La Fin de Lucie Pellegrin/Les Femmes du père Lefèvre/I

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 151-170).

I

— Je coupe ! fit Mauve, de Toulon, de sa bonne grosse voix provençale. Atout du roi ! et passe ma couleur : trois carreaux maîtres par roi et dame ! Ça fait la partie, pauvre Polaque, la troisième et dernière…

Et, dans son contentement d’avoir gagné le Polonais Ladislaski, « un rude », le gros poing de Mauve, de Toulon, s’abattit sur le tapis vert. Les levées déjà jouées, l’écart, le talon et la tourne, en sautèrent en l’air ; la table de marbre, le parquet, les vitres frémirent. Puis, se tournant vers le patron du café des Quatre-Billards, tête blanche et vénérable, qui attendait le résultat de ce duel à l’écarté avec une patience profonde, mêlée de résignation et de mélancolie :

— Monsieur Brun, lui cria d’une voix de stentor Mauve, de Toulon, effacez-moi mes trente francs de consommations… je les passe au Polaque !

Le Polaque, lui, n’avait pas abattu son jeu.

Doucement ! fit-il, quand l’adversaire eut poussé son chant de triomphe.

Un sourire froid découvrait ses longues dents blanches de jeune loup septentrional.

— Moi, avec ce petit carte, je coupe à carreau… passe pique, et pique… Gagné !

Et, jetant loin une des deux fiches rouges, plantées devant Mauve dans la bordure du tapis vert :

— L’autre, elle tremble !… Monsieur le cafetier, Ladislaski n’a pas encore attrapé la culotte.

Les yeux hors de la tête, Mauve, de Toulon, redonnait déjà. L’écarté recommença. Et elle était là, tout autour, la « culotte », encombrant la salle du « Divan » déserte de consommateurs, répandue sur les tables, sur les tabourets, à terre. Des amoncellements de soucoupes entassées indiquant les bocks bus, atteignaient la glace de la cheminée. Sur la large tablette de marbre, se pressaient des bouteilles vides de toutes espèces de forme : absinthe, vermouth, curaçao, anisette, bitter, Madère, chartreuse, rhum de la Jamaïque, crème de cacao, liqueur d’Or. D’innombrables faisceaux de petites cuillères plongées dans des verres, signifiaient les cafés. Des piles de corbeilles vides représentaient les cigares et les « tabacs ». Et, sur un tableau noir, des colonnes de chiffres à la craie marquaient « les heures de billard ». Pendant que le Polaque faisait descendre la seconde fiche rouge, en plantait trois à son tour, de dix francs chacune, le cafetier, aidé d’un garçon, établissait le compte général. La culotte, ce soir-là, montait à deux cent dix-sept francs.

— Trente francs passés par moi et trente que tu avais, dit alors le Polaque, font soixante… Il me reste cent cinquante-sept francs. En jouons-nous vingt à la fois ?

— Soit ! répondit Mauve, de Toulon.

Et les adversaires, qui à eux deux n’avaient sans doute pas bu, fumé, joué au billard pour deux cent dix-sept francs, reprirent fiévreusement les cartes. Il était onze heures du soir. Dans la première salle, celle des « Momies », quatre bourgeois de la ville, leur domino terminé, se levaient, mettaient leurs pardessus.

— Bonsoir, Madame Brun, fit le premier en passant devant le comptoir : un banquier, retiré des affaires, chauve, qui entretenait la première chanteuse du théâtre.

— Madame Brun, bonsoir, répétèrent à leur tour les trois autres : un grand juif crasseux à tête d’oiseau, un huissier, et un chemisier-bonnetier-gantier, malignement surnommé « le duc de la Rochefauxcols » à cause de sa prestance, de ses superbes favoris poivre et sel, de ses prétentions de vieux beau.

— Bonsoir, Messieurs. À demain ! leur répondit madame Brun, en réprimant un bâillement.

Et, tout de suite :

— François, éteignez et fermez…

Puis, son bougeoir allumé à la main, elle parut sur le seuil du « Divan ».

— Tu ne montes pas ?

