La Fin de l’Empire autoritaire

La bibliothèque libre.
La Fin de l’Empire autoritaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 276-313).
LA
FIN DE L’EMPIRE AUTORITAIRE


I

Les réformes constitutionnelles n’arrêtèrent pas l’action révolutionnaire, loin de là. « Transformer chaque réunion publique, malgré l’interdiction formelle édictée par la loi, en une tribune d’attaques violentes, passionnées, contre l’Empire ; condamnés à la prison, à l’amende, revenir à la charge avec plus d’ardeur encore ; habituer le peuple parisien à relever la tête, à mettre en fuite les commissaires de police et les sbires bonapartistes ; parler à l’armée par la presse ; émouvoir, agiter les esprits sans cesse en parlant, en écrivant, en se battant, en dressant des barricades, même incomplètes, insuffisamment défendues et bientôt prises, en ébauchant chaque jour quelque nouveau complot parmi les citoyens ou parmi les soldats, dût chacun de ces complots avorter successivement : telle devait être, telle fut la tactique de tous les hommes d’action de la génération nouvelle[1]. » Ce qui était interdit en France, on allait le dire le long de la frontière. En septembre 1869, il y eut deux congrès, à Bâle et à Lausanne. A Bâle dominèrent le Russe Bakounine, l’Allemand Karl Marx, le Français Blanqui. A la majorité de 54 voix contre 4, on décréta l’abolition de la propriété individuelle et la nécessité de la liquidation sociale, c’est-à-dire, selon la définition de Bakounine, « l’expropriation en droit de tous les propriétaires actuels, par l’abolition de l’État politique et juridique et l’expropriation de fait partout, autant et aussi vite qu’elle sera possible. » Les Français qui s’opposèrent à cette déclaration collectiviste reproduisirent les théories proudhoniennes, guère plus rassurantes : « La terre à qui la cultive, la maison à qui la loue, le capital à qui l’emploie. » On se donna rendez-vous pour l’année suivante à Paris libre.

Les bourgeois ne laissèrent pas aux ouvriers le privilège de la violence. Victor Hugo, empruntant à Garibaldi son rôle et sa littérature, demanda au Congrès de la Paix à Lausanne, dans la langue de la démagogie universelle, de « signifier à qui de droit que la guerre est mauvaise, que le meurtre, même glorieux et royal, est infâme, que le sang humain est précieux, que la vie est sacrée. Qu’une dernière guerre soit nécessaire, hélas ! je ne suis, certes, pas de ceux qui le nient. Que sera cette guerre ? Une guerre de conquête ? Quelle est la conquête à faire ? La liberté. » Il demanda l’embrassement de la république et du socialisme, souhaita que notre liberté « immaculée et inviolée fût comme la Jungfrau, une cime vierge en pleine lumière. Je salue la révolution future ! » Une grève éclata à Aubin dans l’Aveyron (8 octobre), qui fournit encore un aliment aux déclamations révolutionnaires. Douze cents ouvriers des mines suspendirent tout travail, demandant une augmentation de salaires et le renvoi ou la démission de l’ingénieur en chef. Ils se livrèrent à des manifestations d’une brutalité extrême. Les représentations bienveillantes du préfet étant restées vaines, trente hommes de troupe furent envoyés pour protéger les ouvriers paisibles et laborieux. Les grévistes se précipitent sur eux, essaient de les désarmer, les accablent de pierres, de débris de fonte et même de barres de fer rougies au feu ; plusieurs hommes sont blessés. L’officier, conformément au règlement militaire qui prescrit aux hommes attaqués de se défendre, les voyant acculés, écrasés par le nombre, leur crie : « Défendez-vous. » Les soldats tirent et environ quatorze morts et vingt blessés tombent. Les journaux réclamèrent justice contre le lieutenant qu’ils appelaient un bourreau. Le ministre de la Guerre Le Bœuf ordonna une enquête, et l’officier ayant été jugé irréprochable, loin de le frapper, il proposa de le décorer. Magne et Chasseloup se récrièrent. Le Bœuf insista, offrit sa démission : la décoration fut accordée. L’armée apprit ainsi que, dans les conflits, tous les jours imminens, elle ne serait pas désavouée par ses chefs et sacrifiée aux criailleries de la presse révolutionnaire.


II

Les députés de la Gauche voulurent prendre leur part à l’agitation. N’osant se montrer révolutionnaires par des actes, ils étaient condamnés à l’être par des paroles. Aussitôt la promulgation du sénatus-consulte, ils prétendirent que la Constitution exigeait la réunion d’un Corps législatif dissous dans les six mois, c’est-à-dire au plus tard le 26 octobre ; que la petite session de juillet ne saurait être considérée comme une convocation suffisante, et que, dès lors, la session devait être reprise immédiatement ou avant le 26 octobre. Le ministère, à juste titre, n’admit pas cette interprétation arbitraire. A ses yeux, l’exigence constitutionnelle avait été satisfaite par la session, quelque courte qu’elle eût été, et il restait maître de choisir l’époque où il ferait cesser la prorogation : il lui fallait se donner le temps de réfléchir, d’adapter son personnel aux exigences du régime nouveau et de ne pas se trouver, comme l’avaient été ses prédécesseurs, incertain et sans cohésion, aux prises avec une Chambre impatiente. La Gauche n’avait qu’à répondre à des argumens par des argumens, mais, comme si un retard insignifiant allait mettre l’Etat en péril, elle recourut aux sommations menaçantes. Kératry commença : « A un ministère de mauvaise foi ou incapable d’affronter les débats publics, à un sénatus-consulte accepté avec confiance et qui ne serait plus qu’un leurre, si l’action parlementaire, qui seule peut le vivifier, est étouffée, à un gouvernement épuisé par lui-même, incapable d’une ferme résolution, on devra répondre, le 26 au matin, par une mise en demeure au pouvoir exécutif méconnaissant la Constitution et faire appel à une nouvelle Constituante, car tous les intérêts souffrent ; ils comptent sur nous ; il n’y a pas d’autre moyen de les sauver. Donc au 26 ! » Le fougueux député convoquait ses collègues sur la place de la Concorde ; de là ils se rendraient au Palais législatif où, après avoir pénétré par la force, ils reprendraient leurs sièges et voteraient la réunion d’une Constituante. Gambetta se hâte de faire écho à ce programme héroïque : « Le suffrage universel, ce maître des maîtres, est déjà depuis trop longtemps tenu en échec par le pouvoir exécutif, qui n’est en somme que sa périssable créature. Il faut en finir. Les représentans du peuple doivent s’emparer de toute occasion propice et juste de protester contre l’intolérable conduite du gouvernement. Le rendez-vous au 26 octobre prochain, donné à tous ses collègues de la Chambre par le député du Finistère, nous présente cette occasion : c’est l’essentiel. M. de Kératry propose de se réunir le 26 octobre au lieu ordinaire des séances, de se constituer, de délibérer ; en un mot, de passer outre aux inqualifiables résistances de l’exécutif. A merveille. Le devoir d’un représentant du peuple en telle occurrence est tellement clair et net que j’éprouve à peine le besoin de vous dire : J’y serai (1er octobre). » Il y sera, fût-il seul ! Raspail adhère, Bancel annonce « qu’il se rendra à Paris pour remplir dans leur sévère rigueur ses devoirs de représentant du peuple. » Le troupeau démagogique s’émeut de ces fiers accens et applaudit. Les électeurs somment les tièdes, tels que Garnier-Pagès, de prendre des résolutions viriles. « Il n’y a pas à s’y méprendre, s’écrie le journal de Delescluze, c’est la révolution : en 1829 et en 1847 le mouvement n’avait pas eu une telle intensité. »

S’incliner devant ces insolens défis, c’eût été de la part du gouvernement un suicide. Cependant il en délibéra. Les ministres étaient assiégés de conseils : Prenez garde, le sang coulera ! Ce sera la guerre civile ! Ne vous raidissez pas contre le sentiment public. Magne se trouvait en congé depuis la promulgation du sénatus-consulte ; l’Empereur le fit mander. « C’est un esprit net, j’ai confiance en son jugement, il nous tirera d’affaire. » Magne arrive, le Conseil se réunit ; chacun se prépare à l’écouter. Il commence par reconnaître que l’émotion publique est considérable et que les dangers d’une résistance sont réels ; cependant il ne faut pas faiblir. Une convocation au 26 octobre, au jour fixé par Kératry, ce serait une défaillance. Mais qui empêchait de convoquer le 25 ? Kératry serait bien attrapé ! — « Mais ce serait de la pusillanimité ! » s’écria Le Bœuf irrité. L’Empereur changea de couleur et dit : « Ah ! monsieur Magne, je ne vous avais pas appelé pour que vous me donniez un conseil aussi peu héroïque. » il fut résolu qu’on ne convoquerait que le 29 novembre. Le décret, signé le 3 octobre, fut aussitôt publié.

Jusqu’au 26 octobre, le gouvernement fut dans les transes, Magne surtout allait à tout instant au ministère de la Guerre s’assurer que l’armée serait prête, et il ouvrit l’avis que l’on fît arrêter la veille les personnages suspects. Il ne connaissait pas les députés irréconciliables : ce n’étaient plus les héros du cloître Saint-Merry, les Janne, les Guinard, les Barbes, les Godefroy Cavaignac ; c’étaient de prudens personnages, plus capables de coups de gueule que de coups de main, et de qui aucune témérité n’était à redouter. Tant qu’ils avaient pensé effrayer le gouvernement, ils avaient menacé ; dès qu’ils le sentirent ferme, ce fut un sauve-qui-peut comique. Ferry, pour couvrir le désarroi, écrivit le 5 à ses collègues de se rendre, non sur la place de la Concorde, ni au Palais-Bourbon, pour y former une Constituante, mais au lieu ordinaire des réunions de la Gauche, pour répondre collectivement au décret insolent du 3 octobre. De son côté Kératry, tout à coup assagi, déclare qu’il ne se rendra pas le 26 à la Chambre : il ne veut pas que la lutte engagée entre le pouvoir personnel et les représentans de la nation se dénoue par une émeute ; le décret du 3 octobre, que Ferry avait considéré comme une insolence, est pour lui une capitulation ; pour Jules Favre, quelques jours après, c’était un traquenard. La Gauche, réunie au lieu ordinaire de ses séances, confirma qu’elle n’irait pas à la Chambre le 26 et ne fournirait pas au gouvernement l’occasion de se retremper dans une bataille : « Nous nous réservons pour l’ouverture effective de la session. Alors, nous demanderons compte au pouvoir de la nouvelle injure faite à la nation. Alors, nous montrerons, par l’épreuve même qui se fait depuis trois mois, que le pouvoir personnel, tout en feignant de s’effacer devant la réprobation publique, n’a pas cessé d’agir et de parler en maître. Alors, enfin, nous poursuivrons, sur le terrain du suffrage universel et de la souveraineté nationale, le seul qui subsiste désormais, l’œuvre de revendication démocratique et radicale dont le peuple a remis le drapeau dans nos mains (18 octobre). »

Toutes ces grandes phrases ne trompèrent pas la foule. Il n’y eut qu’un cri : « Ce sont des blagueurs et des lâcheurs ! » Mon ancien concurrent, Bancel, fut déclaré indigne de son mandat et sommé de le déposer. Il n’échappa que par la fuite aux reproches violens qui l’accueillirent lui et ses collègues, Pelletan, Simon, Ferry, dans une réunion tenue à Clichy. Personne ne songea à reprendre pour son compte l’émeute que désertait la Gauche. Victor Hugo comprit qu’au point de vue théâtral, ce dénouement n’était pas scénique. Il proposa un dernier acte : « Une déclaration solennelle des représentans de la Gauche, se déliant du serment en face de la nation, voilà la vraie issue de la crise ! Issue morale et révolutionnaire. J’associe à dessein ces deux mots. Que le peuple s’abstienne, et le chassepot est paralysé ; que les représentans parlent, et le serment est aboli (12 octobre). » L’opposition ne se délia pas de son serment, ce qui eût mis fin à son mandat et l’eût amenée en police correctionnelle, et le 26 octobre se passa dans la plus parfaite tranquillité. Vers la fin de la journée, l’Empereur se montra sur les boulevards et fut acclamé.


