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La Fin du Monde et le révérend Dr Cumming

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La Fin du Monde et le révérend Dr Cumming
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 1307-1318).
LA FIN DU MONDE


ET


LE REVEREND Dr CUMMING





The End (la Fin), by the rev. lohn Cumming, Londres 1855).





I.

De nos jours, les enfans même ont vu s’accomplir je ne sais combien de révolutions, et les perturbations de la nature se mêler à celles de la société et de l’histoire. En même temps que les fléaux des guerres et des discordes humaines, le vase de la colère céleste a versé sur notre monde les pestes, les maladies et les famines, et cette crise de la nature entière a été accompagnée par les plus prodigieux développemens de la science, de l’industrie et des lumières. À toutes les époques antérieures où le monde et l’humanité ont eu de semblables accès de fièvre, il y a eu uniformément une recrudescence de prophéties ou d’interprétations des prophéties ; il ne faut pas s’étonner qu’il en soit de même aujourd’hui, et c’est pour cette raison que nous voulons dire ici quelques mots d’un homme qui est arrivé en Angleterre à une très grande influence ou, dans tous les cas, à une très grande popularité par ses prédications sur les prophéties. Le docteur Cumming est un ministre presbytérien de l’église d’Écosse, et résidant à Londres. Il a une congrégation nombreuse et enthousiaste, un auditoire plus nombreux encore et toujours curieux et avide de sa parole ; ses sermons et ses livres ont une immense circulation ; enfin c’est un personnage intéressant, ne fût-ce qu’à titre de phénomène.

Nous nous défendons, pour notre part, de toute intention de prophétiser ou d’interpréter les prophéties. Nous nous bornerons à donner, autant que possible, une idée de la manière dont le prédicateur écossais applique aux événemens contemporains les textes de l’Écriture, et en particulier des raisons qui lui font intituler son dernier livre : La Fin.

Il y a différentes manières d’envisager la fin du monde. Aux yeux de l’incrédule et du matérialiste, c’est la fin des jouissances terrestres, la fin de la richesse, la fin de la bourse, la fin du 3 pour 100. Aux yeux du croyant et du chrétien, c’est la fin du pèlerinage, c’est l’accomplissement des promesses divines, ou plutôt ce n’est pas la fin, c’est le commencement ; ce n’est pas l’occident, c’est l’aurore. Nous rappelons qu’ici nous ne voulons pas dogmatiser, mais seulement exposer. « On croirait, dit notre prédicateur, que tous les hommes devraient naturellement se réjouir en voyant les signes de la fin. Pourquoi donc ont-ils l’air terrifié quand vous leur dites qu’elle est proche ? Pourquoi disent-ils : Quelle chose effrayante ! quelle chose terrible ! Est-ce que jamais dans la Bible la fin s’est manifestée sous cet aspect ? Êtes-vous donc si épris de la maladie que vous n’ayez point soif de la résurrection du corps, qui, au lieu de la décrépitude, vous donnera la robe incorruptible de l’immortalité ? Êtes-vous tellement attachés à la souffrance, à la peine, à la douleur, à la bataille, à la famine, à la peste, que vous ayez peur d’en être débarrassés ? Est-ce qu’au contraire chaque page du livre saint ne nous mène point à cette bienheureuse conclusion, que plus la grande délivrance approche, plus le peuple de Dieu devrait se réjouir ? Est-ce qu’à travers la chute des nations, le bouleversement des trônes, la dissolution des dynasties et le bruit des batailles, il n’y a pas une voix consolante qui dit du haut des deux : Levez la tête, car le jour de la rédemption est proche ? Et si je parviens à vous montrer les quelques herbes flottant sur la mer qui indiquent que nous approchons du grand continent de la gloire, si je puis recueillir avec vous çà et là quelque petite fleur alpestre, qui, si fragile qu’elle soit, soit partout la douce messagère du printemps, tout vrai chrétien doit se réjouir de trouver les signes d’une nouvelle genèse meilleure et plus brillante que la première… »

Le docteur Cumming expose ensuite comment, dans l’accomplissement des prophéties, la terre que nous habitons doit être, non pas détruite, mais seulement purifiée et transformée. « Quand le Christ viendra, dit-il, cette terre, cette boule ronde sur laquelle nous marchons ne sera point détruite… Pourquoi donc le serait-elle ?… Otez-en le péché, ôtez-en la corruption, ôtez-en les maux de tête, les maux de cœur, l’envie, la malice, la malveillance et tous les maux que le péché a engendrés, et je ne voudrais pas un autre ciel pour y vivre. Son mal, c’est la souillure originelle du péché d’Ève et d’Adam ; faites-en sortir ce principe fiévreux, elle se rétablira : astre aujourd’hui tombé et obscurci, mais qui, racheté et restauré, reprendra sa place dans le cortège des mondes et des étoiles, le plus brillant, le plus beau, le plus noble de tous, et le plus intéressant, parce qu’il portera témoignage, par la profondeur de sa chute, de la puissance de la rédemption.

