La Fin de l’Empire/02

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La Fin de l’Empire
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 5-50).
LA FIN DE L’EMPIRE[1]


IX

Xerxès est parti pour attaquer la Grèce. Qu’est devenue sa resplendissante armée ? Les pères et les épouses comptent les jours en tremblant : est-ce la flèche rapide du Perse qui a vaincu ? la lance acérée du Grec est-elle triomphante ? Enfin un courrier apparaît ! « O villes qui couvrez toute la terre d’Asie, ô Perses ! ô vaste palais, séjour de l’opulence ! Comme un seul coup a flétri tant de prospérités ! La fleur des Perses est tombée, elle a péri. O douleur ! ô triste sort d’être chargé d’apporter le fatal message ! Pourtant il faut parler, il faut, ô Perses, vous dérouler toute notre infortune : l’armée a péri tout entière ; oui, c’en est fait de l’armée. » Alors une immense clameur de désolation, sortie de toutes les poitrines, s’élève vers les dieux : « Hélas ! notre armée a péri. Pleurons, gémissons, livrons nos âmes à la douleur, remplissons l’air de lugubres accens de deuil, pleurons ! Élevons nos tristes voix, nos clameurs lamentables ! La puissance du Roi a péri, la puissance des Perses est détruite…, la contrée reine est abattue sur ses genoux. Nos malheurs dépassent tous les malheurs. O Perse ! pousse un cri de douleur ! Poussons des sanglots ! des sanglots, des sanglots encore ! »

Les plaintes pathétiques du poème antique peuvent seules exprimer la désespérance et la stupeur qui, à l’exception de ceux dont l’espérance était dans l’immensité même de la catastrophe, remplit nos cités et nos foyers à la nouvelle que l’armée de Mac Mahon avait capitulé et que l’Empereur était prisonnier.

On se le dit d’abord vaguement dans la matinée du 3 septembre sur la foi de l’agence Havas, sans y croire trop cependant, car des dépêches, reproduites dans tous les journaux, faisaient pressentir un avantage obtenu ; mais les déclarations officielles n’allaient plus, hélas ! laisser aucun doute. A l’ouverture de la séance, Palikao monte à la tribune et, n’ayant pas encore la confirmation officielle du désastre, ne l’annonce pas, il y prépare : « Des événemens graves viennent de se passer. Le maréchal Bazaine, après avoir fait une sortie très vigoureuse, a eu un engagement qui a duré près de huit ou neuf heures ; après cet engagement, dans lequel, le roi de Prusse lui-même le reconnaît, les Français ont déployé un grand courage, le maréchal Bazaine a été obligé néanmoins de se retirer sous Metz : ce qui a empêché une jonction qui devait nous donner le plus grand espoir pour la suite de la campagne. (Mouvement.) D’autre part nous recevons des renseignemens sur le combat ou plutôt sur la bataille qui vient d’avoir lieu entre Mézières et Sedan. Cette bataille a été pour nous l’occasion de succès et de revers. Nous avons d’abord culbuté une partie de l’armée prussienne en la jetant dans la Meuse, mais ensuite nous avons dû, un peu accablés par le nombre, nous retirer, soit sous Mézières, soit dans Sedan, soit même sur le territoire belge, mais en petit nombre. (Mouvement.) Il en résulte que la position actuelle ne permet pas d’espérer, d’ici à quelque temps, une jonction entre les forces du maréchal Mac Mahon et celle du maréchal Bazaine. Néanmoins, il y a peut-être des nouvelles un peu plus graves, telles que celles de la blessure du maréchal Mac Mahon et d’autres qu’on fait circuler, mais je déclare qu’aucune, ayant un caractère officiel, n’a été reçue par le gouvernement. Vous le voyez, la situation est grave, il ne faut pas se le dissimuler. Aussi nous sommes-nous décidés à faire un appel aux forces vives de la nation (Très bien ! très bien ! Bravo ! bravo ! ) (Ces forces vives étaient la garde nationale mobile et la catégorie des anciens soldats.) Nous mettrons toute l’énergie possible à l’organisation de ces forces et nous ne cesserons nos efforts qu’au moment où nous aurons expulsé de France la race des Prussiens. »

Des applaudissemens sinistres, troublés, anxieux, répondent à cette fanfaronnade sans conviction, et un indescriptible accablement de terreur, d’incertitude, de douleur, rend d’abord l’assemblée comme immobile et muette. Pour lui donner le temps de se reconnaître et de respirer, Haentjens demande le Comité secret. « Pas de Comité secret, répondent furibondement les députés de la Gauche, qui, nullement atterrés, sont seuls résolus, parce qu’ils savent ce qu’ils veulent et où ils vont. Pas de Comité secret : il est temps que la nation et Paris sachent où ils en sont ! Pas de Comité secret ! on ne délibère pas à l’insu du pays dans de pareilles conjonctures ! »

Le débat est clos par un mot de Palikao : « Je ne vois pas pourquoi nous accepterions dans ce moment le Comité secret. » C’est la capitulation qui continue. Aussi la Gauche et le Centre gauche éclatent en vives marques d’approbation. Sur quoi, Jules Favre monte à la tribune. D’une voix, d’abord grave, puis âpre, mordante, aiguë comme la pointe d’un poignard, il frappe sans miséricorde l’ennemi à bas, dont il guettait en vain depuis des années la chute inespérée. Après le refrain patriotique obligé, il célèbre Bazaine et Mac Mahon : l’un a accompli des prodiges de valeur ; l’autre n’a pas été moins brave ; s’il a échoué, c’est que la liberté du commandement lui a manqué. « Non ! non ! » riposte avec force Palikao, qui savait trop combien l’Empereur était étranger à sa stratégie.

Jules Favre ne se déconcerte pas : « Il n’est douteux pour personne qu’on lui a demandé des forces pour protéger l’Empereur (Exclamations et réclamations) et le Conseil des ministres a cru devoir prendre ces forces sur celles qui étaient destinées à défendre Paris. Voilà ce qui existait, et il ne faut pas qu’un pareil état de choses continue. (Rumeurs au centre et à droite.) Où est l’Empereur ? Communique-t-il avec ses ministres ? leur donne-t-il des ordres ? — Non, répond Palikao avec une netteté d’accent qui produit une émotion profonde. — S’il en est ainsi, continue Jules Favre en déployant toute la puissance de sa voix, de fait, le gouvernement a cessé d’exister. » Schneider proteste. La Droite et le Centre s’exclament ; Jules Favre maintient et répète son assertion, dont la vérité n’est pas contestable.

Après avoir constaté l’inexistence du gouvernement, l’orateur, redoublant d’audace et ne s’enveloppant plus d’aucun voile oratoire, affirme que le pays ne doit plus compter que sur lui-même et non plus sur ceux qui l’ont perdu : « Ce qu’il faut en ce moment, ce qui est sage, ce qui est indispensable, c’est que tous les partis s’effacent devant un nom représentant la France, représentant Paris, un nom militaire, le nom d’un homme qui vienne prendre en main la défense de la patrie. Ce nom, ce nom cher et aimé, il doit être substitué à tout autre. (A droite et au centre : Allons donc ! à l’ordre ! ) Tous les autres noms doivent s’effacer devant celui-là, ainsi que ce fantôme de gouvernement qui a conduit la France où elle est aujourd’hui. »

Cet appel direct à la révolution et à l’avènement de Trochu s’achève au milieu des applaudissemens de la Gauche et des murmures de la Droite, « gémissemens plus qu’éclats de colère[2], » indiquant l’effarement et non le courroux. Palikao le relève sans véhémence, sans indignation, en termes convenables : « Ce n’est point par des paroles semblables à celles que vous venez d’entendre que l’union peut s’établir entre nous pour défendre la France et Paris. L’honorable Jules Favre a prétendu qu’il n’y avait qu’un nom qui pût sauver la France. Il n’y a pas de nom, il n’y a que le gouvernement constitutionnel tel que la France l’a accepté, tel que les Chambres l’ont accepté elles-mêmes en lui donnant leur confiance. » Et, allant au fond des choses, il ajoute : « Vous posez une question qui tend à changer l’ordre constitutionnel. — Parfaitement, répond Jules Favre, sentant l’heure venue de ne plus garder aucun ménagement. — Est-ce que vous voulez changer le régime constitutionnel pour un régime arbitraire ? » — Les exclamations les plus diverses se heurtent, se croisent au milieu du tumulte et de la confusion. La raison se fait entendre d’une manière imprévue par la bouche de Piré : « Ce sont les défections de 1815. » Gambetta en convient : « 1815 ? oui ! Toujours l’invasion avec les Bonaparte ! » Pire, avec une éloquente lucidité : « Pour moi, je tiendrai mon serment jusqu’à la mort. Et vous, messieurs, songez à tenir le vôtre. Il n’y a pas deux manières d’observer la religion du serment : on le tient ou on le trahit. Au suffrage universel appartient seul, le cas échéant, le pouvoir de nous en relever. »

Palikao parvient cependant à poursuivre. Il déclare « que le maréchal Mac Mahon commande effectivement et non pas sous les ordres. » Il relève noblement la désignation faite de Trochu pour le gouvernement : « J’ai trop de confiance dans la loyauté et dans l’honneur de celui que vous avez désigné pour croire un seul instant qu’il consentit à accepter, contrairement au serment qu’il a prêté, la position que vous voudriez lui faire. » Un tel argument n’était pas de nature à déconcerter Jules Favre : « Cette position, riposte-t-il, c’est la France qui la lui donnerait, il n’aurait donc à violer aucun serment. »

La haine révolutionnaire se démasquait. L’illusion révolutionnaire s’étala aussitôt. Haentjens, étonné comme beaucoup d’autres, de ce que le gouvernement n’accompagnât ses graves révélations d’aucune mesure nouvelle, avait proposé l’appel sous les armes de tous les hommes mariés ou non, de vingt à trente-cinq ans. « La Prusse, avait-il dit, a jeté une partie de sa population armée sur la France, faisons de même. — Prenez l’âme de la nation, dit Jules Favre, en lui donnant la liberté. — On ne peut lancer les masses que révolutionnairement, » ajoute Garnier-Pagès.


X

La séance finissait quand la nouvelle du désastre de Sedan arriva officiellement au ministère de la Guerre et aux Tuileries : « L’armée est défaite et captive ; moi-même je suis prisonnier. — NAPOLEON. » Le directeur du télégraphe de Vougy allait d’ordinaire porter lui-même les dépêches à l’Impératrice. Il n’ose lui remettre celle-ci ; Chevreau se charge de la cruelle communication. Depuis le jour où le mouvement vers Bazaine avait été commencé, la malheureuse femme se soutenant par du café, essayant ensuite de trouver un peu de repos par le chloral, passait les journées entières la tête courbée sur une carte, hâtant le mouvement de sa pensée fiévreuse, tressaillant au moindre bruit, comme si on lui apportait la dépêche décisive. Elle était là, cette dépêche ! L’Impératrice fut foudroyée.

Cependant, dominant son désespoir, elle convoque en conseil ses ministres, les présidens des deux Chambres, les membres du Conseil privé. Si l’on avait voulu aller jusqu’au bout de la politique désespérée dans laquelle Palikao semblait s’être engagé le matin, les mesures à adopter étaient simples et s’imposaient sans longues délibérations. En premier lieu, demander au Corps législatif et au Sénat (le sénatus-consulte de régence du 17 juillet 1856 n’ayant pas prévu la captivité du souverain) de décider que l’article 9 serait applicable à ce cas, et que, jusqu’à la délivrance de l’Empereur, l’Impératrice régente exercerait, pour l’Empereur captif, l’autorité impériale dans toute sa plénitude, sans tenir compte des restrictions du décret constitutif de la régence, sauf les droits attribués au Conseil de la régence. En second lieu, annoncer que des plénipotentiaires allaient être immédiatement envoyés au quartier général allemand pour traiter de la paix et de la délivrance de l’Empereur. En troisième lieu, ajourner par décret le Corps législatif à une date déterminée, dans une ville à l’abri de l’invasion, et, par un autre décret, y transporter le gouvernement afin de lui assurer sa liberté d’action. Un gouverneur militaire, investi de pouvoirs dictatoriaux, suffisait à Paris.

Ces mesures adoptées, il fallait sur l’heure réunir le Corps législatif avant que la passion publique fût en émoi, de manière que le lendemain, à son réveil, la population de Paris et de la France apprit en même temps la catastrophe et les mesures qu’elle avait dictées.

