CHIOURMES ENCHAINEES.


I.

Nous calomnions trop notre époque : elle a sans doute ses mauvais côtés, il faut bien avouer cependant que la masse du genre humain ne gagnerait rien à retourner de deux ou trois siècles en arrière. Pour le marin surtout le progrès a été sensible. L’abolition des châtimens corporels, en dépouillant le commandement de sa brutalité, a rendu celui qui le subit moins brutal et moins grossier lui-même : le cheval qu’on bat devient facilement rétif. Ce n’est pourtant pas à bord des naves et des galions qu’apparaît dans toute sa naïveté féroce l’horreur d’une discipline qui a résisté, — tant est grande la force de l’habitude, — à bien des assauts. Là du moins, on est tenu de compter avec l’intelligence de l’homme ; il ne faut pas, par de trop durs traitemens, le comprimer au point de n’en faire qu’une machine inerte : sur les bâtimens à rames on n’a besoin que des bras de la chiourme ; il s’agit de porter l’action musculaire à son paroxysme. On l’obtient à l’aide du bâton : hideux spectacle qui fut donné au monde pendant trois cents ans.

Accompagnant son mari à Marseille, lorsqu’il fut envoyé gouverner la Provence, Mme de Grignan eut l’occasion d’y visiter une des galères du roi. Tout étourdie encore « du bruit des canons et du hou des galériens[1], » elle s’empressa de faire part de ses impressions à sa mère : nous ne possédons malheureusement que la réponse de Mme de Sévigné. « Je serais fort aise, écrivait la spirituelle marquise, de voir cette sorte d’enfer[2]. » Des hommes, « gémissant, jour et nuit, sous la pesanteur de leur chaîne, » cela, en effet, ne se voit pas partout. Même au XVIIe siècle, il fallait, pour donner à ses yeux ce curieux régal, avoir le courage d’entreprendre, malgré les fureurs du Rhône, le lointain et périlleux voyage du Midi.

L’équipement d’un navire de guerre, et plus particulièrement encore l’équipement d’un navire à rames, fut, de tout temps, chose trop dispendieuse pour que l’état pût attendre sur ce point le concours de la marine marchande. Dans la Méditerranée, au XVIe siècle, aucun prince n’entretenait de vaisseaux ronds ; ceux mêmes dont les états confinaient à l’Océan en possédaient à peine un nombre suffisant pour leurs besoins. Les naves et les galions des marchands complétaient invariablement toute expédition qui avait quelque débarquement pour objet. L’ordre était incontinent donné de mettre dans tous les ports, dans les ports mêmes des puissances alliées, l’embargo sur les navires de commerce dont on croyait pouvoir utiliser les services. On en payait le nolis, on donnait une solde convenable aux patrons : en même temps, pour que ces navires ne pussent partir à la dérobée, on prenait soin de leur enlever leurs voiles et leur gouvernail. Ce fut ainsi que Scipion passa en Afrique : il mit en réquisition toute la flotte marchande de la Sicile, Le prince d’Orange et le duc d’Albe n’agirent pas autrement en Zélande ; les Français, au temps de Philippe le Bel, leur avaient donné l’exemple en Normandie. Ainsi donc, on a toujours su, on saura toujours se procurer des vaisseaux de transport ; il faut, au contraire, se pourvoir à l’avance de navires de combat.

Au mois de septembre de l’année 1691, un conseil de construction fut tenu à Marseille, par M. le Bailly de Noailles, lieutenant-général des galères du roi : ce conseil comprenait, outre le Bailly de Noailles, M. de Montmort, intendant-général des galères, M. le Bailly de Bethomas, premier chef d’escadre, M. le Bailly de La Bretèche, M. de Montaulieu, M. de Vinieurs, tous les trois chefs d’escadre, M. le chevalier de Rancé et M. le chevalier de La Pailleterie, capitaines de galère. Les sieurs Jean-Baptiste Chabert, premier constructeur, Louis Chabert et Hubacq, présentèrent leurs mémoires ; le conseil, après les avoir entendus, fixa ainsi qu’il suit les principales proportions des galères : longueur du capion de poupe au capion de proue, — autrement dit, de l’étrave à l’étambot, — 46m, 777 ; largeur, 5m, 847 ; creux, 2m, 328 ; longueur des rames, 12 mètres.

La longueur de toute l’œuvre morte, si l’on y comprend l’éperon et les ornemens de poupe, atteignait ainsi, au XVIIe siècle, sur les galères ordinaires, 55 mètres environ. C’est, à peu de chose près, la longueur d’un ancien vaisseau de soixante-quatorze canons. Les frégates qui ont fait toutes les guerres du premier empire n’étaient longues que de 47 mètres. Mais le rapport de la longueur à la largeur est loin d’être le même dans la marine à voiles et dans la marine à rames : pour largeur, on donne à un vaisseau le quart à peu près de sa longueur ; la galère est au moins cinq fois plus longue que large. La différence sera plus grande encore si l’on considère le creux des deux navires : le vaisseau possède une vaste cale ; la galère ne mesure guère plus de 2 mètres entre le dessous de son pont et le dessus de sa quille. En d’autres termes, l’un est, suivant l’expression consacrée, un vaisseau rond ; l’autre est un vaisseau long. Le premier prend, par suite de l’élévation de sa coque au-dessus de l’eau, le nom générique de bâtiment de haut-bord ; la galère est un bâtiment de bas-bord. Représentons-nous donc la galère du XVIe et du XVIIe siècles comme un navire essentiellement léger d’échantillon, bas de bord, long et effilé, portant un équipage de quatre cents hommes environ, deux mois de vivres et 23 tonneaux de lest, armé d’un canon de 36, de deux canons de 8 et de deux canons de 4, sans compter douze pierriers plantés sur la lisse du plat-bord, un navire mû par cinquante rames et d’un tirant d’eau qui ne dépassera guère 1 mètre.

Argo, « la nef à voix humaine, » devait parier grec. D’origine italienne, la galère moderne garda la langue du pays qui fut son berceau ; si elle eût, comme Argo, été douée de la faculté de se faire entendre, les naves et les galions ne l’auraient pas comprise. La marine à voiles et la marine à rames ont eu de tout temps un vocabulaire distinct ; au XVIe siècle, elles possédaient à peine un terme technique qui leur fût commun. Dans les mers du Ponant, on disait le gouvernail ; dans les mers du Levant, le timon, La barre s’appelait l’ourgeau ; le bâton de pavillon. l’aste de bandière ; l’habitacle, la gigeole ou la custode ; le mât d’artimon, l’arbre de misaine ; le grand mit, l’arbre de mestre ; le mât de misaine, l’arbre de trinquet ; le mât de hune, l’arbre de gabie ; le cabestan, l’argue ; le pont, la couverte ; la poulaine, la serpe ; l’étrave, le capion de proue ; l’étambot, le capion de poupe ; la quille, la carène ; la carlingue, la contre-carène ; le bordage, les rombeaux ; les varaugueg, les madiers ; les allonges, les estamenaires ; la hune, la couffe ; les caps de mouton, les bigotes ; les courbes, les brasseaux ou courbatons ; le fond de cale, l’estive ; le creux, le pontal ; les sabords, les portels ; l’écubier, l’œil ; la cuisine, le fougon ; la chaloupe, le caïcq ; les haubans, les sartis ; les balancines, les mantilles ; les cargues, les ambrouilles ; le câble, la gume ; le grelin, la gumenette ; la tournevire, le caupplan ; les racages, les paternos ou vettes ; les estropes, les griselles ; les rabans, les matafions ; les garans, les drisses ; les caliornes, les tailles ; les itagues, les amans ; les poulies, les poulèges ; l’ancre, le fer ; la patte de l’ancre, la marre de l’ancre ; le vireveau, l’arganeau ; la bouée, le gaviteau ; la sonde, l’escandaille ; la pompe, la trombe ; le goudron, le guitran ; la braie, la pègue ; le gabarit, le garbe ; le vestibule de la poupe, l’espalle ; la grand’rue qui séparait les deux rangées de bancs, la coursie ; le gaillard d’avant, la conille ; la plate-forme où se posait le fauteuil du capitaine, le tabernacle ; l’ensemble des rames, la palamante. Le maître devenait le nocher ; le contremaître, le gardien ; les quartiers-maîtres étaient des caps de garde ; le charpentier, le maître de hache ; les matelots, les mariniers ; le tonnelier, le boutare ou le barillat ; le fabricant de rames, le rémolat… On ne commandait pas à bord de la galère pour se rapprocher du lit du vent : « Loffe ! » on disait : « Orse ! » Si l’on voulait, au contraire, mettre plus de vent dans la voile, on ne criait pas, comme à bord de nos vaisseaux : « Laisse arriver ! » on disait, s’adressant au timonier : « Pouge ! » Calume la gume ! signifiait : File le câble ! donner fonde, mouiller ; prendre le bord, virer de bord ; férir les voiles, les enverguer ou les serrer ; de férir les voiles, les larguer. Salper devait s’entendre : lever l’ancre ; arborer et désarborer, mâter et démâter ; au lieu de faire le quart, on faisait la garde ; sonder, c’était escandailler ; pointer la carte, carteger. Les mots fameux de tribord et bâbord se trouvaient remplacés par dextre et senestre, quelquefois par bande droite et bande gauche ; on n’épissait pas, on entouillait. Les noms même des vents étaient méconnaissables. Quel rapport, en effet, pouvait-il y avoir entre le nord et la tramontane ; le nord-est et le grec ; le sud-est et le siroc ; le sud et le mijour ; le sud-ouest et le lebeche ; le nord-ouest et le mistral ? Tout au plus, l’est et l’ouest se laissaient-ils reconnaître dans les désignations de levant et de ponant.