— Non, ma chère, bonsoir, lui répondit à demi voix M. Brun. Tout est-il bien fermé ?… Tu peux renvoyer François…

Et le père Brun embrassa doucement sa femme sur le front, en répétant : « Bonsoir ! » Puis, par économie, il vint lui-même baisser à demi le dernier bec allumé au Divan. Maintenant, Mauve, de Toulon, et le Polaque jouaient la culotte dans l’ombre. Plus que le froissement des cartes, et des mots brefs, saccadés : « J’écarte ! — Combien ? — Le roi ! — Le point ! — La vole ! » Debout à côté, impassible, le cafetier attendait. Autour d’eux, la ville déjà close, verrouillée, éteinte et endormie, mettait le silence d’un tombeau.

Elle était très ancienne, la ville ! Quelques centaines d’années avant Jésus-Christ, lors de l’invasion romaine, un consul célèbre l’avait, dit-on, fondée. Elle avait dû jouer un rôle au moyen âge, capitale de province lorsque chaque province était un royaume, séjour préféré de hauts seigneurs, plus puissants que le roy, ducs et comtes, ceux-ci pendards et voleurs, ceux-là bons diables et policés : la statue du plus populaire de ces derniers embellissait encore une fontaine. Puis, elle avait eu l’honneur de soutenir un siège contre le duc d’Épernon. Puis, la féodalité décapitée par le cardinal Richelieu, elle était restée, jusqu’à la Révolution, ville de Parlement et de noblesse de robe. Mais, depuis 89, elle était descendue au rang de simple sous-préfecture. Sa voisine à quelques lieues de là, prospère et populeuse, devenue le chef-lieu, et une des grandes villes de France, semblait avoir eu la sollicitude d’accaparer le commerce et l’industrie de la région, toute la fièvre et le vacarme de la vie moderne, pour la laisser, elle, à ses souvenirs et à ses regrets, au calme, au recueillement, au rêve éveillé du passé, à un demi-sommeil plein de majesté et de mélancolie. Son antique splendeur lui valait pourtant d’avoir conservé deux fleurons : une Cour d’appel et une Faculté de droit. Celle-ci, pépinière de magistrats et d’avocats, mettait neuf mois de l’année dans la ville deux ou trois cents jeunes gens d’un peu partout. Mauve, de Toulon, et le Polaque étaient l’un et l’autre étudiants en droit ! Au milieu du silence nocturne et du repos de l’antique ville d’études, ils continuaient leur jeu acharné. Après une longue intermittence, pendant laquelle ils ne s’étaient rien fait, la veine, une veine foudroyante, se déclara en faveur du Polaque. Cinq fiches, plantées coup sur coup ! Cinq parties, de vingt francs, gagnées en rien de temps ! Mauve, de Toulon, suait à grosses gouttes. Minuit sonnèrent sur ces entrefaites. Et tout à coup, un coq chanta.

— Ka ! kara ! ka !… ka ! kara ! ka !

Perçant, rauque, crevant le silence de la nuit, et, là encore, tout près, dans la rue, tout contre les fenêtres du café, on eût dit le « ka ! kara ! ka ! » d’un vrai coq. Ni les joueurs, ni le cafetier, ne sourcillèrent, en gens qui n’éprouvaient aucune surprise. Et, aussitôt, de formidables éclats de rire retentirent. Toute une bande, sur le trottoir, arrivait, piétinait. Une vingtaine de braillards entonnaient un chœur burlesque. D’autres imitaient de nouveau le chant du coq, puis, le miaulement du chat, le cri du chacal, toute sorte de hurlements. De grands coups de poing et de grands coups de pieds ébranlèrent les volets du « Divan » hermétiquement fermés. Le cafetier, qui tournait le dos aux fenêtres, ne se retourna même pas.

— Tiens ! fit seulement Mauve, de Toulon, en battant les cartes ; déjà les Coqs !