On avait tous les moyens matériels nécessaires de soutenir cette vigoureuse politique. Il y avait à Paris 45 000 hommes de troupes, sans tenir compte de la masse inutile des isolés et des dépôts, et plus de 90 000 gardes nationaux. La garde nationale, si on la comptait pour un péril plutôt que pour une force, malgré les élémens très bons qu’elle contenait, pouvait n’être pas convoquée. Dans le 14e corps en formation, de jeunes soldats mal instruits sur lesquels on ne pouvait faire grand fonds rendaient nos 13 500 mobiles assez peu sûrs aussi, mais 9 000 marins et 10 à 12 000 sergens de ville, douaniers et gendarmes, 16 000 hommes des armes spéciales (artillerie et génie) suffisaient[3], s’ils se sentaient en mains et commandés avec décision, à tenir en respect les quelques milliers d’anarchistes et de repris de justice disposés à un coup de force que la grande majorité de la population redoutait. « Qui sait même, a écrit le républicain Taxile Delord, si, montant à cheval et parcourant tous les quartiers d’une ville qui contenait près de cent mille plébiscitaires et un peuple de femmes faciles à émouvoir, l’Impératrice, en prenant la parole comme mère, n’eût pas réussi à rallier une partie de la population autour de la souveraine ? »

Il reste donc probable qu’une résistance, à la fois matérielle et morale, pouvait réussir. Eût-elle échoué, comme c’était la seule attitude fière et digne, elle eût imprimé à la fin un caractère imposant et créé une belle légende ineffaçable d’héroïsme. La postérité admire celui qui, dans le naufrage, reste ferme à son timon, luttant jusqu’au bout ; ille in naufragio laudandus quem obruit mare davum tenentem et obnoxium. Mais les esprits de ceux qui dirigeaient notre nef en péril n’étaient point disposés à ces résolutions hardies. L’Impératrice n’était plus capable que d’effacement. « Avant tout, dit-elle, donnez l’ordre à la troupe de ne pas tirer. Il ne coule déjà que trop de sang français sur les champs de bataille ; qu’on n’en verse pas une seule goutte dans Paris pour ma défense personnelle. » Elle ajouta, ce qu’elle ne négligeait en aucune occasion de répéter : « Ne vous occupez pas de la dynastie, sauvez la France. Personnellement je ferai ce qu’on voudra. » Elle s’opposa avec non moins d’insistance à ce que le gouvernement fût emmené hors de Paris. « Il faut tomber, disait-elle, sans encombrer la résistance. Il ne faut pas, si certains hommes avaient assez peu de patriotisme pour profiter des événemens pour nous renverser, qu’on puisse dire un jour que, dans un intérêt dynastique, pendant que les Prussiens pénétraient sur notre territoire, nous avons fomenté en province la guerre civile. » Elle ne reconnut que la nécessité d’organiser un gouvernement hors de Paris. « La Chambre ira, dit-elle, mais moi je reste à Paris. »

Les conseillers de la Régente trouvèrent ce langage sublime et s’y associèrent. Il fut arrêté qu’il « n’y avait plus ni à défendre la dynastie, ni à agir en son nom, et que le seul devoir était de donner au Comité de défense le moyen de sauver le pays. » — « L’énergie ne nous manquait pas, a dit le ministre auquel j’emprunte ces expressions, Jérôme David ; nous avions des troupes fidèles, nous avions la garde de Paris, nous avions la gendarmerie, nous avions le corps des sergens de ville. Si nous avions voulu risquer une guerre civile pour conserver le pouvoir, je ne sais pas ce qui serait arrivé ; on peut toujours faire la guerre civile ! Eh bien ! nous n’avons pas voulu la faire. Nous avons préféré tomber et ne pas donner au monde le spectacle honteux d’une guerre civile au moment où il fallait lutter contre l’étranger. Je crois que nous avons bien fait. »

Dès qu’on ne voulait pas s’exposer à répandre le sang à Paris, ni à fomenter la guerre civile en province, comme il était hors de doute que le gouvernement allait être assailli, il n’y avait plus qu’à s’en aller et il ne restait à débattre que le mode de la disparition L’Impératrice abdiquerait-elle ? se laisserait-elle éliminer par l’assemblée ou chasser par la rue ? Une abdication formelle était impossible à une Régente. L’Impératrice abdiquait autant qu’il était en elle depuis le 9 août ; il y avait de la cruauté à lui demander un acte formel qui excédait ses pouvoirs. L’eût-elle accordé, il eût été sans valeur.

L’option n’était donc qu’entre le renversement par la Chambre et le renversement par la rue. On comprend que les ministres n’aient pas été pressés de se prononcer entre les deux hypothèses et comme, en dehors, ils n’avaient quoi que ce soit de sérieux à proposer, ils décidèrent qu’ils ne décideraient rien. Le Corps législatif ne serait pas réuni d’urgence dans la nuit, mais seulement le lendemain à midi ; une proclamation serait rédigée, les troupes formées en province seraient dirigées sur Paris et une armée de 300 000 hommes serait organisée derrière la Loire. Et ils s’ajournèrent à huit heures du matin.


XI

Aux Tuileries, à l’issue du Conseil, on s’entretint de Trochu. L’Impératrice avait paru d’abord peu empressée d’entrer en conversation avec lui. Elle avait envoyé un de ses chambellans, Marnesia, lui porter la nouvelle. Trochu était aux fortifications, mais son chef d’état-major, le général Schmitz, avait reçu le chambellan et s’était rendu aussitôt avec lui aux Tuileries. Après sept à huit minutes d’attente, Marnesia vint annoncer que l’Impératrice était dans un tel désespoir qu’elle ne pouvait le recevoir. Le général Schmitz pria le chambellan d’insister, lui faisant observer que c’était précisément dans des situations semblables qu’on avait besoin de ses amis. Mais, au bout de quelques instans, Marnesia revint avec Conti et répéta : « Général, n’insistez pas davantage ; l’Impératrice est dans un tel état d’angoisse qu’elle ne peut vraiment pas vous recevoir. — Je le regrette beaucoup, répondit le général, j’étais venu lui apporter ma part d’action et de dévouement. »

Dans l’incertitude du parti à prendre, dans l’écroulement universel, une seule évidence apparut cependant. C’est que, quoi qu’on résolût de faire, le concours absolu de Trochu était indispensable. Après avoir paru si peu empressé à recevoir son représentant, on chargea Chevreau d’aller l’amadouer et de le prier de venir.

Lorsque Chevreau lui apprit notre désastre et fit appel à son dévouement, le général ne se montra pas étonné d’une catastrophe qu’il avait prévue dès le 17 août. Chevreau le suppliant de se rendre auprès de l’Impératrice, il répondit sèchement qu’il descendait à peine de cheval, qu’il n’avait pas dîné, qu’il s’y rendrait plus tard. Jurien de la Gravière, survenu ensuite, n’obtint pas une réponse plus favorable : « J’ai besoin de réfléchir. » Il ne croyait pas, ajouta-t-il, qu’il pût honorablement se présenter à une femme livrée au plus violent et au plus légitime désespoir, pour lui parler d’une catastrophe qui la perdait sans retour.

L’appel à Trochu n’avait pas été fier : celui qu’on adressa à Thiers fut plus encore irréfléchi. Comment pouvait-on croire que cet homme avisé, qui, après tant d’années, allait tenir sa revanche des avanies de 1851 et des hostilités des dernières années, désarmerait à la prière d’une impératrice irrévocablement perdue ? C’est cependant ce qu’on laissa la Régente essayer dans la soirée du 3 septembre. Après avoir confié à Chevreau le soin d’adoucir Trochu, elle eut la surprenante idée de prier un de ses amis, Mérimée, resté en relations amicales avec Thiers, d’aller lui offrir le pouvoir. « Les dynasties ne vous occupent pas, dit Mérimée, vous ne regardez qu’à l’état des affaires. Eh bien ! l’Empereur est prisonnier, il ne reste qu’une femme et qu’un enfant : quelle occasion pour fonder le gouvernement représentatif ! — Après Sedan, répondit Thiers, il n’y a rien à faire, absolument rien. » Il refusa ses conseils et son concours. « L’Impératrice n’aurait rien à gagner à me consulter ; elle ferait une démarche peut-être pénible et sans résultat utile pour elle. Certes, mon respect ne lui manquerait pas, mais m’appeler serait pousser un cri de détresse sans aucun profit. »

Rouher, qui n’avait plus aucune illusion, ne voyait plus rien à tenter. Rentré au Luxembourg il appelle Ferdinand Barrot, le Grand Référendaire du Sénat, et lui dit : « Je sors du Conseil ; pour moi, la déchéance est une affaire réglée ; demain, nous aurons une révolution ; allez demander de la troupe de ligne au général Soumain. »

Schneider, au contraire, voulait agir. Esprit sagace, il voyait, comme les ministres, que le pouvoir de la Régente, frappé à mort, n’était plus défendable. Mais il pensait que la prise de possession de ce pouvoir par la Chambre résoudrait de graves difficultés et il souhaitait, afin de mettre tout le monde à l’aise, que la dépossession inévitable de l’Impératrice s’opérât de son consentement et qu’on conservât une apparence de régence impériale. Un message de la Régente à la Chambre élective aurait dit : « Depuis le départ de l’Empereur, je gouverne en vertu de pouvoirs limités et délégués. Ces pouvoirs sont devenus insuffisans pour faire face aux nécessités de la situation. Je ne puis en demander le complément à l’Empereur, qui a cessé d’être libre, ni au pays, auquel il est impossible de faire appel au milieu de la crise terrible que nous traversons. En conséquence, je remets au Corps législatif, qui est l’émanation la plus directe du suffrage universel, l’exercice du pouvoir exécutif, en l’invitant à constituer une Commission de gouvernement. Dès que cela sera possible, le pays sera consulté. »

Pendant une courte interruption du Conseil, Schneider avait indiqué à l’Impératrice ce remède extrême sans y insister cependant, car il ne lui parut pas du goût de celle qui l’entendait. Rentré à la présidence, quoiqu’il eût participé à la délibération du Conseil des ministres qui fixait la séance du Corps législatif le lendemain à midi, il se demanda s’il n’encourrait pas une responsabilité sérieuse en différant un seul instant d’instruire l’assemblée du fait désastreux dont il venait d’avoir la certitude officielle ? En attendant que ses anxiétés aboutissent à une résolution, il ordonna, à tout événement, de préparer des lettres de convocation sans désigner l’heure.

De leur côté, les députés de la Gauche et du Centre gauche se réunirent dans un bureau de la Chambre et ne tardèrent pas à se mettre d’accord. Kératry, qui avait poussé à la guerre et en était au désespoir, essayait de se le faire pardonner par l’excès de son langage et de ses propositions. Il demanda ouvertement la proclamation de la République et le jour même offrit au général Le Flô le ministère de la Guerre dans le nouveau gouvernement. « Si l’Impératrice, dit-il, ne veut pas reconnaître que Napoléon III est désormais impossible, il faudra agir les armes à la main. » Grévy se récria : à ses yeux, la population honnête de Paris, efféminée par l’Empire, n’était pas capable d’un mouvement viril. Jules Simon, Jules Favre, Picard pensaient de même et ils jugèrent l’action brutale encore prématurée. Ils ne trouvaient pas la succession bonne à recueillir ; la République arriverait beaucoup mieux une fois les Prussiens chassés. Ils étaient convaincus que des élections régulières, faites sous le coup des événemens, l’amèneraient infailliblement, et que, si l’assemblée était renversée par l’émeute, l’arrivée au pouvoir de Delescluze, du parti Blanqui était à redouter. Ils voulaient écarter l’action des foules parce qu’on ne sait jamais où elles s’arrêtent. Ils craignaient enfin la résistance du gouvernement et Palikao leur inspirait encore de la terreur. Quelque débile que parût le ministère, ils ne le soupçonnaient pas capable de tomber au degré d’anéantissement où il allait arriver ; pas un ne supposait qu’on leur livrerait la place sans combat, et ils savaient bien que, dès qu’il y aurait un combat, ils seraient écrasés. Par prudence donc, ils voulaient obtenir la révolution de la Chambre, de façon que, abrités derrière elle, ils eussent le succès sans le péril.

Ils arrêtèrent le plan suivant : On proposerait la déchéance de l’Empereur et la prise du pouvoir par le Corps législatif ; une Commission exécutive serait nommée par la Chambre, et elle ne se montrerait pas exigeante sur les choix ; aucun membre de la Gauche n’y entrerait. On y placerait Schneider et Thiers, si on l’y décidait ; on y conserverait Palikao ; on y ajouterait un ou deux membres de la majorité, et on constituerait ainsi « une sorte de gouvernement provisoire qui aurait l’avantage de ne pas rompre complètement le lien avec le passé et de continuer l’ordre légal. » Les révolutionnaires, tardivement avertis de la défaite de Sedan, n’étaient pas encore prêts. Ils n’avaient pas eu le temps de donner le mot d’ordre ; l’agitation qu’ils avaient essayée dans la soirée avait avorté. Sur le boulevard, sous les fenêtres de Trochu, quelques milliers d’individus avaient, sans succès, hurlé : « La déchéance ! Vive la République ! » ils n’avaient réussi à entraîner ni la multitude ni Trochu. Il fallait les devancer et brusquer la solution avant que ces braillards ne se missent en route vers le Corps législatif. Personne ne s’attendait à une séance de nuit : il fallait la convoquer. Les mesures décisives y seraient adoptées et, le lendemain au jour, Paris se réveillerait sous un nouveau gouvernement installé et armé.

Dans les crises suprêmes des gouvernemens, il se rencontre toujours un homme dont l’office est d’amener la débâcle. Cet homme est d’autant plus dangereux qu’il appartient au régime menacé, et que c’est en se targuant de son dévouement qu’il entraine les indécis et ceux qui ne demandent qu’un prétexte pour sortir de l’édifice branlant. Ce rôle fut rempli, on sait avec quel succès, en 1815 par Fouché. Ce fut Dréolle qui s’en acquitta en 1870, avec moins d’éclat, mais avec autant d’efficacité. Dréolle, journaliste médiocre, orateur nul, s’était avancé en se faisant un des bravi de plume que Rouher entretenait pour harceler ses ennemis. Cela l’avait conduit à la députation. On a vu avec quelle fougue il s’était associé à la déclaration de guerre. Depuis que l’affaire avait mal tourné, il essayait de se rattraper. A l’annonce de la défaite de Sedan, il avait tenu dans les couloirs les plus méchans propos : « Pourquoi n’est-il pas mort ? » Puis il avait propagé l’idée d’un Conseil de gouvernement, d’une dictature militaire. « Si Cavaignac existait encore, disait-il, j’irais le trouver. » Il rencontra une aide active en Kératry qui, par les mêmes raisons, était dans des dispositions analogues : prêt à tout pour se faire pardonner d’avoir défendu la guerre. Kératry avait associé à ses menées Dalmas, qui ne pardonnait pas à l’Impératrice de l’avoir exclu du cabinet de l’Empereur, en s’opposant à ce qu’il prît la succession de Mocquard, et qui assurait le concours d’une partie considérable du Centre gauche. Dréolle apportait celui de la Droite.