« Ceux qui entrent pour la première fois dans une galère, écrivait, en 1713, Barras de la Penne, — troisième capitaine d’un corps où il fut admis par ordre du roi en sortant de pages, et dans lequel il servait depuis quarante ans, — sont surpris d’y voir tant de monde. Il y a, en effet, en Europe, une infinité de villages qui ne renferment pas un aussi grand nombre d’habitans. Mais ce qui cause encore plus d’étonnement, c’est d’y trouver tant d’hommes rassemblés en un si petit espace. Il est vrai que la plupart n’ont pas la liberté de se coucher tout de leur long : on met sept hommes dans chaque banc, c’est-à-dire dans un espace d’environ 4 pieds de large sur 10 de longueur ; on voit de même à proue trente matelots qui n’ont pour tout logement que le plan des rambades, — deux carrés de 10 pieds de long sur 8 de large. De poupe à proue, on n’aperçoit que des têtes. Le capitaine et les officiers ne sont guère mieux logés : ils ont pour tout refuge la poupe, qu’on serait tenté, vu sa grandeur, de comparer au tonneau de Diogène. Lorsque l’impitoyable mer de Libye surprend les galères par le travers des plages romaines, quand l’impétueux aquilon les vient assaillir au large ou que le golfe du Lion les livre à l’humide vent de Syrie, tout s’accorde à faire de la galère moderne un enfer. Les lamentations lugubres de l’équipage, les cris effroyables des matelots, les hurlemens horribles de la chiourme, les gémissemens des charpentes mêlés au bruit des chaînes et aux rugissemens de la tempête produisent dans les cœurs les plus intrépides un sentiment de terreur. La pluie, la grêle, les éclairs, accompagnement habituel de ces violentes tourmentes, la vague qui couvre le pont de ses embruns, ajoutent à l’horreur de la situation. Bien qu’on ne soit pas généralement très dévot en galère, vous voyez alors des gens prier Dieu, d’autres se vouer à tous les saints ; quelques-uns même, en dépit de l’agitation du navire, essaient de faire autour du bord et sur la coursie des pèlerinages : ils feraient bien mieux de ne pas oublier Dieu et ses saints aussitôt que le danger est passé. Le calme lui-même a aussi ses inconvéniens : les mauvaises odeurs sont alors si fortes qu’on ne peut s’en garantir, malgré le tabac dont on est obligé de se bourrer le nez depuis le matin jusqu’au soir. Il y a toujours en galère certaines petites bêtes qui font le supplice de ses habitans. Les mouches exercent leur empire le jour, les punaises la nuit ; les puces et les poux, la nuit et le jour. Quelques précautions que l’on prenne, on ne saurait réussir à s’en garantir ; cette affreuse vermine ne respecte pas même les cardinaux, les ambassadeurs ou les têtes couronnées. »

C’est aux souverains français, au roi Charles VI ou au roi Charles VII, qu’on a voulu faire remonter la création de chiourmes entièrement composées de captifs et de criminels. Ne semble-t-il pas cependant plus probable que cette odieuse coutume soit venue en droite ligne des mers du Levant ? Les Turcs et les chevaliers de Rhodes se faisaient une guerre sans merci : je les soupçonne fort de ne pas avoir hésité à mettre la rame aux mains de leurs prisonniers. Toujours est-il que, bien avant la fin du XVe siècle, une révolution complète s’est accomplie à bord des galères : c’est une nouvelle phase qui commence. « Roger, disait don Pedro III à son amiral Roger de Lauria, quand il l’envoyait combattre la flotte de Philippe le Hardi, mouillée dans la baie de Rosas, l’expérience a dû te montrer combien il est facile aux Catalans et aux Siciliens de triompher, dans les combats de mer, des Provençaux et des Français. » De quel droit le roi d’Aragon parlait-il alors des marias français ? Jusqu’au jour où le roi Charles VII se proposa d’avoir, en même temps qu’une armée permanente, une marine nationale, les rois de France n’armèrent pas de galères ; ils en louèrent à ceux qui en possédaient. Chiourmes, archers, hommes d’armes, tout leur était fourni à la fois. Enfin, le 10 décembre 1481, la Provence se trouve réunie à la couronne de France par la donation de René d’Anjou : « Nous n’avions eu jusque-là dans la Méditerranée, des ports que par emprunt ; nous y pûmes fonder des établissemens. » Palamède de Forbin, marquis de Solins et vice-roi de Provence, prend à la fois le titre de général des galères de France et d’amiral des mers du Levant : à dater de ce jour, on peut dire qu’il existe réellement une marine française. L’avènement de cette grande marine, qui a eu ses jours d’épreuves et ses années de gloire, coïncide avec la transformation des bâtimens à rames, avec la transformation surtout de leurs équipages.

Condamné en 1701 à servir sur les galères de France, en sa qualité de protestant, Jean Marteille de Bergerac est mort en 1777, à Culenborg, dans la Gueldre, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans : il fallait vraiment qu’il eût (suivant une expression vulgaire, qui ne paraîtra pourtant pas ici hors de propos) l’âme chevillée dans le corps : — « Tous les forçats, dit-il, sont enchaînés six par banc. Les bancs sont espacés de quatre pieds et couverts d’un sac bourré de laine, sur lequel est jetée une basane qui descend jusque sur la banquette ou marchepied. Le comité, qui est le maître de la chiourme, se tient debout à l’arrière, près du capitaine, pour recevoir ses ordres. Deux sous-comites sont : l’un au milieu, l’autre près de la proue. Chacun d’eux est armé d’un fouet qu’il exerce sur le corps tout à fait nu des esclaves. Lorsque le capitaine ordonne que l’on nage, le comité donne le signal avec un sifflet d’argent qu’il porte suspendu à son cou. Ce signal est répété par les sous-comites et aussitôt les esclaves battent l’eau tous ensemble : on dirait que les cinquante rames n’en font qu’une. Imaginez six hommes enchaînés à un banc, nus comme s’ils venaient de naître, un pied sur la pédague, l’autre levé et placé sur le banc qui est devant eux, tenant dans les mains une rame d’un poids énorme, allongeant leurs corps vers l’arrière de la galère et les bras étendus pour pousser la rame au-dessus du dos de ceux qui sont devant eux et qui prennent la même attitude : les rames ainsi avancées, ils lèvent le bout qu’ils tiennent en main pour plonger le bout opposé dans la mer. Cela fait, ils se jettent eux-mêmes en arrière et retombent sur leur siège, qui ploie en les recevant. Quelquefois le galérien rame ainsi dix, douze et même vingt heures de suite sans le moindre relâche. Le comité, en cette occasion, ou d’autres mariniers, mettent dans la bouche des pauvres rameurs un morceau de pain trempé dans du vin pour prévenir la défaillance. Alors le capitaine crie au comité de redoubler ses coupe. Si un des esclaves tombe pâmé sur son aviron (ce qui arrive fréquemment), il est fouetté jusqu’à ce qu’il soit tenu pour mort, puis on le jette à la mer sans cérémonie, »

