La Fin de notre ère/08

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Bibliothèque indépendante d'édition (p. 34-40).


VIII

QUELLE SERA LA SITUATION DES HOMMES
QUI REFUSERONT D’OBÉIR ?


Le peuple russe, grâce à ses qualités particulières et aux conditions de sa vie, est amené, avant tous les autres peuples chrétiens, à reconnaître le malheur qui provient de l’obéissance au pouvoir, au pouvoir par la violence. Et, selon moi, dans cette conscience et dans la tendance à s’affranchir de la violence du pouvoir, se trouve le fond de la révolution qui approche.

Il semble aux hommes qui vivent dans les États basés sur la violence que la destruction du pouvoir gouvernemental entraînera fatalement les maux les plus redoutables. Mais l’assurance que la sécurité et le bien dont les hommes jouissent sont garantis par le pouvoir gouvernemental est tout à fait arbitraire. Nous connaissons les désavantages et les avantages, s’il y en a, dont jouissent les hommes qui vivent sous la forme gouvernementale, nous imaginons ce que serait leur situation s’il n’y avait pas de gouvernement. Si l’on examine la vie des petites agglomérations qui, par hasard, ont vécu et vivent en dehors des grands États, ces communes, en jouissant de tous les bienfaits de l’ordre social, libres de la violence gouvernementale, n’éprouvent pas la centième partie des maux dont souffrent les hommes qui obéissent au pouvoir gouvernemental.

Ce sont principalement ces gens des classes dominantes, pour qui est avantageuse cette forme gouvernementale, qui parlent toujours de l’impossibilité de vivre sans elle. Mais interrogez ceux qui ne portent que le fardeau du pouvoir gouvernemental, les agriculteurs, les cent millions de paysans russes ; non seulement ils ne se croient pas garantis par le pouvoir du gouvernement, mais ils n’en ont aucun besoin. Plusieurs fois, en maints de mes écrits, j’ai tâché de démasquer l’épouvantail avec lequel on effraye les hommes, disant que sans le pouvoir gouvernemental les pires éléments triompheront et opprimeront les meilleurs — ce qui existe précisément dans tous les pays, puisque partout le pouvoir est entre les mains des hommes les plus mauvais, ce qui ne peut être autrement, car il n’y a que les hommes les plus mauvais qui peuvent déployer toutes les ruses, les lâchetés, les cruautés nécessaires pour participer au pouvoir. Plusieurs fois j’ai tâché de démontrer que les maux principaux dont souffrent les hommes, comme l’amoncellement de richesses énormes chez quelques-uns et la misère de la majorité, l’accaparement de la terre par ceux qui ne la travaillent pas, les armements constants et les guerres, et la dépravation des hommes ne proviennent que de la reconnaissance de la légitimité de la violence gouvernementale. J’ai tâché de démontrer que pour répondre à la question : La situation des hommes sera-t-elle pire ou meilleure sans les gouvernements ? il faut avant tout résoudre celles-ci : En quoi consiste le gouvernement ? Les hommes qui le composent sont-ils inférieurs ou supérieurs au niveau moyen de l’humanité ? S’ils sont au-dessus du niveau moyen, alors le gouvernement sera bienfaisant ; s’ils sont pires, il sera malfaisant. Et l’histoire nous montre que les Ivan IV, les Henri VIII, les Marat, les Napoléon, les Araktchéiev, les Metternich, les Talleyrand, les Nicolas sont inférieurs au niveau moyen. Ce sont des gens qui aiment le pouvoir, des hommes inconscients, méchants, cruels, prêts, pour leurs avantages, à commettre des violences de toutes sortes, des pillages, des meurtres.

Dans une société sans gouvernement ces hommes seraient des brigands retenus dans leurs actes, d’une part, par la lutte avec les hommes qu’ils voudraient molester (lynchage), d’autre part, et principalement par l’arme la plus puissante : l’opinion publique. Tandis que dans la société gouvernée par le pouvoir, par la violence, ces mêmes hommes accaparent le pouvoir et en jouissent ; non seulement ils ne sont pas retenus par l’opinion publique, au contraire, ils sont soutenus, glorifiés, haussés par une opinion publique achetée et provoquée artificiellement.

On dit : Comment les hommes peuvent-ils vivre sans gouvernement ? (c’est-à-dire sans violence). Il faut dire exactement le contraire. Comment des hommes, des êtres raisonnables, peuvent-ils vivre en admettant comme lien de leur vie intérieure, la violence au lieu de l’accord raisonnable.

De deux choses l’une : ou les hommes sont des êtres raisonnables, ou ils ne le sont pas. S’ils ne sont pas raisonnables, alors tout entre eux peut et doit se résoudre par la violence, et il n’y a pas de raison pour que les uns aient le droit d’user de violence, et non les autres. Si les hommes sont des êtres raisonnables, alors leurs rapports doivent être basés non sur la violence mais sur la raison.

Cette raison, semble-t-il, devrait être connue des hommes qui se tiennent pour des êtres raisonnables. Mais ceux qui défendent le pouvoir gouvernemental ne pensent ni à l’homme, ni à ses qualités, ni à sa nature raisonnable ; ils parlent d’une certaine union des hommes à laquelle ils attachent une importance quelconque, surnaturelle, mystique. Que deviendraient, disent-ils, la Russie, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, si les hommes cessaient d’obéir à leur gouvernement.