Tous trois, escortés de quelques naïfs ou trembleurs des diverses nuances de l’assemblée, se rendirent auprès de Schneider. Kératry réclama la convocation immédiate : « Cela n’offrait pas de difficultés pratiques ; la grande majorité des députés, anxieuse de nouvelles, se trouvant dans la salle des conférences et dans les couloirs. » Dréolle le soutint vivement : « Demain, il sera trop tard pour aviser : un gouvernement provisoire aura surgi en dehors du parlement, et le pays sera livré à d’effroyables aventures. » Jules Favre, Picard vinrent appuyer la demande. Schneider émit pour la forme quelques objections. Cette convocation de la Chambre était son désir intime : il se laissa convaincre. Il ne se croyait pas en droit, dit-il, d’éluder la volonté des mandataires de toutes les fractions de l’assemblée. Il prévint les ministres par des imprimés personnels, puis lança des lettres de convocation pour une séance de minuit.


XII

Les ministres, sortant la plupart de leur lit, arrivèrent à la Chambre en se frottant les yeux. Ils s’entassèrent, de fort méchante humeur, dans le cabinet de Schneider ; Palikao surtout était mécontent. Dréolle lui ayant parlé de constituer un Conseil de gouvernement, afin de ménager à l’Empereur un pouvoir sauvegardé par un effacement provisoire, il jugea avec raison le projet révolutionnaire et ne voulut rien entendre. Et, comme on le menaçait de l’invasion de la rue : « J’ai 40 000 hommes pour dégager la Chambre, dit-il. Je ne me rendrai pas à cette séance. » Il eût mieux valu, en effet, qu’il ne s’y rendît pas. Il y vint néanmoins avec les autres. Schneider l’y avait décidé en obtenant de Jules Favre, par lequel il avait été informé du dépôt de la proposition de déchéance, que la Gauche n’insisterait pas pour sa discussion immédiate et accepterait le renvoi au lendemain.

Ce que les promoteurs de la séance de nuit avaient espéré se réalisa. Aucune manifestation révolutionnaire ne troubla la liberté des délibérations. Le rassemblement qui, sur les boulevards et au Louvre, n’avait pu entraîner la foule, avait fini par se rabattre, en bandes plus tumultueuses que considérables, sur le Corps législatif. Lorsqu’elles y arrivèrent, le quai était absolument désert ; les députés délibéraient. Elles répétèrent les cris : « La déchéance ! Vive la République ! » Elles parurent, dans le silence et les ombres de la nuit, plus effrayantes qu’elles n’étaient. Une centaine de députés, en attente dans la salle des conférences, accoururent se rendre compte. Parmi eux était Gambetta. Il monta sur une chaise à l’intérieur de la grille et se mit à haranguer les manifestans. Il les engagea à rentrer chez eux : « Vive la République ! » lancèrent encore quelques voix. — « Vous avez tort, gronda-t-il : lorsque le moment sera venu de proférer ce cri, je ne me laisserai devancer par personne ; mais il ne faut pas que la République hérite des malheurs qui viennent de fondre sur notre patrie. Ne songeons aujourd’hui qu’à repousser l’ennemi qui menace de nous envahir. Comptez sur moi, comptez sur nous, et nous vous promettons que, dans les circonstances graves où nous sommes, personne de nous ne faillira à son devoir. » Ces paroles sont bien accueillies, Gambetta descend de sa chaise, et les députés conservateurs lui prennent les mains, en le remerciant : « Vous avez tenu un excellent langage ! »

L’un d’eux, informé de l’acquiescement de Schneider à la séance de nuit, lui dit à l’oreille : « Annoncez-leur cela ; cela les calmera » Gambetta remonte sur sa chaise et donne la nouvelle ! On lui répond par des bravos frénétiques : « Vive Gambetta ! Vive le Corps législatif ! — Maintenant, reprit Gambetta, je vous en conjure, retirez-vous. Laissez les représentans de la nation délibérer. Dégagez cette grille. Je vous le répète, nous saurons tous faire notre devoir ! » La majorité des manifestans se retira sans un murmure, ni un cri, et ceux qui restèrent se répartirent pacifiquement sur la place de la Concorde en groupes peu nombreux.

Schneider était entré dans la salle en redingote et en cravate noire, sans grand cordon ; le roulement de tambour réglementaire ne l’avait pas annoncé ; dans les tribunes désertes, on n’apercevait qu’une dame ; les députés entraient sans dire une parole, la consternation peinte sur le visage ; un silence morne régnait. Dès que le président eut, en lisant avec peine une note écrite, expliqué les raisons et l’objet de la convocation, Palikao se leva et dit d’un ton amer : « L’armée, après d’héroïques efforts, a été refoulée dans Sedan ; elle a été environnée par une force tellement supérieure qu’une résistance était impossible ; l’armée a capitulé, et l’Empereur a été fait prisonnier… En présence de ces événemens si graves, si importans, il ne nous serait pas possible, a nous ministres, d’entamer ici une discussion relative aux conséquences sérieuses qu’ils doivent entraîner. Par conséquent, nous demandons que la discussion soit remise à demain. Vous comprenez que nous n’avons pu nous entendre entre nous, car on est venu m’arracher de mon lit, pour m’annoncer qu’il y avait séance. » On se regardait avec stupeur ; plus d’un se rappelait que, le soir où arriva à Paris la nouvelle de Wœrth et de Forbach, les précédens ministres, au lieu d’aller se coucher, avaient immédiatement convoqué les membres du Conseil privé, les généraux Chabaud-Latour, Trochu, et avaient, sous la présidence de l’Impératrice, passé la nuit en délibérations, de telle sorte que la population avait appris en même temps et les défaites et les mesures adoptées pour en conjurer les conséquences.

Aucun membre de la majorité n’était prêt à prendre l’initiative que le ministère ne prenait pas, et de toutes parts, en présence du désarroi gouvernemental, on cria : « A demain ! » Les députés de la Gauche, rassurés par cette attitude d’indécision, n’insistèrent pas. Eux, du moins, voulaient que le matin la France apprît, avec la catastrophe, leurs résolutions. Jules Favre monta à la tribune et, au nom de vingt et un de ses collègues, lut la proposition suivante :

ARTICLE PREMIER. — Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie sont déchus du pouvoir. — ART. II. — Une Commission sera nommée dans la Chambre, qui aura pour but de résister à outrance à l’ennemi, de le chasser du territoire. — ART. III. — Le général Trochu sera maintenu dans son poste de gouverneur de Paris.

Ces mots lentement scandés résonnèrent dans le silence de la nuit comme un glas funèbre. Les ministres auraient dû repousser avec véhémence cette motion, réclamer la question préalable, affirmer, en quelques paroles enflammées, le droit de l’Empereur, et donner un témoignage de fidélité au prisonnier. Pinard seul fit entendre une brève protestation sur la procédure : « Nous pouvons proposer des mesures provisoires, dit-il, nous ne pouvons prononcer la déchéance. » On admira ce vaillant, on ne le soutint pas, et la majorité sanctionna, du silence de la peur, la proposition de déchéance de l’Empire et de l’Empereur.


XIII

Vous pensez peut-être qu’au sortir de la séance, les ministres, placés en sursaut en face du péril, vont cette fois se réunir, délibérer, aviser afin que leur réveil du matin ne soit pas une surprise plus désagréable que leur réveil de la nuit ? Ils sont trop stoïques pour s’émouvoir. « Il était deux heures du matin, a raconté Palikao ; je suis rentré me coucher. » Donc, bonne nuit !

Quelle couardise ! quelle incapacité ! ai-je souvent entendu dire avec colère au récit de cette conduite pendant ces heures tragiques. Ce jugement est injuste. Dans leur grande majorité, les membres du Cabinet du 10 août n’étaient ni couards, ni incapables ; quelques-uns même étaient fort braves et très intelligens. Un d’entre eux, Brame, donne les motifs réels de leur attitude : « Lors de chaque mauvaise nouvelle que nous recevions, le prince de la Tour d’Auvergne, mon voisin au Conseil, me répétait : « Tout s’écroule. » Et en effet tout s’écroulait depuis la déclaration de guerre. L’heure du renversement paraissait être irrévocablement arrivée. Il faut donc bien le reconnaître, personne n’était jaloux d’engager son existence ou sa responsabilité au milieu des désastres qui nous menaçaient de toutes parts. On vient souvent nous dire aujourd’hui : Pourquoi n’a-t-on pas proposé telle chose ? Je serais fort en droit de répondre : « Mais pourquoi ne l’avez-vous pas fait vous-mêmes ? Pourquoi n’en avez-vous pas au moins donné l’idée ? »

L’abstention des ministres serait inconcevable sans cette explication. Comme l’Impératrice, ils estimaient toute résistance vaine ; ils ne se croyaient pas le droit de conseiller l’abdication ; ils répugnaient à s’associer à la déchéance ou à la faciliter, quoiqu’elle leur parût inévitable, et ils attendaient. Quoi ? qu’un emportement de l’assemblée, qu’une secousse de la rue les dispensât de la cruelle nécessité d’adopter une résolution qui, quelle qu’elle fût, serait subversive des institutions confiées à leur loyauté.

Dans les situations périlleuses, il n’y a jamais qu’un parti efficace. Dès qu’on ne le devine pas, quoi qu’on décide, on ne peut rien faire de bien, on est condamné à périr. Telle était la condition du ministère Palikao. Après nos premiers désastres et la retraite de Bazaine, il n’y avait encore qu’un seul parti à adopter : rappeler à Paris l’Empereur et l’armée de Mac Mahon. Dès qu’on ne l’avait pas compris, ce n’étaient pas quelques mesures plus ou moins bien prises qui empêcheraient la ruine inévitable. Les ministres, écrasés du poids de leur responsabilité, le sentaient mieux que tous et, désespérés, ils s’abandonnaient à l’imprévu. De plus, Palikao, brisé par la nouvelle, heureusement fausse, de la mort de son fils, avait à peine la force de dominer sa douleur et de penser à l’intérêt public. Mécontent de l’Empereur, sans sympathie pour l’Impératrice, il présidait à l’écroulement avec une morne indifférence. Enfin l’Impératrice ne se dissimulait pas que le seul usage qui lui restât à faire de son pouvoir, si on le lui maintenait, était d’ouvrir des négociations pour la paix ; elle se rendait compte que cette paix serait achetée par de durs sacrifices et probablement par une cession de territoire, plus ou moins importante ; elle ne voulait pas s’y résoudre, elle préférait se laisser aller à la chute, et passer à d’autres cette tâche cruelle.

Schneider, moins résigné que les autres, veilla plus longtemps. Le projet qu’il avait indiqué à l’Impératrice avait été agréé par Buffet, Daru, Talhouet et une partie du Centre gauche. Buffet en exposa les avantages avec sa forte éloquence dans la salle des Conférences. Schneider, charmé d’un tel auxiliaire, lui dit : « Pourquoi ne viendriez-vous pas demain aux Tuileries, avec quelques-uns de vos collègues, présenter vous-même, à l’appui de cette proposition, les motifs que vous donnez et qui me paraissent très sérieux ? » Buffet et ses amis pensèrent qu’il ne leur appartenait pas de faire spontanément une telle démarche et d’aller offrir à l’Impératrice des conseils qui n’étaient ni demandés, ni attendus. Schneider les pria de se trouver à la salle des Conférences le lendemain à neuf heures, de manière que, si l’Impératrice, à qui on soumettrait leur projet, désirait les entendre, on pût les appeler sans perte de temps.

Les meneurs révolutionnaires veillèrent plus tard que tous. Formés en groupes, ils étaient demeurés sur la place de la Concorde. Comme ces groupes n’étaient pas compacts, Thiers crut qu’il serait possible à un cheval rapide de les traverser sans encombre, et il offrit à Jules Favre de le prendre avec lui. Les violens de la bande s’élancèrent après la voiture, l’atteignirent vers le Garde-meuble, se jetèrent à la tête du cheval, hurlant : « Arrêtez ! arrêtez ! tuez le cheval ! » Ayant reconnu Thiers et son compagnon, ils crièrent : « Sauvez-nous ! sauvez-nous ! la déchéance ! la déchéance ! » Thiers leur répondit que la déchéance serait votée, mais que, s’ils voulaient l’obtenir, ils ne devaient pas se rendre effrayans. On l’acclama. Un vigoureux coup de fouet dégagea son cheval et il continua sa route. ! Les émeutiers disséminés employèrent le reste de la nuit à convoquer leurs acolytes devant le Corps législatif pour le lendemain à midi.

Les légitimistes et les orléanistes n’avaient pas dormi non plus. Impatientés des tergiversations de l’assemblée et des prudences de l’Opposition, ils voulaient, eux aussi, un renversement violent de l’Empire et une dissolution par la violence du Corps législatif. Ils passèrent la nuit à se concerter et se donnèrent rendez-vous pour le lendemain, au Palais-Bourbon. Par une coïncidence née de la force des choses et, je le crois, sans concert préalable, une conduite semblable fut donc adoptée dans les bouges blanquistes et dans les conciliabules monarchiques. Des deux côtés, on convint de se présenter en gardes nationaux non armés. On réussirait mieux ainsi à paralyser la troupe, à la pénétrer, et à pratiquer dans ses rangs la brèche par laquelle passerait la multitude. Le Siècle donna le mot d’ordre. Il annonça « que rendez-vous était pris par des milliers de gardes nationaux pour se présenter sans armes, à deux heures, devant le Corps législatif[4]. »


XIV

A son lever, le 4 septembre, par un temps d’automne radieux et doux, la population parisienne lut sur les murs la proclamation suivante : « Français ! Un grand malheur frappe la patrie. Après trois jours de luttes héroïques soutenues par le maréchal Mac Mahon contre 300 000 ennemis, 40 000 hommes ont été faits prisonniers. Le général de Wimpflen, qui avait pris le commandement de l’armée en remplacement du maréchal Mac Mahon grièvement blessé, a signé une capitulation. Ce cruel revers n’ébranle pas notre courage. Paris est aujourd’hui en état de défense ; les forces militaires du pays s’organisent. Avant peu de jours, une armée nouvelle sera sous les murs de Paris ; une autre armée se forme sur les rives de la Loire. Votre patriotisme, votre union, votre énergie sauveront la France. L’Empereur a été fait prisonnier dans la lutte. Le gouvernement, d’accord avec les pouvoirs publics, prend toutes les mesures que comporte la gravité des événemens. » Presque en même temps, Paris apprit par le Journal officiel la demande de déchéance.