Ne serons-nous pas, en lisant cette effroyable page écrite par un auteur qui pouvait dire, comme les anciens martyrs : Quod vidimus testamur, de l’avis de Sancho Pança ? Nous voici bien véritablement en pays enchanté. Les vrais enchantemens, ce sont les choses qui se passent ici et non celles dont le célèbre hidalgo, don Quichotte de la Manche, entretient si souvent son écuyer. « Qu’ont donc fait, se disait Sancho, ces malheureux, pour qu’on les fouette avec tant de rigueur ? Et comment cet homme qui se promène, le sifflet à la bouche, se hasarde-t-il à frapper à lui seul tant de monde ? Ceci doit être l’enfer, ou tout au moins le purgatoire. » Pour l’honneur de l’humanité, nous devons espérer que Jean Marteille exagère. L’intérêt du capitaine, fût-il le plus grossier et le plus cruel des hommes, lui conseillait trop bien de ménager sa chiourme pour qu’il en vint, sans une nécessité pressante, à de telles extrémités. Je ne vois que la poursuite de quelque corsaire barbaresque qui ait pu donner au fouet de l’argousin une telle férocité.

« Un signal au fort de Monjuich ! » crie, du haut de la penne, le marinier de garde. Le fort vient de signaler, en effet, un navire à rames près de la côte, dans la direction du ponant. Le général, — car nous sommes à bord de la galère de don Luis Coloma, comte de Elda et commandant des galères catalanes à l’époque où l’empereur Châties Quint vint visiter le port de Barcelone, — le général ne fait qu’un bond du tabernacle à la coursie. « Çà, enfans, s’écrie-t-il, que ce bâtiment ne nous échappe pas ! Ce doit être quelque brigantin d’Alger. » — « Sarpez le fer ! » commande à son tour le comité, et il commence, avec sa courbache, à émoucher les épaules de la chiourme. La galère prend peu à peu le large. Bientôt on peut, du pont de la capitane, reconnaître la force du navire signalé : c’est un bâtiment à rames de quatorze ou quinze bancs. Les gens du brigantin ne se sont pas, de leur côté, mépris sur le caractère et sur les intentions du vaisseau espagnol. Ils comptent sur la légèreté de leur navire pour s’échapper. Malheureusement, ils ont affaire à forte partie : la capitane est un des navires les plus rapides qui aient jamais flotté sur les mers ; elle gagne le corsaire main sur main. Le raïz incline à la soumission : il voudrait qu’on laissât sur-le-champ courir les rames et qu’on n’irritât pas à plaisir le commandant de la galère chrétienne. La capitane arrive enfin à portée de voix du brigantin, « Rendez-vous ! » crient les Espagnols. Malheureusement, deux thérakis, — c’est ainsi qu’on appelle dans le Levant les gens qui ont l’habitude de s’enivrer avec le hachich, — deux thérakis, disons-nous, qui se trouvaient à bord avec douze autres Turcs, ont déchargé sans ordre leurs arquebuses. Deux soldats de la capitane tombent mortellement frappés sur la rambade. Le général, furieux, donne l’ordre d’aborder : le comité, en exécutant cette manœuvre, a mal calculé son élan ; le brigantin, au lieu de rester accroché, se dérobe et passe sous la palamante. La galère espagnole est obligée de décrire un grand cercle pour revenir sur ses pas ; le corsaire, pendant ce temps, arbore rapidement son arbre, hisse la mestre et s’éloigne, faisant force de voiles et de rames. Toute cette activité ne le sauvera pas. La capitane l’a bientôt rejoint ; cette fois le comité règle mieux sa vitesse. Il élonge l’Algérien bord à bord et jette sur le pont ennemi sa palamante. Les corsaires se trouvent pris vivans, comme dans un filet. »

Voilà ce que j’appelle écrire en marin. Je retrouve ici Aristophane, Xénophon, Thucydide ; Michel Cervantes sait, aussi bien que le meilleur des canotiers athéniens, comment on manœuvre à bord d’une galère : il en a lui-même habité le courroir, il en a défendu les rambades, et il revient mutilé de Lépante, où il a « perdu le mouvement de la main gauche pour la gloire de la main droite. » Relisez donc, comme je viens de le faire, le chapitre qui retrace en traits ineffaçables Io mal que le avinò à Sancho Panza con la visita de las galeras, vous comprendrez mieux comment toute la grandeur de Charles-Quint ne suffisait pas alors à défendre les rivages de la Catalogne, de Murcie, de Valence, des insultes des pirates barbaresques. Une ceinture de tours, aujourd’hui à demi ruinées, atteste encore dans quelles inquiétudes constantes vivaient, à la fin du XVIe siècle, les populations du littoral méditerranéen. Les corsaires d’Alger venaient défier le maître des Flandres, le dominateur de l’Italie et des Indes jusqu’à l’entrée des ports où il tenait sa cour. Sans le roi Charles X et ses hardis ministres, le duc de Polignac, le général de Bourmont, M. d’Haussez, la Méditerranée ne serait pas aujourd’hui plus tranquille. La conquête de l’Algérie a été un incomparable service rendu à l’humanité : honneur immortel à ceux qui l’ont accomplie ! Gloire et encouragement à ceux qui en poursuivront les conséquences ! Je me suis toujours déclaré partisan résolu de l’Afrique française, — de la France africaine. devrais-je dire : — ce magnifique établissement est, suivant moi, la plus belle œuvre du XIXe siècle.


II.

« De gros salaires, fait observer avec raison le capitaine de la Santa-Lucia, dans le remarquable ouvrage qu’il publia en l’année 1614, sous ce titre : l’Armata navale, peuvent procurer à une galère des soldats et des marins, mais il est difficile de persuader à des hommes libres de manier une rame et de se résigner à la servitude d’une chaîne, à la bastonnade, à toutes les souffrances d’un galérien. Si la stupidité de certains vagabonds, si les vices les plus abjects ne les déterminaient à se vendre eux-mêmes, on peut croire qu’on ne trouverait jamais un homme qui voulût spontanément se soumettre à une vie aussi misérable. On ne peut donc rassembler une bonne chiourme sans beaucoup d’industrie. Il est même nécessaire d’y employer certains moyens non usités en d’autres circonstances et que condamneront peut-être ceux qui, mesurant mal les périls publics, s’abandonnent aux scrupules d’une conscience par trop délicate. Quand les chrétiens exposent leur fortune et leur vie sur les flottes qui vont combattre les ennemis de notre foi, n’est-il pas juste que l’on contraigne à en faire autant des scélérats perturbateurs du repos commun et qui sont trop heureux que le châtiment qu’on leur impose fasse servir leurs fatigues au profit de l’état ? »