« Quand ce jour viendra, il n’y aura plus de souffrance. L’ère de la foi sera close, car ce sera la jouissance ; l’ère de l’espérance sera close, car ce sera la possession. Il n’y aura plus de sacremens, car on aura la substance ; il n’y aura plus de ministres pour enseigner, car tous apprendront directement de Dieu, et tous les troupeaux seront absorbés en un seul. Les élus seront rassemblés des quatre vents du ciel ; le verre à travers lequel nous ne voyons aujourd’hui que confusément sera brisé, et nous verrons face à face ; les enfans de Dieu se manifesteront, et l’église apparaîtra brillante comme le soleil, belle comme la lune, et terrible comme une armée avec des bannières… »

Tel est le point de vue sous lequel le docteur Cumming envisage la un prochaine de notre monde. Mais sur quelles données, sur quels faits s’appuie-t-il pour considérer comme si proches la restauration et la rédemption, nous ne disons pas des âmes, mais de la nature ? Est-ce dans le spectacle des événemens contemporains qu’il puise le pieux espoir de voir la terre bientôt purgée du péché, de la malice, de la maladie, de la douleur, en un mot relevée de la chute ? Que nous soyons les témoins, les instrumens, et même les victimes passagères d’une grande transformation sociale, que nous soyons à la veille d’une transformation plus grande encore, nous le croyons sans être prophète ni interprétateur de prophéties ; mais il faudrait une bien monstrueuse ou bien puérile présomption pour imaginer que le monde va finir parce que nous finissons, et qu’il n’a pas d’autre lendemain que le nôtre, de même qu’il faudrait une fabuleuse confiance dans les mérites de notre génération pour croire qu’elle sera rachetée et restaurée ici-bas sans avoir passé par de terribles châtimens et d’épouvantables hécatombes. Et encore faudrait-il s’entendre sur ce mot de fin du monde, car le docteur Cumming tout le premier considère qu’il y en a déjà eu plusieurs depuis la chute. Ainsi le déluge en a été une, l’exode ou la sortie d’Égypte en a été une autre, la venue du Christ une autre. À ce compte, toutes ces fins du monde seraient des fins d’époques, et certainement aucun de nous ne prétendra que la nôtre ne doit pas finir. Un historien anglais, un homme pourtant très positif et très rationaliste, le docteur Arnold, disait, il y a une dizaine d’années : « L’histoire moderne semble être non-seulement un pas en avant sur l’histoire ancienne, mais le dernier pas ; elle semble porter les marques de la plénitude du temps, comme s’il ne devait plus y avoir d’histoire au-delà. Si donc, sans excès de confiance, nous voyons des signes, si incertains qu’ils soient, que nous vivons dans la dernière période de l’histoire du monde, qu’il ne reste plus après nous d’autres races pour achever ce que nous avons laissé imparfait, ou rétablir ce que nous avons détruit, alors l’histoire moderne acquiert un intérêt incalculable. » Le docteur Arnold était professeur d’histoire moderne, et peut-être la préoccupation de son cours exerçait-elle une certaine influence sur ses conclusions ; mais nous aurions voulu le voir développer sa thèse — en Amérique, par exemple ; nous aurions voulu voir le rire superbe des hommes des États-Unis s’entendant dire par un professeur de la vieille Europe que leur mission est accomplie, et que la race humaine est finie. À coup sûr ils auraient répondu : « La race humaine, c’est possible ; mais la race américaine, jamais ! »

Dans tous les cas, et en ce qui nous concerne, si nous voulons nous préparer à notre fin, nous n’avons pas de temps à perdre. Le docteur Cumming ne nous laisse pas beaucoup de marge pour faire pénitence, ou, si l’on veut bien nous passer le mot, pour faire nos paquets. Selon lui, les concordances des prophéties mèneraient notre triste monde jusqu’aux environs de l’année 1865. Nous n’avons pas de place ici pour citer tous les textes qu’il apporte à l’appui de son interprétation ; ses calculs de probabilités nous paraissent d’ailleurs trop vagues et trop arbitraires pour être discutés. Nous nous en tiendrons donc à ce qu’on peut appeler ses preuves historiques, c’est-à-dire aux inductions qu’il tire des événemens contemporains ; c’est la partie la plus intéressante de ses prédications et de son livre.