III

De loin j’avais suivi sans inquiétude cette puérile agitation. Je n’avais pas hésité à approuver le gouvernement, et je m’attristais de l’attitude contraire prise par Girardin, dont on me rendait plus ou moins solidaire. Il se montrait indulgent aux bravades de la Gauche. J’exprimai à Girardin ma désapprobation :

« Je vous trouve plus sévère pour le gouvernement que pour l’opposition, et ce n’est pas juste. Je sens très bien de mon coin que le flot monte, mais ce n’est pas à cause de la manière dont a été exécuté le sénatus-consulte ; c’est parce que l’on veut une révolution, les uns en s’en rendant compte, les autres à leur insu. Eût-on fait tout ce que vous avez conseillé et autre chose encore, la situation ne serait pas changée. Elle ne peut plus être détendue ; elle doit aboutir à un choc. En vérité, je ne sais pas si ce gouvernement a une autre conduite à tenir que de s’entourer de ses fidèles, armer ses canons et attendre. Dans une telle situation, il n’y a rien à faire pour moi. Les conservateurs me trouvent trop téméraire, les démocrates trop conciliant ; les libéraux à la rigueur pourraient s’accommoder de moi, mais où sont-ils ? Le jacobinisme nous a infectés jusqu’à la moelle des os, et il vit et agit en nous, comme l’inspirateur souverain. Aussi suis-je résolu à demeurer ici le plus longtemps possible et à ne me prêter à aucune combinaison ministérielle tant que l’Empereur n’exigera pas de moi que je marche à mes conditions. Alors j’irai au pouvoir comme on va au sacrifice, n’ayant d’autre visée que d’en sortir la tête haute et frappé par devant. Ce n’est que lorsque ce peuple léger en sera à la question sociale et qu’il tombera aux mains des liquidateurs, qu’il se réveillera. Jusque-là, tout ce qu’on dit sera inutile. Et comment en serait-il autrement, puisque vous, l’ennemi théorique et pratique des révolutions, vous vous faites l’artisan le plus terrible, le plus efficace, le plus persévérant de la révolution, dans des articles plus véhémens que ceux du Réveil, et cela parce que vous n’êtes pas d’accord avec le ministère sur l’infinitésimale question de savoir si un de ces parlemens que vous méprisez sera réuni pour pérorer, un mois plus tôt ou plus tard ! Ah ! cher ami, si le gouvernail obéit à la vague, lorsque c’est vous qui le tenez, entre les mains de qui sera-t-il inébranlable ? Vous aviez un si beau rôle à jouer en tombant sur ces révolutionnaires fanfarons et incapables ! Et qu’importe Paris ? C’est beaucoup, mais ce n’est pas tout. La France est derrière ne pensant pas de même. Je suis triste de voir tant d’injustice et je me reproche d’avoir dans le passé trop fait d’opposition en présence de l’aveuglement de cette nation, qui va affirmer une fois de plus son incapacité d’être libre (5 octobre 1869). »

Girardin me rétorqua une lettre toute pleine de récriminations contre l’Empire : « La preuve, me disait-il, que j’ai raison et que vous avez tort, c’est votre lettre même qui exhale à toutes les lignes la tristesse et le découragement. Si le gouvernement, depuis cinq mois, n’avait pas accumulé les fautes que j’ai dû relever sous peine de n’avoir plus de lecteurs, vous ne seriez pas découragé, car vous seriez dans toute l’ardeur de l’œuvre à accomplir. Encore quelques fautes, et le verre qui est plein débordera. Alors tout changement de ministère sera tardif et vain ; il n’y aura plus pour répondre aux exigences impérieuses de la situation qu’un changement de gouvernement. Il n’y a plus une année, que dis-je ? il n’y a plus un mois à perdre. Il y a deux ans, le 19 janvier 1867, vous avez été un atout décisif dans le jeu de l’Empereur. Qu’a-t-il fait de vous ? Il a attendu que la couleur de la retourne eût changé. Vous êtes encore une figure, mais vous n’êtes plus un atout. Ne dites pas que la galerie qui assiste à la partie est injuste. Non, ce n’est pas être injuste, quand on voit un coup mal joué, que de le constater et de le condamner. »

Je lui ripostai immédiatement : « Vous avez raison de le remarquer : ma lettre était triste. Ce qui causait ma tristesse, c’est de vous voir redevenu l’instrument de la Révolution, vous qui, mieux que personne, pouvez mesurer les immenses désastres sociaux qu’elle amènerait. J’ai éprouvé de cette déviation autant de chagrin que j’en ai ressenti, lorsque j’ai lu vos articles conT seillant la guerre. Ne prenez pas toutefois cette tristesse pour de la défaillance. Je suis plus que jamais affermi dans mes idées, dans mes résolutions, et plus que jamais, je suis prêt de corps et d’esprit à poursuivre un combat contre la Révolution par la paix et la liberté. Je suis bien loin de croire la partie perdue. Après tout, on a beau embrouiller les chiffres, les Irréconciliables n’ont obtenu en France que 200 000 voix. Ne m’abandonnez pas dans la route où vous m’avez vous-même appelé dès mes jeunes années ; revenez à la doctrine qui a fait votre originalité. Alors vous mériterez de prendre rang au milieu de l’éternelle Constituante qui siège dans l’histoire, à côté des véritables initiateurs politiques ; sans cela, vous ne serez qu’une brillante individualité sur laquelle se posera un éternel point d’interrogation. Quant à moi, vous vous trompez lorsque vous me faites dans la main de l’Empereur tantôt un atout, tantôt une simple figure : je ne suis qu’un homme de bonne volonté et d’idéal, égaré dans ce monde de la fraude, de la mauvaise foi et de la haine, et qui essaie de se tirer d’affaire le moins mal possible, jusqu’à ce que tous les partis, indignés de sa bonne foi obstinée, se soient accordés pour le renvoyer aux douceurs de l’étude libre et désintéressée, au repos de la vie intérieure, aux joies de la famille et de l’amitié. »


IV

Le ministère, malgré son sénatus-consulte, son amnistie et son énergie récente contre les menaces du 26 octobre, était très combattu. Les amis de Rouher considéraient ses membres comme des déserteurs, et les 116 voyaient en eux des intrus venant recueillir la moisson qu’ils n’avaient pas préparée. Tous pensaient qu’il n’avait pas la puissance oratoire suffisante pour soutenir les chocs prochains d’une opposition si riche en orateurs. De plus, la discorde l’affaiblissait. Forcade aurait voulu qu’on frappât la presse et l’empêchât de provoquer aux rébellions. Chasseloup et Magne demandaient l’impunité absolue, mettant leur point d’honneur à laisser les journaux libres de tout dire et tout insulter, comptant pour les réprimer sur la réaction du bon sens public. Chasseloup, pour faire valoir son libéralisme, communiquait, disait-on, au Journal de Paris, le récit des discussions de chaque séance du Conseil. Quoi qu’il en soit, on croyait généralement ce ministère purement transitoire et ne devant pas tardera céder la place à un ministère nouveau dans lequel j’aurais, avec mes amis, le rôle prépondérant. « Chaque jour, m’écrivait Robert Mitchell, voit naître une combinaison nouvelle, un projet nouveau. Votre nom est mêlé à tout cela. On se querelle, on se démène, on se bat presque. Il n’y a qu’un point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est qu’il n’y a rien de possible sans vous. »

Rouher disait tout haut : « En dehors de moi, il n’y a qu’Ollivier qui puisse faire quelque chose. » L’Empereur, Magne, Chasseloup et même Forcade reconnaissaient la nécessité de recourir à mes services. Seulement, chacun entendait m’employer selon ses vues. L’Empereur aurait voulu m’introduire à la place de Duvergier, en conservant tous les autres ministres, sans prendre Buffet ni aucun de mes amis. Magne et Chasseloup voulaient s’adjoindre avec moi Buffet, Segris et Talhouët en écartant Forcade. Magne eût été chargé par l’Empereur de composer ce ministère et de s’assurer ainsi l’honneur de mettre en pratique la responsabilité ministérielle, dont le sénatus-consulte avait posé les prémisses en détruisant l’incompatibilité entre les fonctions de député et celles de ministre. Chasseloup et Magne furent les premiers à agir auprès de moi. Ils me firent écrire par Kratz, homme fort distingué, depuis conseiller référendaire à la Cour des comptes, mon ami et celui de Maurice Richard, et dans la confiance intime de Chasseloup : « M. de Chasseloup se demande si le moment ne serait pas venu pour vous d’entrer aux affaires. Votre présence dans le Cabinet y apporterait la force et la confiance. Il y a un programme à faire, une conduite à arrêter, il y a surtout à rassurer complètement le Grand Pilote, qui, lorsqu’il verra parmi l’équipage un pilote de votre taille, envisagera les points noirs sans inquiétude, et ne regardera plus en arrière pour y chercher les hommes auxquels il s’était habitué et qu’il croit encore de sûrs appuis contre les flots irréconciliables. Il est donc nécessaire de renforcer puissamment ceux qui veulent maintenir la liberté, et on pense que votre accession remplirait ce but (4 octobre 1869). »

Ma réponse fut nette : « Un ministère ne peut durer qu’avec le double appui du souverain et de la Chambre. Or, je ne suis certain ni de l’un ni de l’autre. L’Empereur est bienveillant pour moi et il me verrait avec plaisir aux affaires, mais dans un milieu qui me contiendrait ; il n’est pas résolu à m’y mettre dans un milieu qui me soutiendrait. Il m’accepterait comme ministre, mais il n’est pas décidé à se confier à mon ministère. Or, si je prenais le pouvoir, ce ne serait que par honneur et non par goût, uniquement pour obéir à une injonction du souverain vis-à-vis duquel je suis l’otage de mes idées. Quant à la Chambre, j’ignore ses dispositions à mon égard, et dans cette incertitude, je ne saurais entrer aux affaires sans une dissolution signée en blanc, ce que l’Empereur n’accorderait probablement pas. Je ne dis rien des autres parties du programme sur lesquelles l’accord ne serait peut-être pas plus aisé. Ne parlons donc plus de moi. Que le ministère actuel continue son œuvre de dévouement. Il n’est pas nécessaire que je sois dans ses rangs pour lui être utile ; qu’il persévère dans sa pratique libérale et, si l’on veut s’en écarter, qu’il se retire avec éclat. Il aura une belle page. Si l’on incline à un retour vers les réactionnaires, ma présence n’empêcherait rien, mais l’Empereur briserait lui-même sa couronne. Il est évident que, tôt ou tard, il y aura un choc dans la rue avec les Irréconciliables. Dans ce cas, je suis d’avis qu’on frappe ferme, mais pour être sûr du succès et surtout pour le légitimer, il faut que sur nos enseignes brille le mot de Liberté et que les autres ne puissent inscrire sur les leurs que celui de Révolution (7 octobre). »