Chaque siècle a sa conscience : la conscience du XVIIe siècle n’était pas la nôtre et nous ne serions pas justes si nous prétendions juger avec nos idées actuelles les procédés violens qui obtenaient alors l’approbation sans réserve des meilleurs esprits. « Le premier moyen de se procurer les chiourmes nécessaires, continue le capitaine Pantero Pantera, est de prescrire aux juges d’expédier avec diligence les causes criminelles, de commuer en outre les peines corporelles, celle du dernier supplice aussi bien que la mutilation d’un membre, les amendes mêmes, en un certain temps de service sur les galères, temps naturellement proportionné à la gravité de la faute. Ceux qui auront mérité la peine capitale seront condamnés à la chaîne perpétuelle ; ceux qui devraient payer une somme d’argent quelconque et qui, par la noblesse de leur sang ou par leur impotence, ne seraient pas aptes au service de la rame, seront tenus d’acheter, pour les remplacer, autant d’esclaves, ou bien d’entretenir autant de rameurs libres, — de buonevoglie, — que le comporteront leur qualité ou leurs crimes. Le prince expédiera en même temps les ordres les plus rigoureux dans toutes ses villes, dans tous ses châteaux, dans tous ses domaines, pour que, sous un court délai de quelques jours, tous les vagabonds aient quitté ses états, à peine d’être condamnés, si on les y rencontre encore, ce délai expiré, à servir comme rameurs suc les galères royales. Il enverra des hommes d’un caractère ferme et sévère veiller à l’exécution de cette ordonnance. Ces délégués trouvent-ils quelque vagabond sans moyens d’existence connus, ou qui, ayant un métier, ne l’exerce pas, quelque misérable qui ne soit le serviteur de personne ; peuvent-ils mettre la main sur un de ces êtres sans aveu, que l’on désigne à Naples sous le nom de coltellatore, — donneur de coups de poignard, — de smargiasso, — tueur de gens, — espèce d’hommes oisifs, joueurs, blasphémateurs, insolens, qui ne portent l’épée que pour molester, injurier, menacer, brutaliser les personnes paisibles, ils ne perdent pas leur temps à lui faire son procès ; ils le font saisir à l’instant même et mettre incontinent à la chaîne. Par ces mesures sommaires, le prince obtiendra un double avantage : il acquerra de bons galériens et rendra en même temps à ses états un service signalé en les purgeant de toutes ces immondices. Qu’il n’hésite pas à traiter de la même façon les fourbes, les fripons, les fainéans, les faux infirmes, les gentilshommes tombés dans l’indigence, les fous, les possédés, les soldats revenus de la guerre qui s’en vont dans les rues demander l’aumône, et qui passent le reste de leur temps dans les hôtelleries, à jouer, à voler, sans crainte du jugement de Dieu, au grand scandale de ceux qu’ils rendent témoins de leur perversité, au plus grand détriment encore des véritables pauvres, qu’ils rendent suspects. Contre tous ces gens-là, monstres plutôt qu’hommes, un bon prince ne craindra pas d’exercer son autorité pour le bénéfice de la chose publique ; il les fera d’abord incarcérer, puis visiter par les médecins et par quelques personnes au fait du métier de la mer. Tous ceux qui seront en état de manier la rame, on les enverra sur les galères. Le prince pourvoira ainsi d’une manière licite à ses besoins ; il soustraira, en outre, par sa résolution vigoureuse, ces malheureux trafiquans de pauvreté au danger qu’ils courent journellement de perdre leur âme ; peut-être même en leur faisant honte de leurs erreurs, finira-t-il par les ramener à une meilleure vie. »

La presse, si longtemps usitée en Angleterre pour le recrutement des équipages, cette arme de guerre dont un acte du parlement pourrait encore, dans un urgent besoin, munir les officiers de la couronne, différait-elle beaucoup par ses procédés du régime violent préconisé avec tant de ferveur par le capitaine Pantero Pantera ? « C’est horrible, mais c’est bon, » disâiten1839 le commodore Napier. Il existait cependant, de l’aveu du capitaine Pantero Pantera lui-même, des moyens moins violens, moyens plus coûteux peut-être, presque aussi efficaces en revanche que la presse, pour assurer, au XVIe siècle, le service du prince. On pouvait, par exemple, faire ouvrir des maisons de jeu dans toutes les villes du royaume, particulièrement dans celles qui étaient situées sur le bord de la mer. « C’est ainsi, nous apprend le commandant des galères du pape, qu’on en use à Naples, à Gênes et en Sicile. Le prince envoie ensuite des hommes adroits et de bonnes manières qui, simplement et sans encourager pour cela aucune fraude, prêtent de l’argent à quiconque veut tenter la fortune. Les joueurs malheureux acquitteront leur dette en s’engageant comme buonevoglie. Plus d’un jeune homme vain et irréfléchi se laisse séduire par la facilité de l’emprunt. Pour peu que le sort lui soit contraire, il faudra bien qu’il se résigne à se laisser attacher la chaîne au pied et à voguer jusqu’à ce qu’il ait payé ce qu’il doit. Voilà une merveilleuse manière de faire des galériens : tout se passe sans violence et les victimes vont d’elles-mêmes donner dans le panneau. » Je ne sais trop pourquoi, cette façon merveilleuse de recruter les chiourmes, qui sourit tant au capitaine Pantero Pantera, me choque plus que l’autre. Il y a là comme un détournement de mineurs que nos lois puniraient sévèrement aujourd’hui. Je préférerais, s’il me fallait choisir, me rallier au troisième et dernier moyen que nous indique le savant triérarque. « On expédie, dit-il, une division de galères bien armées et on l’envoie en course débarquer dans les îles. Le grand-duc de Toscane ne s’y prend pas autrement : il a tant d’esclaves qu’il en peut au besoin prêter aux autres princes. »

Comprenons bien ce que le capitaine italien veut dire : quand il parle d’îles, ce n’est pas aux îles d’Hyères ou aux îles de Lérins, à la Corse ou à la Sardaigne, à l’île d’Elbe ou à toute autre possession chrétienne qu’il en veut ; c’est sur les îles turques qu’il recommande d’envoyer enlever des esclaves. Seulement, ces esclaves, qu’on emmènera pour les mettre à la chaîne, ce ne seront pas des Turcs, ce seront des Grecs. En 1570, le sénateur Zane, général de la flotte vénitienne, ne remplaça pas autrement les rameurs qu’il avait perdus. Il détacha, pendant qu’il hivernait dans les ports de Candie, le provéditeur Marco Quirini avec une division de choix vers les îles de l’Archipel. Marco Quirini s’acquitta de sa mission avec une activité et un zèle qui lui méritèrent les éloges du sénat : il est vrai que les Grecs des Cyclades se souviennent encore de son passage.

Nos rois furent plus honnêtes que les doges et les amiraux de Venise : ils ne volèrent pas les esclaves, ils les achetèrent. Un Turc se payait au XVIIe siècle de 400 à 450 livres, argent comptait. « Ces esclaves, disait-on alors, sont extrêmement vigoureux, très endurcis à la fatigue, fort grands, infiniment plus propres pour cette raison que les forçats à servir d’espaliers et de vogue-avans. » C’est très probablement des galères du roi Louis XIV que nous est venu le proverbe : « Fort comme un Turc, » Le Grand-Seigneur, malheureusement, finit par apprendre l’indigne usage que le roi très chrétien, son allié, faisait des privilèges dont les Français, depuis le temps de François Ier, jouissaient dans l’empire ottoman. Il prit fort mal la chose, et M. le marquis de Villeneuve, qui se trouvait alors ambassadeur de France à Constantinople, fut menacé par le grand-vizir d’être envoyé aux Sept-Tours. Il fallut pour pacifier le sultan que le roi s’engageât à donner la liberté à tous les Turcs « qui étaient de la dépendance de la Porte. » On n’acheta plus, à partir de ce moment, sur le marché de Constantinople, que des Russes ; on se pourvut ailleurs de nègres de Guinée, d’Iroquois ou de Barbaresques. Le consul de Malaga envoya, en 1751, à Toulon onze Candiotes : les Candiotes étaient pourtant sujets de la république de Venise.

Le sultan se souciait peu du sort des Barbaresques ; malheureusement les Barbaresques étaient loin de valoir les Turcs. Nos capitaines les tenaient généralement, s’il faut croire un document conservé dans nos archives, « pour les plus grands fripons de l’univers. » Or la friponnerie était un vice particulièrement odieux à bord des galères, car elle nuisait à la cordialité des rapports entre les divers bancs de la chiourme. « Il serait de toute nécessité, écrivait le capitaine Barras de La Penne, de continuer à punir de la bastonnade le vol qui a lieu de camarade à camarade ; c’est ainsi qu’on maintiendra la franchise entre les forçats. La confiance mutuelle était autrefois si grande que la plupart des galériens laissaient leur argent sur les fonds des barils à eau. » Le capitaine Pantero Pantera portait un siècle plus tôt le même jugement sur les futurs sujets de l’Afrique française : « Les Barbaresques, dit-il, sont tellement arrogans, de caractère bestial, traîtres, séditieux, qu’il les faut surveiller de près : ils sont gens à pousser les choses jusqu’à tuer leurs maîtres. » Sans être aussi sévère sur le compte des Barbaresques que le capitaine Pantero Pantera ou le capitaine Barras de La Penne, je suis forcé d’avouer que les mousses algériens qui furent embarqués sur l’escadre de la Méditerranée pendant que je la commandais, se montrèrent sous plus d’un rapport, notamment sous le rapport de la propreté, de la docilité et de la droiture, bien inférieurs aux mousses cochinchinois qui faisaient en même temps qu’eux leur apprentissage de marins sur nos vaisseaux.

