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La Fin de Lucie Pellegrin/La Fin de Lucie Pellegrin/I

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G. Charpentier (p. 3-4).

I

Chez Victor, « le gros Victor », le marchand de vins obèse du boulevard extérieur, dans le salon du fond, les habitués achevaient de déjeuner.

La grande Adèle faisait la sauce de son artichaut. Marie la frisée tournait son mazagran. Héloïse se roulait une cigarette. L’autre Adèle était en train de se tirer les cartes dans un vieux jeu graisseux, en mouillant à chaque instant le bout de son pouce avec la langue. M. Roger, un homme grisonnant, en gilet de piqué blanc et en veste de velours jaunâtre, que les femmes appelaient tantôt « le tapissier », et tantôt « mon oncle », digérait en fumant, en buvant du cognac. Assis près de la fenêtre, en bras de chemise, le garçon, Charles, lisait le Rappel.

On avait très chaud. Aucun souffle ne remuait les feuilles des plantes grimpantes, le long des fils de fer tendus dans la fenêtre. Les visages, comme la gorge et les bras nus des femmes, luisaient. Depuis un moment, personne n’avait rompu le silence. Dans la boutique, par la porte ouverte, on entendait piétiner lourdement autour du comptoir les pantoufles de Victor, servant des consommateurs. Des « À votre santé, mon brave ! » arrivaient, suivis d’un léger choc de verres. Puis, de temps en temps, ce n’était plus que le sautillement, sec et continu, de la bille du tourniquet.