Schneider, secondant les efforts de son ami Magne, me télégraphia de venir à Paris (28 octobre). Je lui répondis : « Inutile. » L’Empereur lui-même, à son tour, me fit écrire par Clément Duvernois, son journaliste : « Que de chemin parcouru depuis votre premier billet en 1860 ! Nous étions seuls alors, vous et moi, à croire à la politique qui devait rendre la liberté à ce pays. Mais aussi, que d’illusions semées le long du chemin ! Je vous avoue que j’ai des heures où je me demande si je ne me suis pas trompé, et si ce peuple, patient à la servitude, insatiable dès qu’on rend la main, n’est pas incapable de liberté. Je viens de passer deux jours à Compiègne. L’Empereur est dans les dispositions d’esprit les plus sages, les plus conciliantes et aussi les plus fermes. Il me semble n’avoir ni regrets de ce qu’il a fait, ni illusions sur le résultat. On dirait un philosophe faisant une expérience. En vérité, quand on le compare à ceux qui l’injurient, à ceux qui veulent le renverser, il ne perd pas à la comparaison. Il parle toujours de vous avec affection, j’allais dire avec tendresse. Il a surtout pour vous une grande estime. Et vous, que pensez-vous de tout ce gâchis ? Ne vous semble-t-il pas que l’heure est venue de défendre le terrain conquis contre ceux qui veulent perdre une fois encore la liberté ? Votre courage n’est-il pas tenté ? N’y a-t-il rien à faire contre ces gens, qui se cachaient dans l’abstention à l’heure du combat et qui maintenant sortent de leurs tanières pour tourner contre nous et contre l’Empire les armes que nous avons obtenues et que l’Empire a données ? N’y a-t-il pas un devoir à remplir envers le gouvernement pour ceux qui ont conseillé les réformes ? On dit que la politique extérieure vous sépare du gouvernement plus encore que la politique intérieure : il ne vous suffirait pas que l’Empereur fût éloigné, comme il l’est, de toute guerre de diversion ; vous seriez même résigné aux annexions des États du Sud si elles venaient à se produire. On dit encore que vous poseriez des conditions terribles si votre concours était jugé nécessaire. Moi, je crois vous connaître assez pour penser qu’il n’en est rien. Vous seriez aussi chaudement le défenseur d’une guerre vraiment nationale que l’adversaire d’une guerre de diversion. Et quant aux conditions, vous ne choisiriez pas pour les faire dures le moment où la cause libérale aurait besoin de vous. Si d’ailleurs vous avez tant obtenu sans être dans les conseils, que n’obtiendriez-vous pas dans un commerce de chaque jour ? Autant l’Empereur est instinctivement réfractaire au parlementarisme stérile du tiers-parti, autant il est accessible aux idées libérales et démocratiques. Allons, dites-moi que Saint-Tropez n’est pas la tente d’Achille et que vous n’êtes pas avec ceux qui jappent contre l’Empire pour cette misérable affaire de la prorogation. — Post-scriptum : C’est de Compiègne que je vous écris, car l’Empereur, qui m’a fait appeler au moment où je fermais ma lettre, a bien voulu me demander de rester encore un jour ici. Nous avons causé longuement de vous. Ah ! si vous vouliez, quels services vous pourriez rendre (21 octobre 1869) ! »

Une seconde lettre le lendemain précisa davantage la pensée à laquelle obéissait Duvernois : « Je vous écris de nouveau, car ma lettre d’hier écrite à bâtons rompus vous donnerait une idée insuffisante de la situation. C’était au début une lettre purement amicale, de ma seule inspiration. Après avoir causé de nouveau avec l’Empereur et d’une façon très précise, j’ai ajouté un post-scriptum à la hâte. Voici donc la situation : Le Cabinet, tel qu’il est, ne durera pas jusqu’à la session ; il ne sera pas remplacé par un ministère tiers-parti et M. Rouher rentrera triomphalement, si vous ne venez pas au secours. Voilà la réalité. De même que le 19 janvier a avorté parce que vous n’avez pas pris le pouvoir, le 12 juillet avortera pour le même motif, et nous irons aux aventures. Réfléchissez à tout cela : croyez qu’il dépend de votre réponse que l’Empereur vous fasse appeler. Ne posez pas d’autre condition que celle d’être mandé, et comptez sur votre influence personnelle sur l’Empereur pour obtenir ce qu’il y aura à obtenir, mais quand vous serez dans son cabinet de travail et pas avant. Vous aurez comme concessions ce que vous n’auriez pas comme conditions. »

Malgré ce que ces lettres avaient de pressant et de spécieux, je ne me laissai pas ébranler, et maintins les conditions que j’avais indiquées à Chasseloup-Laubat.


V

Les deux influences diverses qui essayaient, d’agir sur mes déterminations s’ignoraient. Elles ne se révélèrent l’une à l’autre que le jeudi soir 21 octobre. A Compiègne, Chasseloup, de plus en plus inquiet des difficultés du moment, comprenant que par correspondance il n’obtiendrait rien de moi, confiait à Duvernois qu’il allait demander à l’Empereur de m’envoyer Kratz avec mission de m’offrir le ministère de la Justice. Duvernois lui raconta qu’il agissait dans le même sens, et qu’à la suite de conversations avec l’Empereur, il m’avait déjà écrit et attendait ma réponse. Il trouva bon qu’on m’envoyât quelqu’un qui me dirait ce qu’il était difficile d’écrire, puis, dès le lendemain, il vint à Paris voir Kratz afin d’en obtenir qu’il se présentât comme son envoyé aussi bien que comme celui de Chasseloup. Kratz n’y consentit pas et n’accepta de mandat que celui que l’Empereur devait lui confier par Chasseloup. Il se rendit à Compiègne le même jour, reçut confirmation officielle, et partit le 23 octobre pour arriver chez moi à la Moutte le 25 à deux heures du matin. Ses instances orales n’eurent pas plus de succès que ses instances écrites. Seulement, comme je me trouvais en présence d’une offre faite directement au nom de l’Empereur, c’est à lui que je répondis :

« Sire, je vous remercie de la preuve de confiance que vous voulez bien me donner et précisément parce que j’en suis profondément touché, je vous demande la permission de m’expliquer avec vous en toute franchise. Je sais par expérience que cela ne vous déplaît pas. Si j’étais libre de suivre mes goûts, je prierais Votre Majesté de me laisser dans ma situation indépendante. Mais comme le pouvoir n’est plus qu’un poste de fatigue et de péril, je suis prêt à étouffer mes répugnances, et à faire le sacrifice d’entrer aux affaires. Mais je ne me résignerai à ce sacrifice que s’il doit être profitable à mon pays. Aussi, en indiquant loyalement de quelle manière je puis donner mon concours, je ne pose pas des conditions, j’indique le moyen de tirer de moi le meilleur parti possible. Mon accession pure et simple au Ministère actuel ne produirait aucun bon effet, je ne dis pas à Paris dont il n’y a plus à se préoccuper que pour le contenir, mais dans la province, qui ne veut que la liberté et non la Révolution. Cela tient à l’origine extra-parlementaire de ce cabinet et à la déception éprouvée par l’opinion publique de ce que le soin de constituer une nouvelle administration n’ait pas été confié à l’un des 116. Cependant, il y a des élémens excellens qu’il serait peu sage de ne pas utiliser. Il y aurait donc lieu de constituer un Ministère nouveau, composé en partie des ministres actuels, en partie de députés pris parmi les 116. On conserverait Chasseloup, Magne, les ministres militaires. Les postes vacans seraient occupés par des députés pris parmi les 116. Je n’ai d’engagement avec personne, mais M. Buffet est celui qui me paraît le plus indiqué. Ce point de départ posé, voici comment j’estime qu’il y aurait lieu de procéder : 1° Votre Majesté commencerait par s’entendre avec moi sur un programme formulé par écrit qui deviendrait la charte du nouveau ministère. Désormais aucun ministère ne pourra se présenter devant la Chambre sans ce préliminaire : car, dès son avènement, on lui demandera par interpellation de formuler ce qu’il veut, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur. Je conçois ce programme ainsi. Lutte énergique, incessante, contre les doctrines et les pratiques révolutionnaires par la paix et par la liberté. La paix, c’est le respect du principe de non-intervention, ou mieux le respect du principe des nationalités. La gloire de Votre Majesté est d’avoir le premier proclamé la politique des nationalités : il ne faut pas qu’elle écoute ceux qui lui conseillent de l’abandonner pour revenir au principe étroit, stérile, des agrandissemens territoriaux ou des équilibres factices. Trois questions étrangères sont à considérer : l’Allemagne, l’Italie, l’Orient. En Allemagne, faut-il s’opposer à l’annexion (qui d’ailleurs n’est pas prochaine) des États du Sud à la Confédération du Nord ? Ce sera à examiner si la Prusse veut opérer cette annexion par la force. Non, sous aucun prétexte, si cette annexion ne s’opère que par le vœu des populations.

« En Italie, il n’y a que la question de Rome. La résoudre en principe par le retour à la Convention du 15 septembre et, jusqu’au moment où l’Italie nous aura donné des gages certains de sa volonté et de sa puissance de faire respecter cette convention, maintenir notre occupation. Au surplus, toute conversation sur ce sujet doit être refusée tant que le Concile œcuménique ne sera pas terminé. En Orient, tout se réduit à savoir comment il faut se comporter vis-à-vis des nationalités chrétiennes qui s’insurgent contre la Porte. Ne pas les exciter, les calmer si on peut, mais leur être toujours bienveillant et, si on est réduit à prendre parti, les soutenir plutôt que les combattre.

« La liberté, c’est les violences de la presse et de réunion courageusement supportées, tant qu’il n’y aura pas péril de guerre civile et lutte dans la rue ; l’article 75 de la Constitution de l’an VIII modifié, les candidatures officielles abandonnées, la loi de sûreté générale rapportée, un élément nouveau introduit dans l’administration, les abus du népotisme et de la faveur arrêtés, les principes de la liberté commerciale maintenus, l’instruction publique et les travaux publics productifs largement dotés, un système électif pour Paris et pour Lyon étudié, la liberté communale étendue sans qu’il soit nécessaire d’abandonner aux communes la nomination des maires : il suffirait qu’ils fussent pris au sein des conseils municipaux et qu’on ne les maintînt pas lorsqu’ils ont perdu la majorité. Le vrai système d’élection est trouvé : c’est celui qui a été employé dans mon élection du Var. La sympathie, non l’appui du préfet et des maires. Si cela ne suffit pas, c’est que les maires et les préfets sont incapables, ou que le candidat est mal choisi. L’intervention gouvernementale active et directe ne se justifierait que dans les cas extrêmes où une candidature serait un appel à la sédition et à la guerre civile. Si la Chambre n’approuvait pas ce programme, le Ministère serait autorisé à faire un appel au pays par une dissolution. Je n’indique naturellement sur chaque matière que les traits principaux. Dans un programme il ne doit y avoir rien de plus.