Qu’allait faire le gouvernement ? À cette heure où tous les partis savaient ce qu’ils voulaient, seul le Cabinet l’ignorait encore. La Gauche, le Centre gauche demandaient la déchéance et la constitution par le Corps législatif d’un gouvernement provisoire, sous ce titre qui réserverait l’avenir : le Gouvernement de la Défense Nationale. La Droite s’était d’abord résignée, puis ralliée avec ardeur à cette combinaison, demandant seulement qu’on lui facilitât la transition. Les révolutionnaires jacobins, blanquistes, communistes, orléanistes et légitimistes voulaient, en même temps que la déchéance de l’Empire, celle du Corps législatif : ils ne reconnaissaient qu’à eux-mêmes le droit de constituer un nouveau gouvernement et ils entendaient que ce gouvernement fût la République. Personne ne songeait à défendre l’Empire, pas plus les ministres que les autres : ils attendaient seulement d’avoir la main forcée. C’est à peine s’ils organisèrent un simulacre de défense du Corps législatif.

Si l’on avait voulu prendre des mesures sérieuses, on aurait, comme nous le fîmes le 9 août, appelé au Conseil des ministres le gouverneur de Paris, le préfet de police, le commandant de, la garde nationale, et ensemble on aurait assigné à chacun nettement, sous forme d’ordre militaire, la part à prendre dans l’exécution d’un plan politique et militaire ; ordre aurait ensuite été donné à Trochu et à La Motterouge de se rendre de leur personne, comme fit Baraguey d’Hilliers le 9 août, au Corps législatif, s’assurer que les dispositions arrêtées étaient bien prises et animer le zèle des officiers, des soldats, des agens, qui devraient les exécuter. Le général Trochu, sans nul doute, eût exécuté de tels ordres, car il était attaché au devoir militaire et les troupes, au 4 septembre, auraient accompli leur devoir comme au 9 août. Rien de pareil n’eut lieu, et l’on continua à tenir Trochu à l’écart.

Dès six heures du matin, Plichon, s’étant présenté chez lui, lui avait dit : « Le pouvoir vient à vous ; la Chambre va vous le conférer ; ne le recevez pas de la rue. » Trochu protesta avec vivacité qu’il ne songeait pas à le recevoir ainsi. Il était sincère, car ses idées le rapprochaient beaucoup plus de la majorité du Corps législatif que de la Gauche. Calmé par la nuit, et par cette conversation, il se rend auprès de l’Impératrice. Il lui dit que l’heure des grands périls était arrivée et qu’il ferait ce qu’il devait. Seulement il ne dissimule pas qu’il ne croit pas une lutte possible entre la force publique et la population : on était dans l’une de ces circonstances de péril et d’angoisses publiques où les troupes ne tiennent pas et se laissent pénétrer sans tenter aucun effort pour arrêter les foules. L’Impératrice ne le contredit pas, l’écoute avec une bienveillance distraite et lui laisse pressentir qu’elle est décidée à remettre ses pouvoirs à la Chambre. Trochu, convaincu que telle serait la décision adoptée au Conseil et qu’il allait être investi du pouvoir, l’annonce à Jurien de la Gravière qu’il rencontre en sortant : « Il ne reste à l’Impératrice, ajoute-t-il, qu’à se retirer à l’Elysée. Je prendrai les mesures nécessaires à sa sûreté. »

Rentré au Louvre, il ordonne à ses officiers de se réunir autour de lui, chevaux sellés, et il attend. Nul ordre, nul avis ne vient. La Motterouge, chef de la garde nationale, attendait aussi, en permanence à l’état-major de la place Vendôme depuis six heures. Ne recevant rien, il se contente d’envoyer au Corps législatif les deux bataillons qui normalement étaient destinés à ce service (15e et 18e) (10 h. 30).

Le général Soumain n’est pas appelé non plus. Palikao lui écrit seulement que les dispositions prises la veille ne seraient pas suffisantes pour la protection du Corps législatif, et qu’il fallait augmenter le nombre des troupes. Aucune indication, du reste, sur la nature du mouvement qu’on redoutait. Soumain avait envoyé la veille un bataillon sous les ordres d’un colonel ; il croit faire assez en envoyant sous les ordres du général de Caussade deux bataillons d’infanterie, deux bataillons de gendarmes à pied et trois à quatre escadrons de gendarmes à cheval. Il établit de plus deux bataillons en réserve à la caserne des Invalides, un à la caserne Napoléon, et consigne les troupes dans toutes les casernes, faisceaux formés, sacs au côté.

Cent douaniers et la compagnie de gendarmerie de la rue de Tournon furent préposés à la défense du Sénat, et les troupes de la Garde à celle des Tuileries. Pietri, le préfet de police, choisit huit cents de ses agens les plus braves, dirigés par quatre commissaires de police éprouvés et, faisant un appel chaleureux à leur dévouement, les chargea de seconder les troupes. Des gardes de Paris à pied et à cheval et deux cents inspecteurs divisionnaires leur furent encore adjoints[5].

C’était la possibilité d’entourer le Corps législatif et les Tuileries d’au moins 10 000 hommes sûrs. On se contenta pour le Corps législatif de 2 500 hommes et, pour les Tuileries, de 1 000 agens de police et d’hommes de la Garde. Néanmoins, ces troupes étaient plus que suffisantes à repousser toute attaque, pourvu qu’elles fussent mises sous des chefs ayant de l’autorité et prêts à assumer les responsabilités. Tel était le général placé aux Tuileries, Mellinet, un de nos plus solides divisionnaires. Tel n’était pas, au dire de Palikao, le général de Caussade, envoyé au Corps législatif, brave homme, âgé, lourd. Pourquoi, si on le jugeait ainsi, l’avoir mis dans un poste qu’il était incapable de remplir ? Ce choix du chef à mettre en tête d’une troupe en un jour difficile est une affaire majeure.

Le président de la Commission d’enquête parlementaire sur le 4 septembre a exprimé, sur cette façon sommaire de préparer une défense sérieuse, le jugement qui sera celui de l’histoire. Il dit à l’ancien ministre : « Tout cela a été fait bien légèrement ! — Très en l’air, répondit Palikao, les événemens étaient bien en l’air aussi. » A la bonne heure. Il n’y a rien à ajouter à un tel aveu.


Les préparatifs politiques ne furent pas moins en l’air que les dispositions militaires. Depuis le matin, l’Impératrice avait été assaillie d’amis dévoués qui, au nom de leur dévouement, lui conseillaient de n’être pas brave afin de leur laisser la facilité d’être lâches. Depuis plusieurs jours déjà, Emile de Girardin, qui, semblable à l’aumônier des dernières prières, portait à tout pouvoir en détresse le conseil de se suicider, proposait l’abdication. Guéroult, dans l’Opinion Nationale, s’étonnait que cet avis n’eût pas encore prévalu ; Lesseps, s’autorisant de ses liens de parenté, y poussait avec énergie. On ne peut pas dire que l’Impératrice s’y refusait. Si elle ne consentait pas à une abdication formelle, elle était disposée à l’équivalent. Elle le prouva en priant Metternich, l’ambassadeur d’Autriche, de renouveler auprès de Thiers la démarche faite inutilement la veille par Mérimée. Metternich fut pressant : « L’Impératrice, dit-il, avait toujours déploré qu’on eût arrêté Thiers au coup d’Etat ; elle n’était pour rien dans la manière dont on l’avait combattu à Paris ; c’est Persigny qui l’avait voulu ; elle était prête à renoncer à tout pouvoir en sa faveur et elle demandait ses conseils[6]. » Thiers répéta qu’après Sedan il ne savait plus quels conseils donner. Et il n’en résulta entre les deux interlocuteurs qu’un échange de réflexions fort tristes.

Cependant il fallait se décider à dire quelque chose au Corps législatif. Le Conseil des ministres, réuni le matin à huit heures, en délibéra. L’Impératrice s’assit sur son fauteuil ; Chevreau se pencha vers elle : « Eh bien, Madame ? » l’interrogeant sur ce qu’avait dit Trochu. Elle ne répondit rien, tourna la tête et leva les yeux au ciel.

Jérôme David débuta par proposer formellement l’abdication. Duvernois le combattit vivement ; l’idée fut écartée, et, après beaucoup de détours, on s’arrêta au projet suivant : — « I. Un Conseil de régence et de défense nationale est institué. Ce Conseil est composé de cinq membres ; chaque membre de ce Conseil est nommé à la majorité absolue par le Corps législatif. — II. Les ministres sont nommés, sous le contre-seing des membres du Conseil. — III. Le général comte de Palikao est nommé lieutenant général de ce Conseil. » Ce projet impliquait la déchéance de l’Empereur, de l’Empire, des institutions constitutionnelles, et de la Régence elle-même : ce n’était pas l’adaptation aux circonstances de la régence impériale, c’était la création d’une régence nouvelle au profit de Palikao.

Il ne pouvait pas entrer dans l’esprit des ministres qu’une telle chimère serait accueillie. Si on l’avait présentée à l’improviste dans la séance de nuit, peut-être aurait-elle pu avoir quelque chance. Mais, depuis ce moment, les idées avaient marché, et il était téméraire de compter même qu’on en discuterait. La Droite ne voulait pas plus du nom de la régence que de la chose ; tout le monde était d’accord que le pouvoir dominant devait passer à la Chambre. Sur toutes les lèvres, il n’y avait qu’un nom, celui de Trochu. En dehors de lui, aucune combinaison ne semblait viable. Thiers seul était en état de contrebalancer la popularité du général, et encore l’entreprise n’eût pas été certaine.


XV

Dès dix heures du matin, les meneurs se dirigèrent vers la Chambre. Ceux qui purent se procurer des billots ou se recommander de quelque député, ceux qui, en leur qualité d’anciens députés, avaient droit à une place, les journalistes grands et petits, s’introduisirent dans les couloirs, les salles de conférences et les tribunes. Presque tous les chefs légitimistes, orléanistes, républicains furent de ce nombre. Les meneurs populaires, qui ne purent à un titre quelconque forcer une consigne devenue cependant bien tolérante, s’établirent auprès des grilles du Corps législatif ou à proximité. Là se placèrent notamment les chefs blanquistes et les internationaux, Millière, Delescluze, Régère, Miot.

Derrière eux roulait le flot humain, presque tout Paris, semblable à une formidable marée montante. Dans cette mer humaine, comme dans l’autre mer, on distinguait un courant rapide qui marquait son sillon ininterrompu à travers la surface unie : c’étaient les groupes organisés. On y voyait les anarchistes à la barbe touffue, au regard farouche ; les voyous à blouse blanche, éclaireurs de toute émeute ; les souteneurs effrontés et les repris de justice gouailleurs ; les orateurs des réunions publiques, le nez au vent ; les avocats jacobins aux airs importans ; les affamés d’ambition ou de vengeance, radieux. A travers ces divers groupes se glissaient, les écoutant et les excitant tour à tour, des messieurs en redingote, coiffés de képis neufs (signe de ralliement des chefs), dont les manières d’éducation supérieure se décelaient, malgré l’application à ne point se distinguer du commun. La foule émue, inquiète, troublée, mais sans mauvaise colère ou dessein prémédité, accompagnait, allant aux nouvelles plus qu’à l’action, aussi facile à retenir qu’à lancer, disposée à subir les impulsions, nullement prête à les donner.

L’accès du Corps législatif était interdit au public, gardé jusqu’à une certaine distance par des gendarmes à pied et gardes de Paris. Derrière les uns et les autres, étaient massés, comme soutiens, les sergens de ville, et derrière la grille d’entrée, sur le quai et sur la rue de Bourgogne, des soldats de ligne. Des émeutiers, déguisés en gardes nationaux ou vêtus en civil, arrivaient par petits groupes. Comme le pont était barré, ils s’entassaient sur la place ou sur le quai des Tuileries. Les nouvelles à sensation circulaient : la République était proclamée à Lyon et à Marseille avec la complicité de la troupe ; l’Impératrice avait envoyé son abdication à la Chambre.

Dans la salle des conférences frémissaient confusément les colloques passionnés, les controverses ardentes en va-et-vient agité. Des exclamations et des interrogations ; un échange fiévreux de renseignemens et de projets ; des rapprochemens inattendus ; des délaissemens subits qu’on ne prenait pas la peine d’expliquer ; les plus ardens naguère à aduler devenus les plus déchaînés à maudire ; enfin le sauve-qui-peut personnel en son implacable impudence. Les députés de la majorité se communiquaient avec consternation, les députés de la Gauche avec triomphe, les nouvelles de Marseille et de Lyon qui se confirmaient[7]. Dans la salle des Pas-Perdus et les couloirs, un grand nombre de gens étrangers à la Chambre ou au service circulaient librement ; quelques-uns, tels que Clément Laurier, allaient de groupe en groupe, excitant tout haut a la révolte, tandis que les questeurs ne paraissaient pas s’en apercevoir.