Que deviendrait la Russie ? Qu’est-ce que la Russie ? Où commence-t-elle et où finit-elle ? La Pologne ? les Provinces baltiques ? le Caucase avec toutes ses peuplades ? les Tatars de Kasan ? le domaine de Fergansk ? l’Amour ? Tout cela, non seulement ce n’est pas la Russie, mais ce sont des peuples étrangers qui désirent sortir de cette union qu’on appelle Russie. Le fait que ces peuples sont considérés comme faisant partie de la Russie, est dû à un hasard temporaire, basé, dans le passé, sur une série d’événements historiques, principalement des violences et des cruautés ; et, actuellement, cette union ne se maintient que par le pouvoir qui étreint ces peuples.

À notre mémoire, Nice appartenait à l’Italie, et tout d’un coup passa à la France ; l’Alsace, de française est devenue prussienne ; Sakhaline est passée de la Russie au Japon. Aujourd’hui le pouvoir de l’Autriche s’étend sur la Hongrie, la Bohême, la Galicie ; celui de l’Angleterre sur l’Irlande, le Canada, l’Australie, l’Égypte et autres pays ; le pouvoir du gouvernement russe sur la Pologne, la Géorgie, etc. Mais demain ce pouvoir peut cesser. La seule force qui lie en un faisceau toutes ces puissances, Russie, Autriche, Grande-Bretagne, France, c’est le pouvoir ; et le pouvoir est produit par les hommes qui, contrairement à leur nature raisonnable, contrairement à la loi de la liberté révélée par le Christ, obéissent à ceux qui exigent d’eux les actes mauvais de la violence. Que les hommes reconnaissent seulement leur liberté, propre aux êtres raisonnables, et cessent de faire des actes contraires à leur conscience et à ses lois et aussitôt disparaîtront ces unions artificielles qui semblent si majestueuses, ces Russie, ces Grande-Bretagne, ces Allemagne, ces France, au nom de qui les hommes sacrifient et leur vie et leur liberté d’êtres raisonnables.

Que seulement les hommes cessent d’obéir au pouvoir, au nom de ces idoles — qui n’existent que dans leur imagination : idoles de la Russie, de la France, de la Grande-Bretagne, des États-Unis — et d’elles-mêmes disparaîtront ces idoles qui maintenant perdent les hommes, matériellement et moralement. Il est admis de dire que la formation de grands États, — par l’union de petits États qui luttent toujours entre eux — en substituant une large frontière extérieure aux petites, diminue par cela même les luttes sanglantes et le fléau de la guerre. Mais cette affirmation est absolument arbitraire, puisque personne n’a pesé la quantité de mal dans l’une et l’autre situation ; et il est difficile de penser que toutes les guerres de la période apanagée, en Russie, de Bourgogne, de Flandre, de Normandie, en France, aient fait autant de victimes que celles de Napoléon, d’Alexandre, que la guerre japonaise qui vient de se terminer.

La seule justification de l’agrandissement d’un État serait la formation d’une monarchie universelle dont l’existence détruirait la possibilité des guerres. Mais toutes les tentatives pour établir une pareille monarchie, depuis Alexandre de Macédoine et l’Empire romain jusqu’à Napoléon, n’atteignirent jamais le but de pacification ; au contraire elles furent la cause des maux les plus grands pour les peuples. De sorte que la pacification ne peut être atteinte par l’agrandissement et l’augmentation de force des États. Elle ne peut l’être que par la chose inverse : la destruction des États avec leur pouvoir de violence. Il existait des superstitions cruelles et pernicieuses, les victimes humaines, les bûchers pour la sorcellerie, les guerres de religion, les tortures… Et les hommes se sont affranchis de ces superstitions. Mais la superstition de l’État, comme une chose sacrée, continue à régner sur les hommes ; on lui apporte des sacrifices encore plus cruels et plus pernicieux qu’à toutes les précédentes. Le fond de cette superstition est de convaincre les hommes de divers pays, de diverses mœurs, de divers intérêts, que tous ne font qu’un parce que la même violence s’exerce sur eux tous. Et les hommes croient cela et sont fiers d’appartenir à cette union.

Cette superstition existe depuis si longtemps, elle est soutenue si fortement que non seulement tous ceux qui en profitent : rois, ministres, généraux, militaires, fonctionnaires, sont convaincus que l’existence, le renforcement et l’agrandissement de ces unités artificielles font le bonheur des hommes englobés par ces unités, mais ces hommes eux-mêmes sont tellement habitués à cette superstition qu’ils sont fiers d’appartenir à la Russie, à la France, à l’Allemagne, bien que cela ne leur soit nullement nécessaire et ne leur apporte rien, sauf le mal.

C’est pourquoi si les unions artificielles des grands États, unions qui se forment parce que les hommes, docilement, sans résistance, se soumettent à toutes les violences, disparaissaient parce que les hommes cesseraient d’obéir au gouvernement, cette disparition n’aurait pas d’autre effet que de diminuer parmi eux la violence, les souffrances, le mal. Il leur serait alors beaucoup plus facile de vivre conformément à la loi supérieure de l’aide réciproque révélée aux hommes 2.000 ans auparavant et qui, peu à peu, pénètre davantage la conscience de l’humanité.