« Votre Majesté ayant accepté ces idées, une note paraîtrait au Moniteur en ces termes : « Les ministres ont donné leur démission qui a été acceptée. M. Emile Ollivier a été appelé par l’Empereur et chargé par lui de former un ministère. » Muni de cette note et du programme, je me rendrais auprès des personnes auxquelles je serais autorisé à recourir, et leur dirais : L’Empereur m’a chargé de lui proposer un ministère pour la défense de ce programme. Le ministère constitué, les décrets de nomination paraîtraient au Moniteur dans la forme ordinaire. La date du 29 serait maintenue, pour la réunion des Chambres. Dans ces conditions, si Votre Majesté le désire, je suis prêt à accepter le ministère de la Justice et des Cultes. Si l’on n’avait pas commis l’irréparable faute de ne pas faire en 1869 les élections libres, ainsi que je l’ai conseillé en vain, je serais certain du succès. Aujourd’hui je ne puis que l’espérer, surtout si la Providence nous envoie quelques-unes de ces bonnes chances sans lesquelles les desseins les mieux combinés ne réussissent pas. Que Votre Majesté ne croie pas que je sois inspiré dans les avis que j’émets par une sotte infatuation personnelle. Je ne demande qu’à m’effacer, à me subordonner, et ce n’est que parce qu’on a fait appel à mon dévouement que je me suis cru autorisé à indiquer comment je crois pouvoir être utile. De toute autre manière, je serais impuissant, je perdrais le peu de valeur que j’ai, je me déconsidérerais. Je ne crois pas que l’Empereur eût lieu de s’applaudir d’un tel résultat. Avant de terminer, Sire, permettez-moi une observation générale : une certaine portion du pays ne redeviendra raisonnable que lorsque, rassasiée des exagérations, épouvantée de l’incertitude, elle aura de nouveau la crainte, nullement chimérique, hélas ! des désastres qu’une révolution amènerait : ne vous découragez donc pas et laissez la presse étaler ses provocations et ses ordures ; plus il y en aura, mieux cela vaudra A la fin, le pays lui-même se chargera d’arrêter la saturnale. Je sens déjà autour de moi le commencement de la révolte et de l’indignation. Quoi qu’il arrive de cet échange d’idées, je vous serai toujours très reconnaissant, Sire, de votre pensée bienveillante à mon égard, et j’aurai certainement l’occasion de vous le témoigner. Je vous prie, Sire, d’agréer l’assurance de mes sentimens respectueux et dévoués. »


VI

Cette lettre fut expédiée par Kratz à Chasseloup qui devait la remettre à l’Empereur. Duvernois, ne voulant pas se laisser distancer, obtenait dans le même moment de Napoléon III d’être envoyé lui-même à Saint-Tropez pour me ramener à Compiègne. Il était persuadé que je ne résisterais pas au charme de l’Empereur et que, de près, je céderais tout ce que je refusais de loin. Il arriva avec Maurice Richard le 27 octobre à une heure du matin. Je pouvais résister à l’invitation des ministres ; il eût été inconvenant d’opposer un refus, à l’appel du souverain. Le 29, à midi, je me mis en route avec Maurice Richard, Kratz, Duvernois, et le dimanche 31, à huit heures du matin, j’étais à Paris. Le jour même de mon départ arrivait à la Moutte le billet suivant de Girardin : « Ce n’est pas pour répondre à votre grande et importante lettre que je vous écris, c’est pour vous répéter : Quelle que soit la personne qu’on vous envoie, refusez et ne venez pas. N’acceptez et ne venez que si M. Magne est chargé de faire un cabinet, alors vous discuterez avec lui à quelles conditions vous consentirez à en faire partie, ou que si l’Empereur vous charge de lui proposer un ministère dont vous serez le chef. Sinon, non (28 octobre). »

De la gare de Paris, Duvernois expédia à l’Empereur un télégramme contenant ces mots convenus : « Je suis de retour. » A peine débarqué, je reçus la visite de Chasseloup. Il m’avoua qu’il n’avait, pas envoyé à l’Empereur ma lettre-programme parce qu’il l’avait trouvée trop nette, et il me la rendit. J’allai voir Girardin, fort étonné de mon arrivée, après son avertissement de ne pas venir, que, d’ailleurs, je n’avais pas reçu. Il avait été gagné par Schneider à l’idée d’un ministère Magne et ma présence dérangeait ses calculs. Je ne pouvais pas lui apprendre que j’étais appelé par l’Empereur ; je lui dis simplement que j’étais venu parce que mes amis voulaient s’entendre avec moi. « Votre femme, me jeta-t-il à brûle-pourpoint, désire-t-elle que vous deveniez ministre ? — Elle en a horreur. — Ah ! tant mieux ! Alors vous êtes sauvé. » Ses prévisions étaient des plus pessimistes ; il annonçait une prise d’armes révolutionnaire, en fixait le jour, le 3 novembre. Le 2, on déposerait un acte d’accusation contre l’Empereur ; un Irréconciliable jouerait le rôle de Manuel et se ferait expulser ; le peuple se soulèverait. Deux cent mille hommes marcheraient. Comme je manifestais mon incrédulité : « Demandez à Piétri ! » s’écria-t-il. En le quittant, j’allai visiter le prince Napoléon, auquel je confiai le véritable motif de ma venue. Quelques instans après, Piétri justement survint. « Vous arrivez à propos, lui dis-je, qu’y a-t-il de vrai, dans ce que me raconte Girardin ? — Il exagère, répondit Piétri ; il y a 2 000 hommes exaspérés prêts à tout ; la peur du chassepot retient tous les autres. Je suis tenu au courant par les chefs de groupes. Je crois à une collision, mais nous l’étoufferons dans l’œuf. »

Le 1er novembre, Duvernois m’annonça que l’Empereur m’attendait le soir même. Seulement, pour déjouer les indiscrétions des reporters blottis dans tous les coins de Compiègne, il me priait de ne venir que de nuit et enveloppé de manière qu’on ne me reconnût pas. A huit heures du soir j’étais à la gare du Nord, mes lunettes enlevées, la figure masquée par un cache-nez. A Compiègne, Piétri, en faction à la sortie de la gare, me donne un petit coup sur le bras et me conduit vers une voiture arrêtée dans l’ombre. Nous entrons au château par une cour de derrière, et, à dix heures et quelques minutes, je suis introduit dans le cabinet de l’Empereur. Il vient vers moi, me tend la main, me remercie de m’être dérangé, fait apporter du thé. Nous nous assoyons autour de la table sur laquelle on l’a servi, et nous commençons à causer. L’Empereur arrive tout de suite au vif des choses : « La situation est grave, mais c’est la liberté qui est en péril, car le pouvoir a la force de se défendre et, par l’appel au peuple, il peut tout reprendre ; une émeute est prochaine, nous la réprimerons. Mais quelle sera ensuite la conduite la meilleure ? Je désirerais connaître votre opinion sur ce point. — Après comme avant une émeute, Sire, et permettez-moi de dire en passant que je ne la crois pas probable, il n’y a qu’une conduite à tenir, c’est de rester dans le régime libéral inauguré par Votre Majesté. Votre gouvernement n’a rien à redouter d’une attaque violente, et il ne peut supporter la discussion, A quoi cela tient-il ? À la liberté ? Non. À l’absence d’unité qui, depuis le 19 janvier, énerve le pouvoir. Plus il y a de liberté, plus il faut de force dans le pouvoir. Mettre une presse déchaînée en face d’un ministère hésitant ou combattu, ce n’est pas du libéralisme, c’est de la défaillance. Croyez-vous que si j’étais aux affaires, je tolérerais une minute que M. Gambetta et ses amis prêchassent impunément la révolte et qu’à la tribune, dans les journaux, dans les réunions publiques on pût se dire irréconciliable ? Je ne] ferais aucun procès de presse, c’est-à-dire d’opinion, mais je ne ménagerais aucun séditieux, où qu’il soit ; à une condition toutefois, c’est que je fusse un gouvernement de liberté. Si j’étais un gouvernement d’équivoque ou de transition, je n’aurais pas cette audace. Aussi mon avis est-il que Votre Majesté n’enlève rien à l’étendue de la liberté, et qu’elle se contente d’ajouter à la vigueur du pouvoir en constituant un ministère homogène suivant les règles constitutionnelles. Il y a en France deux ou trois cents personnes à introduire, d’une manière ou de l’autre, dans la vie publique. Ceci fait, l’ordre se rétablira. »

Des généralités, nous en vînmes aux questions particulières. Nous les examinâmes longuement. Nous ne dîmes que peu de mots sur l’Espagne. Il me parla avec affection du jeune Alphonse : sa restauration lui paraissait la seule solution désirable, mais, même pour lui, il ne gênerait pas la liberté d’un peuple ami, notre diplomatie continuerait à s’abstenir. Il ne me dit pas un mot de la candidature Hohenzollern, pas même des démarches faites en mars à Berlin, par Benedetti. Moi-même, n’ayant jamais entendu parler de cette candidature, je n’avais pas de ligne de conduite à discuter à son sujet. Les affaires d’Allemagne nous arrêtèrent au contraire beaucoup. « Notre politique, dis-je, doit consister à enlever à M. de Bismarck tout prétexte de nous chercher querelle, et de rendre belliqueux son roi qui ne l’est pas. Il y a deux tisons de guerre allumés, il faut mettre le pied dessus et les éteindre : au Nord, la question du Sleswig, au Sud, celle de la ligne du Mein. Quoique sympathiques aux Danois, nous n’avons pas le droit d’engager notre pays dans un conflit, pour assurer la tranquillité de quelques milliers d’entre eux injustement opprimés. Quant à la ligne du Mein, elle a été franchie depuis longtemps, du moins en ce qui nous intéresse. Les traités d’alliance n’ont-ils pas créé l’unification militaire de l’Allemagne et le renouvellement du Zollverein son unité économique ? L’unité allemande contre nous était finie ; ce qui restait encore à faire, l’union politique, n’importait qu’à la Prusse à laquelle elle apporterait plus d’embarras que de forces. Quel intérêt avions-nous à empêcher les démocrates du Wurtemberg et les Ultramontains de Bavière d’aller ennuyer Bismarck dans ses parlemens puisque, au jour du combat, l’Allemagne serait tout entière contre nous ?

L’Empereur avait écouté très attentivement, sans m’interrompre, les longues explications que je résume. Quand j’eus terminé, il me dit : « Je suis de votre avis en ce qui concerne les Danois du Sleswig, mais en Allemagne il serait imprudent de se prononcer ouvertement sur le parti que l’on prendra si la Prusse franchit le Mein ; annoncer qu’on la laissera faire serait l’enhardir ; dire que nous l’arrêterons serait déclarer la guerre. Il n’y a qu’à garder le statu quo et attendre en silence les événemens. En ce qui concerne Rome, il faut au contraire prendre un parti et évacuer le plus tôt possible. — Cela paraît bien difficile, Sire, tant que le Concile durera, car notre gouvernement doit mettre son honneur à assurer sa liberté. — C’est vrai. »

A la discussion des idées succéda celle des personnes. L’Empereur reconnut qu’aucune combinaison n’était en ce moment possible avec Rouher : « Il a eu tort de ne pas s’en aller après le 19 janvier. — Non, Sire, son tort n’est pas d’être resté, c’est d’avoir exécuté mal les réformes. — Puisque nous parlons à cœur ouvert, continua-t-il, je vous dirai qu’il y a deux de vos amis que je ne pourrais accepter : Napoléon et Girardin. Ce sont deux esprits faux ; de plus, Girardin est un faiseur d’affaires, il joue à la Bourse. » — Je les défendis vivement : « Je suis persuadé que le Prince ne nourrit aucun mauvais sentiment contre le Prince impérial ni contre l’Impératrice ; ses impétuosités viennent souvent d’une activité qu’il ne sait comment employer. — C’est sa faute ; il n’a profité d’aucune des occasions que je lui ai offertes. » Il me cita l’Espagne, la Crimée, l’Algérie, l’Italie. « Il y a longtemps que j’ai dit de lui qu’il avait une activité sans but ; il a de plus un esprit critique qui lui nuit beaucoup ; quand les affaires s’embrouillent, il éprouve un malin plaisir. — Ne pourrait-on, dis-je, le mettre à l’épreuve une fois de plus ? Ainsi, il se contenterait, dans un cabinet que je formerais, d’un ministère technique, celui de la marine. — S’il désire être ministre, il aurait dû se conduire de manière à rendre cela possible. Il a fait tout le contraire. Pourquoi ce discours au Sénat dans lequel il a opposé son programme au mien ? » Je démentis que Girardin fût un joueur à la Bourse : actuellement, son accession dans une combinaison parlementaire n’était pas facile, mais on pourrait la rendre possible, en l’employant d’une manière quelconque. Cela satisferait son ardent désir. « Je sais, fit l’Empereur ; déjà du temps de ma présidence, sa première femme, qui avait beaucoup d’esprit, me tourmentait pour que je le fisse ministre. »