Et le Polaque, de son côté :

— Les Coqs !… mais ce ne sont pas des nôtres : ils demanderaient à entrer…

— La bande avait dépassé le « Divan », et tourné le coin de la rue. On les entendait encore chanter du côté des « Momies », à tue-tête. Ils devaient être maintenant en face, sur le Mail, mais du côté du nord, devant le rival des Quatre-Billards : le café Durand, dont ils attaquaient les portes à coups de canne et à coups de pierre. « Coqs !… Coqs !… Coqs !… », s’appelaient-ils les uns les autres. À ce cri de ralliement répondit, de très loin, une autre bande de braillards nocturnes, beaucoup plus nombreuse, qui vint aussitôt sur le Mail fusionner avec la première. Cris, chants, aboiements redoublèrent. Puis, pendant quelques secondes, comme si le Mail était devenu désert, il y eut un grand silence, puis, tout à coup, un vacarme énorme, épouvantable et bizarre : quelque chose comme plusieurs plaques de tôle s’écroulant d’un troisième étage, au milieu d’une chute de gros plâtras et d’un bruit de poterie et de vaisselle cassée. C’était à croire que la statue du « bon grand homme » local venait d’être précipitée de son piédestal et brisée comme du verre. Et des applaudissements ! et des rires ! et des hymnes de triomphe !… Enfin, peu à peu, les tapageurs s’éloignèrent, quittèrent le Mail. Ils durent se subdiviser en plusieurs groupes qui, chacun de leur côté, s’enfoncèrent dans la ville. Quelque temps encore, des cris lointains, affaiblis, arrivèrent. Puis, tout rentra dans le silence. On n’entendait plus, du « Divan », que les pas mesurés et ralentis, de deux sergents de ville faisant leur ronde sur le trottoir, doucement, paisiblement.

Le bruit de pas s’effaça aussi. De nouveau, le Polaque et Mauve jouaient au milieu d’un grand calme. À peine si le murmure lointain d’un filet d’eau tombant dans la vasque d’une fontaine, arrivait de temps en temps, imperceptible. Ce silence et cette paix auraient fait croire que « le Divan », vaste, mal éclairé par un faible et unique bec de gaz, les angles noirs d’ombre, le plafond et les murs paraissant reculés, n’était que la chambre de veille de quelque cimetière, où deux gardiens jouaient aux cartes pour se tenir éveillés ; tandis qu’un troisième gardien, le cafetier, avait fini par aller s’étendre sur le banc rembourré du fond, où il sommeillait près de la culotte, à côté d’un monceau de chopes bues et de bouteilles vides. Et la ville elle-même, si léthargiquement engourdie, ou si accoutumée aux vacarmes nocturnes que celui de tantôt n’avait fait s’entre-bâiller aucune fenêtre, n’était-elle pas maintenant une nécropole, où dormaient ensemble la ville romaine, la ville féodale et la ville parlementaire, trois mortes ?

Tout à coup, sous les volets, se glissa une sorte de plainte lugubre. Une voix traînarde et glapissante gémissait avec un gros accent méridional : « Il est… t’une heure… e et demi… eee. » Le « crieur de nuit ! » On ne l’avait pas entendu venir avec ses chaussures de corde. Il marchait très vite, ayant chaque fois toute la ville à parcourir. Une demi-minute de silence. Puis, de nouveau, mais déjà loin et plus lugubrement encore : « Il est… t’une heure… e et demi… eee. »

À un léger ronflement du cafetier, Mauve, de Toulon, retourna la tête. Le Polaque lui passait sept parties, avait maintenant quatre points de la dernière.

— Quel embêtement ! chuchotta Mauve, de Toulon ; quand il veille à la place du garçon, le père Brun veut de l’argent… J’ai bien quarante sous !

Le Polaque tourna le roi. Et, imperturbablement :

— Je te passe cent quatre-vingt-sept francs… Moi, il me reste dix sous, pour du tabac, demain matin.

Le pauvre Mauve, de Toulon, le bras déjà levé pour défoncer le tapis vert du coup de poing du désespoir, se retint. Une idée ! Chut ! Une bonne farce à faire au cafetier endormi ! Elle serait bien un peu raide par exemple, celle-là. Bast ! deux jours seulement sans remettre les pieds au café, et le cafetier aurait le temps de se calmer. Un si bon homme, d’ailleurs, ce « père Brun » avec sa tête vénérable ! Un grognon à la vérité, tannant les derniers jours du mois, marquant à la fourchette sur les comptes : à part cela, un père pour sa clientèle.