On ne trouvait pas seulement des Barbaresques sur les brigantins, les fustes, les galiotes, les galères de course dont nos capitaines parvenaient quelquefois à s’emparer, on y rencontrait aussi des Maures. Les Maures étaient les esclaves de choix du capitaine Pantero Pantera : « Nous les avons tout rompus, dit-il, aux souffrances de la mer et à la fatigue de la rame. Les Turcs sont sans doute plus doux et plus dociles ; nous ne saurions tirer d’eux le même parti. Quand nous les prenons à terre ou sur des bâtimens à voiles carrées, nous n’embarquons que des marchands ou des passagers habitués à toutes les commodités dont on jouit à terre. » Et les nègres ? Que pense de ces recrues, faciles du moins à se procurer, le capitaine Pantero Pantera ? « Les nègres, dit-il, ce sont les pires de tous : la plupart se laissent mourir de mélancolie et d’ostinazione. » Regretteraient-ils le fouet du commandeur ? Ce serait le dernier trait du tableau.

Le service des esclaves ne se bornait pas à voguer : les esclaves allaient faire l’eau et le bois ; à eux seuls revenaient toutes les corvées. On les reconnaissait, au milieu des autres galériens, à la touffe de cheveux qu’ils portaient au sommet de la tête ; le reste du crâne était rasé. « Qui nous délivrera, s’écriait un des capitaines de la flotte commandée par le duc de Vivonne, de toute cette vilaine engeance ? Quand donc lui substituera-t-on des hommes libres ? » Nous avons vu ce que pensait le capitaine Pantero Pantera des facilités qu’eût rencontrées ce mode de recrutement. Le frère du grand ministre, fondateur, après Richelieu, de la marine française, Colbert de Maulevrier, qui venait de faire la campagne de 1666, sur les côtes de Candie, écrivait à son frère : « En fait de galériens, il n’y a que les forçats qui puissent bien servir. » Les buonevoglie offraient cependant certains avantages : d’abord ils dépensaient leur solde sur les galères et contribuaient ainsi au bien-être du reste de la chiourme ; de plus, pendant le combat, on pouvait les armer et les déferrer. À bord des galères de Malte, les chevaliers comptaient sur eux « pour avoir l’œil sur les Turcs. » Ils les traitaient avec une certaine distinction, les autorisaient, pendant le jour, à se promener sur la galère avec une seule manille au pied, et ne les remettaient à la chaîne que la nuit. Enfin on leur rasait simplement la tête et on respectait leur moustache.

Malgré toutes ces douceurs, les princes parvenaient difficilement à trouver des rameurs de bonne volonté ; les buonevoglie ne se rencontraient que parmi les Napolitains et les Espagnols. La meilleure, pour ne pas dire l’unique source où l’état pût recruter, avec quelque assurance de n’être pas déçu dans ses prévisions, les équipages de ses navires à rames, c’était encore la perversité humaine. Les criminels formaient en majeure partie le fonds des chiourmes, et quel crime, dans les idées du temps, pouvait être tenu plus digne de châtiment que la rébellion ? Lansac, le commandant de la flotte française en 1577, prend dans un combat naval devant Brouage six cents huguenots ; il fait mettre sur-le-champ à la chaîne ses prisonniers, — pas tous cependant : aux personnages de quelque importance il a commandé qu’on tranchât la tête. La condamnation sommaire aux galères appliquée à des sujets rebelles passait alors pour un acte de clémence. En effet, nous voyons le marquis de Santa-Cruz, en l’année 1582, se montrer bien autrement rigoureux que Lansac. Il venait de triompher, dans les eaux des Açores, de la flotte qui soutenait la cause du prétendant à la couronne de Portugal, don Antonio, prieur de Crato : sans hésiter, il traite les vaincus en pirates. Huit cents soldats français, que le sort des armes a fait tomber entre ses mains, sont immolés en même temps que les malheureux Portugais, victimes de leur fidélité à la cause nationale. Telle était, à cette époque, la justice des rois : gardons-nous bien de croire que la justice des peuples eût des procédés plus humains ; l’une valait l’autre, et toutes deux se seraient également reproché de faire dans la victoire une part à la pitié.

Au mois de décembre 1676, l’effectif de la chiourme en France se trouvait considérablement réduit : il était descendu au chiffre de quatre mille sept cent dix hommes. Le zèle des tribunaux, stimulé par Colbert, eut quelque peine à remédier au mal. Nos magistrats cependant étaient loin d’être indifférens aux intérêts du roi, et Colbert avait tort d’accuser leur mollesse : la justice française faisait ce qu’elle pouvait ; pourquoi le service des galères se montrait-il aussi outré dans ses exigences ? En 1713, ce noble service, si particulièrement prisé des gentilshommes, se meurt de consomption : « On a besoin, écrit Barras de La Penne, interprète des doléances d’un corps qui commence à sentir que sa fin approche, on a besoin qu’il vienne tous les ans en galères de bonnes et nombreuses chaînes. L’inaction, la misère, la mortalité, ont fort diminué nos chiourmes ; le grand nombre de libertés données, soit aux forçats, soit aux esclaves, n’a pas moins contribué à les détruire. » Du moment que la clémence s’en mêle, il faut perdre tout espoir ; c’en est fait à jamais de la marine à rames. Le dernier débris du vieux monde s’écroule.

En 1753, le coup suprême est porté. Cinquante-deux protestans restaient au bagne de Toulon, quarante-trois condamnés à vie, neuf condamnés à temps. On les gracie sur la demande du comte d’Ottenwied, agent providentiel dont j’ai vainement cherché le nom dans tous les almanachs. Ne regrettez pas trop Jacques Clergue, condamné à Montpellier en 1737 par l’intendant du Languedoc « pour avoir assisté à une assemblée de nouveaux convertis : » Jacques Clergue a quatre-vingt-un ans. L’absence de Jacques Puget « qui donna en 1734 retraite au nommé Barthélémy Claris, prédicant, » ne se fera pas non plus outre mesure sentir : Jacques Puget va entrer dans sa soixante-dix-huitième année. Que faire d’Antoine Mortier, qui aura bientôt soixante-quatorze ans ? Jean-Jacques Guittard, ancien officier, Pierre Raimbert, Paul Mathieu, Jean Say, André Guirard, Alexandre Chambon, Jacques Compan, ont également atteint les limites de l’extrême vieillesse : le plus jeune a cinquante-sept ans. le plus âgé soixante-neuf. Ils ont tous assisté à des assemblées illicites ou gardé chez eux des livres à l’usage « de la religion prétendue réformée. » Mais Jacques Martin, « qui introduisit dans le royaume, en l’année 1728, des livres et des lettres suspects ; » Jean-Pierre Espinade, condamné en 1740 « pour avoir accueilli et caché chez lui Faureil de Lassagne, ministre de la religion ; » Mathieu Morel, qui, à peine âgé de quinze ans, osa suivre un autre ministre, son oncle, « dans le désert ; » Louis Bel, Pierre Bernadou, Pierre Sabatier, Jean Molinier, Alexis Corbière, Jean Allier, Antoine Biaille, Jean Menut, Isaac Grainier, gentilhomme, Pierre-Paul Mercier, Étienne Laborde, Paul Laborde, Jean-Pierre Bonvila, Jean Lafont, François Lafont, Henry Martel, Étienne Chapelier, Jean Garagnon, Louis Nègre, Jacques Boucairan, Louis Tregon. Jean Roque, « coupables de contravention aux édits religieux de Sa Majesté ; » Mathieu Allard, envoyé aux galères en 1735, par arrêt du parlement de Grenoble, « sans qu’on ait dit pourquoi ; » Paul Garry, Jacob Caussade, Raymond Gaillard, « qui se sont mariés dans le désert par le ministère d’un prédicant ; » Jean Moussie, « qui s’est chargé des annonces de ces mêmes mariages, » et ce grand criminel, Paul Achard, hérétique et rebelle à la fois, qui enleva jadis un prédicant à main armée, pourquoi les relâcher ? Ceux-là étaient dans la force de l’âge : le plus âgé comptait cinquante-deux années à peine, le plus jeune vingt-deux. Quels bons services ils promettaient encore ! car ils étaient tous condamnés à vie, et le capitaine Pantero Pantera nous l’apprend, les condamnés à vie sont « l’âme de la galère. » Ils se savent enchaînés pour toute la durée de leur existence à leur banc et font preuve d’une résignation qu’on rencontre rarement chez les autres : vétérans de la rame, ils servent à dresser les novices.