Il ne fut pas moins explicite sur une catégorie de personnes dont La Tour du Moulin lui paraissait le type, c’est-à-dire sur ceux qui, élevés avec l’appui de l’Empire, s’étaient tournés vers l’opposition dès qu’ils l’avaient sentie en faveur dans le public : « Ne m’en parlez jamais, je vous en prie ! Lorsqu’un homme pour lequel je n’ai rien fait ou que j’ai combattu vient à moi, je suis tout disposé à lui accorder beaucoup. Je ne capitulerai jamais devant ceux qui, me devant tout, me combattent aujourd’hui afin d’obtenir davantage. D’ailleurs, qu’y gagnerai-je ? Je comprends l’ambition, mais il faut qu’on la justifie par le mérite. » Et il conclut en riant : « Je ne suis pas assez malade pour jeter mon bonnet par-dessus La Tour du Moulin. » Il fallut bien enfin en venir à moi : « Et vous, êtes-vous décidé à me donner votre concours ? — Oui, Sire, si vous le croyez nécessaire. Mais il m’est impossible d’entrer au ministère avec Forcade : il représente le système des candidatures officielles que j’ai combattu, et qui est, en ce moment, le grief principal de l’opposition. — Je ne puis abandonner Forcade, ce serait reconnaître que tout ce que j’ai fait jusqu’ici est mauvais. Ce serait déserter ma majorité, et rendre la dissolution inévitable. — Si vous ne voulez pas abandonner Forcade, ce que je comprends, Sire, permettez-moi de ne pas entrer aux affaires avant la réunion de la session et la fin de la vérification des pouvoirs. Bien des combinaisons, difficiles aujourd’hui, seront aisées alors. En entrant aux affaires en ce moment avec Forcade, je paraîtrais un déserteur de mes amis, un produit du caprice de Votre Majesté. » À ce mot, il m’interrompit : « Non, on trouverait tout naturel que j’aie voulu fortifier mon gouvernement par votre accession. » J’insistai ; il finit par me dire : « Je me range à votre avis. Après tout, il me serait pénible de renvoyer déjà mes ministres ; dans un mois, cela pourra se faire. »

Toute cette conversation, sans tension, sans solennité, s’était tenue sur un ton calme, enjoué, confiant. Lorsque j’entendis sonner minuit, je fis le mouvement de ne pas le fatiguer plus longtemps. Il se leva et me dit : « Je suis heureux que nous soyons d’accord. » Puis il sonna Piétri. J’étais parvenu à la porte de sortie, lorsque, me rappelant et me parlant comme si j’étais déjà son ministre : « À propos, pensez donc au préfet de la Seine. Il serait peut-être bon de le nommer ministre de Paris, afin qu’il puisse aller lui-même défendre son budget à la Chambre. Mes ministres l’attaquent souvent, mais chaque fois que j’ai pu vérifier ces accusations, j’ai trouvé qu’il avait raison. »


VII

À quatre heures du matin, j’étais rentré chez moi sans que personne se fût douté de mon voyage. À midi, Duvernois et Richard, les deux seuls qui fussent dans la confidence, accoururent. Leur désappointement fut profond de ce que je ne fusse pas encore ministre. La déconvenue de Chasseloup et de Magne ne fut pas moindre. Le prince Napoléon se montra également affligé : il considérait l’Empire comme tellement malade, qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour employer les remèdes énergiques.

Dans la même journée, Henri Germain vint me raconter qu’il avait causé dans son département avec beaucoup de paysans : « En dehors de l’Empereur, ils ne connaissent, me dit-il, que deux noms : Rouher qui est pour eux synonyme de Polignac, Ollivier qui signifie progrès sans révolution. » Le fils de La Valette me renouvela la proposition qu’il m’avait fait parvenir à Saint-Tropez, d’être le candidat de la Droite à la présidence : « Schneider nous est odieux, me dit-il, et ce serait la meilleure manière de notifier à l’Empereur que la majorité vous désire au gouvernement. » Je lui répondis que je ne demandais pas mieux que de contribuer à opérer un rapprochement entre les libéraux et la majorité, mais que je refusais de me laisser porter contre Schneider, qui avait contribué au succès de l’interpellation des 116. « D’ailleurs, ce n’est pas au moment de la lutte qu’il m’est permis de me paralyser au fauteuil de la présidence. »

Chasseloup et Magne allèrent démontrer à l’Empereur qu’il m’avait laissé échapper beaucoup trop aisément, et ils essayèrent de me ressaisir. Dès le lendemain, ils me firent savoir que l’Empereur les priait d’avoir avec moi une nouvelle conférence. Magne m’exposa qu’il jugeait indispensable mon entrée aux affaires avant la session ; non pas tout de suite, ce serait donner aux journaux le temps de nous miner avant que nous eussions agi, mais vers le 25 novembre. Il ajouta : « Nous avons ramené l’Empereur à cette opinion, et il vous demande formellement d’entrer ainsi au ministère avec un de vos amis. L’Empereur a été surpris de votre refus, car Duvernois lui avait écrit de Saint-Tropez que vous étiez décidé à accepter, même avec Forcade à l’Intérieur. » Je répondis que toute insistance était superflue, et que, pour bien marquer ma résolution, j’allais repartir pour Saint-Tropez.

Le 4 novembre au matin, je reçus de Duvernois une lettre datée de Compiègne : « J’ai eu ce soir avec l’Empereur une longue conversation. Il a été très satisfait de son entrevue avec vous, et son amitié pour vous s’est accrue. Mais croyez bien que je ne m’étais point trompé : d’un côté, il se rend compte que le ministère actuel n’est pas assez fort ; de l’autre, il ne veut pas renoncer à M. de Forcade. La raison qu’il en donne est toujours la même : Le renvoi de M. de Forcade ne peut avoir qu’une signification, désaveu des élections, c’est-à-dire de la majorité, conséquemment, dissolution inévitable. J’ai plaidé, j’ai discuté, mais nous en sommes toujours revenus au même point : « Pour plaire aux libéraux, dit-il, j’ai sacrifié MM. Rouher, Baroche, Vuitry qui avaient du talent ; maintenant on me demande de sacrifier M. de Forcade. Pourquoi pas aussi M. Magne ? car enfin M. Magne a adressé à ses agens des circulaires aussi dures que celles de M. de Forcade. » Il constate aussi que, de tous ses ministres, M. de Forcade n’est pas celui qui vous désire le moins et que ce n’est pas non plus celui avec lequel vous seriez le plus en désaccord. Mon avis est que MM. Magne et Chasseloup échoueront auprès de lui. On en reviendra à la conclusion de notre conversation : votre entrée après la vérification des pouvoirs. Mais le ministère ira-t-il jusque-là ? Voilà qui est douteux. Le retour de l’Impératrice n’exercera-t-il point d’influence ? C’est encore un point d’interrogation. Enfin la majorité qui, aujourd’hui, se porte vers vous ne vous abandonnera-t-elle pas ? Tout cela est bien obscur. Vous, mon cher ami, cela ne vous inquiète pas, car le pouvoir ne vous tente guère ; mais quand je songe au mal que le ministère Rouher a fait au pays, je me demande ce que serait sa restauration. Il serait peut-être impossible de lui succéder (4 novembre). »

Je répondis à Duvernois non moins catégoriquement qu’à MM. Magne et Chasseloup : « Non possumus. Plus je réfléchis, moins j’hésite. Prendre dans un ministère que je formerais d’anciens ministres serait une preuve de conciliation et de largeur d’esprit, m’annexer à eux serait une preuve de faiblesse ou de basse ambition. La majorité ne serait pas plus désavouée par la translation de Forcade au Commerce, que la majorité de 1863 ne l’a été par le renvoi de Persigny, immédiatement après les élections. Retirer Forcade de l’Intérieur est, certes, une concession moins grave que de congédier Rouher : pourquoi, après avoir consenti à l’une, ne pas se résigner à l’autre ? Pourquoi rester toujours entre deux systèmes et ne pas accepter avec résolution les exigences du régime constitutionnel ? Que perdra l’Empereur à se montrer conciliant ? Rien. Je ne saurais sans perdre toute ma force accepter la solidarité d’élections faites selon une méthode que j’ai déconseillée. Que diraient mes amis ? Que diraient Lambrecht, Janzé et tous ceux qui sont restés sur le champ de bataille sous les coups de l’administration Forcade ? Non possumus. Rouher reviendra ? Mais croyez-vous que cela même soit si aisé ? Ne serait-ce pas pour l’Empereur une plus humiliante démarche que d’appeler un homme nouveau et le charger de former un cabinet ? Au point de vue de l’amour-propre, il ne peut y avoir rien de plus dur pour l’Empereur que le rappel de Rouher. Et je doute fort d’ailleurs que Rouher consente à venir autrement que comme ministre constitutionnel, avec un programme déterminé. Donc, non possimus, et je repars dimanche pour Saint-Tropez (2 novembre). »

Toutefois, malgré la netteté de mes refus, afin qu’il n’y eût aucun malentendu entre l’Empereur et moi, je lui expédiai la lettre retenue par Chasseloup, avec ces mots : « Sire, en réponse à l’ouverture qui m’avait été faite le 25 octobre en votre nom, je vous avais écrit la lettre incluse : j’ai eu tort de ne pas vous l’envoyer. Il n’y a de précis que ce qui est écrit. La bienveillance avec laquelle vous m’avez reçu m’encourage à mettre sous vos yeux cet exposé sincère de ma pensée. Je le fais avec d’autant plus de hardiesse, que Votre Majesté a agréé les raisons qui me décidaient à ne pas entrer actuellement dans le ministère. J’ai vu beaucoup de monde ces jours-ci, et j’ai constaté avec joie que la probabilité d’une émeute s’affaiblit. »

En même temps, je fis connaître à Forcade le langage que j’avais tenu à l’Empereur sur son compte. Forcade me répondit une lettre aimable et vague. Il me proposait une entrevue. Elle eut lieu le 7 novembre et fut très cordiale. Il n’insista pas pour me décider à devenir son collègue : il était sans inquiétude, ne réclamait aucun secours et croyait qu’en défendant des candidatures officielles devant des candidats officiels, il obtiendrait de belles majorités ; il terrasserait l’émeute dont il ne doutait pas, et ajouterait à la victoire parlementaire le prestige de l’énergie matérielle.