Il y a d’abord les signes matériels et physiques de la fin. Il est dit dans l’Évangile de saint Matthieu : « Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus mêmes… Car comme un éclair qui sort de l’orient paraît tout d’un coup jusqu’à l’occident, ainsi sera l’avènement du Fils de l’homme. Partout où le corps se trouvera, les aigles se rassembleront… »

Et il est dit aussi dans l’Évangile de saint Luc : « Alors on verra se soulever peuple contre peuple et royaume contre royaume. Et il y aura en divers lieux de grands tremblemens de terre, des pestes et des famines, et il paraîtra des choses épouvantables et des signes extraordinaires dans le ciel… Et il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles ; et sur la terre les nations seront dans l’abattement et dans la consternation, la mer faisant un bruit effroyable par l’agitation de ses flots ; et les hommes sécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver dans tout l’univers, car les vertus des cieux seront ébranlées, et alors ils verront le Fils de l’homme, qui viendra sur une nuée, avec une grande puissance et une grande majesté. Pour vous, lorsque ces choses commenceront à arriver, regardez en haut et levez la tête, parce que votre rédemption est proche. »

Le docteur Cumming est naturellement un ardent ennemi de Rome, et le pape est toujours pour lui une des bêtes de l’Apocalypse. Il est donc tout simple qu’il applique à l’église romaine le texte sur « les faux Christs et les faux prophètes. » Il admet du reste qu’avant que la grande apostasie de l’Occident, comme il l’appelle, disparaisse de la terre, il lui sera donné, et il sera donné à ses représentans d’accomplir des œuvres surnaturelles. Ils pourront faire, scion les termes de l’Écriture, de grands prodiges qui séduiront les élus mêmes. Les miracles de l’église romaine au moyen âge n’ont point été de pures fables ; Satan a le pouvoir de faire des choses qui surpassent la nature, et d’accomplir, pour séduire l’homme, de véritables miracles.

Quant aux signes plus visibles et plus palpables, voici les tremblemens de terre « en divers lieux. » Depuis seulement quelques mois, on les a vus se multiplier en Europe et en Asie. Celui de Brousse a été terrible et a vivement frappé l’esprit des populations de l’Orient. Là encore, la race condamnée des Juifs est celle qui a le plus souffert. « La citadelle, disait une relation, domine la ville, et c’est au-dessous que se pressent les habitations de cette race pacifique et souffrante. Au moment de la secousse, des masses énormes de murailles ont roulé sur ces masures comme des avalanches, et ont tout écrasé. On voit maintenant les Juifs, qui sont reconnaissables à leurs hautes coiffures, assis au milieu de leurs demeures écroulées, dans la désolation et dans l’abattement. Pas même de pareilles catastrophes n’ont le pouvoir d’adoucir la sombre aversion qui sépare ce malheureux peuple du reste des hommes. Qui s’inquiète d’un Juif ? Il n’y a pas un Turc, ni un Grec, ni un Arménien, qui donnera un morceau de pain ou une goutte d’eau à l’israélite mourant, même dans ce moment où le jugement de Dieu les confond tous dans un commun malheur… » Nous citons ce passage uniquement parce que la destinée du peuple juif tient une grande place dans l’interprétation donnée par le docteur Cumming aux prophéties. Une autre correspondance d’Orient disait encore à propos des tremblemens de terre : « Ces événemens ont répandu dans la population de Constantinople une terreur superstitieuse, et chaque race interprète selon ses préoccupations particulières ces effrayantes convulsions. La population pauvre, et, à peu d’exceptions près, les Turcs sont pauvres, se croit sous le coup d’imminentes calamités. Les Turcs attendent peu d’avantages pour eux-mêmes de la lutte engagée en ce moment. Les chrétiens aussi sont las de ce conflit dans lequel ils avaient d’abord vu l’aurore de meilleurs jours… »

L’Évangile dit encore : « Et il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles. » Or, dans l’Apocalypse et dans le songe de Joseph, ces expressions sont des figures des pouvoirs visibles de la terre ; le soleil est le type du pouvoir souverain, la lune répond à l’autorité de l’église, les étoiles sont les ministres de cette église, et toutes ces puissances sont aujourd’hui dans la confusion et dans le désordre. Que dit encore la parole de Dieu ? Qu’il y aura des pestes et des famines en divers lieux ; c’est ce qui répond au choléra, à la maladie des pommes de terre, à la maladie de la vigne, enfin à l’état morbide du monde animal et du monde végétal.