Jean Reynard, Jacques Guillot, Pierre Amye, François Rouzier, Jean Gros, Jean-Antoine Raillon, Pierre Maillefaux, Pierre Pinet, Jacques Muletier, ont péché quand le bras de la justice s’énervait déjà ; ils en ont été quittes à meilleur marché. Dix ans, six ans, cinq ans, trois ans même de fers, c’est à peine le temps de former un bon espalier. Qu’ils soient libres ! Ils ne trouveraient pas un comité qui les pleure. Jean Reynard avait cependant fini son temps depuis le 14 octobre 1740 : il s’était probablement endetté et devait servir jusqu’à l’acquittement de sa dette, car nous le voyons, au mois de février 1753, figurer sur la liste des forçats réclamés à M. le comte d’Argenson par M. le comte d’Ottenwied. À moins que la comptabilité du bagne fût mal tenue ! On sait quel relâchement nos désastres apportèrent dans toutes les parties de l’administration et il ne serait pas tout à fait impossible que Jean Reynard eût été retenu à la chaîne au-delà de son temps par un odieux calcul ou par étourderie.

Voilà certes un bien grand tissu d’horreurs, et le cœur se soulève en les racontant. Le fanatisme religieux ne doit pas en porter la charge : une critique éclairée a remis aujourd’hui les responsabilités à leur place. La raison d’état poursuivait, dans les protestans, moins des hérétiques que des factieux. Depuis le jour où nous avons quitté la forêt Hercynienne, le christianisme a singulièrement modifié nos instincts sauvages ; il faudra probablement quelques générations encore pour que la transformation soit complète ; quelque procédé qu’on y emploie, ce n’est pas chose facile de changer le loup Fenris en agneau.


III.

En Grèce, on ne connaissait pour entretenir l’activité du rameur que la voix du céleuste ; l’esclave même, si on l’embarquait, avait part à cette immunité générale ; « non pas, nous dit Eschine, que le législateur s’intéresse à l’esclave ; mais pour mieux imprimer le respect des personnes libres, il est bon d’étendre ce respect là même où cesse la liberté. » Le Romain, lui, était habitué, dès l’adolescence, aux brutalités du licteur ; aussi admettait-il sans murmure la jussio, — l’injonction, — d’abord et, quand la jussio ne suffisait pas, le portisculus, autrement dit le bâton de l’hortator remigum, « Les marins, disait en 1261 le roi de Castille, Alphonse le Sage, doivent être expéditifs dans ce qu’ils font, comme la mer qui est, de sa nature, mobile et emportée. » Le général Bonaparte, embarqué sur le vaisseau l’Orient, vaisseau qui le conduisait en Égypte, estimait fort la liane du quartier-maître et n’en faisait pas mystère : il n’eût cependant pas admis qu’on osât porter la main sur ses soldats. « La chiourme, observe ici le capitaine Pantero Pantera, fuit volontiers la fatigue et chérit le repos. Pour l’exciter à faire son devoir, il faut employer le bâton autant que le sifflet. En usant de rigueur, le comité sera mieux obéi et le service s’en ressentira : car la crainte des coups est la principale cause de la bonne conduite à bord de la galère. »

« On aurait tort cependant, ajoute le judicieux capitaine, de recourir constamment à ces excitations corporelles ; il importe au contraire de n’en user que par intervalles et avec une extrême discrétion. Le comite qui maltraite sa chiourme sans raison et qui l’irrite ainsi imprudemment, — comme je l’ai vu faire à maint comité inconsidéré, — peut jeter ses forçats dans le désespoir. Ces malheureux en viennent alors à souhaiter la mort comme la délivrance de tous leurs maux : ils s’entêtent et se laisseraient tuer plutôt que de bouger. Le châtiment ne doit pas dépasser la mesure et tomber dans la cruauté ; s’il va au-delà, que ce soit au moins dans des cas où l’on ne puisse douter que l’excès provient uniquement du zèle pour le service. Qu’on n’ait jamais à en accuser un ressentiment privé, l’amour du gain, le désir d’une vengeance brutale ou toute autre passion blâmable. En dehors du service, le comité qui comprend sa tâche se montre bienveillant pour la chiourme ; il l’assiste, la caresse, sans trop se familiariser cependant avec elle, devient son protecteur et, en quelque sorte, son père, se rappelant finalement qu’après tout c’est de la chair humaine et que cette chair se trouve au comble des misères. »

La chair humaine a durement pâti depuis le commencement du monde, et la pitié descend bien lentement des sommets du Golgotha. La chiourme cependant était trop difficile à recruter pour qu’on s’exposât de gaîté de cœur à perdre, avant le temps fixé par la nature, ses précieux services. Consultons à ce sujet le capitaine Pantero Pantera ; nul mieux que lui ne pourra nous apprendre les droits incontestables du forçat à la sollicitude de son capitaine. Bien des gens vous affirmeront, dit-il, que donner des remèdes aux galériens malades, c’est jeter son argent à l’eau. Il y a, suivant eux, trop de misères à bord d’une galère pour que les médicamens y produisent quelque effet. « Quand vous croyez la chiourme malade, prétendent-ils, ou elle ne l’est pas réellement, ou elle meurt. » Ce n’est pas là une opinion fondée ; elle doit avoir été suggérée par l’avarice. De bons soins, accompagnés de remèdes convenables, peuvent rendre, sur les galères mêmes, la santé aux galériens : il faut seulement que le médecin soit habile et que le pharmacien soit honnête. Le médecin ne saurait visiter trop souvent ses simples et ses électuaires, car ce sont choses sujettes à se gâter, et, quant au pharmacien, qu’il n’aille pas, comme il en a trop souvent la coutume, mettre de l’eau dans ses sirops, et dans ses potions remplacer le sucre par le miel ! Plus d’une fois le malade qui eût dû guérir n’en a été que plus souffrant après avoir pris ces médicamens frelatés. »

Combien d’expéditions remplies d’espérances ont avorté par suite d’épidémies soudaines ! Les flottes de galères étaient plus sujettes que d’autres à ces contretemps. À bord de la galère, le forçat est comme en prison ; il mange presque toujours des viandes salées, souvent des viandes gâtées ; il ne boit que de l’eau, parfois de l’eau saumâtre, dort à la belle étoile, sur sa rame, ou entre les bancs. Exposé constamment aux injures de la pluie, du vent, de la gelée, il subit encore l’influence délétère qu’engendre la transpiration de tant d’êtres entassés dans un étroit espace, « influence pernicieuse, remarque le capitaine Pantero Pantera, qui s’aggrave de la puanteur de vêtemens sordides et des exhalaisons de maintes immondices. » En 1559, dans le port de Syracuse ; en 1560, dans le golfe de Gabès, la flotte espagnole se vit en un clin d’œil décimée par les maladies. En 1570, dans le port de Zara, la flotte vénitienne, « sans avoir frappé un coup d’épée, » perdit près de 40,000 hommes (y compris la fleur de la milice italienne). Le mal prit naissance dans la chiourme et gagna la troupe. Devant Malte, en 1565, sur les côtes de l’île de Chypre, en 1571, les Turcs ne furent pas plus heureux : « Il n’est point, observe de nouveau avec son incontestable compétence l’auteur de l’Armata navale, de meilleur préservatif contre ces désastres que l’embarquement de bons vivres ; le siècle, par malheur, est si corrompu que mille fraudes s’exercent au détriment du prince et de ses équipages. Les contrôleurs eux-mêmes se laissent souvent gagner. Il est bon alors que des gentilshommes graves, connus par de longues épreuves et versés dans les choses maritimes, viennent visiter les vaisseaux à l’improviste avec une autorité suprême. »

La ration du forçat dans le port se composait, au XVIIIe siècle, de 30 onces de biscuit et d’une soupe dans laquelle 3 onces de fèves avaient pour assaisonnement 1/4 d’once d’huile d’olive. À la mer, cette soupe ne se distribuait que tous les deux jours pour deux raisons : il est difficile de bien faire la cuisine pendant que la galère est en marche, et il importe de ne pas alourdir la chiourme ; l’embonpoint serait aussi nuisible au rameur qu’au cheval de course. « Il faut, nous dit le capitaine Pantero Pantera, soumettre le galérien à un exercice constant qui consume les humeurs superflues et maintienne le corps sain et sec. »


IV.