VIII

L’Empereur répondit à la communication du programme retenu par Chasseloup : « Mon cher monsieur Emile Ollivier, je vous remercie de votre communication. Lorsqu’on agit loyalement comme nous le faisons tous les deux, il n’y a qu’avantage à se dire tout ce que l’on pense. Je me suis adressé à votre patriotisme parce que je suis persuadé que vous pouvez rendre un grand service au pays en entrant au ministère. Il s’agit de sauver la liberté par l’affermissement de l’autorité et de sauver l’autorité par l’affermissement de la vraie liberté. Convaincu de la grandeur du rôle que vous êtes appelé à jouer, je dois désirer que vous entriez aux affaires dans les meilleures conditions, car si vous étiez amoindri, votre action n’aurait plus la même influence. D’un autre côté, je ne puis admettre des combinaisons qui diminueraient ma force morale en incriminant ma conduite passée. Quelle est la situation ? Dans les dernières élections, tous les partis hostiles se sont coalisés contre mon gouvernement et ils ont attaqué, sous le titre de pouvoir personnel, les prérogatives constitutionnelles que j’exerçais légitimement. Ces attaques n’avaient qu’un but, mais elles partaient de mobiles différens. Les uns voulaient affaiblir le pouvoir dans l’espoir de le renverser, les autres, fils de la rue de Poitiers, voulaient empêcher le retour de mesures qui les avaient blessés, telles que l’affranchissement de l’Italie, les réformes libérales, l’établissement des traités de commerce. Ils proclamaient la paix à tout prix et me reprochaient de n’avoir pas mis l’Europe en feu en attaquant la Prusse après la victoire de Sadowa. Quelque factice que fut pour moi cette opposition, elle avait l’air, aux yeux du pays, d’un mouvement libéral, et je devais d’autant moins y résister qu’il entrait dans mes idées, au commencement de la session ordinaire, de développer des réformes déjà introduites au 24 novembre et au 19 janvier. Mon programme a donc été au-devant de l’interpellation des 116 députés, et le sénatus-consulte au-delà de leurs vœux. J’ai cru faire une chose utile pour le pays en donnant aux grands corps de l’Etat des prérogatives plus étendues, mais je n’ai entendu en aucune façon désarmer le pouvoir, désavouer mon passé, renier tous les hommes qui m’avaient fidèlement servi, ni renoncer à ma propre responsabilité devant la nation. Le sénatus-consulte réalise plusieurs des idées émises par ce qu’on appelle le tiers-parti ; mais est-ce à dire pour cela qu’il faille répudier l’appui de la majorité du Corps législatif ? Elle se compose en grande partie d’hommes dévoués à mon gouvernement, et dont l’élection, loyalement, librement voulue, s’est faite cependant sous les auspices, sous la direction honnête et légitime du ministre de l’Intérieur. Renvoyer celui-ci avant la vérification des pouvoirs, avant que la Chambre ait manifesté ses sentimens, ce serait jeter le blâme sur l’ensemble des opérations électorales, affaiblir- l’autorité du plus grand nombre des députés et démontrer la nécessité logique d’une dissolution. De ces diverses considérations, il résulte que le ministre de l’Intérieur doit rester, être pour ainsi dire le trait d’union entre le passé et l’avenir, mais qu’il faut aussi que l’élément nouveau entre en grande partie dans la composition du ministère. Personne mieux que vous ne représente cet élément nouveau ; seulement, c’est à vous qu’il appartient de juger le moment opportun pour rentrer aux affaires. J’ai lu avec attention le programme que vous proposez, et je l’accepte sauf les réserves suivantes : 1° Il me paraît en dehors de l’esprit et de la lettre de la Constitution de charger une seule personne de former un cabinet. Cela serait reconnaître l’existence d’un premier ministre, donner à la Chambre plein pouvoir sur le choix des ministres, tandis que, d’après la Constitution, ils ne doivent dépendre que de moi, et que ma responsabilité s’exerce en présidant le Conseil. 2° Je suis comme vous partisan des nationalités, mais les nationalités ne se reconnaissent pas seulement par l’identité des idiomes et la conformité des races ; elles dépendent surtout de la configuration géographique et de la conformité d’idées qui naît d’intérêts et de souvenirs historiques communs. La nationalité allemande, pas plus que la nationalité française, ne saurait comprendre tous ceux qui parlent la même langue. L’Alsace est française, quoique de race germanique ; les cantons de Vaud et de Neuchâtel sont suisses, malgré leurs affinités françaises. Certes, si le Sud de l’Allemagne, consulté par le suffrage universel, voulait s’unir à la Confédération du Nord, il serait difficile de s’y opposer. Mais si la Prusse violait le traité de Prague, si les provinces de l’Autriche voulaient en faire autant, devrions-nous le permettre ? Heureusement, d’ailleurs, ces questions ne sont pas à l’ordre du jour, et elles sont trop graves pour être résolues d’avance sans savoir dans quelles circonstances ces événemens peuvent éclater. Quant à la conduite à tenir vis-à-vis de l’Italie et de l’Orient, je suis complètement de votre avis. 3° La liberté de la presse et des réunions publiques est un mal qui exige un remède prompt et efficace, car si on laisse toutes ces violences se produire impunément, elles amèneront des désordres dans la rue et, après avoir paralysé pendant longtemps le mouvement commercial et industriel, elles provoqueront une réaction qui sera un nouvel échec pour la liberté. Tel est, mon cher monsieur Emile Ollivier, le résultat de mes réflexions. Vous le voyez, nous sommes bien près de nous entendre, et il ne faut pas que certaines susceptibilités, si légitimes qu’elles soient, viennent mettre obstacle à de grands desseins qui ont pour but le bien du pays. Croyez à mes sentimens d’estime et de sympathie. — NAPOLEON. »

L’Empereur avait raison, nous étions bien près de nous entendre ; ce qu’il me refusait était peu, comparé à ce qu’il m’accordait. Sur la politique étrangère, la concession était énorme. Des deux casus belli constamment ouverts depuis 1866 sur la situation générale, il renonçait complètement à l’un, celui du Sleswig, et il retenait à peine quelque chose de l’autre puisqu’il me concédait, conformément à ma constante politique, que nous ne nous opposerions en aucune manière au passage du Mein s’il s’opérait par la libre volonté des populations ; et comme ces deux sujets d’alarme écartés, de quelque côté que je portasse mon regard, je n’apercevais aucune menace prochaine ou éloignée d’un conflit avec l’Allemagne, je considérai la paix comme aussi assurée que la liberté. Je répondis à l’Empereur avec gratitude sans toutefois renoncer à mes objections : « Sire, je suis profondément frappé de l’élévation calme et douce, de la sérénité simple qui respirent dans la lettre de Votre Majesté. C’est d’un sage plus que d’un souverain. Soyez bien persuadé aussi, Sire, que je sens la valeur du nouveau témoignage de confiance que vous voulez bien n’accorder. Je ne connais pas de meilleur moyen de vous en remercier que de continuer à vous exposer mes opinions avec une liberté respectueuse. Mes idées ne sont peut-être pas justes, mais elles sont le résultat d’une consciencieuse réflexion et elles ne tendent qu’à la consolidation de votre gouvernement. J’admets la définition si lucide que Votre Majesté donne du principe des nationalités. Le droit des nationalités n’est créé, ni par la conformité de la race et de l’idiome, ni par la simple configuration géographique : il n’a d’autre origine et d’autre signe que la volonté des populations librement manifestée. Je considère donc toute insistance sur les affaires d’Allemagne comme superflue. Je ne suis pas non plus éloigné de la pensée de Votre Majesté en ce qui touche la formule : « M. X… est chargé de former un ministère. » — Je ne voulais indiquer par là ni que l’Empereur renonce à sa responsabilité, ni qu’il abdique la présidence de son Conseil. Mon intention était simplement de marquer l’homogénéité du cabinet nouveau. — « Cette déclaration, qui me paraît indispensable, pourrait être faite dans des termes autres que ceux que j’ai proposés ; il suffirait de dire : « Les ministres ont donné leur démission. M. X… a été appelé par l’Empereur. » — Quant à la presse et aux réunions publiques, il y aurait lieu de faire une nouvelle loi sur la donnée du droit commun, mais l’heure n’est pas propice, et, tout en avançant, il faut avoir présent à l’esprit le sage précepte de Walpole : Quieta non movere. Il n’est pas bon, à propos de tout, d’éveiller sans cesse les mêmes questions et de supprimer la part du temps. La loi devra donc être provisoirement maintenue. — La difficulté est de savoir si, renonçant aux erremens actuels, on recommencera les poursuites. — J’hésitais, lorsque j’ai vu Votre Majesté : je suis, fixé aujourd’hui. Je suis convaincu que quelques mois encore de liberté produiront plus pour l’affermissement de votre dynastie que les poursuites les plus implacables et les plus multipliées. L’opinion publique s’est réveillée et commence à faire la police des journaux. L’article de M. Sarcey : Vous vous ennuyez, a eu un immense retentissement ; lisez-le, Sire, il exprime le véritable état des esprits. Si vous poursuivez, l’opinion cessera d’être sévère ; elle ne verra que la peine et oubliera le délit. Les Irréconciliables aux abois demandent eux-mêmes des poursuites pour arrêter la déconsidération qui les gagne et empêcher l’explosion d’indignation qui les menace. Voici ce qui échappe à un des rédacteurs du Réveil : « Touchons-nous à la fin de l’intermède de tolérance plus démoralisateur que l’application rigoureuse de la loi[2] ? » — Quel avertissement ! — La conduite efficace ‘me paraît donc celle-ci : Persévérer dans l’attitude actuelle à l’égard de la presse ; retirer même le commissaire de police des réunions ; laisser dire, seulement déclarer à la tribune ceci : « Nous ne laissons tant de liberté aux paroles, que parce que nous sommes décidés à réprimer avec fermeté les actes, et nous vous déclarons, messieurs les agitateurs, qu’au premier désordre dans la rue, nous ne nous contenterons pas de poursuivre les niais égarés, nous mettrons la main sur ceux qui, dans les journaux ou les réunions, auront provoqué directement, fussent-ils des députés comme Gambetta et Jules Simon. » Ce langage paraîtrait une faiblesse, tenu par des ministres qui ne croient pas à la liberté. Il sera considéré comme un acte d’énergie, s’il est tenu par un défenseur de la liberté, et il produira, j’en réponds, bon effet. Je persiste à croire que le meilleur moment est après la vérification des pouvoirs, alors que j’aurai pu opérer comme député la fusion du centre droit et du centre gauche et prononcer un ou deux discours. J’aurais voulu rester à Paris, mais la situation n’est plus tenable : les nouvellistes se jettent sur moi comme des nuées de sauterelles, mes moindres paroles sont épiées, mille intrigues m’enveloppent ; je fuis ce milieu énervant, et avec d’autant plus de raison que je tiens à ne traiter cette affaire qu’avec Votre Majesté, et à tout cacher, jusqu’à ce que le coup éclate. Je vous remercie, Sire, des sentimens que vous avez la bonté de m’exprimer, et je vous prie de croire que je vous suis sincèrement et affectueusement dévoué (6 novembre). »


IX

Je repartis pour Saint-Tropez le 8 novembre. Le 11, je reçus la lettre suivante de l’Empereur : « Compiègne, 9 novembre. — Mon cher monsieur Emile Ollivier, je vous remercie de votre lettre du 6, et j’adopte toutes les observations qu’elle contient, car elles partent d’un cœur droit et d’un esprit élevé. Le moment de l’avènement du nouveau ministère devrait être le 25 novembre, environ, mais d’ici là, il faut que vous me signaliez les hommes qu’il faudrait introduire dans le cabinet. J’ai pensé à une personne qui serait très bien placée au Commerce s’il voulait accepter un ministère, c’est M. Napoléon Daru. Forcade consentirait à aller au Conseil d’État, parce que là il embrasserait toutes les questions et que ce changement ne ressemblerait pas à un désaveu de sa conduite ; mais alors que faire de Chasseloup-Laubat ? Les questions de personnes sont les plus difficiles et souvent entravent les meilleurs projets. Tâchez donc de me proposer une combinaison qui puisse s’exécuter promptement en ayant d’avance le consentement des candidats sans ébruiter la combinaison. Je sais que je vous propose presque la solution de la quadrature du cercle, mais je ne crois rien d’impossible à votre courage et à votre sagacité. Croyez à mes sentimens d’estime et d’amitié. — NAPOLEON. » Cette lettre atténuait encore les dissentimens. Ma politique sur la presse était acceptée, Forcade quittait l’Intérieur, et, allant au-devant de mes demandes, l’Empereur m’offrait lui-même un nom de nature à faciliter ma tâche, du côté de mes amis, celui de Napoléon Daru.