« Et alors on verra se soulever peuple contre peuple, royaume contre royaume ; les hommes sécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arrive… » Ces paroles furent-elles jamais plus justifiées qu’elles ne le sont par l’état actuel du monde ? Laissons parler ici le docteur Cumming : « En ce moment, dit-il, l’Italie est un volcan comprimé, mais non pas éteint ; le repos de la France dépend de la vie d’un homme puissant et toujours exposé ; l’Autriche ne veut point faire la guerre et n’ose pas garder la paix ; la Prusse est dans toutes les angoisses de l’irrésolution ; la Hongrie, longtemps découragée, sent son cœur rebattre ; la Pologne, ce remords vivant de l’Europe, est prête à rebondir sur ses pieds. Enfin la Russie, se figurant que la France avait assez à faire chez elle, et qu’il y avait entre la France et l’Angleterre une inimitié inconciliable, jetant un œil de convoitise sur la terre du soleil, a cru l’heure venue où elle pourrait jeter ses avalanches sur l’Occident, s’emparer de sa proie, planter ses aigles sur les mosquées de Constantinople, et installer une puissance formidable à laquelle la chrétienté occidentale ne pourrait pas offrir de résistance… Avons-nous jamais vu une décade aussi désastreuse que les dix dernières années ?… Il y a dans l’esprit des hommes d’état le pressentiment de calamités imminentes et d’une prochaine catastrophe. Les cabinets sont au bout de leur politique. L’Italie brûle, et l’Autriche le sait bien. L’immense population de la France est campée dans le monde, elle n’y est pas assise. Il n’y a qu’une nation élevée avec l’Écriture qui puisse être grande. Si seulement ce grand peuple, un des plus nobles de l’Europe, avait nos privilèges, c’est-à-dire nos bibles, nos temples, nos prédications, ce serait la plus belle race sous le soleil ; mais la France aujourd’hui n’est qu’un camp, et non pas un foyer : elle ne demeure pas, elle bivouaque. La Russie, pendant tout le temps que nous cherchions à lui inspirer la paix, a grandi comme une gigantesque avalanche prête à tomber sur l’Europe chrétienne, et la voilà destinée, comme j’entreprendrai de le montrer, à remplir la redoutable mission qui, je le crains, est la sienne, de se frayer un chemin jusqu’aux plaines de la Palestine, et d’y périr alors dans son orgueil, dans la dernière et terrible convulsion qui arrachera le monde au scepticisme et l’église au sommeil… »

Du reste, les paroles de l’Écriture doivent aussi s’entendre dans le sens figuratif, et l’image du tremblement de terre s’applique surtout à la convulsion générale de l’année 1848 ; c’est pourquoi le docteur Cumming ajoute : « C’est cette secousse qui continue encore aujourd’hui ses vibrations ; nous sommes encore sous le coup de l’explosion qui ébranla l’Europe dans ses fondemens en 1848. Regardez autour de vous : l’Italie est comme son Vésuve, prête à éclater… Rome, qui s’appelle la capitale de la chrétienté, repose sur les baïonnettes, non point de l’Autriche, qui serait au moins une fille fidèle, mais de la France républicaine, qui n’a jamais accepté l’ultramontanisme. Et que signifie ce dogme inepte de l’immaculée conception ?… sinon que le pape, à bout de voies, tâche de se faire un peu mousser dans la chrétienté pour faire accroire aux nations, lasses de sa suprématie, qu’il a reconquis le pouvoir de faire de nouveaux dogmes… Et la France, cette brave, vaillante et noble France, au puissant et habile dominateur de laquelle nous souhaitons beaucoup d’années de règne prospère, parce que sa vie en ce moment, n’importe comment et trouvez-le mauvais si bon vous semble, est d’un prix inestimable pour l’Europe et la chrétienté, — la France aujourd’hui, quoique sous cette égide puissante, est dans un camp et dans un bivouac, et non pas dans les demeures paisibles réservées au peuple de Dieu. L’Allemagne est déchirée, l’Espagne est en convulsions, l’Amérique est agitée par la lutte des indigènes contre les étrangers envoyés par les jésuites pour asservir la grande république au pape. La Turquie est épuisée, à peu près morte… »