Croirait-on qu’il ait jamais pu exister des heures de joie et des jours de fête dans l’enfer que nous venons de décrire ? Si le capitaine Barras de La Penne ne nous l’affirmait d’une façon aussi positive, je me permettrais d’en douter. « Quand on est mouillé dans un bon port, nous dit l’ancien page du roi Louis XIV, il semble que toute la galère ne soit qu’une hôtellerie. On y voit des tables de poupe à proue et des gens autour qui ne manquent pas d’appétit. La cheminée, qui n’est que de toile, fume depuis la pointe du jour jusqu’à la nuit. Manger et boire font quelquefois, pendant une journée entière, l’occupation de l’équipage et de la chiourme. On tâche alors de réparer le temps perdu, car il arrive quelquefois à la mer qu’on est trois jours de suite sans pouvoir allumer du leu. Le roi donne aux forçats le pain, les fèves, les habits et le logement ; il leur permet, en outre, de se procurer par leur travail de quoi se régaler. » Quelle naïve ironie daris les quelques mots qui précèdent : « Le roi donne à ses forçats le logement ! Le reste du morceau est sur ce ton : « La chiourme, continue Barras de La Penne, travaille avec assiduité les jours ouvriers, afin de pouvoir, les dimanches et fêtes, boire en un jour tout ce qu’elle a gagné pendant la semaine. Quelque soin que l’on prenne, on ne saurait l’empêcher de faire plus de dépense en vin qu’en vivres. Aussi voit-on peu de forçats devenir riches. » À fabriquer des bas, des camisoles, des dés, des broches et autres objets analogues, il est difficile en effet d’acquérir une grande opulence, surtout lorsqu’on doit, par ces petits travaux, suppléer à une ration de biscuit et d’eau, ration, nous avoue le rigide capitaine Pantero Pantera, « notoirement insuffisante. »

Ce qui, bien plus que ses excès de table, empêchera toujours, en dépit de ses petites industries, le pauvre galérien de s’enrichir, c’est qu’il se trouve, sur son banc de misère, en butte à des exactions de toute sorte. Chacun s’ingénie à le voler. Les taverniers sont eux-mêmes des forçats : ils vendent tout ce qui peut être nécessaire à des galériens. « Leurs mets, nous dit le capitaine Barras de La Penne, n’étant pas délicieux, ne sont pas d’un grand prix. Les tavernes, ajoute-t-il, ont donc leur utilité ; seulement, il ne faut pas permettre que les officiers y prennent un intérêt. » Depuis le temps où Démosthène portait ses plaintes à la tribune du Pnyx jusqu’à celui où Suffren commandait dans les mers de l’Inde, cette tendance des officiers de marine à se livrer à des opérations commerciales n’a cessé d’être signalée et rigoureusement poursuivie. Midias, qu’on voit, dans une des escadres d’Athènes, rester volontairement en arrière pour charger son bâtiment de bois, de pieux, de bétail et d’autres objets, n’est que le précurseur de ces pacotilleurs contre lesquels, pendant deux cents ans, tonneront nos ministres.

Le goût de la pacotille n’est guère compatible avec la noble profession des armes ; les abus qui peuvent en résulter ne sauraient cependant avoir de bien graves conséquences : il en est autrement quand, sous le nom de provéditeur, de sénéchal ou de petentarius, celui qui tient la bourse du prince en profite pour distribuer de mauvaises rations, des vivres falsifiés, de la viande provenant d’animaux malades ou du fromage pourri ; quand cet intendant infidèle, au lieu d’habiller la chiourme aux époques voulues et de lui fournir les vêtemens réglementaires, se rend coupable des fraudes les plus indignes, trompant à la fois sur la durée réglementaire des effets, sur la mesure et sur la qualité des étoffes. On a vu des payeurs, plus effrontés encore, chercher à faire passer, dans le paiement de la solde, de la monnaie de mauvais aloi ou des pièces rognées.

Les prévarications des payeurs et des provéditeurs n’atteignent le forçat que dans son bien-être, l’avidité des argousins lui inflige d’intolérables tourmens. L’argousin, — aguzino, — a la garde de la chiourme. Sur nos vaisseaux modernes, avec des équipages libres, il a pris le nom de capitaine d’armes. « Il faut, nous apprend le capitaine Pantero Pantera, que l’argousin soit rigoureux sans doute ; il serait essentiel qu’il fût désintéressé ; sa cupidité ne le porte que trop souvent à maltraiter la chiourme. Pour leur extorquer de l’argent, il battra les forçats, les accablera de travail, les chargera d’une double chaîne sans motif. Il a fort à faire avec de pareilles gens, je le reconnais, et sa tâche est parfois des plus rebutantes. C’est lui qui, tous les soirs, doit visiter les chaînes, les manilles et faire changer celles qui lui semblent suspectes ; c’est lui aussi qui fait raser la chiourme, afin qu’elle soit plus propre et ait meilleur aspect. »

Préserver la chiourme de la vermine est le premier soin qu’on doit prendre si l’on veut éviter les épidémies. Lorsqu’on met la galère sur le côté pour en frotter la carène avec des balais, on ordonne aux forçats « de se laver les jambes, les bras, et de se décrasser tout le corps. » Le dimanche, on les fait changer de chemise et de caleçon ; le lundi, chaque fois qu’on est au port, on procède au lavage du linge en le faisant tremper deux ou trois heures dans la mer. Nos matelots lavent aujourd’hui leur linge deux fois par semaine : il ne leur est pas toujours accordé le luxe de le laver à l’eau douce.

Le costume du forçat n’a guère varié depuis trois siècles, et son bagage fut, de tout temps, fort modeste : en été, deux chemises et deux pantalons de toile, avec un bonnet de drap rouge et une camisole de même étoffe qui lui descend jusqu’aux genoux ; en hiver, un pantalon et un caban de laine brune. Ce caban enveloppe le forçat jusqu’aux pieds. Les buonevoglie seuls reçoivent des bas et des souliers ; ils ne les portent, il est vrai, qu’à terre : à bord, ils restent, comme les autres galériens, les jambes nues. On distribue, en outre, deux couvertures de laine par banc aussitôt que la température devient trop rigoureuse. Le froid n’est-il pas le plus implacable ennemi de la chiourme ? Les soldats et les matelots peuvent au moins bouger ; le forçat est rivé à son banc. Les arquebusades, le vent et la pluie font moins de victimes, abord de la galère, que l’excès du froid. La flotte vénitienne, commandée par Giovanni Soranzo, avait vaincu les Génois dans la Mer-Noire ; elle venait de leur enlever, en Crimée, la ville de Théodosie, que nous appelons aujourd’hui Caffa : Soranzo eut l’imprudence de vouloir hiverner dans ces parages ; ses vaisseaux se trouvèrent en quelques jours complètement désarmés. Le vent du nord, dont nous éprouvâmes nous-mêmes les effets sur le plateau de la Chersonèse, n’exerça pas moins de ravages à Caffa. Beaucoup de galériens succombèrent : la plupart de ceux qui survécurent eurent les mains ou les pieds gelés.

La chiourme, cependant, ne reste pas tout à fait sans abri quand on est au mouillage : une lente, soutenue par vingt-six espars, convertit le navire en bagne flottant. Toute galère bien armée doit posséder trois tentes : une tente d’herbage, c’est-à-dire de laine brune, pour l’hiver ; deux tentes de cotonnine double, l’une blanche et l’autre blanche et bleue. Quand la tente d’hiver est dressée, on bouche soigneusement avec de l’étoupe les dalots du pont et on ferme les deux entrées, à poupe et à proue, avec des portes d’herbage. Le froid, malgré ces précautions, devient-il excessif, on allume à l’intérieur plusieurs brasiers. Il faut, naturellement, prendre soin d’éclairer cette caverne pendant la nuit : des fanaux sont suspendus sous la tente, de l’avant à l’arrière. On les allume tous en même temps, et ils doivent brûler sans interruption jusqu’au jour.