— Polaque, un crayon ?

Un crayon, oui ! le Polaque avait un crayon à lui prêter. Déjà, Mauve, de Toulon, quelques mots écrits, et le bout de papier bien en vue, au milieu d’une table, retenu par un pyrophore, se levait sans bruit avec le Polaque. Au Divan, le père Brun dormait toujours de son beau sommeil, tandis que les deux étudiants, étouffant leurs pas, se tenant les côtes pour ne pas éclater de rire, étaient déjà au fond des Momies. Plus que l’espagnolette d’une petite porte à soulever avec précaution ; puis, dans quelques minutes, quand on aurait rejoint la bande, on aurait la joie de raconter cette fuite aux Coqs, à ceux des Quatre-Billards, aux vrais. Soudain Mauve tressaillit et son visage prit une expression attrapée. On frappait de nouveau contre les volets du Divan, cette fois à petits coups, contenus et discrets, mais pressants.

— Ouvrez, c’est nous… — Ouvrez donc, garçon… — Tu nous reconnais bien, François… des bocks ! murmurait-on au dehors.

M. Brun réveillé, mais indécis, s’étirait les bras. Mauve, rentré précipitamment dans la salle, avait fait disparaître le papier laissé sous un pyrophore.

— Il est trop tard ! répondit enfin le cafetier.

Plusieurs voix parlementèrent à la fois :

— Non, monsieur Brun, il n’est pas trop tard !

— Ouvrez tout de même, mon bon monsieur Brun.

— Nous ne ferons pas de bruit… Nous serons bien sages… Le temps seulement d’avaler quelques bocks !

Le cafetier hésitait encore.

— Nous sommes avec M. Lefèvre, ajouta une voix.

Alors le cafetier alla entr’ouvrir la porte.

Ces messieurs s’asseyaient. Le grand Jéror, d’Alger, n’eut qu’à lever les bras, et donna plus de gaz.

— De la bière pour les Coqs, commanda Courcier, de Paris.

Le cafetier les compta. Ils étaient entrés dix-neuf ; plus Mauve et le Polaque.

— Alors vingt et un bocks, et sans faux-col… dit un Égyptien, à cheveux frisottants, au teint olivâtre.

— Non, vingt : fit alors M. Lefèvre. Moi, je préfère un perroquet.

Et, s’installant le plus commodément sur le divan, un tabouret aux pieds, il sortit sa tabatière, huma longuement une prise. Puis, il assujettit bien ses lunettes, et se passa plusieurs fois les mains sur sa grosse barbiche, pointue et grisonnante. Il avait le nez fort, vers le bout un peu crochu, et très rouge. Une vieille redingote grise, râpée, luisante, mais brossée avec soin et militairement boutonnée. Peut-être cinquante ans, l’âge d’être le père de ces jeunes gens.

— Lefèvre, demain après-midi, il me faut Selika, toute sellée.

— Ce soir, vers sept heures, en rasant les murailles, le chapeau sur les yeux, où donc allais-tu, Coq Lefèvre ?

— Combien prenais-tu d’absinthes par jour, en Afrique, quand tu étais maréchal-des-logis, Lefèvre ?

— Penses-tu qu’en dix de tes leçons, professeur Lefèvre, j’aurai assez d’assiette pour sortir ?

Dix de ses leçons d’équitation, vrai Dieu ! suffisaient ; mais pourquoi ne pas en prendre vingt ?… L’Afrique, sacrebleu ! un beau pays où l’absinthe se boit comme de l’eau !… Les raseurs de murailles, nom de nom ! il y a apparence, ne veulent pas être reconnus… Selika serait sellée à l’heure dite, si on lui promettait de ne pas la surmener comme l’autre fois, foutre ! et de payer d’avance…

Il répondait ainsi à tous, ex-sous-officier par sa barbiche et ses jurons, professeur par ses lunettes, loueur de chevaux en même temps, avec certaines allures de maquignon, et « vieux Coq » lui aussi, par là-dessus, c’est-à-dire : viveur, joueur, mauvaise tête, noctambule, tapageur, décrocheur d’enseignes, arracheur de cordons de sonnettes, à tu et à toi avec tous ces jeunes échappés de collège, qui, exploités par lui, mais le trouvant quand même sympathique, se plaisaient à former une sorte d’état-major autour de sa prestance militaire.