Voici le tableau qui répond aux prophéties. Et parmi les autres signes il faut compter encore l’anarchie des églises nationales, des églises établies, dont le docteur Cumming montre la dissolution comme aussi imminente que celle de l’église de Rome ; il faut compter aussi le développement illimité de l’industrie, de la locomotion, des communications, la diffusion de la science et de l’éducation, toutes choses annoncées figurativement dans l’Écriture, et dont, il y a seulement quelques années, la réalisation paraissait impossible. Sans doute, à toutes les autres époques de l’histoire, il y a eu des guerres, des pestes, des fléaux et des tremblemens de terre ; mais la thèse du prédicateur écossais, c’est que toutes les prophéties se trouvent en ce moment à leur point de jonction, et que la concordance extraordinaire des dates, combinée avec les phénomènes visibles qui éclatent sur toute la terre, indique l’approche et l’imminence de la fin.


II.

Nous avons vu comment le docteur Cumming avait trouvé que toutes les prophéties arrivaient en ce moment à leur point d’intersection, et que la concordance des dates annonçait le prochain accomplissement des temps. Nous avons dit aussi que dans son interprétation des prophéties, la destinée du peuple juif tenait une grande place. En effet, le terme de la confusion actuelle du monde doit être, selon lui, la disparition de la domination musulmane et la rentrée du peuple juif dans la Terre-Sainte, et même le triomphe momentané de la Russie, qu’il faut admettre comme nécessaire, ne doit avoir pour but que de rouvrir le chemin au peuple d’Israël.

Il est dit dans le seizième livre de l’Apocalypse : « Et le sixième ange répandit sa coupe sur le grand fleuve de l’Euphrate, et ses eaux furent séchées pour préparer un chemin aux rois d’Orient. » Disons tout de suite que dans les explications du docteur Cumming, le dessèchement de l’Euphrate figure l’épuisement et la mort de l’empire turc. Le mot de « fleuve » est employé communément, dans l’histoire comme dans la Bible, pour signifier une nation, une dynastie, une puissance. Le prophète Daniel prédit la chute de l’empire de Mahomet en des termes si clairs, qu’il est impossible de s’y méprendre, « tellement, dit le docteur Cumming, que si on publiait par toute l’Europe la peinture que traçait Daniel, à coup sûr, et nos braves alliés et nous-mêmes, nous prendrions immédiatement possession de la Turquie en vertu de cette prédiction. »

Que l’empire turc soit en effet condamné dans sa forme actuelle, c’est un point sur lequel nous sommes, pour notre compte, suffisamment édifié ; mais il est curieux de voir comment un homme placé en dehors de la politique active, préoccupé seulement du point de vue spirituel et scriptural, arrive à ces conclusions. Le docteur Cumming considère, et il le répète souvent, les journaux comme les commentateurs involontaires et les plus fidèles des prophéties, et il cite des extraits de correspondances d’Orient trop nombreux pour que nous puissions les reproduire ici. Or de cette masse de témoignages il résulte que les Turcs, avec leur fatalisme ordinaire, regardent eux-mêmes comme imminent l’accomplissement des prophéties qui prédisent la fin de leur puissance en Europe. Ils reculent à leur tour devant le flot envahissant des chrétiens, et ils s’en retournent en Asie. Voici ce que disait, entre autres, une correspondance de Constantinople de cette année : « Maintenant que le danger immédiat du côté de la Russie a cessé, et que l’enthousiasme des premiers temps s’est calmé, les sentimens de la race turque ont considérablement changé. Tout autre désir a fait place à celui d’être débarrassé des armées de l’Occident. La terrible perspective toujours placée devant les yeux des musulmans est l’avènement des races chrétiennes à l’égalité… Quiconque a les moindres rapports avec les Turcs ne peut douter de l’absolu découragement avec lequel ils envisagent l’occupation actuelle, et de leur désir de la voir finir à tout prix… On est sûr qu’à l’avenir jamais les Turcs ne rappelleront des alliés… Aussi, depuis le siège de Sébastopol, le parti russe chez les Turcs a repris de l’influence. Ce n’est point un parti qui ait une prédilection réelle pour la Russie, ni qui désire voir le tsar à Constantinople,… mais ce sont ceux qui croient plus prudent de s’appuyer sur la protection de la Russie, et de laisser au tsar la prépondérance dans les conseils de l’empire, dans la confiance que pour son propre intérêt, et au moins pendant leur vie, il laissera durer le système actuel. Le Turc d’aujourd’hui a cessé de voir devant lui au-delà de sa propre génération. L’absence de l’idée de la famille entretient cet état des esprits, qui s’exprime par ces mots : Après moi le déluge. La plupart des Turcs sont sans enfans ; leurs femmes pratiquent régulièrement l’avortement… Ces gens-là ne voient donc rien au-delà de la mesure de leur temps, et ils espèrent que la domination russe les laisserait jouir encore de ce qu’ils ont pendant une vingtaine d’années, tandis que l’Occident réformateur et civilisateur détruira le système qui les a enrichis, et élèvera à une alarmante égalité les races énergiques qu’ils redoutent… »