Les coryphées de l’Opposition étaient salués, entourés, caressés. Du plus loin qu’on aperçut Thiers, ce fut à qui de la Gauche, du Centre, de la Droite s’élancerait vers lui. Il communiqua le projet qu’il comptait placer subsidiairement à côté de celui de Jules Favre. Il était ainsi conçu : « Vu la vacance du trône, la Chambre nomme une Commission de gouvernement et de défense nationale. Une Constituante sera convoquée dès que les circonstances le permettront. » Les députés de la Gauche approuvèrent. Le Vu la vacance du trône et l’annonce d’une Constituante équivalaient à la déchéance. Les députés de la Droite montrèrent des scrupules : « Il est évident qu’il faut en finir, dirent-ils à Thiers ; nous sommes décidés à déclarer la vacance du trône, mais il nous est impossible de la prononcer ouvertement ; qu’on nous épargne le mot. — Qu’à cela ne tienne, répondit Thiers ; pourvu que nous obtenions la chose, peu nous importe le mot. » Ce n’était pas la première fois « que l’on obtenait, par une expression différente, ce qui aurait été refusé sous son véritable nom[8]. » Au lieu de la vacance du trône, il mit vu les circonstances. La Gauche, pour satisfaire son public, se crut obligée de maintenir déchéance, mais elle promit qu’elle voterait vu les circonstances. Même avec cette atténuation de forme, la proposition ne constituait pas moins « une sorte de gouvernement provisoire, et arrivait à l’élimination du gouvernement existant[9]. »

L’atténuation des considérans était amplement compensée par le dispositif annonçant la convocation éventuelle d’une Constituante. A quoi bon une Constituante s’il existait un gouvernement légal ? Affirmer la nécessité d’une Constituante c’était proclamer que l’Empire n’existait plus. Et, ce qui est plus grave encore, c’était condamner sa doctrine fondamentale : le pouvoir constituant, selon les Napoléon et selon la Révolution, reposant dans la main du peuple et le plébiscite en étant la forme nécessaire.

Vainement les frères Chevreau se multipliaient-ils et démontraient-ils le danger d’abandonner l’Empereur devant l’émeute. « C’est pour la République que vous travaillez, disaient-ils ; si vous nous abandonnez, vous l’aurez dès ce soir. » Vains efforts ! Personne n’écoutait, et les Mathieu de la Corrèze, Bournat, Josseau, de Benoist, Quesné, Millet, Pommier, Rolle, Roy de Loulay, etc., la crème des députés officiels, signèrent le texte du Centre gauche. « Les assemblées s’évadent toujours avec bonheur d’une situation extrême par une de ces issues ouvertes à tous les partis[10]. »

Le libellé de la proposition de déchéance étant convenu, on s’occupa des noms à introduire dans cette commission qu’on allait instituer. Il ne pouvait plus être question de Palikao ; Trochu était unanimement accepté ; Schneider, sachant qu’on pensait à lui, avait déclaré qu’il refuserait. On fit sans succès de nouvelles instances auprès de Thiers. « Il n’avait, dit-il, ni le devoir ni l’intérêt, pas plus que les membres de la Gauche, d’assumer la formidable responsabilité d’événemens accablans dont il n’était pas la cause. » Le fidèle de Rouhor, Dréolle, pensa à Gambetta. Celui-ci le remercia très chaleureusement : « Mais il fallait auparavant régler la question de déchéance. » Après, il ferait ce qu’on voudrait.

On en était encore, les uns à négocier, les autres à apposer des signatures, quand Palikao arriva avec le projet du Conseil des ministres. Il en donna lecture à ses amis de la majorité. Ce fut une clameur universelle : la furia d’en finir avait saisi les plus modérés ; personne parmi les dévoués de la veille ne voulait plus entendre parler ni d’Empire, ni d’Empereur, ni de Régence. « Conseil de régence ! s’écria Fouché-Dréolle, — le mot est peut-être mal choisi et résonnera mal ! » Beaucoup lui firent écho. On conseilla à Palikao d’effacer ce mot irritant et inopportun. Gaudin de Nantes proposa de remplacer Conseil de régence par Conseil de gouvernement. Réunis dans un angle de la salle, derrière un pilier, les ministres acceptèrent la transaction. Seulement, cette rédaction écartant implicitement l’Impératrice, son consentement était indispensable. Duvernois alla le lui demander. La pauvre femme, brisée par la douleur et énervée par les conseils pusillanimes, n’était plus en état de s’opposer à quoi que ce fût. Elle consentit, et Palikao, au mot de régence, substitua celui de gouvernement[11]. Peu importait d’ailleurs ; un texte signifiait autant que l’autre, selon la juste expression de Duvernois, gouvernement provisoire, élimination de l’Empire et de la Régente.

Cette substitution même ne parut pas suffisante aux membres de la majorité ; ils se montrèrent désappointés de l’obstination du gouvernement a maintenir un projet inadmissible : la régence de Palikao était une incohérence à abandonner ; le gouvernement devait être remis purement et simplement, sans conditions, au Corps législatif ; il n’était plus temps d’éviter la Révolution ; il ne fallait se préoccuper que de la retenir dans les mains de la Chambre et de la faire opérer par elle. Un grand nombre de députés entourèrent Buffet, le suppliant de se rendre auprès de l’Impératrice et d’en obtenir qu’elle acceptât la combinaison convenue avec Schneider. Il s’y décida et partit pour les Tuileries, accompagné de quelques collègues dont le dévouement ne pût être suspecté, tels que les anciens chambellans d’Ayguesvives et de Pierres.


XVI

Ces négociations avaient pris du temps ; la séance, quoique fixée à midi, ne s’ouvrait pas, et, pendant ces tergiversations, la foule s’amassait toujours plus nombreuse devant le pont de la Concorde. Les gardes nationaux armés obtinrent, sous prétexte de service, de traverser les rangs des gendarmes et de passer sur le pont. On n’arrêtait que ceux qui étaient sans armes ; ils allèrent en chercher dans le voisinage et revinrent tous armés : on les laissa passer. L’entassement devint inextricable. Les gardes nationaux essayèrent de franchir le pont et de s’avancer du côté de la Chambre ; les sergens de ville et les gardes de Paris s’y opposèrent vigoureusement, et les gardes nationaux durent s’arrêter entre les deux cordons de troupes qui barraient le pont. Les émeutiers, qui avaient réussi à s’introduire dans l’intérieur de la Chambre, guettaient, du haut des marches du péristyle, les mouvemens de leurs auxiliaires extérieurs, les encourageant du geste. S’étant enfin rendu compte de l’immobilité à laquelle la résistance de la police réduisait les gardes nationaux, ils avertirent un des leurs, Kératry.

La séance venait de s’ouvrir (1 h. 15). Kératry monte à la tribune et dit : « La dignité du pays, la dignité de la Chambre qui représente la nation, veut que nous soyons gardés, non par des gardes de Paris et des sergens de ville, mais par la garde nationale. (Rumeurs. — Oui ! oui ! à gauche.) Je m’étonne que M. le comte de Palikao, ministre de la Guerre, ait donné des ordres contraires à ceux du général Trochu et, par conséquent, je suis obligé de dire que M. le ministre de la Guerre a forfait à ses devoirs. »

Palikao dégage la personne du général Trochu et revendique la responsabilité des mesures prises pour la défense de l’assemblée : « Tout ce qui concerne la défense de Paris, toutes les troupes qui font partie, soit de l’enceinte, soit des forts, tout cela est sous la direction du général Trochu, et je lui en laisse la libre disposition. Les troupes qui sont en dehors de la défense restent constamment dans les mains du ministre de la Guerre. » Il explique l’usage qu’il a fait de son droit d’initiative : « Maintenant, de quoi vous plaignez-vous ? Que je vous fais la mariée trop belle ! » Et, comme à gauche on s’exclame, il insiste : « Comment, je mets autour du Corps législatif un nombre de troupes suffisant pour assurer parfaitement la liberté de la discussion, et vous vous en plaignez ! Si je n’en mettais pas, vous vous plaindriez que j’abandonne le Corps législatif à des pressions extérieures. — Mais, crie Raspail, la garde nationale ! — L’armée, riposte heureusement Palikao, est une troupe nationale. » Sans descendre de la tribune, il présente son projet atténué de déchéance, en demandant l’urgence.

Aussitôt Jules Favre réclame l’urgence pour le projet de déchéance élaboré dans la séance de nuit. Thiers dépose le sien : « Mes préférences personnelles, dit-il, étaient pour le projet présenté par mes honorables collègues de la Gauche, parce que, à mon avis, il posait nettement la question dans un moment où le pays a besoin d’une très grande clarté dans la situation. Mais, comme je mets au-dessus de mes opinions personnelles le grand intérêt de l’union qui, au milieu du grand péril où nous sommes placés, peut seule améliorer notre situation (Très bien ! très bien ! ), peut seule nous donner devant l’ennemi qui s’approche l’attitude qu’il convient d’avoir devant lui (Très bien ! très bien ! ), j’ai fait abstraction de mes préférences et, quoique je n’aie jamais fait de proposition, j’ai présenté une rédaction à plusieurs membres de toutes les nuances de cette Chambre… Cette rédaction la voici : — Vu les circonstances, la Chambre nomme une Commission de gouvernement et de défense nationale. Une Constituante sera convoquée, dès que les circonstances le permettront. »

Sauf la lieutenance générale de Palikao, que personne ne prenait au sérieux, Palikao moins que tout autre, « la proposition de Thiers différait peu de celle du ministère[12]. » Il n’y avait qu’une nuance essentielle : l’annonce d’une Constituante. Palikao se hâta de supprimer ce désaccord : « Le gouvernement, dit-il, admet parfaitement que le pays sera consulté lorsque nous serons sortis des embarras pour lesquels nous devons réunir tous nos efforts. »

Jusque-là, on avait vu des rois mis à mort, d’autres abdiquant et fugitifs : on vit, pour la première fois, un gouvernement proposant son propre renversement. L’Empereur avait été déposé par la régence le 12 août, mais l’Empire était encore normalement debout ; ceux qui avaient déposé l’Empereur voulurent que leur œuvre fût consommée et les trois propositions furent renvoyées d’urgence à la même Commission. La séance devait être reprise dès que le président serait informé que la Commission avait terminé son travail (1 h. 40 minutes).


XVII

A leur arrivée aux Tuileries, Buffet et ses collègues avaient été aussitôt reçus. « Vêtue d’une robe noire, pâle et glacée, malgré la chaleur du jour, l’Impératrice serrait frileusement autour de ses épaules un petit mantelet en soie violette Elle était l’image même du désespoir[13]. » Dès qu’on fut assis, Buffet exposa la combinaison qui paraissait avoir obtenu l’adhésion de presque toutes les fractions de la Chambre. Il s’efforça de démontrer qu’elle avait l’avantage, en réservant la décision ultérieure du pays, de conserver à l’assemblée l’autorité morale nécessaire pour maintenir l’ordre et organiser la défense. Si le Corps législatif exerçait, sans y être invité, le pouvoir exécutif qui ne lui appartenait pas et instituait spontanément une Commission de gouvernement, il perdrait, ainsi que cette commission, toute force morale et tout crédit ; on ne cesserait de leur rappeler qu’ils ne pouvaient exiger la soumission à un pouvoir usurpé.

L’Impératrice écouta avec beaucoup de dignité ces observations et répondit : « Ce que vous me proposez, messieurs, réserve, dites-vous, l’avenir, mais à la condition que j’abandonne, dans le présent et à l’heure du plus grand péril, le poste qui m’a été confié ; je ne le puis, je ne dois pas y consentir. L’avenir est ce qui me préoccupe le moins, non pas assurément l’avenir de la France, mais l’avenir de notre dynastie. Croyez-moi, messieurs, les épreuves que je viens de subir ont été tellement douloureuses, tellement horribles, que, dans ce moment, la pensée de conserver cette couronne à l’Empereur et à son fils me touche très peu. Mon unique souci, ma seule ambition est de remplir dans toute leur étendue les devoirs qui me sont imposés. Je suis convaincue que la seule conduite sensée, patriotique pour les représentans du pays serait de se serrer autour de moi, autour de mon gouvernement, de laisser de côté, quant à présent, toutes les questions intérieures et d’unir bravement nos efforts pour repousser l’invasion. Je suis prête à affronter tous les dangers et à suivre le Corps législatif partout où il voudra organiser la résistance. Si cette résistance était reconnue impossible, je crois que ce serait encore utile pour obtenir des conditions de paix moins défavorables. Hier, le représentant d’une grande puissance m’a offert de proposer une médiation aux États neutres sur deux bases : intégrité du territoire de la France et maintien de la dynastie impériale. J’ai répondu que j’étais disposée à accepter une médiation sur le premier point, mais je l’ai énergiquement repoussée sur le second. Le maintien de la dynastie ne regarde que le pays, et je ne souffrirai jamais que des Puissances étrangères interviennent dans nos arrangemens intérieurs. Si néanmoins vous croyez, si le Corps législatif croit, que je sois un obstacle, que le nom de l’Empereur soit un obstacle et non une force pour dominer la situation et organiser la résistance, que l’on prononce la déchéance, je ne m’en plaindrai pas ; je pourrai quitter mon poste avec honneur, je ne l’aurai pas déserté. Dans ce cas seulement, croyez-vous que ce serait une prétention trop grande de la part d’une femme volontairement descendue du trône que de demander à la Chambre l’autorisation de rester à Paris, dans telle résidence qu’on voudrait bien lui fixer, pourvu qu’il lui fût donné de partager les souffrances, les périls, les angoisses de la capitale assiégée ? »

Buffet lui répondit qu’il considérait comme un devoir impérieux de ne pas lui dissimuler que, dans l’état des esprits au dehors et même au sein de la Chambre, ce que l’Impératrice considérait comme la conduite la meilleure et la plus patriotique était complètement impraticable. Ces observations furent appuyées par quelques députés : entre autres MM. de Pierres, Daru, d’Aiguesvives. L’Impératrice céda. Elle descendit aux réalités poignantes du terre à terre et dit : « Dans le cas où je me rangerais à votre avis, il se présenterait encore une difficulté. Des résolutions différentes ont été arrêtées par mon conseil des ministres ; je ne puis les changer de ma propre autorité. » Puis, après quelques instans de réflexion, elle ajouta : « Je vous autorise à retourner au Corps législatif et à dire au général Palikao et à ses collègues que je m’en rapporte complètement à eux, qu’ils sont libres de prendre la décision qui leur paraîtra la plus conforme aux intérêts du pays, que j’y adhérerai… »

L’attitude noble et touchante de l’Impératrice pendant cette douloureuse conférence, ne peut qu’être incomplètement rendue par une sèche analyse. Les députés s’éloignèrent bouleversés par l’émotion. Ils coururent au Corps législatif. Ils trouvèrent la séance suspendue et rejoignirent leurs collègues dans les bureaux.