Il était au grand complet, cette nuit-là, l’état-major de M. Lefèvre : cinq Corses ; trois Égyptiens ; Jéror, d’Alger ; Mengar, de l’Île-Bourbon ; Courcier, de Paris, qui portait toujours des bottes molles ; les deux Jouvin, de Marseille ; les deux Bernard, du Var ; et Conil, d’Avignon ; et Rocca, de Nice ; enfin deux Bas-Alpins, avec Mauve, de Toulon, et le Polaque. Le Divan s’emplissait de vacarme et de fumée. Des mains alourdies par un commencement d’ivresse, reposaient leur chope sur le marbre des tables, très fort. Un verre même se brisa. Tout le monde parlait à la fois :

— C’est encore Mauve qui a la culotte.

— L’autre soir, mes enfants, quelle cuite !

— Des bocks, père Brun, des rebocks…

— Anatole a mangé l’argent de son inscription.

— Plus que onze jours pour culotter mon quatrième…

— Quelle ville ! on s’y embête ! Pas de distractions !

— Le théâtre plus détestable encore que l’année dernière… Rien que le drame !… Ah ! si la ville avait voulu donner une subvention…

— Sans la musique militaire jouant le jeudi et le dimanche, que deviendrait-on ?

Mais, par dessus tout, on parlait femmes.

Ah ! oui, les femmes, n’est-ce pas ?… les femmes… ! Tous voulaient dire leur mot sur les femmes, s’efforçant d’accaparer l’attention, élevant la voix, se haussant sur leurs ergots, avec des secouements de tête de jeunes cops, se criant l’un à l’autre leurs exploits. C’était surtout ce vieux coq étonnant de Lefèvre qui en savait long sur les femmes d’Afrique : Espagnoles d’Alger, Maltaises, Juives et Mauresques. Tandis que le grand Jéror et Courcier, les seuls qui connussent Paris, faisaient du quartier latin un Eldorado et divinisaient les femmes de Bullier. Le nonchalant Mengar, accoudé, affaissé sur la table, ses longs cheveux rejetés en arrière, des flocons de fumée de son énorme pipe évoquait pour lui seul quelque créole de quinze ans, fille précoce aux sens de feu, yeux aux longs cils, peau d’ambre et taille de roseau. Eux-mêmes, les plus brutaux et les plus grossiers : les Corses avec des cris gutturaux et des gestes menaçants, le Conil, d’Avignon, avec la bêtise de son rire fendu jusqu’aux oreilles, les Jouvin, de Marseille, avec leur fadeur pommée de gommeux, les deux Bas-Alpins, avec leur sournoiserie paysanne, parlaient de leurs bonnes fortunes. De temps en temps les lèvres minces du Polaque s’entr’ouvraient, elles aussi, pour placer froidement un mot obscène. Seuls, les trois Égyptiens, conservant leur réserve d’Orientaux, n’ouvraient pas la bouche ; mais des regards luisants faisaient briller à chaque instant leurs beaux yeux de gazelle. Tout à coup, ce fut un coup de poing énorme à assommer un bœuf, qui fit danser la table de marbre, trembler les vitres, s’entre-choquer les verres, et rouler à terre deux bouteilles vides ; puis, une voix de tonnerre, la voix de Mauve, de Toulon, domina les autres :

— Coqs, tas de Coqs, vous n’êtes que des blagueurs ! vous me faites l’effet, tous, d’être des Coqs sans poules !