L’auteur, que nous nous bornons à suivre, démontre ainsi par tous les témoignages que l’occupation de la Turquie, l’introduction des chemins de fer et du télégraphe électrique et l’invasion de la civilisation occidentale achèvent de détruire ce qui restait de la domination musulmane en Europe, et que les nations semblent convoquées à Constantinople comme à de grandes funérailles. Et lui-même, ayant une foi positive et définie dans les prophéties, il paraît prendre à l’Orient une part de son fatalisme. C’est ainsi qu’il dit : « La lutte engagée aujourd’hui dans la Crimée n’est que le premier acte d’une tragédie plus solennelle qu’aucune qu’on ait jamais vue dans la chrétienté. Soyez attentifs, et regardez si cela n’arrivera pas comme je vous le dis. Les probabilités sont que la Russie sera refoulée pour un temps ; mais ma conviction, et cela ne touche en rien à nos devoirs, est que, pendant que la Grande-Bretagne sera épargnée et soustraite à la dévastation, la Russie marchera par-dessus toute l’Europe, balaiera tout devant elle, et ira finir sa carrière où la prophétie a prédit qu’elle la finirait : dans les plaines de la Palestine, et dans la grande lutte qui doit ramener le Juif dans sa patrie et Israël dans ses foyers. »

Puisque nous en sommes aux prophéties, mentionnons aussi les prédictions. L’auteur en cite une assez curieuse, qui, dit-il, est empruntée à un vieux livre qui se trouve dans la bibliothèque augustinienne à Rome, et qui porte la date de 1673[1].

« Avant le milieu du XIXe siècle, il y aura des séditions de toutes parts en Europe. Il s’élèvera des républiques ; il y aura des rois, des grands et des prêtres mis à mort, et les religieux abandonneront leurs couvens. Des famines, des pestes et des tremblemens de terre dévasteront les villes en grand nombre. Rome perdra le sceptre par la persécution des faux philosophes. Le pape deviendra le captif de ses sujets, l’église de Dieu sera soumise au tribut et dépouillée de ses biens temporels. Après un peu de temps, il n’y aura plus de pape. Un prince de l’aquilon (ou du nord) parcourra l’Europe avec une grande armée, il renversera les républiques et exterminera tous les rebelles. Son épée, tenue par Dieu, défendra vigoureusement l’église du Christ, exaltera la foi orthodoxe, et soumettra l’empire de Mahomet. Un nouveau pasteur, celui de la fin, appelé du rivage par un signe céleste, viendra dans la simplicité du cœur et la science du Christ, et la paix sera rendue au monde. »

Nous avons reproduit ce singulier passage à titre de curiosité, et nous retournons aux prophéties de l’Écriture. C’est surtout dans Ézéchiel que le docteur Cumming trouve la désignation de la mission de la Russie, et nous devons renvoyer le lecteur au chapitre 38 de ce livre, trop long pour pouvoir être cité tout entier. C’est là que se trouve prédite la grande ligue du Nord ; les races désignées dans la Genèse et dans Ézéchiel sous les noms de Gog, Magog, Rosch, Mosoch, Tubal, etc., sont les mêmes que les Scythes, les Russes, les Moscovites, de même que Gomer veut dire la race germanique, et que Tyr signifie l’Angleterre. Or il est dit que la Russie et l’Allemagne formeront la grande conjuration ; laissons parler le docteur Cumming :