XVIII

La discussion n’y avait pas été longue. La proposition de Palikao n’obtint aucun suffrage, celle des députés de la Gauche fort peu ; celle de Thiers réunit l’unanimité dans huit bureaux. La discussion se prolongeant dans le neuvième en d’interminables divagations de Garnier-Pagès, huit commissaires, nommés[14] sans attendre la fin, se réunissent, adoptent la proposition de Thiers à l’unanimité, la complètent et nomment rapporteur Martel, qui rédige, séance tenante, le rapport suivant : « Votre Commission a examiné les trois propositions qui lui ont été renvoyées : elles ont été successivement mises aux voix ; celle de M. Thiers a obtenu le plus grand nombre de suffrages. Toutefois, votre Commission a ajouté à la proposition de M. Thiers deux paragraphes : Fun détermine le nombre des membres qui composeront le gouvernement de la Défense nationale (ainsi pas d’équivoque, plus d’Empire), cinq membres ; l’autre fixe les attributions dévolues à ce Conseil ; il nomme les ministres à l’unanimité. »

La suspension de la séance ayant momentanément supprimé l’intérêt intérieur, le péristyle de la Chambre s’était de plus en plus rempli de spectateurs et d’émeutiers. Leurs encouragemens, devenus bruyans, avaient excité les gardes nationaux entassés sur le pont à tenter de nouveau de le franchir. La poussée devenait irrésistible. Le commissaire de police Bellanger demanda au général de Caussade de faire évacuer le pont du côté de la place de la Concorde. Le général répondit que l’Impératrice avait défendu qu’on résistât par la force.

Le ministre de la Guerre, en costume civil, une canne à la main, sans les insignes du commandement, était venu vers midi voir les dispositions de la défense, mais il n’était plus, depuis l’ouverture de la séance, sorti de la salle des conférences et des couloirs. Maurice Richard, s’étant trouvé avec lui à la buvette, vit des individus envahir la grille, la colonnade et se glisser dans le jardin, à quelques pas des soldats. « Pourquoi, général, ne donnez-vous pas des ordres pour empêcher cela ? » — Le général fit un geste évasif et s’en alla. Quelques pas plus loin, le député Léon Lefébure lui dit : « Eh bien ! général, il parait qu’il est convenu que nous serons envahis ? — Que dites-vous ? que dites-vous là ? » fit Palikao. Et il s’éloigna. Là-dessus, un bataillon de garde nationale, à rangs formés, musique en tête, demanda à traverser pour se ranger le long du Corps législatif. La police refusa. Si le général avait également refusé, les gardes nationaux eussent forcé la consigne et il eût fallu dégainer. Regardant autour de lui, n’apercevant ni un chef militaire ni un ministre pour le soutenir, se voyant cerné par une multitude grossissante, convaincu que le carnage dont la nécessité s’imposait serait inutile, le vieux chef, par scrupule d’honnêteté, ordonna à la police de se retirer et de livrer passage au bataillon de garde nationale : « Jamais, a dit Thiers, je n’ai vu une révolution accomplie aussi aisément et à moins de frais. »

A l’approche des gardes nationaux, le bataillon des gardes de Paris, qui longeait le jardin de la présidence, courut aux faisceaux et mit la crosse en l’air. Les affidés du dedans ouvrent la grille ; les soldats de ligne stationnés dans la cour lèvent la crosse en l’air ; la foule se rue sur les pas de la garde nationale, se répand dans les couloirs, dans la salle des conférences, dans les bureaux, dans les tribunes, aux cris de : « Déchéance ! » mêlés à ceux de : « Vive la France ! Vive la République ! » De tous les côtés, portes, vitres, volent en éclats. Dans la salle il y avait à peine quinze députés. Au banc des ministres, Palikao ; au fauteuil de la présidence, attendant l’ouverture des débats, Schneider debout les bras croisés. « On n’avait pas affaire à la foule des jours d’émeute[15]. » « Beaucoup d’hommes point mal vêtus[16] ; » d’autres très distingués et du plus grand monde[17]. Les questeurs Hébert, le général Lebreton courent de toutes parts, effarés, ne sachant où donner de la tête. Hébert supplie les orateurs populaires d’intervenir et d’arrêter les envahisseurs. Picard monte sur une chaise dans la salle des conférences, réclame la liberté de délibérer, annonce qu’une commission est nommée, qu’elle prononcera la déchéance et instituera un gouvernement provisoire. On le bouscule, on déchire sa redingote. « Ce n’est rien, dit-il à la Chambre en souriant, la peau est intacte. »


XIX

Gambetta se jette dans la salle des séances, gravit la tribune et, s’adressant aux envahisseurs, parvient à faire entendre quelques paroles : « Il faut, messieurs, de la régularité. Nous sommes les représentans de la souveraineté nationale. Je vous prie de respecter cette investiture que nous tenons du peuple. (Réclamations et interpellations diverses.) Ecoutez, messieurs, je ne puis pas entrer en dialogue avec chacun de vous, mais laissez-moi exprimer librement mon opinion. (Parlez ! parlez ! ) Eh bien ! mon opinion, la voici : c’est qu’il incombe aux hommes qui siègent sur ces bancs de reconnaître que le pouvoir qui a attiré tant de maux sur le pays est déchu (Applaudissemens prolongés), et à vous, messieurs, de faire en sorte que cette déclaration, qui va être rendue, ne puisse être arrachée aux députés par la violence. Il faut donc que les députés reviennent prendre leurs places, et que la séance ait lieu dans les conditions ordinaires avec la liberté de discussion la plus entière, afin de rendre plus solennelle et plus irréfragable la déclaration de déchéance. (Oui ! oui ! Applaudissemens. — Une voix : La déchéance ! On ne la discute pas. Nous la voulons ! — Tumulte.) Donnons le spectacle de l’union et du calme. C’est au nom de la patrie et de la liberté et comme représentant de la révolution française, qui saura se faire respecter au dedans et au dehors, que je vous adjure d’assister avec calme au retour des députés sur leurs bancs. » (Bravos et applaudissemens répétés[18].)

Un peu de calme succède à cette allocution ; le président déclare la séance ouverte a deux heures et demie ; les députés essayent de gagner leurs bancs. Aussitôt le tumulte recommence plus fort. Crémieux tente en vain de le dominer. Gambetta se présente de nouveau à la tribune : « Voulez-vous que nous fassions des choses régulières l(Oui ! oui ! ) Puisque ce sont là les choses que vous voulez ; puisque ce sont là les choses qu’il faut que la France veuille avec nous (Oui ! oui ! ), si vous le voulez, il y a un engagement solennel qu’il faut prendre envers nous et qu’il ne faut pas prendre pour le violer à l’instant même : cet engagement, c’est de laisser la délibération qui va avoir lieu se poursuivre en pleine liberté. » (Oui ! oui ! )

De nouveaux groupes pénètrent dans les tribunes. Un drapeau tricolore portant l’inscription : « 73e bataillon, 6e compagnie, » est arboré par les nouveaux venus. Gambetta reprend : « Dans les circonstances actuelles, il faut garder le calme. Vous pouvez donner un grand spectacle et une grande leçon. Le voulez-vous ? Voulez-vous qu’on puisse attester que vous êtes à la fois le peuple le plus pénétrant et le plus libre ? (Oui ! oui ! ) Eh bien ! si vous le voulez, je vous adjure d’accueillir ma recommandation que dans chaque tribune il y ait un groupe qui assure l’ordre pendant nos délibérations. » (Bravos et applaudissemens dans presque toutes les tribunes.)

Schneider croit venu le moment d’intervenir : « M. Gambetta, qui ne peut être suspect a aucun de vous, et que je tiens, quant à moi, comme un des hommes les plus patriotes de notre pays, vient de vous adresser des exhortations au nom des intérêts sacrés du pays. Permettez-moi de vous faire, en termes moins éloquens, les mêmes adjurations. Croyez-moi, en ce moment, la Chambre délibère sur la situation la plus grave. » Des rumeurs éclatant dans les tribunes, il s’écrie : « Je crois cependant pouvoir dire que j’ai donné à la liberté de mon pays assez de gages pour qu’il me soit permis de vous adresser, du haut de ce fauteuil, les mêmes recommandations que M. Gambetta. Comme lui, je ne saurais trop vous dire qu’il n’y a de liberté vraie que celle qui est accompagnée de l’ordre… (Très bien ! — Rumeurs nouvelles dans les tribunes.) Je n’espère pas prononcer ici des paroles qui conviennent atout le monde, mais j’accomplis un devoir de citoyen en vous conjurant de respecter l’ordre dans l’intérêt même de la liberté qui doit présider à nos discussions. »

De telles rumeurs accueillent ces recommandations que Palikao se lève et quitte la salle. Plusieurs députés imitent son exemple ; Schneider se couvre et descend du fauteuil. Sur les instances de la Gauche, il essaie cependant de reprendre la séance. Après quelques mots sans efficacité de Girault du Cher, Gambetta revient à la rescousse : « Citoyens (Bruit), il est nécessaire que tous les députés présens dans les couloirs et dans les bureaux, où ils ont délibéré sur la mesure de la déchéance, aient repris place à leurs bancs et soient à leur poste. Il faut aussi que vous attendiez, dans la modération et dans la dignité du calme, la venue de vos représentans à leurs places. On est allé les chercher ; je vous prie de garder un silence solennel jusqu’à ce qu’ils rentrent. Ce ne sera pas long. (Oui/ oui ! Applaudissemens prolongés. — Pause de quelques instans.) Citoyens, vous avez compris que l’ordre était la plus grande des forces. Je vous prie de continuer à rester silencieux. Il y va de la bonne réputation de la cité de Paris. On délibère et on va vous rapporter le résultat de la délibération. Il va sans dire que nous ne sortirons pas d’ici sans avoir obtenu un résultat affirmatif. » (Bravos et applaudissemens.)

Une foule, qui s’était arrêtée un instant à la buvette, et s’était employée à la vider, se rue à ce moment vers les tribunes. Les escaliers tremblent sous ses pas. Les premiers arrivés, pour n’être pas étouffés par les survenans, se glissent le long des colonnes ou s’élancent dans le pourtour, le remplissent, montent sur les banquettes et les pupitres. En même temps, la porte de l’amphithéâtre faisant face au bureau est enfoncée. Quelques députés essaient en vain de refouler les assaillans ; la salle est envahie avec un tumulte indescriptible. Les membres de la Commission de déchéance ne parviennent même pas à gagner leurs bancs ; toute délibération devient impossible. Pire s’élance à la tribune ; on l’en arrache ; mais il n’en descend qu’après s’être écrié : « J’avais un devoir a remplir ; je voulais protester contre ce qui se passe ! » Par les couloirs de droite et de gauche, par les portes du pourtour sont entrés des gardes nationaux en uniforme ou sans uniforme, l’arme au bras. Une tourbe bruyante occupe tous les bancs, remplit les travées, entoure la table des secrétaires rédacteurs ainsi que les pupitres des sténographes, en criant : « La déchéance ! la déchéance ! Vive la République ! » Schneider descend de nouveau l’escalier de gauche du bureau, et sort de la salle.

La tribune est escaladée ; deux jeunes gens se disputent le fauteuil du président, sur lequel l’un monte debout, tandis que l’autre, ayant mis la main sur le levier de la sonnette, l’agite convulsivement. Gambetta finit par obtenir qu’on lui fasse place, et il crie : « Citoyens ! (Chut ! chut ! écoutez ! ) Attendu que la patrie est en danger ; attendu que tout le temps nécessaire a été donné à la représentation nationale pour prononcer la déchéance ; attendu que nous sommes et que nous constituons le pouvoir régulier issu du suffrage universel libre, nous déclarons que Louis Napoléon Bonaparte et sa famille ont à jamais cessé de régner sur la France. » (Explosion de bravos, salve générale d’applaudissemens.) « Et la République ! s’écrient quelques voix. Nous voulons deux choses : la déchéance et la République. »

Jules Favre, entré par la porte de la salle des Conférences, pénètre dans l’enceinte. Gambetta va au-devant de lui, et tous deux, fendant la foule des gardes nationaux et du peuple, qui s’effacent pour les laisser passer, montent à la tribune au milieu des cris : « Vive Jules Favre ! vive Gambetta ! » Enfin, dans une intermittence, Jules Favre s’écrie : « Voulez-vous ou ne voulez-vous pas la guerre civile ? (Non ! non ! ) Il faut que nous constituions immédiatement un gouvernement provisoire. Ce gouvernement prendra en main les destinées de la France ; il combattra résolument l’étranger ; il sera avec vous et, d’avance, chacun de ses membres jure de se faire tuer jusqu’au dernier. Je vous en conjure, pas de journée sanglante. Soyons tous unis dans une pensée de patriotisme et de démocratie. »

A chaque phrase l’auditoire criait : « Oui ! oui ! « mais, à chacun de ses oui, ajoutait : Vive la République ! — « La République, riposte Jules Favre, ce n’est pas ici que nous devons la proclamer. — Oui, ajoute Gambetta, oui, vive la République ! Citoyens, allons la proclamer à l’Hôtel de Ville. » Ils descendent de la tribune et répètent : « A l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel de Ville ! » Une portion de la foule les suit ; quelques citoyens entraînent le reste en élevant en l’air de grandes feuilles de papier prises dans les pupitres sur lesquelles ils ont écrit en gros caractères : « A l’Hôtel de Ville ! » Cependant des groupes nombreux, persuadés que le gouvernement de l’Hôtel de Ville reviendra au Corps législatif, s’installent pour l’attendre, le cigare ou la pipe à la bouche.