Une triple salve de bravos retentit. Surexcité, Mauve, de Toulon, se leva debout, et continua :

— Des Coqs sans poules, entendez-vous bien ! ce n’est pas qu’il n’y en ait dans la ville et dans le faubourg, des poules et des poulettes, tendres de duvet, appétissantes de croupion… mais vous savez qu’elles ne sont pas pour vos becs !… À l’heure qu’il est, toutes, au fond du poulailler paternel… sur les perchoirs de l’Honneur, de la Régularité… elles dorment depuis longtemps ; et si quelqu’une d’elles est en train de rêver amoureusement, ce n’est d’aucun de nous, Coqs mes amis, mais de quelque oison du pays, artisan ou calicot, moins conquérant d’allures, plus humble de crête, mais discret et épouseur…

Et, vidant là-dessus un autre bock, d’un seul trait, le Coq Mauve, de Toulon, caqueta longtemps encore. Ils n’étaient pas discrets, eux. Leur réputation était mauvaise. Franchement, lui qui leur parlait, sans être moins entreprenant qu’un autre, il ne comptait que des insuccès. Plus d’une lui avait avoué que la cause de sa vertu, c’était la certitude que, le lendemain, tout le Durand et les Quatre-Billards sauraient la chose, et la montreraient au doigt… Et tous pourraient en dire autant… Seraient-ils encore au Divan, à deux heures du matin, à brûler le gaz de M. Brun, s’ils avaient la moindre maîtresse… Mèneraient-ils l’abrutissante vie de café, les cartes à la main, du matin au soir… Et lui, tout le premier, Mauve, de Toulon, aurait-il attrapé une « culotte » de deux cent dix-sept francs, au grand déplaisir de M. Brun ?

— Oui, monsieur Brun ! s’adressa-t-il à brûle-pourpoint au cafetier, marquez-moi mes deux cent dix-sept francs : je n’ai que quarante sous en poche.

Ce fut un moment de confusion et de tumulte. Le cafetier se fâchait tout rouge. Les Coqs hurlaient de joie, se tordaient de rire. Mauve, de Toulon, triomphait. Puis, un peu d’argent comptant apaisa le père Brun. Les trois ou quatre le plus en fonds, se cotisèrent, firent apporter de nouveaux bocks, payèrent l’absinthe du père Lefèvre. Le cafetier tout à fait radouci, trinqua avec ses clients. On était maintenant en famille. La conversation devenait intime, expansive, confidentielle : on eût dit qu’il n’était que neuf heures du soir. Ces jeunes gens devenus tous des amis d’enfance, avaient une longue soirée devant eux pour se raconter leurs petites affaires, analyser leurs impressions, combiner des projets ! C’est alors que, par une sorte de génération spontanée, vint au monde, l’idée d’un bal à organiser pour la Mi-carême… Beaucoup de témoins oculaires, aujourd’hui conseillers, notaires, avoués, propriétaires, juges de paix, sous-préfets, subsistent encore. Aucun ne pourrait dire qui eut le premier l’idée mémorable : le grand Jéror, d’Alger, ou Courcier, de Paris ?… Conil, d’Avignon, peut-être !… Peut-être se dégagea-t-elle, l’idée, toute séduisante, d’un flocon de fumée de la pipe de Mengar, le créole !… Ce qu’il y a de certain, c’est que l’idée sourit tout de suite à tous, et fut adoptée avec enthousiasme… Pourquoi pas ? le carnaval s’était vraiment passé trop triste… Les Coqs ne pouvaient devenir comme cela « momies » avant l’âge ; il fallait au moins lutter !… Oui, le jeudi de la Mi-carême, dans onze jours : largement le temps d’organiser tout, d’obtenir l’autorisation du maire, de réunir des souscriptions pour les frais généraux… La salle ? eh ! mon Dieu ! comme le bal ne commencerait qu’après minuit, le père Brun l’offrait lui-même, et pour rien ; on le défrayerait seulement de son gaz : une soixantaine de francs ! les soupers et consommations devant se régler comptant… L’orchestre ? ce n’était pas une difficulté : d’abord, fit observer un Bas-Alpin, on pouvait parfaitement s’en passer : Rocca de Nice, qui louait un piano au mois, prêterait son talent et son Pleyel ; d’ailleurs, ajoutait l’aîné des Jouvin, n’avait-on pas l’orchestre du café-concert ! pour quelques bocks et une pièce de quarante sous par tête, ces quatre pauvres diables de musiciens du « beuglant » racleraient toute la nuit des quadrilles…

— Et les femmes ? s’écria tout à coup Mauve, de Toulon… Vous n’oubliez qu’un détail, Coqs organisateurs… Où trouverons-nous des femmes ?