« La prophétie d’Ézéchiel est que Gomer, c’est-à-dire l’Allemagne, qui est la nation-mère des autres, se réunira au prince de Rosch, Mosoch et Tubal, et que cette union de l’Allemagne et de la Russie sera le trait principal de la grande ligue ou conspiration des derniers jours, qui se fera son chemin jusqu’en Palestine, pour y périr alors à cause de ses crimes sous le jugement de Dieu. Je ne veux pas dire que les complications actuelles en soient l’accomplissement, car je n’aime pas à dogmatiser ; mais n’est-il pas remarquable qu’il soit dit que Rosch, Mosoch, Tubal, c’est-à-dire toutes les races de la Russie et les descendans de Gomer, c’est-à-dire les Allemands, se coaliseront et formeront cette grande ligue ? Cela n’a-t-il pas l’air de se passer devant nous ? Est-ce que la Prusse n’est pas virtuellement l’alliée de la Russie ? Est-ce que l’Autriche, neutre en apparence, n’a pas été l’auxiliaire de la Russie en laissant dans les principautés l’autocrate libre et lui donnant la faculté de concentrer ses troupes sur la Crimée ? Et en ce moment n’est-ce pas l’opinion de tout homme réfléchi qu’après tout l’Allemagne n’est pas et ne sera pas avec nous ? N’est-ce pas une remarquable coïncidence… que la prédiction d’Ézéchiel soit en ce moment un fait historique ? »

Nous hésitions à reproduire cette opinion un peu libre sur l’alliance autrichienne, mais on voudra bien considérer qu’elle est d’Ézéchiel.

Nous avons dit que Tyr était, par tous les signes, la figure de la Grande-Bretagne, de la nation qui doit résister à la grande ligue du Nord. Cette résistance toutefois ne pourra que suspendre le cours des choses, et la Russie, momentanément arrêtée, reprendra sa course d’avalanche. « Le dernier acte du drame, dit-il, est dans ce chapitre et dans le suivant, le trente-neuvième, qu’il faut lire aussi, et dans lequel, malgré Tyr, et ses vaisseaux, et ses soldats, et toutes ses ressources, la puissance du Nord se fraie son chemin à travers l’Europe, envahit la Palestine pour intercepter le retour du Juif dans ses foyers, et là, au sommet de sa carrière impie. Dieu verse sur elle les pestes, le sang, les pluies, le feu et le salpêtre. Ce dernier acte de la tragédie solennelle n’est pas encore commencé… ; mais si je suis exact dans mes déductions, vous verrez qu’après la halte qui aura lieu, que ce soit un moment de repos ou une paix, ou que le tsar ait été rejeté dans ses retraites glacées, il arrivera que la Russie se précipitera de nouveau, écrasera toute résistance et marchera jusqu’en Palestine…, et que là Dieu exercera sa vengeance par les plus terribles jugemens… » On remarquera que, dans cette classification des nations, il n’y a point la place de la France. Il est clair que le docteur Cumming est embarrassé par les événemens actuels, et qu’il lui semble difficile de concilier l’alliance française avec la prophétie. Un autre interprétateur auquel il en réfère souvent, M. Chamberlain, démontre résolument que la France est sans contredit de la race de Gomer, et que par conséquent elle fera partie de la grande ligue, et alors le docteur Cumming se borne à dire : « Il n’en est pas ainsi aujourd’hui, il n’y en a aucun symptôme ; que Dieu nous préserve que cela soit ! . . . Mais il y a une très grande probabilité que l’Autriche, c’est-à-dire Gomer, fils aîné de l’église, que la sœur de Rome, ou l’apostasie grecque, et enfin les mahométans se coaliseront tous les trois, et que d’autre part sera notre noble patrie, pour défendre jusqu’à la fin Dieu, la Bible, la liberté et la vie… »

Quoi qu’il en soit, le dernier résultat doit toujours être la rentrée des Juifs en Palestine, et les événemens contemporains ne font que frayer la voie à cette restauration. Tout le monde connaît l’incomparable chapitre d’Ézéchiel, le trente-septième, qui a été appliqué aussi à la résurrection des corps, celui où les cadavres se recomposent et se relèvent sur leurs pieds, et où le Seigneur dit : « Ces os sont la maison d’Israël… Voici la parole du seigneur Dieu : — J’ouvrirai vos tombeaux, et je vous tirerai de vos sépulcres, et je vous conduirai dans la terre d’Israël… Je prendrai les enfans d’Israël au milieu des nations vers lesquelles ils sont allés, je les rassemblerai de toutes parts, je les ramènerai dans leur terre… »

Qu’on lise aussi ce chant de triomphe, ce cantique d’allégresse et de victoire, le chapitre 60 d’Isaïe. Ce sont là les prophéties ; quant aux signes historiques, ils sont dans la durée invincible de la personnalité du peuple juif, dans la convoitise indestructible qu’il entretient pour la terre de ses aïeux, enfin dans l’histoire tout entière de cette race, qui est dans tous les pays et qui n’est d’aucun, qui n’a que des tentes et non des demeures parmi les nations, qui en général ne possède point ce qui est immobile, comme la terre, mais possède tout ce qui est mobile, comme l’or et le papier, afin d’être toujours prête pour l’exode.