Les députés de la Gauche n’avaient pas tous suivi Jules Favre. Grévy s’y était refusé. « J’aurais voulu, dit-il, voir arriver la République d’une manière légale et non par la Révolution[19]. » Jules Simon hésite aussi. « Vous faites une dangereuse folie en allant à l’Hôtel de Ville, » dit-il à Montpayroux, et il se mit à se promener avec Grévy dans la salle des conférences. Au bout d’une demi-heure, pressé par des messagers de l’Hôtel de Ville, qui annonçaient que la prise de possession s’était faite sans difficulté et que ses collègues l’appelaient, il rejoignait ses amis devenus les maîtres incontestés du pouvoir.

Durant ces scènes, les troupes établies dans la cour de la rue de Bourgogne étaient demeurées en rangs formés, sans broncher. Quelques envahisseurs, s’étant juchés sur le piédestal de la statue de la Loi, cherchaient à briser à coups de marteau l’aigle qui surmontait la hampe du drapeau : — « Tirons sur ces canailles ! » murmuraient les soldats frémissans. Le capitaine Fleur eut peine à les calmer. On leur hurlait : « Criez : Vive la République ! Allons, soldats ! les amis ! criez ! » Les soldats restèrent silencieux, puis, en une clameur formidable, crièrent : « Vive la France ! » Eugène Peffetan, se rendant à l’Hôtel de Ville, leur dit en passant : « Aies amis ! vous ne tirerez pas sur vos frères du peuple, n’est-ce pas ? » — Des chuchotemens hostiles lui répondant, et le capitaine s’avançant d’un air peu amical, le député de la Gauche coupa court à sa harangue et disparut. Tous les soldats préposés à la défense du gouvernement n’auraient demandé qu’à le défendre, s’ils avaient été commandés. Les députés de la Gauche ne l’ignoraient pas. Les discours circonspects de Jules Favre et les hésitations de Jules Simon démontrent combien les sentimens républicains de la population et de l’armée, par lesquels ils se sont prétendus entraînés, étaient peu certains, et combien ils se souciaient peu de provoquer un conflit militaire dans lequel ils auraient sombré.


XX

Le général Lebreton, un des questeurs, avait, au commencement de l’invasion de la Chambre, songé au général Trochu. Il saute dans un cabriolet, traverse péniblement la foule, aperçoit les soldats de la place, la crosse en l’air, et court d’autant plus vite vers le Louvre. Trochu le reçoit aussitôt. Lebreton haletant lui dit : « Vous seul, si populaire, pouvez dégager le Corps législatif. — Avec quoi voulez-vous que je le dégage ? répond Trochu. Le ministre de la Guerre m’a annihilé. Je ne puis rien. » Il n’avait pas, en effet, un seul soldat à sa disposition. La garde nationale était sous les ordres de son propre chef et du ministre de l’Intérieur ; la police dans la main de Pietri ; l’infanterie et les autres troupes sous le commandement direct de Palikao ; la Garde, sous celui de Mellinet, était chargée de la protection des Tuileries et de l’Impératrice. Trochu ne pouvait mettre au service de l’assemblée que sa personne : « Vous voulez que seul j’arrête un demi-million d’hommes qui, dites-vous, se presse vers la Chambre ? Il y a la une impossibilité absolue : un homme seul n’arrête pas les foules en démence ; mais cet effort que vous me demandez et qui ne peut aboutir, je le tenterai néanmoins. » (2 heures.)

Il charge son chef d’état-major Schmitz de se rendre auprès de l’Impératrice et de l’informer de ce qu’il allait essayer. Suivi de trois officiers, il descend le perron pour monter à cheval. La foule, engouffrée dans la cour, l’acclame « avec une frénésie dont on n’avait jamais vu d’exemple[20]. » Il fit signe de la main, obtint le silence. — « Vous avez confiance en moi ? dit-il. — Oui, nous vous suivrons partout. Vive Trochu ! — Eh bien ! puisque vous avez confiance en moi, dans quelques jours, je vous conduirai aux remparts ; nous aurons à repousser l’ennemi ; pour cela, il faut de la modération et de l’entente, calmez cette agitation ; rentrez chez vous et réservez votre énergie pour le moment où vous serez en face des Prussiens. » Puis il se met en route par le guichet de la rue de Rivoli. Il a les plus grandes peines à traverser la place du Carrousel ; les chevaux enveloppés se cabrent, au point de perdre l’équilibre ; enserré sous le guichet des Saints-Pères, entre un double flot d’entrans et de sortans, il ne réussit à gagner le quai qu’en se séparant de ses officiers. Il longe les grilles closes des Tuileries, derrière lesquelles des soldats stationnent près de leurs armes en faisceaux. A mesure qu’il poursuit sa route, la multitude s’amoncelle devant lui et autour de lui. Il met près d’une heure à parvenir au pont de Solférino. Là il est comme figé dans la foule et dans l’impossibilité d’avancer ou de rétrograder. Il y rencontre, poussés par le flot, Jules Favre et ses compagnons (3 h. 15). Jules Favre lui serre la main, lui annonce qu’il n’y a plus de Corps législatif, ni de gouvernement ; que lui et ses amis vont à l’Hôtel de Ville essayer d’en constituer un ; il le prie de rentrer au Louvre ; il l’y instruira de ce qui se sera passé[21]. Le général demeure un moment immobile, répond quelques mots vagues, salue, tourne bride et revient au pas ; vers le Louvre, pendant que Jules Favre et son bruyant cortège reprennent leur marche.

Que serait-il advenu, si Trochu avait atteint le Corps législatif ? La foule n’y était plus et le Corps législatif avait abandonné l’Empire, l’Empereur et la Régente, ne regrettant l’envahissement que parce qu’il ne lui permettait pas de prononcer lui-même la déchéance et de donner une apparence d’origine légale au gouvernement nouveau. « Des violences étaient non seulement coupables, mais parfaitement inutiles, a dit Daru, car à l’heure où elles étaient commises, le rapport de M. Martel était prêt et allait être lu à la Chambre. Ce rapport concluait a la reconstitution du pouvoir exécutif ; toutes les mesures commandées par les circonstances, en moins de douze heures, avaient été prises, elles allaient être sanctionnées par le vote des mandataires du pays ; un gouvernement allait s’installer le soir même, sans secousse, sans violences, au Palais-Bourbon[22]. » Si donc l’intervention de Trochu avait rendu à la Chambre sa liberté de délibération, elle aurait aussitôt voté le rapport de Martel et institué un gouvernement nouveau, la déchéance de l’Empire ayant été prononcée par les députés contre la légalité constitutionnelle.

Trochu revint au Louvre. Il y rentra aussi péniblement qu’il en était sorti, après des efforts d’une heure, son cheval ayant perdu presque tout son harnachement. Aussitôt descendu de cheval, il demanda à Schmitz : « Qu’est devenue l’Impératrice ? » Schmitz lui raconte que les grilles du Carrousel sont fermées, et que les voltigeurs de la Garde sont rangés en bon ordre dans la cour, mais qu’autour des grilles une foule houleuse se pressait, plus que menaçante. Schmitz parlementant pour pénétrer, l’amiral Jurien était survenu et lui avait dit : « Ce n’est pas la peine d’entrer ; elle est partie, elle est sauvée ! »


XXI

Il avait été fort à craindre qu’en se rendant à l’Hôtel de Ville les émeutiers ne fissent une halte aux Tuileries. Ils les regardèrent en effet de travers en passant, eurent une velléité de s’y arrêter et poursuivirent leur route. Mais d’autres étaient survenus, qui se pressaient aux diverses issues du palais le long du quai ; curieux, bruyans, plus qu’emportés, ils ne faisaient entendre aucune provocation haineuse. La population de Paris n’avait pas encore oublié qu’elle avait voulu, acclamé, presque imposé la guerre et elle ne ressentait aucun courroux contre ceux qui n’avaient fait que suivre son impulsion. L’effroyable infortune de la souveraine, de l’épouse, de la mère lui inspirait de l’attendrissement, et, de ses profondeurs, on n’entendit pas sortir une seule fois le cri : « A bas l’Impératrice ! » « Si elle eût été rencontrée dans les Tuileries désertes, a écrit un des acteurs de la Révolution, elle n’eût couru aucun risque. Il n’est pas un de nous qui n’eut tenu à honneur de lui faire un rempart de son corps. » Néanmoins, tout rassemblement est inquiétant : les foules, semblables aux magasins de poudre, ne sont jamais plus tranquilles qu’une minute avant l’explosion, et elles contiennent toujours, embusqués dans leurs recoins, des bandits prêts à tous les crimes. L’entourage de l’Impératrice était très effrayé pour elle.

Elle avait déjeuné à l’heure ordinaire, entourée de sa maison, avec Lesseps à sa droite. Dans le salon d’attente qui précédait son cabinet, séjournaient les maréchales Canrobert et de Malakoff, Mmes de Saulcy, d’Aguado, de la Bédollière, de la Moskowa, de la Poëze, de Rayneval, de Bourgoing ; les chambellans de Banes-Gardonne, de Brissac, Lezay-Marnesia ; l’amiral Jurien de la Gravière, le général de Montebello, le marquis de Lagrange, le vicomte de La Ferrière, le comte de Castelbajac, Conti. La grande maîtresse, la princesse d’Essling, n’était point présente, parce que sa voiture avait été arrêtée sur la place de la Concorde et qu’elle avait été contrainte de rentrer chez elle. A une heure, la princesse Clotilde vint, selon sa coutume, demander des nouvelles. « Je vous remercie, lui dit l’Impératrice en l’embrassant, des bontés que vous avez eues pour moi, mais promettez-moi de partir au plus tôt. » Alors survinrent Nigra, Metternich, puis Jérôme David, Busson-Billaut, Chevreau et son frère. Trochu n’avait point paru : à ce moment même, sur la réquisition de Lebreton, il était en route vers le Corps législatif. Palikao n’était pas venu non plus. Occupé à se débattre à la Chambre contre les émeutiers, il avait été fort maltraité par eux et n’avait pu qu’à grand’peine gagner, tout meurtri, le ministère de la Guerre. Pietri, de même, retenu à la Préfecture de police, s’y barricadait et s’apprêtait à opposer une résistance désespérée aux révolutionnaires.

L’Impératrice ne s’enquit ni de Palikao ni de Trochu. Elle dépêcha à la Préfecture de police son chambellan Lezay-Marnesia, avec ordre de ramener Pietri. Devant cet ordre formel, Pietri s’inclina ; il laissa pour instruction à ses agens de déterminer leur conduite selon les circonstances et il traversa la foule sans être reconnu, dans une voiture de la Cour. Il trouva les ministres, les ambassadeurs, l’amiral Jurien, Conti, en conférence dans le cabinet de l’Impératrice sur le parti à prendre. Chevreau racontait les défections de la Chambre, en citant les noms principaux, l’envahissement, les mouvemens de la foule, l’inertie des chefs de l’armée ; Jérôme David affirmait qu’une colonne s’avançait vers les Tuileries par la rue de Rivoli ; la dynastie était perdue ; il ne restait qu’à mettre en sûreté la personne de l’Impératrice, afin que les révolutionnaires ne s’emparassent pas d’elle comme d’un otage.

L’Impératrice ne pouvait se résoudre à partir. « Croyez-vous, dit-elle, que j’aie rempli mon devoir jusqu’à son extrême limite, que je puisse me retirer avec honneur ? Si quelqu’un pense que j’aie quelque chose encore à faire, qu’il le dise, je suis prête à l’écouter. » A l’exception de Busson-Billaut, qui présenta quelques observations, tous répondirent : « Non, il n’y a plus rien à faire. » Que pouvait, en effet, l’infortunée, abandonnée par ses ministres, par la Chambre, par ses amis, par tout le monde, sauf par ses serviteurs intimes ? Dans les jours précédons, dans la nuit même, le matin encore, il y avait quelque chose à tenter, mais à cette heure, au fond des Tuileries, il ne restait qu’à courber la tête sous l’inexorable fatalité.

L’envahissement du palais allait certainement suivre plus ou moins vite celui de la Chambre. Il fallait opter entre un départ immédiat et une résistance armée à laquelle Mellinet ne se fût pas refusé. Mais la résistance armée, « personne depuis la veille n’en admettait même la pensée. » Le départ s’imposait donc. Pietri opina fortement dans ce sens ; Metternich mit une insistance particulière à le conseiller. Était-ce pour dégager sa parole et celle de son gouvernement ? Etait-ce par pure sympathie ? Nigra gardait le silence. L’Impératrice l’interpella. Il s’excusa sur sa qualité d’étranger de ne pas trouver un avis.

Le départ résolu, comment allait-il s’opérer ? Jérôme David proposa de faire préparer un train spécial avec lequel on gagnerait un point quelconque de la frontière. L’Impératrice refusa : « Je ne veux pas, dit-elle, recommencer l’histoire de Varennes. » Jurien de la Gravière parla du Puebla, petit navire impérial de la flottille de la Seine. « Y pensez-vous ? répond l’Impératrice, il y a des écluses à traverser, nous serions cueillis comme une violette. » À ce moment, Mme Lebreton, lectrice de l’Impératrice, qui avait la tête et le cœur de son frère, Bourbaki, arrive en costume de voyage. Après avoir causé un instant avec Metternich, elle prend l’Impératrice à part, lui explique qu’elle a demandé qu’on ouvrît les portes en fer qui séparaient les Tuileries du Louvre, que par-là on gagnerait le quai où l’on trouverait la voiture du prince de Metternich. Metternich confirme. « Nous nous chargeons de la sûreté de l’Impératrice, dit-il à Jurien, mais vous pouvez nous accompagner jusqu’à ma voiture. » On congédia le service, afin de partir plus sûrement.