Les visages s’allongèrent. Il y eut une minute de consternation silencieuse. Puis, Mengar, le créole, à demi-voix, comme au sortir d’un rêve :

— S’il est question d’un bal, il faudrait, en effet, quelques femmes…

Comment trouver quelques femmes ?… Les ouvrières et grisettes de la ville ? Il n’en viendrait que si on les invitait avec leurs cousins ou leurs frères. Autant ne pas donner de bal !… Il y avait bien la troupe théâtrale. Mais la jeune première, collée à un banquier retiré des affaires, ne viendrait sans doute pas ; l’ingénue était sur le point d’accoucher ; la première soubrette détestait les étudiants qui l’avaient sifflée à ses débuts ; restait la mère noble et un ou deux bouche-trous, affreusement laides, qu’on aurait peut-être. Mais ce n’était vraiment pas assez pour la consommation de deux cent cinquante Coqs. Il fallait donc renoncer à l’idée alléchante du bal. Trois heures du matin, maintenant ! il ne restait qu’une chose à faire : se retirer enfin chacun dans sa chambre garnie froide, se fourrer dans son lit solitaire et s’endormir sur un paragraphe de « Mourlon », pour se lever à midi le lendemain, déjeuner et recommencer à jouer la culotte. Plusieurs remettaient déjà leur pardessus avec découragement.

— Est-ce que je ne suis pas là, moi ! dit tout à coup M. Lefèvre avec bonhomie.

Et, se versant tranquillement de l’absinthe :

— Si vous voulez, papa Lefèvre vous en ira chercher, des femmes…

On le traita tout d’abord de vieux blagueur. Il ne lui manquait plus que de tenir cet article-là ! Fournisseur de femmes ! la bonne volonté, certes, pouvait ne pas lui manquer ; mais où se procurerait-il la marchandise ? Et il reçut même deux ou trois renfoncements dans les épaules. Mais lui, insensible aux voies de fait comme au lazzis de son état-major :

— Voyons ! mes enfants, soyons sérieux et soyons pratiques… Vous êtes, dites-vous, deux cent cinquante, en comptant ceux du Durand et des Quatre-Billards… Et vous parlez de mettre les souscriptions à deux francs… Ce n’est pas suffisant ! mettons les souscriptions à cent sous, payables d’avance… Quelle somme espérez-vous réunir ?

— Deux cent cinquante fois cinq francs, font douze cent cinquante francs, dit naïvement Conil, d’Avignon.

— Oui ! reprit Courcier, de Paris. Mais tous les étudiants ne sont pas des Coqs, et tous les Coqs ne donneront pas leurs cinq francs… Il faut tenir compte des non-valeurs…

Et, après une seconde de réflexion :

— Mais, cinq cents francs, nous nous faisons forts de les réunir…

— Bien !… cinq cents ?… Attendez, fit M. Lefèvre. Et il se prit le front entre les mains. Tout l’état-major était devenu grave. On eût entendu voler une mouche.

— J’y suis ! fit tout à coup M. Lefèvre du ton d’un Archimède venant de trouver une solution. Écoutez-moi…

Et il leur expliqua gravement que moyennant la somme de quatre cents francs, sacrebleu ! les cent autres francs étant réservés pour le gaz et les frais généraux, il se faisait fort, lui, Lefèvre, ex-maréchal-des-logis, actuellement professeur d’équitation, ami des Coqs, et Coq lui-même, oui ! il prenait l’engagement d’honneur de racoler, par des I moyens à lui connus, une trentaine de femmes, à M… la grande ville voisine, et de les amener, lui-même, à ses frais, pour leur bal de la Mi-Carême… En effet, M… n’était qu’à quelques francs, en seconde, par billet d’aller et retour… Trente femmes ! Eh ! qui sait ? peut-être trente-cinq ! Assurément, ce n’était pas énorme ; mais, avec ce noyau assuré, et ce qu’on pourrait trouver en ville… Il ne put continuer. Dans leur enthousiasme, les Coqs s’étaient jetés sur lui. Vingt bras le serraient à l’étouffer, et le portaient en triomphe.

— Vive le père Lefèvre !