Je répondis aussitôt : « Sire, je suis bien heureux qu’un accord complet existe entre nous. Je me range à l’avis de Votre Majesté, sur la date de la constitution du ministère et sur le poste à donner à M. de Forcade. J’avais pensé à Talhouët pour l’Intérieur, mais je n’ai pu le résoudre à accepter ce fardeau ; il m’a promis de prendre les Travaux publics. L’accession d’un homme aussi considérable sera d’un excellent effet. Napoléon Daru est aussi un choix excellent : je ferai tous mes efforts pour obtenir son assentiment. Il ne serait pas bien de congédier Chasseloup-Laubat après la part qu’il a prise aux dernières mesures. La difficulté est de trouver un ministre de l’Intérieur. Je vais y penser, et je prie Votre Majesté d’y penser de son côté. Le mieux serait un homme nouveau, jeune, ardent, mais où le prendre ? On a si bien fait le désert autour de vous depuis quelques années ! Mon départ de Paris a dépisté tous les soupçons, je reste encore un jour ou deux ici pour ne pas les réveiller par un retour trop brusque. Je serai à Paris mardi prochain. J’aurai assez de temps jusqu’au 25 pour vous proposer des noms. Du reste, si Votre Majesté accepte ceux que je lui indique, le travail est presque fait. Sire, je fais un bien violent effort sur moi-même en acceptant de me jeter dans la mêlée ; je ne m’y décide que parce que j’ai foi en Votre Majesté. Je compte sur son appui contre les intrigues des autres, sur sa bienveillance pour mes propres défaillances. Nous traverserons des heures pénibles, mais avec de l’honneur, de la persévérance, de la bonne conduite, nous triompherons. Quelle gloire sera la vôtre dans l’histoire, Sire, quand vous aurez fondé un gouvernement libre et barré le passage à la Révolution ! Je vous donne, pour vous aider dans celle entreprise digne d’un grand cœur, ce que j’ai de bonne volonté et d’intelligence, et je vous prie de croire que je vous suis bien affectueusement dévoué (11 novembre). »

Je continuai à envoyer mes réflexions à l’Empereur : « Sire, mes journées se passent à réfléchir. Or, voici ce qui m’apparaît de plus en plus clairement. Votre sénatus-consulte a été une transformation dans les choses ; il faut que mon avènement soit une transformation dans les personnes. Tout en respectant les situations acquises, il faut que vous vous efforciez d’attirer à vous le plus grand nombre possible de jeunes hommes et de donner à ceux que vous ne pouvez employer tout de suite l’espérance d’être utilisés plus tard. Aussi, je considère comme d’un intérêt majeur de procurer une élévation éclatante, subite, propre à frapper les imaginations, aux rares hommes de talent de trente à quarante ans que le dégoût n’a pas jetés encore dans les rangs du parti révolutionnaire. Voilà pourquoi je propose à Votre Majesté la nomination de Duvernois au sous-secrétariat de l’Intérieur. Voilà pourquoi je propose aujourd’hui la nomination de Philis. Philis a trente-huit ans ; il est avocat, ami et émule de Gambetta et de Ferry ; il s’est séparé d’eux pour me rester fidèle. C’est un orateur vaillant et éprouvé qui ramènera avec énergie les jeunes irréconciliables avec lesquels il s’est mesuré déjà plus d’une fois. Sa nomination aurait l’avantage d’établir comme précédent que les sous-secrétaires d’Etat peuvent n’être pas choisis parmi les députés : on se réserverait ainsi un moyen de révéler à la nation des hommes de mérite qui seraient dans l’impossibilité d’arriver au Corps législatif. Appelez à vous la jeunesse, Sire, elle seule peut sauver votre fils ; les vieillards égoïstes qui vous entourent ne songent qu’à eux. Ma principale préoccupation, tant que vous accepterez mon concours, sera de chercher partout des hommes, et, lorsque j’aurai trouvé celui qui pourra mieux que moi remplir mon office, je vous le désignerai moi-même, et je serai bien heureux de lui frayer la route. Cette régénération de votre personnel est urgente ; sinon, vous péririez d’inanition au milieu de la cohorte incapable et pusillanime de vos fonctionnaires. Il va de soi que je conseille de prendre ce qui est fort dans toutes les opinions ; mais ceux qui appartiennent à l’opinion libérale ont été jusqu’à ce jour proscrits avec une telle obstination, qu’il y a un long arriéré à solder à leur égard. Je vous prie, Sire, de me croire votre tout dévoué ex imo. Pour ne rien ébruiter, il suffit que je sois à Paris mardi. En quelques jours, dans l’état où sont les choses, tout sera terminé. »

« Le 13 novembre. — Sire, j’ai prié M. Daru d’être à Paris mercredi à cinq heures et demie. Si j’échouais auprès de lui, Votre Majesté veut-elle me permettre d’offrir le portefeuille du Commerce à M. Buffet ? Je connais, mieux encore que vous, Sire, les inconvéniens de ce personnage, mais il a fait avec nous la loi sur les coalitions ; il n’est pas protectionniste, il est honnête, parle bien et jouit d’une réelle influence ; quant à ses inconvéniens, j’en fais mon affaire et je m’ingénierai à en défendre Votre Majesté. Je voudrais ne vous entourer que de personnes qui vous fussent agréables, mais nous sommes à l’entrée d’un défilé difficile, et nous ne le franchirons qu’en prenant chacun un peu sur nous. Après la session, si, comme je l’espère, nos jeunes recrues se sont bien conduites au feu, vous pourrez arranger tout cela autrement, de manière à ne vous imposer le sacrifice d’aucune répugnance personnelle. »


X

Le dimanche 14, je quitte de nouveau ma famille pour retourner à Paris. Je ne puis exprimer le serrement de cœur avec lequel je dis adieu au modeste cabinet dans lequel j’avais tant travaillé, et avec quelle désolation intérieure je vis disparaître derrière moi les petits arbres que j’avais plantés, la plage aimée sur laquelle j’avais promené mes rêves et mes réflexions, l’humble maison que j’avais édifiée péniblement, année par année. Je ne devais les revoir qu’après les désastres de la patrie et l’anéantissement de toutes mes espérances.

À Compiègne, maîtres et courtisans étaient ravis de ma détermination d’accepter le pouvoir. Conti-écrivait à Duvernois : « La conduite d’Émile Ollivier est celle d’un homme de cœur et d’un homme d’État ; nous allons sortir, grâce à lui, de tout ce gâchis. Enfin ! » (Dimanche soir 14.) Mardi 16, j’arrive à Paris. J’y trouve trois lettres de l’Empereur en réponse aux miennes : « Compiègne, 14 novembre. — Mon cher monsieur Émile Ollivier, j’ai à répondre à plusieurs de vos lettres, et comme le temps est précieux je me bornerai à vous adresser quelques questions et quelques observations. Je crois comme vous qu’il faut laisser la presse et les réunions libres, mais en réprimant cependant les attaques contre le gouvernement établi par la volonté nationale. Dans quel pays peut-on tolérer qu’on dise ouvertement qu’on veut renverser le pouvoir établi et mettre en doute la légitimité de son autorité ? C’est nier l’exercice régulier du suffrage universel. Je ne fais aucune objection à la nomination de M. Philis. Il faut rajeunir l’administration tout en tenant compte des droits acquis et des services rendus. Les sous-secrétaires d’État ne pourront entrer en fonctions qu’après le vote de la Chambre. Duvernois étant nommé auparavant, il faudrait qu’il donnât sa démission de député ; ce qui serait un inconvénient. Je compte rentrer à Paris vers le 21 ou le 22. Nos rapports deviendront plus faciles. Croyez à mes sentimens d’estime et d’amitié. »

— « Mon cher monsieur Émile Ollivier, je veux bien, pour avoir votre concours, former un nouveau ministère, mais il me répugne beaucoup de n’avoir que des ministres du tiers-parti, car ce parti n’est pas l’expression de la majorité du Corps législatif, et plusieurs de ses membres complotent avec les républicains et le duc d’Aumale. Je tiens essentiellement à trois ministres : Forcade, Lebœuf et Rigault. Quant aux autres, j’accepte MM. Talhouët, Mège, même Buflet. Arrangez le tout avec Forcade comme vous l’entendrez. Croyez à mes sentimens d’estime et d’amitié (15 novembre). »

— « Mon cher monsieur Emile Ollivier, les ménagemens que je veux garder vis-à-vis des ministres qui partent sont une garantie pour ceux qui entrent. Il faut donc qu’avant la publicité involontaire d’un changement, on ait créé une crise ministérielle, et que tous les ministres m’aient donné leur démission. C’est pour cela encore que je tiens tant à ce que le secret soit gardé jusqu’au moment voulu. Je vous écris pour vous prier de vous entendre avec M. de Forcade ; lorsque vous serez d’accord, et que j’aurai approuvé vos choix, il faudra faire part à Magne et à Chasseloup de ce que vous aurez médité et amener alors une crise ministérielle. Croyez, mon cher monsieur Emile Ollivier, à mes sentimens d’estime et d’amitié. »

Nous étions loin du point de départ : mon accession au ministère Chasseloup avec un ami. L’idée de constituer un ministère nouveau était acceptée et j’étais autorisé à y introduire quatre de mes amis, Daru, Talhouët, Mège, même Buffet. La liberté de la presse et des réunions n’était plus mise en discussion. Quant aux attaques contre le principe du gouvernement, il n’était pas plus dans mes vues que dans celles de l’Empereur de les tolérer. Elles entraient dans la catégorie des actes commis par la presse auxquels je n’entendais pas étendre le bénéfice de l’impunité que je réclamais pour les opinions. La seule gêne qui me fût encore imposée, c’était l’association avec Forcade. Elle n’était pas de mince importance, mais là même, j’avais obtenu quelque chose, puisque Forcade abandonnait le ministère de l’Intérieur.