Du reste, il n’y a peut-être pas de peuple au monde chez lequel se retrouvent ces signes distinctifs du peuple juif autant que chez le peuple britannique. L’Anglais a un caractère aussi isolé, aussi individuel, aussi insulaire que sa géographie. Nous n’en voudrions d’autre preuve que le rôle qui lui est assigné ici même, dans l’accomplissement des prophéties, par le docteur Cumming. Ainsi tout le genre humain doit être châtié, excepté une seule nation, et naturellement c’est la nation anglaise. Les Anglais représentent les dix justes nécessaires pour sauver le monde ; ils sont une race mise à part : « Notre pays, dit ce charitable et modeste prêcheur, notre pays a été séparé des dix tribus, parce qu’il a renoncé au papisme à l’époque de la réformation, et qu’il est resté, malgré toutes ses fautes, un pays protestant ; c’est pourquoi il ne subira point les châtimens qui attendent les autres. » Ailleurs encore il dit : « J’induis d’autres passages de la Bible que notre pays, qui s’est séparé de l’apostasie à la réformation et a cessé d’être une des dix tribus, et qui est la grande patrie du protestantisme, sera épargné par la colère de Dieu ; qu’il pourra être châtié comme un enfant par son père, mais non point supprimé comme un criminel par un juge irrité… »

Voilà le pied fourchu ; le docteur Cumming est un prophète plus anglais que chrétien. Nous nous souvenons d’avoir autrefois blessé les susceptibilités britanniques en disant que le duc de Wellington était un grand Anglais plutôt qu’un grand homme. Cette personnalité nationale est un des indestructibles caractères de la race. Ainsi, même à la catastrophé finale, quand tous les troupeaux ne feront qu’un seul troupeau, il faudra que les Anglais soient parqués séparément. Vous verrez que jusque dans la vallée de Josaphat ils auront un cimetière particulier avec leurs couleurs, gardé par leurs policemen, et qu’ils se lèveront tous avec le mot d’ordre : » England expects every man to de his duty ; l’Angleterre compte que chacun fera son devoir. »

Cela seul suffirait pour affaiblir un peu notre foi, si nous en avions, dans les prédictions du docteur Cumming. Dans tous les cas, le monde dût-il effectivement finir en 1865, il n’y en aura jusque-là ni plus ni moins de vertus ou de crimes, de prières ou de blasphèmes, de maisons bâties ou de maisons démolies, de fortunes édifiées ou de fortunes renversées ; le genre humain n’en continuera pas moins à naître, à vivre et à mourir. Et, pour ce qui est de la fin des fins, quelqu’un qui est au-dessus des prophètes a dit : « Quant à ce jour et à cette heure, personne n’en a connaissance, non pas même les anges du ciel, mais seulement mon père. Et il arrivera à l’avènement du Fils de l’homme ce qui arriva au temps de Noé ; car comme dans les derniers jours avant le déluge, les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfans jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, et qu’ils ne connurent le moment du déluge que lorsqu’il survint et emporta tout le monde, il en sera de même à l’avènement du Fils de l’homme… Tenez-vous donc aussi toujours prêts, parce que le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas… »


JOHN LEMOINNE.

  1. Voici le texte latin : « De Fluctibus misticæ navis, auctore Ridolpho Gelthier ; Augustæ, 1675. — Ante medium sæculi XIX, seditiones undique in Europa. Erigentur respublicæ, occidentur reges, optimates, ecclesiastici, et regulares sua cœnobia deserent. Fames, pestilentia et terræmotus plures devastabunt civitates. Roma amittet sceptrum propter obsessiones pseudophilosophorum. Papa a suis captivabitur, et sub tributo ponetur ecclesia Dei quæ bonis temporalibus exspoliabitur. Post breve tempus papa non erit Princeps aquilonarius cum ingenti exercitu percuriet Europam, respublicas evertet, rebellesque omnes exterminabit. Ejus gladius motus a Deo ecclesiam Christi acriter defendet, fidem ortbodoxam propugnabit, et imperium mahometanum sibi subjiciet. Novus pastor finalis e littore per signum cœleste veniet in cordis simplicitate et doctrina Christi, et pax erit reddita sæculo. »