L’Impératrice dit adieu à ses ministres, puis elle entre dans le salon d’attente, et, sans dire qu’elle part elle-même, dit à tous : « Partez ! » Elle embrasse ses dames, serre la main des hommes. En arrivant à Léon Chevreau, elle lui demande si tout ce qu’il a raconté est bien vrai, s’il a bien vu, bien entendu, s’il est exact qu’un tel, qu’un tel (à quoi bon les nommer ? ) avaient signé la proposition de Thiers ? « On n’a donc plus d’amis en France quand on est malheureux ! s’écria-t-elle. — Madame, répondit Léon Chevreau en fléchissant le genou, partout où vous irez, mon frère et moi nous vous suivrons. » On fondait en larmes. Elle, jetant des regards désolés sur ces murs remplis des souvenirs de ses jours brillans, semblait clouée au parquet. Metternich et Nigra la réveillèrent : « Vite, Madame ! dirent-ils, il n’est que temps. » Et ils l’entraînèrent en répétant : « Nous répondons d’elle. — Mais où l’emmenez-vous ? s’écrie-t-on. — Metternich vous le dira, » répondit-elle. Puis, se retournant une dernière fois vers ses serviteurs fidèles : « Je vous remercie ! au revoir ! »

La porte du cabinet se referme. Presque aussitôt après, le général Mellinet entrait dans le salon de service. « Je viens, dit-il, demander à l’Impératrice la permission de faire balayer tous ces braillards-là. » On lui apprend que l’Impératrice quitte le palais. « Nous ne pouvons cependant pas nous laisser égorger comme des femmes ! » s’écrie-t-il hors de lui. On le calme, on le convainc que la résistance ne servirait maintenant qu’à provoquer une effusion inutile de sang, suivie peut-être de grands malheurs ; qu’il n’y a qu’à retarder l’envahissement en parlementant, afin de donner à l’Impératrice le temps de s’éloigner.


XXII

Enveloppée d’un manteau de voyage, le visage caché par un voile épais, un petit sac à la main, l’Impératrice quitta ses appartemens, suivie de Metternich, Nigra, Jurien de la Gravière, en bourgeois depuis le matin, afin de pouvoir avec plus de sécurité accompagner l’infortunée partout où il y aurait lieu. Conti, le lieutenant de vaisseau Conneau en uniforme, Mme Lebreton suivent. On était déjà en marche lorsque Conti s’approcha de Jurien et lui dit à voix basse : « Croyez-vous vraiment qu’elle doive partir ? » Jurien répondit par un geste d’évidence. La partie du palais à traverser, l’aile gauche des Tuileries, était en plein bouleversement, parce qu’on y préparait les logemens du prince impérial. On avança avec quelque peine à travers des couloirs encombrés. On parvint enfin à la grande salle neuve destinée à devenir la salle des Etats. La porte qui la mettait en communication avec les galeries du Louvre était fermée, et celui qui devait l’ouvrir absent. Grand dommage ! Si elle eût été ouverte, l’Impératrice gagnait le quai avant que la foule en eût cerné les issues et partait dans la voiture de l’ambassadeur.

L’Impératrice indique un autre passage : on s’y engage. Après avoir erré encore dans les couloirs, on trouve encore portes closes, et on finit par aboutir au perron du prince impérial (bâtiment nouveau), dans la cour du Carrousel. L’Impératrice s’arrête dans le vestibule ; elle envoie Conneau sur le quai voir s’il peut ramener la voiture de Metternich. Conneau revient, annonçant que la foule se précipite sur les grilles du guichet. Jurien y court pour les défendre. Un peloton de chasseurs à pied se range derrière lui, frémissant du désir de repousser les assaillans. L’amiral avait beau crier à travers la grille : « L’Impératrice a quitté les Tuileries ; cessez des violences inutiles ! » Nul ne l’écoutait. Une collision paraissait inévitable. « La troupe, a dit Jurien, aurait certainement repoussé la multitude[23]. » Mais à quoi bon, maintenant ? Une patrouille de la garde nationale qui passait empêcha le choc. Appelée par Jurien, elle s’approche, disperse à coups de crosse les assaillans, et donne l’assurance que personne ne recommencera. Et c’est alors que Jurien, apercevant le général Schmitz venu aux renseignemens, lui affirme avec confiance que la souveraine était en sûreté.

L’Impératrice n’avait pas attendu le retour de Jurien. Elle était remontée dans la nouvelle salle des Etats et y avait enfin trouvé la clé de la galerie. Là elle congédia Conti et Conneau, auxquels elle recommanda de quitter leur uniforme et elle gagna le guichet qui donne sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois.. Au moment d’y arriver, oubliant l’étiquette de cour, elle prend le bras de Nigra. — « N’est-ce pas, lui dit-elle, que je n’ai pas peur ? Voyez si mon bras tremble. Maintenant, ajoute-t-elle, il faut de l’audace. » La place, en effet, était garnie de peuple. Metternich s’avance et cherche une voiture, la sienne étant trop éloignée sur le quai. En ce moment même, un incident attire l’attention populaire vers l’église et rend la place libre. Deux fiacres passaient ; Nigra les arrête, pousse l’Impératrice dans le premier et veut y prendre place à côté d’elle. Mme Lebreton s’y élance avant lui et crie : « Boulevard Malesherbes ! » C’était l’adresse du conseiller d’État Besson. Nigra monte dans la seconde voiture et crie aussi : « Boulevard Malesherbes ! » Les deux voitures avaient fait à peine quelques pas qu’un gamin s’écrie : « Voilà l’Impératrice ! » Nigra saute de sa voiture, le prend à la gorge et lui dit : « Petit misérable ! ce sont deux dames de mes amies. Veux-tu te taire ! » Pendant ce colloque, la voiture de l’Impératrice filait. Nigra ne put plus l’atteindre, et, quand il arriva boulevard Malesherbes, il ne rencontra personne.

L’Impératrice y était descendue quelques instans auparavant, avait congédié son fiacre et demandé M. Besson. Il n’était pas chez lui. Elle l’attendit assez longtemps dans l’escalier, puis prit un autre fiacre et se rendit chez un autre ami, le marquis de Piennes. Il n’y était pas non plus. Alors Mme Lebreton jette au cocher le nom du dentiste Evans, dont l’hôtel, avenue de l’Impératrice, était en dehors de l’émeute. Les deux fugitives s’y rendent. Evans les reçoit avec empressement. Mais il attendait des convives à dîner et n’était pas libre tout de suite. Il pria l’Impératrice de se retirer dans une chambre jusqu’à ce qu’il eût congédié son monde. Seule enfin, et pouvant s’abandonner à ses sentimens contenus par les plus effroyables angoisses, la malheureuse femme éclate en sanglots, tandis que dans la salle voisine s’élevaient les rires et les bruyans propos d’un repas d’Américains. Ce ne fut que dans l’excès même de son accablement qu’elle finit par trouver quelque repos.

Le matin, à cinq heures, elle quittait la maison hospitalière. N’ayant pas consenti, comme le docteur Evans le lui conseillait, à se rendre au Mont-Valérien, il la conduisit à Deauville, dans sa voiture tant qu’il le put, puis en voiture de louage. La route se fit sans encombre. A un relais, on entendit le postillon dire : « Il y a de bonnes nouvelles de Paris ; cette coquine d’Impératrice est chassée, et la République est proclamée. » Ce fut tout. Le 5 septembre au soir, on était à Deauville. Sir John Burgoyne, après quelques difficultés, consentit à transporter les deux fugitives en Angleterre. Elles s’embarquèrent dans la nuit et partirent le 6 au matin. La mer était démontée ; un navire, dans les mêmes parages, se perdit ; si celui qui portait la souveraine déchue avait sombré, nul n’aurait su ce qu’elle était devenue. Enfin elle débarqua à Ryde, d’où elle se rendit à Hastings.


Dans la matinée du 5 septembre eut lieu le départ de la princesse Clotilde.

Le prince Napoléon et le roi Victor-Emmanuel lui avaient envoyé, pour la ramener, le marquis Spinola. Elle avait consenti à mettre ses enfans en sûreté, mais elle s’était obstinément refusée à s’éloigner elle-même : « Je fais cela pour mes enfans, » avait-elle dit. Et comme on lui représentait les périls prochains auxquels elle s’exposait : « Crainte et Savoie, avait-elle répondu, cela ne va pas ensemble. »

Elle exprimait les mêmes sentimens à son père : « Il m’est impossible, lui écrivit-elle, d’abandonner Paris : mes frères, ma sœur agiraient comme moi. Je dois cette détermination à mon mari, à mon fils, à ma patrie d’adoption comme à ma patrie native. » Elle n’était pas pour rien une princesse de Savoie, et elle était certaine que son père approuverait sa résolution. Abandonner Paris en un pareil moment lui semblerait une honte, un déshonneur après lequel il ne lui resterait plus qu’à se cacher ; ni elle ni son fils ne pourraient plus revoir la France. En terminant, elle priait son père de se rappeler « ce que dit l’histoire des princes qui abandonnent leur peuple à l’heure du péril. »

Le soir du 4 septembre, Vimercati vint en larmes lui montrer une lettre du Roi qui disait : « Vous me répondez de ma fille sur votre tête. » Sur ses instances et sur celles de Nigra, elle avait consenti à passer la nuit à l’ambassade d’Italie ; mais, le lendemain matin, elle rentrait au Palais-Royal, y entendait la messe, visitait une dernière fois ses pauvres. Avant de quitter le Palais-Royal, elle fit prier le lieutenant et le capitaine de la garde nationale commandant le poste de monter dans ses appartemens. Elle les reçut avec émotion, leur exprima son regret d’être obligée de quitter Paris et leur tendit la main, désirant une dernière fois, dit-elle, serrer celle de deux soldats français. Ce mouvement de cœur alla au cœur des deux officiers. La princesse sortit du palais au milieu des témoignages d’un respect unanime ; le poste des gardes nationaux avait demandé à la saluer à son passage. Elle le reçut au bas du grand escalier, et se rendit à l’ambassade d’Italie où elle déjeuna, puis, dans la calèche de Nigra, à la gare de Lyon. On la reconnut et on la salua. Le vice-amiral La Roncière lui donnait le bras ; Nigra, Brunet et quelques autres suivaient. Le général de Franconnière, Mlle de Cabrières l’escortèrent jusqu’à la frontière. A la dernière station française, les mécaniciens demandèrent à lui faire leurs adieux. Alors, elle qui ne pleurait pas facilement, éclata en sanglots. A mi-côte du Mont-Cenis, elle trouva son frère le prince Amédée, et, à Turin, le prince Napoléon revenu de Florence. Quand il connut les détails de ce départ, le roi Victor-Emmanuel lui télégraphia : « Je te remercie de ce que tu as fait pour l’honneur de notre maison. »


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1814.
  2. Thiers.
  3. Ces chiffres sont établis dans le rapport Chapper.
  4. Cluseret, Mémoires, p. 227. A la suite de la bousculade du 3 au soir, un mot d’ordre venu du boulevard, spécialement du café de Madrid où se réunissait toute la bohème littéraire et politique de la presse parisienne, parcourut tout Paris : « Demain au Corps législatif et en tenue de garde national. »
  5. Soumaia : Déposition dans l’enquête parlementaire. Palikao prétend qu’il se rendit de sa personne auprès de Soumain. Le général De Malroy, alors chef d’état-major du 8e corps qui était réuni à la 1re division, dans le procès du Figaro, parle enfin comme Soumain d’une lettre écrite de celui-ci,
  6. Lettre du 24 juin 1871.
  7. Entre huit et neuf heures, en effet, l’Hôtel de Ville de Lyon avait été envahi, le préfet gardé à vue ; à dix heures, Ménon avait paru au balcon et proclamé la République ; les soldats de service à l’Hôtel de Ville s’étaient retirés crosse en l’air ; un escadron de cavalerie qui arrivait sabre au poing l’avait mis au fourreau en débouchant sur la place des Terreaux. A Marseille, les factieux avaient envahi la préfecture. Au lieu de les repousser, les soldats, mal commandés comme partout, les avaient laissés pénétrer.
  8. Mirabeau, 47e note.
  9. Expressions de Duvernois dans sa déposition.
  10. Lamartine.
  11. Compte rendu officiel.
  12. Trochu, déposition.
  13. M. Carette.
  14. Buffet, Martel, Josseau, Daru, Lehon, Jules Simon, Gaudin, Genton et Dupuy de Lôme.
  15. Kératry.
  16. Thiers.
  17. Cluseret, Mémoires, La fin de l’Empire, p. 229. « La Révolution se fit à l’amiable, sous le manteau de la cheminée, par la bourgeoisie représentée par les députés de Paris et par la garde nationale. Le peuple y fut complètement étranger. » La même appréciation se retrouve dans le journal même de la bourgeoisie, le Figaro (6 septembre) : « La Révolution qui substitua la République à l’Empire a été faite par l’élément conservateur de Paris, par la bourgeoisie armée, c’est-à-dire par la garde nationale. »
  18. Origine et chute du second Empire, par J. Simon, p. 389.
  19. Déposition.
  20. Général Lebreton.
  21. Rapport, p. 40.
  22. Hamel, Histoire populaire de l’Empire, t. II, p. 551.
  23. Lettre du 24 septembre 1870.