Je fais dire partout que je ne suis pas arrivé ; je me renferme chez moi, ne recevant que les personnes munies du mot de passe. Je vois ainsi le prince Napoléon, Schneider, Forcade, Girardin. Schneider me raconte avoir écrit à l’Empereur qu’il ne consentirait à se porter à la présidence que si j’entrais au ministère. Forcade est mal au courant et ne comprend pas la situation. Je lui apprends que je suis sûr du concours de Talhouët et de celui de Chevandier de Valdrôme, et il est convenu avec lui que je vais solliciter ceux de Daru, de Buffet et de Segris. Je vois Daru le 17, Buffet le 18. Je les mets sans réticence au courant ; je leur donne connaissance du programme que j’ai soumis à l’Empereur et je leur demande leur concours. Ils me le refusent malgré ma longue insistance. Les raisons de leur refus sont résumées dans la lettre que j’écrivis aussitôt à l’Empereur (18 novembre) :

« Sire, j’ai commencé mes négociations sur la base que vous m’aviez indiquée : Le Bœuf à la Guerre, Rigault à la Marine, Forcade au Conseil d’Etat, moi à l’Intérieur, carte blanche sur le reste. J’ai vu hier Daru et aujourd’hui Buffet. Tous les deux m’ont parlé de Votre Majesté avec respect. Quoique trouvant la situation très difficile, ils sont prêts à vous aider ; mais tous les deux pensent qu’il ne s’agit plus de mesures plus ou moins bonnes à prendre, qu’il faut des actes indiquant que Votre Majesté adopte résolument, sans arrière-pensée, le régime parlementaire ; on en doute dans le pays, et c’est pourquoi des excès, qui autrefois eussent rejeté tout le monde dans les bras du gouvernement, laissent sinon indifférent, du moins calme. L’un et l’autre conseillent d’appeler quelqu’un à former un ministère, de créer un vice-président, du Conseil en cas d’empêchement de l’Empereur, comme était Odilon Barrot sous la présidence. Enfin ils estiment tous les doux qu’avec Forcade, même au Conseil d’Etat, la situation ne sera pas tenable. Hors de l’Intérieur comme à l’Intérieur, s’il reste dans le ministère, il sera obligé de s’expliquer sur les élections ; son déplacement, qui aura été un commencement de désaveu, n’aura servi qu’à amoindrir son autorité ; là-dessus le ministère se disloquera au lendemain même de sa constitution. Daru s’est expliqué à ce sujet avec une extrême vivacité : « Que l’Empereur ne se préoccupe pas autant de la majorité de la Chambre, elle obéira à un signe de sa main ; qu’il pense à la majorité du pays ; celle-là ne suivra que si elle est satisfaite, et elle ne le sera que lorsque le point d’appui du gouvernement sera porté vers le centre gauche.. » Croyez-m’en avec M. de Forcade, aucun ministère ne pourra accomplir l’œuvre principale aujourd’hui, la constitution d’une majorité. Ceux que M. de Forcade, ou plutôt ses agens, a combattus per fas et nefas ne lui pardonneront pas où qu’il soit replacé ; ceux qu’il a soutenus, le sentant menacé, le soutiendront mollement, la Chambre se divisera, et il ne se passera pas six mois avant qu’on soit acculé à une dissolution ou à un coup d’État. « Quant au retour de M. Boulier, ont dit ces deux messieurs, ce seraient les trois quarts de la France se précipitant dans le parti révolutionnaire. » On me dit que Talhouët, fort accommodant il y a quinze jours, pense maintenant comme Daru et Buffet, et je sais que, sans Talhouët et Buffet, Segris n’acceptera rien. Buffet m’a fait remarquer aussi que Magne et Gressier avaient écrit des circulaires plus compromettantes que celles de Forcade. Ah ! Sire, quel mal vous ont fait vos ministres depuis deux ans, et quel malheur que mes supplications sur la manière de conduire les élections n’aient pas été entendues ! Combien tout serait facile et combien au contraire tout est difficile ! Je crois que Votre Majesté sera obligée d’en revenir à ce qui a été mon impression première : laisser le ministère se présenter devant les Chambres tel qu’il est composé. Il est probable qu’il succombera. Alors vous aviserez. S’il ne succombe pas, si Forcade reste maître de la situation, ainsi qu’il en est convaincu, vous aviserez avec plus de facilité encore. Plus j’y réfléchis, d’ailleurs, plus je sens que le temps des demi-mesures est passé. Si l’opinion publique n’est pas vivement fouettée, elle ne réagira pas. Arrêtez-vous définitivement dans la voie des concessions, n’accordez plus rien, serrez les freins, préparez-vous à reprendre Rouher malgré tout ou lancez-vous à toute vitesse dans le régime parlementaire ; ne marchandez pas sur les détails, sur les formes, et chargez quelqu’un de former un cabinet ; vous n’aurez jamais été plus nécessaire qu’après six mois de ce régime. Ne vous blessez pas, Sire, de la liberté de mon langage, car vous savez que je vous suis dévoué maintenant du fond du cœur (18 novembre). »

Daru et Buffet me remirent chacun une note que je communiquai à l’Empereur. Daru insistait surtout contre le maintien de Forcade : « Il y a à son égard des griefs particuliers et des récriminations sur lesquels on sera intraitable. Sa présence sera une provocation à un débat passionné sur les élections qui s’éteindrait naturellement faute d’alimens si le ministre n’était pas là ; elle serait aussi un obstacle absolu à la formation de la majorité au sein du Corps législatif et par suite cause d’une dissolution prochaine, qu’il est sage d’éviter, parce que ce serait une nouvelle cause d’agitations et de troubles. »

Segris n’étant pas à Paris, je le priai par télégraphe de venir. Il me répond qu’il ne le peut pas, et que « s’il s’agit d’une combinaison ministérielle quelconque, sa raison se refuse à en voir une acceptable et possible avant la réunion des Chambres et avant la vérification des pouvoirs. »

Quel parti prendre ? Ne tenir nul compte des exigences de l’opinion et, après avoir constaté le refus de mes amis, entrer résolument aux affaires avec Forcade, Clément Duvernois, Maurice Richard et Chevandier ? Duvernois me le conseillait : « Chargé de préparer la formation d’un cabinet, vous aviez trois points à considérer : 1° Ménager la situation du tiers-parti ; 2° Viser à un effet d’opinion ; 3° Former un ministère capable. La première condition est remplie, et vous êtes dégagé par l’offre de trois portefeuilles. La seconde, faites-moi le plaisir de comprendre que vous la remplissez à vous seul, vos honorables amis ayant fort peu de notoriété ; vous la remplissez d’autant mieux que Forcade quitte l’Intérieur ; les journaux ne demandent rien de plus. Quant à la troisième, il me semble que vous la rempliriez pleinement si, avec un bon garde des Sceaux, vous réunissiez Magne, Forcade et Ollivier. Il me semble que ce quadrilatère pourrait faire assez bonne figure. »

Je ne me rendis pas. Si mes amis avaient refusé de m’aider à reconstituer un ministère en dehors de Forcade à cause de l’excès de leurs exigences ou de dissentimens sur le programme, je n’aurais pas hésité à organiser sans eux une combinaison de la nature de celle que m’indiquait Duvernois. Je ne pouvais, sous peine de me déconsidérer, m’associer, sans leur concours, le ministre des dernières candidatures officielles.

J’allai chez Forcade lui annoncer l’insuccès de mes tentatives et lui dire mon impossibilité de faire un ministère avec lui. Il en parut médiocrement fâché. Je lui prédis qu’il tomberait comme Rouher ; il n’en crut rien. Après l’avoir quitté, j’écrivis à l’Empereur : « Sire, j’ai vu Forcade. Je lui ai exposé la situation. Il a compris que je ne pouvais entrer seul ou à peu près sans avoir l’air de me rendre coupable d’une défection, et qu’il fallait, de toute nécessité, reprendre ma liberté d’action pendant la vérification ou à propos des interpellations. Il est, du reste, parfaitement décidé à continuer son œuvre de dévouement, à affronter la Chambre, et il est sûr de la majorité. Il ne reste donc qu’à clore la crise. Le ministère ira devant la Chambre tel qu’il est et je resterai dans mon rôle de simple tirailleur. Demain je sortirai de ma réclusion, je déclarerai partout qu’il n’y a pas de crise et que le ministère est plus uni que jamais. Il vaut vraiment mieux voir les vagues se poursuivre et s’enrouler les unes aux autres que de former des ministères ! Pardonnez-moi, Sire, cette boutade et croyez-moi votre tout dévoué (18 novembre). »

L’Empereur me répond le 19, de Compiègne : « Mon cher monsieur Émile Ollivier, je réponds à votre lettre du 18 et à celle de M. Napoléon Daru. La logique gouverne le monde et la conséquence forcée des, observations de votre collègue serait la dissolution du Corps législatif. En effet, si les élections ont été si mal faites que le ministre de l’Intérieur ne puisse les défendre et que même sa présence dans le Cabinet soit un sujet de méfiance, il faut alors dissoudre une Chambre dont la majorité a été élue sous les auspices de ce ministre. À part ce point fondamental, je trouve les observations de M. Daru très justes ; le pays, je le crois, veut l’ordre et la liberté, mais il repousse les idées révolutionnaires. C’est pénétré de ces sentimens que je voulais relier le passé au présent, ne pas désavouer ce qui s’est fait, mais marquer en même temps par l’adjonction d’hommes nouveaux une ferme intention de persévérer dans ma voie libérale. Il ne s’agit pas pour moi d’amour-propre froissé, je me mettrai toujours au-dessus des petites passions du vulgaire parce que je n’ai en vue que le bien du pays, et lorsque je résiste à un conseil, je ne consulte que ma raison et ma conscience et nullement ma susceptibilité. Que faire maintenant ? Je l’ignore, je ne puis disposer de l’opinion et des volontés des autres ; il faut se borner à marcher en avant et enfin à tenir compte des manifestations qui sortiront du Corps législatif. Croyez, mon cher monsieur Émile Ollivier, à mes sentimens d’estime et d’amitié. »

La crise était terminée, et l’Empereur fit insérer au Journal officiel du 20 novembre la note suivante : « Plusieurs journaux parlent de modifications ministérielles. Les bruits répandus à ce sujet sont dénués de fondement. » La Bourse, qui s’était mise à monter, baissa soudain. On comprit que la crise restait aiguë et qu’un coup de despotisme pouvait en sortir aussi bien qu’un coup de liberté. Daru en fut particulièrement troublé. Il était alors à la campagne, à Becheville. Il prend le chemin de fer et accourt chez moi : « Je suis inquiet de la responsabilité que j’ai assumée ; peut-être ai-je été trop absolu. Si le ministère actuel se représente devant la Chambre, l’irritation sera telle que, dans trois mois, il y aura dans Paris une insurrection dont l’issue sera le triomphe du despotisme ou celui de l’anarchie : deux calamités. Le départ de Forcade de l’Intérieur serait déjà un commencement de satisfaction. Je viens donc retirer mon premier conseil et vous dire : « Entrez, même avec Forcade, si l’on accepte avec vous quatre de vos amis. » Je lui raconte alors ce qui s’était passé entre Buffet et moi, et il part aussitôt lui porter les mêmes conseils. Il ne changea pas la résolution de Buffet, et le ministère Magne, Chasseloup, Forcade se prépara à affronter la Chambre.

Ainsi, après de laborieuses négociations et de nombreuses épîtres, nous voilà tous revenus à l’opinion que j’avais exprimée dès le premier moment et que je n’avais abandonnée que pour ne pas me montrer intransigeant, à savoir : qu’aucune combinaison ministérielle ne pouvait réussir avant la fin de la vérification des pouvoirs. Néanmoins, ce temps de pourparlers n’avait pas été perdu. Bien des difficultés avaient été aplanies ; la confiance entre l’Empereur et moi s’était accrue ; un accord à peu près complet s’était fait sur un programme ; l’alliance avec Forcade était irrévocablement écartée, et l’hypothèse d’une entente avec Daru et Buffet admise par l’Empereur.


EMILE OLLIVIER.

  1. Flourens, Paris livré, p. 4.
  2. Réveil du 8 novembre 1869.