Ce fut assurément une triste invention que celle qui introduisit les chiourmes enchaînées à bord de la galère. Tant qu’on n’y admit que des hommes libres, la propreté, la discipline, la vogue, tout demeura facile. En 1420, le général des galères de Venise, Pietro Mocenigo, n’avait besoin que de quelques lignes pour rédiger un code qui répondît aux moindres exigences du service : « L’ordre et la règle, disait le général vénitien, sont le principe et la fin de toute chose ; l’absence de discipline est la source de tout mal : quiconque n’obéira pas, l’amiral devra l’éventrer. Si un homme faisant partie de l’équipage blasphème Dieu ou sa mère, les saints ou les saintes, il sera fouetté de la poupe à la proue ; s’il est homme de poupe, il paiera cent sous. » La galère ne renfermait pas alors dans son sein, comme aux temps du capitaine Pantero Pantera et du capitaine Barras de La Penne, un ennemi intérieur. Avec des chiourmes enchaînées il faut se tenir constamment en garde contre quelque soulèvement : les soldats et les marins placés à la poupe et à la proue ont toujours leurs armes à portée ; au premier signe de rébellion, ils frappent sans merci et mettent à mort les forçats qui tentent de s’insurger. « Dans la chaleur du combat, nous dit le capitaine des galères du pape, le soulèvement de la chiourme peut tout perdre. Aussi est-il indispensable d’établir une place d’armes à la hauteur de l’arbre de mestre. La répression sera, de cette façon, plus facile et la surveillance mieux assurée. » La surveillance même ne suffit pas : ayez soin d’avoir dans la chiourme de bons espions. « Ne vous fiez jamais aux esclaves, ajoute le prudent capitaine ; ces gens-là n’ont d’autre pensée que de recouvrer leur liberté. Quand des capitaines viendront vous dire qu’avec un regard de travers, ils leur feront mettre la tête sous les bancs ; qu’en privant de la vie un ou deux forçats, ils tiendront aisément les autres en bride, ne les croyez pas ! Pareille opinion ne saurait appartenir qu’à des esprits frivoles ; on a eu trop de preuves du contraire. Faites donc souvent la visite des sacs pour vous assurer que les galériens n’y ont pas caché des armes, des limes, des instrumens quelconques propres à les déferrer. »

La philosophie d’une époque où le souvenir des Borgia n’était pas encore effacé me paraît excusable d’avoir pris la méfiance pour base de ses préceptes : « Tenez invariablement, enseignait-elle aux officiers de la flotte pontificale, par la bouche du capitaine de la Santa-Lucia, l’opprimé pour suspect : l’offenseur écrit l’injustice qu’il commet sur le sable ; l’offense la grave sur le marbre. » Tout était en effet à craindre de la part de ces hommes énergiques, dans la force de l’âge, qui n’avaient d’autre alternative que de mourir enchaînés sur leurs bancs ou de s’affranchir par un trait d’audace. Quels dangers auraient pu les intimider ? Leurs persécuteurs n’oubliaient pas cependant de les convier à la résignation en leur laissant entrevoir, pour prix de leurs peines temporelles, les perspectives consolantes d’une autre vie. Presque aussi féroce que le moyen âge, le XVIIe siècle trouvait tout naturel de se montrer sans pitié pour la chair humaine ; il se fût fait scrupule de négliger le salut des âmes. Dans toute expédition de quelque importance, l’amiral ne manquait pas d’embarquer à bord de chaque galère un ou plusieurs religieux, qui, après avoir, par leurs prières et par leurs mortifications, préparé le succès de l’entreprise, pussent encore, au moment de l’action, exhorter l’équipage à combattre courageusement pour la foi catholique. Même en temps de paix et pour les traversées les plus ordinaires, il n’était point d’état-major complet sans chapelain.

Ce gardien des âmes tenait sur la galère une place en harmonie avec les préoccupations du temps. « Que le chapelain, — ainsi s’exprime dans son excellent livre le capitaine Pantero Pantera, — soit versé dans les cas de conscience et sache discerner la gravité des fautes. Pasteur spirituel, on le verra se garder soigneusement lui-même de tout ce qui pourrait engendrer le scandale, rechercher, au contraire, les œuvres qu’il jugera de nature à édifier le prochain. Quel est son premier devoir ? D’user d’industrie pour conduire cet équipage si aventuré à l’amour et à la crainte du Créateur. Qu’il exhorte donc souvent la chiourme à supporter patiemment les travaux de cette vie pour l’amour de Dieu et pour l’expiation de ses péchés. Qu’il ait un soin diligent du culte divin et chante chaque samedi le Salve Regina ; chaque vigile de fête, les prières de la très sainte Vierge. »

S’il était des vaisseaux où le service religieux dût être entouré de pompe et de sollicitude, n’est-ce pas sur ces vaisseaux qui arboraient l’étendard de Saint-Pierre ? « La messe en galère » était cependant un privilège accordé aux seules galères de France ; on ne la disait sur aucun autre bâtiment à rames, pas même, comme le fait remarquer avec un juste orgueil le capitaine Barras de La Penne, sur les galères du pape. Quant aux chapelains français, tout nous fait supposer qu’ils furent vraiment dignes de ce grand clergé de France qui, à toutes les époques de l’histoire, s’est fait une place à part dans la société ecclésiastique par son zèle éclairé non moins que par ses vertus. Qui trouvons-nous, en effet, à la tête de l’aumônerie française, dès le 1er  septembre de l’année 1645 ? Un saint, le plus sympathique et le plus aimable des saints : « M. Vincent de Paul, bachelier en théologie. » L’état au vrai de la marine du Levant lui alloue, en sa qualité « d’aumônier réal, » et « pour avoir égard à sa supériorité sur tous les aumôniers des galères, » la somme de 600 livres. Voilà bien le chapelain qui pouvait, suivant le vœu du capitaine Pantero Pantera, « inspirer par ses exemples aux pécheurs l’horreur du péché, » peut-être même, qui sait ? faire pénétrer quelque chose de sa douce mansuétude dans l’âme de l’argousin.

Nous avons eu aussi dans la marine à voiles nos temps de discipline brutale et de châtimens corporels ; néanmoins on ne saurait établir sous ce rapport aucune comparaison entre le vaisseau rond et la galère. Ce sont deux mondes séparés par un abîme. Quand nous raconterons les grands combats livrés par la marine à rames, on devra toujours avoir présent à l’esprit ce pont chargé de malheureux qui, au milieu des horreurs de l’action, se débattent dans leurs chaînes et n’ont pas même la consolation de pouvoir se réjouir de la victoire, car la victoire ne changera rien à leur sort. La défaite leur serait plus utile ; elle a souvent rendu la liberté aux chiourmes de l’escadre vaincue et fut plus d’une fois en partie leur ouvrage, À Lépante, les esclaves chrétiens, voyant l’aile droite de la flotte turque mise en déroute par les galères alliées, se démenèrent tellement qu’ils finirent par briser leurs chaînes et leurs menottes. Ils prirent alors, avec une fureur incroyable, les Turcs à dos et contribuèrent dans une certaine mesure au triomphe des armes de la sainte ligue.

Du XVe au XVIIIe siècle, les drames de la mer ont, comme le drame antique, des acteurs spécialement chargés de tenir les grands rôles et un chœur qui ne prend point de part directe à l’action : les imprécations de ce chœur me gâtent un peu la marine du bon vieux temps.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Don Quichotte, accompagné de son fidèle écuyer, monte à bord de la galère du comte de Elda ; toute la chiourme le salue de trois acclamations : Houl hou ! hou ! « Tel est l’usage, fait observer Cervantes, quand une personne de distinction entre dans la galère ! »
  2. Voyez, dans la Revue du 1er  septembre 1884, les Lettres de Mme de Grignan, de 1671 à 1677, par M. Paul Janet.